Mondes européens

Esthétique de la transgression dans les écritures romanesques

Depuis les travaux de Jules Michelet sur l’Histoire, le roman a pris une importance particulière à travers les œuvres critiques autant que les études concernant les « écritures romanesques ».

          Dans plusieurs études élaborées autour du roman contemporain, la thématique de la narrativité acquiert une importance particulière. Des travaux ont été publiés récemment, et ils méritent d’être cités en préambule à la présente réflexion. Il s’agit de deux thèses, l’une par Anthère Nzabatsinda, Normes linguistiques et écriture africaine chez Sembene Ousmane (Toronto, Éditions du Groupe de recherche en études francophones [GREF], York University, 1996, 212 p.), qui étudie les actes d’appropriation du (et des) langage(s) de la manière dont ils impliquent la « textualisation de la diglossie », et que l’auteur aborde par le biais de la distribution fonctionnelle. Et l’autre, plus détaillée et plus complète peut-être, celle de Joseph Paré, Écritures et discours dans le roman africain francophone post-colonial (Ouagadougou, Éditions Kraal, 1997220 p.) qui explique bien son projet des « options stratégiques pour une étude de la discursivisation » en ces termes :

          Pour ce faire, il faut se donner pour objectif fondamental l’élaboration d’un mode d’interprétation et d’évaluation en adéquation avec l’être du roman hybride de cet objet esthétique qui oscille entre deux traditions littéraires. Sous ce rapport, la recherche visera davantage à articuler les aspects de la création romanesque qui témoignent des innovations majeures à partir desquels il est possible de penser une herméneutique de l’hétérogénéité, de l’hybridité (p. 6).

          Il est nécessaire de dire au départ que la perspective adoptée rappelle de nombreuses tentatives qui se réalisent, non pas pour se démarquer de l’emprise de la stylistique scolaire dérivée des substrats critiques du siècle dernier, mais pour prendre en considération les textes produits en tant qu’objets d’étude. La question principale reste donc celle d’une méthodologie cohérente, qui puisse permettre des lectures pertinentes des contextes dont les œuvres sont issues, autant que des espaces historiques dont elles s’inspirent.

          L’originalité ne consiste pas seulement à construire un appareil de terminologies (problématique taxinomique), ni même à systématiser la logique des récits, mais à imaginer que les textes littéraires s’érigent en un ensemble d’actes de langages, susceptibles d’informer des points de convergence. Le va-et-vient entre l’analyse des modalités narratives et les implications de la production romanesque aboutit à l’établissement d’une rationalité sociale qui se réfère à l’identité intratextuelle et extratextuelle. Et « c’est en suivant cette perspective que la création romanesque post-coloniale africaine se positionne comme une volonté de reconquête de soi, de l’identité » (p. 192).

          Le chapitre sur les « écritures romanesques » et leur « déconstruction » introduit par ailleurs des modes opératoires plus efficaces, car il insiste avec beaucoup de conviction sur des techniques originales comme le « tracé de l’itinéraire vers la folie », l’intentionnalité de la fiction, la « démultiplication du récit », la « dérision de l’acte d’écrire », ou encore la « déréglementation du système des personnages ». Les indications sur la « dimension euchronique » ou « la singularisation du référent dictateur » achèvent de conférer à l’ensemble de la démonstration une nouvelle dimension : « l’articulation de l’analyse à partir des nouveaux modes d’actualisation des démarches scripturaires, en relation avec le traitement de la temporalité d’une part et, d’autre part, avec l’étude de la discursivisation en son amont et son aval » (p. 183).

          La logique de départ s’appuie sur le nombre important des textes qui constituent désormais l’ensemble des « littératures africaines », ainsi qu’à l’impossibilité désormais établie de les lire tous et de prétendre pouvoir les parcourir dans leur totalité. Ensuite, il s’avère indispensable de noter l’importance de plus en plus grande de ces textes sur l’interprétation des faits culturels et même politiques à travers le siècle. Il s’est effectué un véritable recentrement des discours et des paradigmes historiques qui oblige à ce que la sémiotique appelle, les « enjeux de la discursivisation ».

          À partir de ce type d’analyse, il apparaît que les commentaires qui abordent les enjeux littéraires autour des langages démultipliés ou des projets de lexicalisation ne suffisent pas pour fixer les termes d’un discours intentionnel.

          La narratologie est une discipline récente, qui n’a pas encore fait découvrir toutes ses performances. Il est vrai que dans le roman, la question majeure concernait principalement les modalités possibles, depuis que les études sur la « logique du récit » avaient fait apparaître un intérêt croissant pour la textualité et surtout pour la « pratique du texte ». Lorsque les préalables méthodologiques sont appliqués à l’objet littéraire, ils font découvrir des hiatus qui peuvent aller jusqu’à des complexités dans l’interprétation qui peut en être faite.

          Une telle problématique n’implique pas simplement les définitions et les principes de base, à partir desquels justement peuvent être dégagées des thématiques éventuelles. L’objet par lui-même est déjà suffisamment identifié par ses propres topiques, pour qu’une méthode référentielle soit à énoncer dans le contexte de la narrativité.

          L’étude proposée ici essaie de montrer la mise en forme des modalités narratives à travers l’écriture de la fiction. Elle s’appuie sur les focalisations, terme qui sera à préciser au cours de l’analyse, pour que les résultats auxquels elle pourrait conduire soient à prendre comme des préliminaires déterminatifs. Dans le cas des œuvres contemporaines, la mimésis telle qu’elle est invoquée ici renvoie simultanément au mimétique et à l’analogique, et c’est dans ce sens qu’il conviendrait de prendre les paradigmes proposés tout au long de ce commentaire.

          Le narrateur ou plutôt les narrateurs pluriels du récit Les écailles du ciel, serviront de prétextes pour interpréter ces préalables dans une pratique de lecture cursive. À propos de ce roman, Tierno Monénembo confiait à Éloïse Brezault dans son mémoire de maîtrise (Paris III, 1998) : « c’est une mémoire brisée, une mémoire complètement en morceaux, en bribes…, qui revient donc par borborygmes, par hésitations, par débits. Cette mémoire est toujours à refaire parce qu’elle n’est jamais complètement acquise ». Parlant de sa propre écriture, il insistait : « j’ai des problèmes avec l’histoire… J’accorde un minimum de présence à l’histoire, même si des problèmes avec cette histoire-là ». Ou encore, cette référence intertextuelle très significative :

          Ce sont les morts qui portent la véritable mémoire, les Ancêtres. Et cet Ancêtre aigri par l’histoire, déçu par sa progéniture, revient de façon très amère, très violente contre sa propre progéniture. Il y a un titre de Kateb Yacine Les ancêtres redoublent de férocité. Et je pense que ces Ancêtres-là ont raison parce qu’ils ont l’impression d’avoir été trahis. Ils reviennent donc, puisque les vivants sont incapables de prendre en charge l’histoire et la mémoire, leur rappeler leur droit. Ces fantômes aimeraient remplacer les vivants…

 

1° Le « temps du récit »

          Trois moments importants ont inspiré la problématique de la narrativité telle qu’elle sera développée dans la présente étude.

          Le premier moment rappelle l’importance des thématiques et des questionnements soulevés au travers des travaux, thèses et mémoires. Des colloques sont régulièrement organisés, et des recherches s’élaborent avec ténacité, impliquant un effort soutenu pour circonscrire les textes des auteurs contemporains à l’intérieur d’une réflexion théorique. Ce qui sépare les uns des autres concerne les méthodologies d’historiographies élémentaires, qui s’arrêtent aux scansions des périodes originelles, oubliant qu’il s’agit des écritures en pleines métamorphoses, et que celles-ci fonctionnent comme des remises en cause permanentes. Penser qu’il ne s’agit que des contextes documentaires ou des modèles privilégiés autour des questions de « langues et styles » ou à propos des conflits de culture serait une démarche inconséquente. Certes, les procédures stylistiques mobilisent les énergies intellectuelles autant que partout ailleurs. Cependant, le thème le plus récurrent demeure le point de surgissement d’une analyse exacte des faits de littérature dont la bibliographie s’impose de plus en plus comme extensive et expansive.

          Le deuxième moment, le plus fondamental sans doute, cherche à initier une littérarité nouvelle, susceptible de rendre compte non des aspects formels de lexicalisation mais la « production de sens » par les textes de cette même littérature. Il est à redouter que le genre de méthode d’analyse adoptée dans les ouvrages qui se publient ici ou là ne s’écarte de l’enjeu essentiel de la textualité : l’œuvre littéraire.

          Bien au contraire, les auteurs ont toujours voulu inscrire leur propre production à l’intérieur d’un mouvement de pensée, de création et d’énonciation qui intègre la « théorie d’écriture » dans une réelle « intention littéraire ».

          Dans ce sens, le troisième moment devient plus décisif encore. Le principe dont ils se réclament à maintes reprises réside dans Le livre des morts des anciens Égyptiens, et qui représente l’idée même du texte littéraire : une œuvre unique qui se déroulerait comme une tapisserie à travers les générations de scribes et d’écrivains. L’imaginaire humain se transcrirait ainsi en une sorte d’œuvre monumentale, par des hiéroglyphes et des idéogrammes, par des lettres et des graphismes polymorphes, et qui signifierait à son terme l’immortalité de l’Homme, réalisant par là la « résurrection des morts » en une splendeur éternelle.

          Tout ceci le conduit vers une méthodologie de la narrativité, qui semble l’élément qui fonde cette même littérarité. Autant que dans le conte où les schémas actantiels ou l’alignement des fonctions selon les catégories scolaires de Propp ou de Bremond ne conviennent pas pour déterminer les stratégies discursives, encore moins la « logique du récit ». Il est arrivé aux étudiants de chercher à déterminer les modalités de la narration, ou de dégager les procédures linguistiques qui fixent les codes de la parole. Ces genres d’exercices les amènent souvent à des impasses sinon à des écarts de langages. Ils ne permettent surtout pas d’aboutir à une approche morphologique qui en expliquerait le parcours thématique.

          Cependant, il faut reconnaître que le roman est né d’abord et avant tout à partir de l’identification du narrateur. Ce qui permet de le définir comme « une forme littéraire construite à partir d’une réalité elle-même structurée, ou du moins que le romancier perçoit comme organisée ». Depuis les successives Figures (I, II et III) de Genette, les manuels scolaires se sont attachés à en déterminer les formes et les expressions. Il n’est pas étonnant que le « carré actantiel » et surtout le statut diégétique du narrateur tout comme celui du focalisateur se soient appuyés principalement sur À la recherche du temps perdu de Proust, en prolongement du discours critique sur ce même narrateur depuis Balzac, Stendhal, Faulkner ou Defoe. Parlant de sa propre démarche dans Nouveau discours du récit (Seuil, 1983), l’auteur affirme que « ce n’est pas moi qui définis : c’est le texte qui pose une identité, et moi qui en rabats en supposant une simple analogie, que le même texte me fait apercevoir en indiquant le plus souvent toute une gemme de variantes » (p. 17). Du reste, argumentant sur la critique qui lui avait été faite à propos des « situations narratives complexes » et même « perverses », Genette reconnaît ses propres limites.

          Un récit ne peut guère en « enchâsser » un autre sans marquer cette opération, et donc sans se désigner lui-même comme récit primaire. Cette marque et cette désignation peuvent-elles être silencieuses ou mensongères ? J’avoue que je ne parviens pas à concevoir cette situation, ni à en trouver des exemples réels, mais cela n’accuse peut-être que mon ignorance, mon manque d’imagination, ou la paresse des romanciers, voire tout cela ensemble (p. 58).

          Au-delà de l’honnêteté du chercheur, il s’ajoute une sincérité que pourrait compléter l’analyse de la narrativité au travers des textes comme celui de Monénembo. Car Genette ajoute cette note importante :

          Ce qui s’en rapproche peut-être le plus dans les récits existants, c’est encore cette transgression délibérée du seuil d’enchâssement que nous appelons métalepse : lorsqu’un auteur (ou son lecteur) s’introduit dans l’action fictive de son récit ou lorsqu’un personnage de cette fiction vient s’immiscer dans l’existence extradiégétique de l’auteur ou du lecteur, de telles intrusions jettent pour le moins un trouble dans la distinction des niveaux. Mais ce trouble est si fort qu’il excède de beaucoup la simple « ambiguïté » technique : il ne peut relever que de l’humour (…) ou du fantastique (Cortazar…), ou de quelque mixte des deux (Borgès, bien sûr), à moins qu’il ne fonctionne comme une figure de l’imagination créatrice (pp. 58-59).

          Tous ces arguments conduisent vers la problématique de la narration dont il avait été question en introduction à la présente analyse. Et c’est dans ce contexte que voudrait s’inscrire l’étude de l’« écriture de la parole et de la mémoire dans Les écailles du ciel de Tierno Monénembo ».

2° La connaissance de l’Histoire par la « logique du discours »

          L’Histoire qui raconte ce qui est arrivé retient la seule chronologie « en attente » et indique les espaces de la parole par lesquels se reconstruit le « récit de ce qui est arrivé » : la colonisation, les indépendances, les dictatures imbéciles. À l’intérieur des contes, le conteur prévient à l’avance du contenu des faits narrativés sous la forme « je vais vous raconter l’histoire de la jeune fille qui avait été enlevée par le mukalenga mukishi et qui deviendra la femme du Prince ». L’essentiel du récit rendu en fiction reprend le schéma identique qui consiste à reconstruire la thématique par la méthode et la modalité du « raconter », et donc dans la narration.

          La première indication vient des modalités par lesquelles sont résolues les procédures narratives dans le roman. Lorsqu’il avait fallu rechercher les différentes fonctions du narrateur, il apparaissait que celles-ci affleuraient à ras du texte avec trop de facilité. Le narrateur intradiégétique se produisait lui-même à l’existence, tantôt comme homodiégétique (« moi, Koulloun »), tantôt comme hétérodiégétique (« du moins Sibé l’a dit »).

          La question théorique de la narrativité, « qui raconte quoi ? qui voit quoi ? », trouve en apparence toutes les réponses possibles, autant par l’intermédiaire des interlocutions (locuteur-allocutaire), dans la perlocution (narrateur-narrataire) qu’au moyen des dialogues et des monologues, même les plus idiosyncratiques. Dans ce sens, le modèle du texte narratif correspond aux paradigmes et aux présupposés méthodologiques, tels qu’ils ont été dégagés par la sémiologie littéraire ou la « sémiotique des passions ». Au sein du département de la « Science des langages » auprès de Jacques Fontanille, de tels exercices ont été menés avec succès au travers de différents travaux de doctorats, et ils ont démontré toute leur efficience, tout en renforçant l’impression tenace d’inachèvement et même d’irrésolution textuelle à propos du « discours du récit » ou de la « morphologie du récit ».

          Et pourtant, l’interrogation demeure entière, et notamment dans le parcours narratif qui peut en être fait.

          Un tel schéma ne peut pas seulement souligner la prégnance du « narrateur pluriel » ou la pluralité des « voix narratives ». Il permet au contraire de montrer que la thématique de l’œuvre romanesque reste la narration et la narrativité, autant par sa méthodologie qu’à travers toutes les procédures par lesquelles elle est rendue. Les modalités des langages narratifs ou métanarratifs sont portés par les différentes instances de l’énonciation autour de leurs parcours effectifs. Elles suivent les « situations typiques » et finissent par opérer la narration ainsi que la discursivité qui la réalise. L’exercice d’analyse consisterait dans ce cas à relever toute la sémantique du « parler » et du « dire ». Et cela, non seulement au moyen des modalités d’usage ou des modalités concrétisées, mais plus particulièrement, par les structures qui recomposent la morphologie de la narration et la « grammaire du récit ».

          Du reste, le narrateur désigné, à savoir Koulloun, prend sur lui tous les visages à mesure que se construit la thématique de la métadiscursivité. En même temps qu’il est rendu par un procès de métonymies qui renforce le caractère métanarratif de l’esthétique littéraire : l’instrument hoddou module les séquences les plus expressives de la textualité. Il arrive même au hoddou de « parler tout seul », ainsi que cela avait été relevé par les commentaires à propos des différents Griots parmi les plus célèbres.

3° Le discours de l’Histoire

          La définition la plus élémentaire voudrait que l’Histoire se ramène à une « suite d’événements majeurs qui ont transformé les sociétés humaines », ainsi que la conscience qui pourrait en être faite. En réalité, l’historicité n’existe que par le discours qui l’exprime ou qui la rationalise, ainsi que par les modalités de sa propre énonciation. L’Histoire concerne donc « ce qui est arrivé », mais plus directement encore « le récit de ce qui est arrivé ». Elle se constitue sa propre norme de vérité, par quoi elle se fait une méthode de connaissance.

          La succession des événements (événementialité) reste le principe du discours historique, ainsi que celui de la méthodologie de la parole qui reconstruit cette même logique discursive. Dans ce sens, l’Histoire telle qu’elle apparaît dans les manuels scolaires ne correspond que de très loin aux postulats qui la posent en tant que telle. L’heuristique comme modèle de sélectivité, tout comme l’herméneutique en tant que principe d’interprétation, ne se réduisent pas qu’à des préliminaires théoriques. La science du passé à travers le « procès de l’histoire » dépasse la simple description des faits, quels qu’ils soient, sans pour autant accéder à ce qui pourrait être considéré comme la « philosophie de l’histoire ».

          Il faudrait convenir que celle-ci trouve ses origines dans les grandes passions du Peuple, mais également dans ses peurs les plus profondes et ses angoisses accumulées, autant que dans les craintes mythiques mises en forme par les paroles et les discours échangés. Et les lieux de surgissement en demeurent les guerres, les affrontements, les contradictions, les apparitions, ainsi que les images que les hommes peuvent avoir de leur propre misère. Le Peuple se donne comme le véritable actant de son œuvre historique, et en ce qui concerne les sociétés africaines, le Griot apparaît comme l’espace par lequel se réalise un tel projet du parcours à travers le temps, celui du passé relié à celui du futur par les projections et les rêves collectifs. Dans un tel itinéraire, il constitue la sanction la plus immédiate et la plus crédible pour toutes les représentations.

          La question qui se pose ne consiste nullement à remettre en cause les manuels scolaires sur la narratologie, ni à démontrer que les principes de la diégèsis ne peuvent pas s’appliquer intégralement à un corpus africain. Il faudrait partir du fait que n’importe quelle étude à propos de la narrativité s’appuie d’abord et en priorité sur un ensemble d’œuvres choisies en fonction de leur aptitude méthodologique, et sélectionnées sur la base d’une analyse critique cohérente. Il est également utile de préciser que dans ce « parcours narratif », aucun des auteurs occidentaux n’a inclus de près ou de loin les textes écrits venus d’autres horizons tels que l’Afrique, encore moins ceux de l’oralité. Par conséquent, les applications directes de leurs postulats ne peuvent fonctionner que très partiellement pour une lecture des productions contemporaines.

          La texture lexicale et terminologique, dans la mesure où elle relève de l’histoire de la philosophie occidentale, depuis les Grecs Platon ou Aristote jusqu’aux rationalistes comme Kant, Descartes ou Leibniz, indique suffisamment les espaces de cohérence dans l’analyse textuelle. En y ajoutant la part importante de l’oralité, il apparaît que les données de méthode finissent par se transformer radicalement, et qu’elles sont à interpréter dans une homogénéité de discours qui ne pourrait plus relever d’une « logique du récit » stratifiée ou même substratifiée par la diégèsis.

          Le récit (trans-narratif) semble suffisamment auto-réflexif et auto-référentiel, pour qu’il se prenne lui-même pour l’objet de son propre discours, sans pour autant sortir du contexte de la discursivité (métadiscursivité) comme l’avaient été Giambatista Viko ou L’errance de Ngal. De telle sorte que le processus de la mise en discours, par delà les mécanismes formels, se donne à l’intérieur de la méthodologie comme objet et sujet à la fois et simultanément, mais également comme thème et figure dans l’acte de représentation.

          La question la plus importante ne concerne pas seulement la manière dont le système de production esthétique fonctionne dans l’oralité africaine, à partir de ses propres formes de narrativité. Mais par la relation étroite établie dans les domaines de l’esthétique, et par des méthodologies transgressives ou intransitives, l’auteur insiste sur les distinctions à établir entre les différents systèmes de la parole. Les récits initiatiques par exemple ne seraient pas à confondre avec les performances des Griots historiographes de Cour. En outre, le même système finit par impliquer à la fois la présence impérative du public lors des séances d’exécution, mais également la fonction primordiale d’un répondant qui commente les paroles du narrateur, et qui a été considéré dans Ruptures et écritures de violence (Paris, L’Harmattan, 1997) comme étant le « tiers-actant ». Il s’instaure ainsi un modèle triadique : un émetteur (E1) qui est le narrateur principal, ensuite le récepteur 1 (R1) qui pourrait être un acolyte, et enfin un répondant ou un chœur qui se constitue à son tour en un émetteur (E2) tout comme le public qui forme le récepteur (R2).

          À travers le roman écrit, la nature de la narration institue cette typologie de l’oralité par certains aspects et la lecture de nombreux commentaires laissent penser que le passage de la parole orale à l’expérience de l’écriture ne pouvait construire que des langages en ellipses ou en métalepses, susceptibles de produire une narrativité nouvelle.

          Il ne serait pas emphatique de considérer que le roman devient ici une réalité qui possède désormais une théorie et une méthodologie de lecture. Il ne suffisait pas seulement de suggérer que des critiques hors-textes et hors-univers manifestent de réelles difficultés pour procéder à une analyse du littéraire, mais comme l’avait affirmé un auteur comme Amadou Koné dans son ouvrage, la textualité a permis de comprendre encore plus clairement que la connaissance des procédures narratives conduit à une connaissance indispensable avant de fonder une méthode d’interprétation efficiente.

          Le paradigme de la production du conte peut être repris ici, à travers les modalités qui peuvent rendre une multitude de récits sous des formes différentes. À chaque reprise, seule la narration constitue l’expérience la plus directe de la textualité. Tout se passe comme si le discours du récit partait d’un point du centre, et retraçait autour de ce point une pluralité de cercles à la fois concentriques et excentriques. L’acte de raconter ne reconstruit pas seulement les « fonctions du récit », mais il réorganise l’espace à l’intérieur duquel le narrateur défait et refait tous les lieux de la parole, et en même temps, amène la communauté des narrataires-locutaires à prendre conscience de la puissance de cette même parole en tant que principe d’existence au monde.

          Les Dogons ont laissé cette sagesse intemporelle : « l’homme n’a pas de crinière, il n’a pas de point de prise. Son point de prise est la parole ». Et le roman introduit ici une dimension essentielle de la « littérarité », en permettant de voir que la « parole des Griots » ne se définit pas seulement en termes d’historiographies implicites, mais qu’elle est à considérer comme une disposition à construire le discours de l’Histoire, et en même temps, de reproduire la grammaire des « récits » par lesquels les Hommes (tous les Hommes), de quelque horizon qu’ils proviennent, se confèrent à eux-mêmes la Liberté de la « condition humaine ».

          Cependant, de toutes les lectures établies, il n’a été proposé aucune hypothèse plausible concernant cette même thématique de la narration. Il est indiqué de considérer la morphologie du texte comme le principe fondamental de l’écriture de la fiction. Par cette morphologie, il faudrait entendre le « corps du récit narré », autant que dans le hiragasy malgache, où la textualité est rendue par une métonymie sous la forme du corps physique du (et des) narrateur(s) qui y sont impliqués. Dans sa thèse intitulée Les Mpihiragasy, chanteurs populaires du Madagascar (École des Hautes Études en sciences sociales, 1er décembre 1998), André Ranaivoarson observe les modèles de composition et d’exécution du hiragasy en termes de « parenté consanguine ».

          Puisque le hiragasy exprime la vie ou est la vie en lui-même, le mpihiragasy permet d’abord un modèle organique du corps humain. Certaines parties du corps humain sont prises comme modèles de composition et de formation : la tête, le corps, les jambes et les pieds. Ces différentes parties du corps représentent différentes séquences de l’art musical populaire. Cette approche anthropomorphique du hiragasy exprime l’aspect vital du hiragasy. Le hiragasy n’est pas seulement une expression musicale, il est considéré comme une personne ayant deux pieds, deux jambes, un corps et une tête. La tête et les pieds (plante des pieds) sont pris pour désigner la partie d’ouverture du hiragasy, les jambes ou le corps pour le sujet ou le tantara. Ce modèle organique et anthropomorphique de composition et de formation du hiragasy traduit bien le souci des mpihiragasy d’être concrets ou même empiriques dans la conception et l’expression artistique. Aussi, l’utilisation des parties du corps humain matérialise-t-elle une unité bien structurée du chant. C’est l’aina (flux vital) et le fanahy (force spirituelle) de la personne qui constituaient donc l’idéologie fondamentale de la composition et de la formation du hiragasy pour les chanteurs populaires (p. 46).

          L’auteur insiste encore plus loin sur ce qui aurait pu paraître comme une simple métonymie textuelle, pour en déterminer la signification sociale.

          Liées à ce modèle organique du corps humain, des relations de parenté consanguine et familiale sont aussi utilisées comme modèles de composition et de formation du hiragasy. Le rapport entre mère et fille/fils traduit la structure du tantara (corps du sujet) en chanson-mère et en chanson-fille (chanson-fils), ou solo collectif. Il apparaît cependant curieux que les mpihiragasy ne parlent pas des relations entre père et fils/fille ou entre parents et enfants. Le système de filiation choisi pour traduire la composition du hiragasy est uniquement maternel. Les mpihiragasy soulignent-ils plus l’aspect affectif qu’autoritaire dans la pratique du hiragasy ? De toute façon, l’union de vie entre la mère et ses enfants qui constitue un fondement du fihavanana (solidarité) exprime concrètement l’union de vie des mpihiragasy dans cette entreprise culturelle et musicale (idem, ibidem).

          Certes, dans l’heuristique de ce qui se fait ailleurs depuis Les soleils des indépendances, la critique scolaire semble avoir banalisé l’interprétation à propos des interférences textuelles entre l’oralité et l’écriture. Des thèses généreuses ont relevé, exemples et paradigmes à l’appui, les tournures, les expressions, les locutions autant que les axiomes, les proverbes ou même les contes de l’oralité. Il est facile d’aligner les parallélismes des figures, et de proposer des grilles de lecture qui répondent aux exigences des méthodologies dans la pratique des textes. En effet, il n’existe pas encore d’étude susceptible de porter de telles considérations à leur dimension théorique.

          Une analyse des occurrences serait possible. Elle dégagerait les déictiques subjectivés, mais également les expressions illocutives par lesquelles est rendue la « parole de l’Histoire », jusqu’à l’avènement de la « voix sans visage » qui apparaîtra à la fin du récit. Dans cette même séquence, viendra le « jugement de la postérité » qu’elle représentera avantageusement. La mémoire demeure l’espace interférentiel de la figurativité : « on saura peut-être un jour » (p. 23), « le vieux Sibé en savait quelque chose », les « voix d’enfants récitant le Coran » (p. 40), « personne ne saura » (p. 141), « encore dans les mémoires » (p. 135), « on se souvient » (p. 131). À noter aussi les nombreux phatiques connotatifs « je dis ». Ils annoncent souvent une situation initialisée, ou une séquence chronologique particularisée. Progressivement, à mesure que les technologies sont introduites à l’intérieur de la narration, une nouvelle « parole » verra le jour sous la forme de la radio nationale. Il suffira de noter : « la radio dira » (p. 147), « la radio nationale nous apprendra » (p. 149).

          L’étude présentée tout au long de cet ouvrage part d’une « lecture cursive » de Les écailles du ciel. Elle aurait pu utiliser l’appareil didactique de la « critique littéraire », et dégager en même temps des procédures thématiques, ainsi qu’il en a été fait mention dans les bibliographies conséquentes. L’objet de la recherche se situe pourtant ailleurs. À partir du système de contrôle de l’écriture romanesque, il apparaît que les mécanismes mis en jeu excèdent souvent les objectifs de l’événementialité, pour accéder au niveau d’un véritable discours de l’historique. La thèse ainsi énoncée ne doit être considérée comme telle, que si le questionnement produit une méthodologie adéquate.

          Quelques éléments permettront d’orienter la réflexion dans le sens des modalités de l’énonciation. Il est entendu que les notions préliminaires de l’énonciation restent valables dans ce type de lecture. Elles confèrent toute leur validité aux actes de paroles, autant dans l’intradiégétique que dans l’extradiégétique. Les embrayeurs (shifters) ont été dégagés dans ce sens, afin de déterminer la structure des énoncés. Il aurait été utile de proposer un « énoncé-type », et de relever des occurrences qui permettent une plus grande extension dans l’analyse, ainsi que cela a toujours été recommandé par les manuels scolaires. Le récit se définit ainsi par le statut du narrateur, au niveau narratif (extradiégétique et intradiégétique), et dans la relation à l’histoire narrée (ou narrativée) (hétérodiégétique et homodiégétique). En rapport avec les analepses par exemple, il conviendrait de distinguer différents niveaux :

          – les analepses intradiégétiques qui portent sur la diégèse ;

          – les analepses hétérodiégétiques qui portent sur une ligne d’histoire, avec un contenu diégétique différent du premier (le narrateur est absent de l’histoire qu’il raconte) ;

          – les analepses internes homodiégétiques qui portent sur la même ligne d’action que le récit premier : le narrateur est présent comme personnage dans l’histoire qu’il raconte. Elles peuvent être complétives par des segments rétrospectifs qui comblent une lacune antérieure du récit ou une omission provisoire, ou répétitives lorsque le récit « revient sur ses traces ».

          Les manuels scolaires distinguent encore le narrateur autodiégétique, héros du récit qu’il raconte. En outre, en dehors de la fonction déictique qui leur est reconnue, les temps concernés peuvent supporter les diverses opérations énonciatives. Ils jouent ainsi un rôle important dans la structuration des textes. Ils occupent une position significative, autant par leur répétition (itération) que par les changements qu’ils provoquent. C’est surtout le réseau des relations interphrastiques qu’ils entretiennent qui assure la cohérence de l’unité textuelle. L’homogénéité tout comme la rupture qui en dérive possèdent une incidence certaine par rapport à la variabilité des énoncés.

          Tout ceci est acceptable à l’intérieur du « temps de discours », dans la mesure où il se transforme en un enjeu véritable, notamment par la récurrence des énoncés véridictoires relevés précédemment, qui appuient le « plan narratif » ou les transitions périphrastiques.

          Au niveau le plus élémentaire de la narratologie, le discours constamment traversé par le « déjà dit » et parfois par le « à-dire », se rapporte à un énonciateur qui se rapporte des propos tenus par lui-même ou par un autre locuteur dans une autre situation d’énonciation. La pluralité des « voix » à l’intérieur d’un même énoncé accomplit ici une des dimensions fondamentales du discours. La théorie de l’énonciation amène à poser des questions sur les stratégies discursives et les procédures énonciatives, à partir des « ressources linguistiques, morphologiques ou syntaxiques » dont dispose chaque langue particulière. Or justement, le projet littéraire de Tierno Monénembo se situe dans le contexte d’une expérience de langages, qui à la fois décompose et recompose la la procédure discursive en elle-même. Ainsi de la concordance des temps ou des formes de discours dans les « actes d’énonciation » qui bouleversent la temporalité, en transposant les futurs proches ou lointains sur les axes des passés accomplis ou non-accomplis.

          De la même manière les stratégies discursives les plus élémentaires qui se trouvent dépassées par leurs propres contextes, au point de ne plus pouvoir distinguer les différents axes reconnus :

          – le discours citant (DCt) et le discours cité (Dcé),

          – le discours direct (DD) : il préserve l’indépendance du Dcé à l’égal du DCt dans l’écrit (par les guillemets ou les traits),

          – le discours indirect (DI) : il enlève toute autonomie au Dcé et il le subordonne à l’acte d’énonciation du DCt,

          – le discours indirect libre (DIL) : utilisé souvent dans la langue écrite et dans la narration littéraire, il associe dans des propositions variables les propriétés du DD et du DI à l’intérieur d’un type d’énonciation.

          Il faut reconnaître cependant qu’aucune de ces stratégies n’est première, et que les pratiques qui peuvent en être opérées ne procèdent pas des transformations mécaniques. À partir de ces types de discours, se reconstruit le modèle narrateur-narrataire, ce qui a fini par inspirer l’analyse proposée par la lecture de Les écailles du ciel.

          C’est précisément le recours à de telles notions qui introduit aux postulats de la narratologie à travers l’écriture, notamment par des localisations spatio-temporelles relevées aux premiers chapitres. Au niveau des séquences paradigmatiques, il convient de montrer de quelle manière se déterminent les positions discursives des locuteurs diégétiques. Il sera alors possible de revenir à des éléments susceptibles de renvoyer à l’acte d’énonciation de la part de l’énonciateur, et en même temps, d’identifier les objets auxquels se réfèrent les descriptions définies par les déterminants, tels que les articles, les démonstratifs ou les possessifs.

          De tels exercices insistent davantage sur les actes de langage à l’égard de l’allocutaire, plutôt que sur la valeur illocutive qui leur est conférée. Il suffit de rappeler la « force illocutoire » rapportée par les impératifs ou les verbes performatifs, ou même de relever les modalités logiques qui correspondent aux catégories du possible et celles du nécessaire (modal et aspectuel). De même en ce qui concerne les morphèmes argumentatifs comme certes, donc, presque, ainsi que les « lois du discours » par lesquelles l’illocutoire est guidé vers le contenu de ses sous-entendus.

          Les déictiques dont il avait été question précédemment se rapportent principalement aux « personnes », ainsi qu’à ce que la narratologie appelle les « non-personnes ». Ce chapitre de l’énonciation distingue bien entre les embrayeurs je/tu et la non-personne qui peut constituer également des objets non-parlants en sujets linguistiques, tels que les arbres, les maisons. La langue est considérée alors en tant que système disponible pour les locuteurs, et de ce fait, elle peut être mobilisée pour la production d’énoncés-occurrences « jamais encore entendus auparavant », selon les définitions des grammaires génératives et transformationnelles. Culioli les appelle les « co-énonciateurs », du fait que « tu » peut devenir « je » et inversement, et parce qu’ils permettent d’anticiper sur le dire de l’allocutaire. Les distinctions deviennent ainsi plus fonctionnelles entre le je qui renvoie à moi, ou le tu qui renvoie à toi, et les « personnes amplifiées » comme nous et vous, autant que la non-personne qui elle, renvoie à un univers extérieur aux substituts possibles.

          Des langages particularisés conduisent à observer le tu générique, utilisé fréquemment à la place de « on » comme dans le langage de la publicité par exemple : « tu emploies n et tu te sens un autre ». Ou encore le datif éthique du langage courant ou populaire : « on te l’emballe et on te l’expédie illico » ; « et tu me trouves le temps de t’amuser ». À quoi il faudrait ajouter le on substitut d’embrayeur (nous-vous), appelé également le co-énonciateur non-parlant qui apparaît dans « on n’est pas pressé (nous-vous autres) ». La pragmatique relève aussi les énoncés hypocoristiques qui recourent à des expressions substitutives (je à la place de tu) pour s’adresser à des enfants ou à des malades mentaux ou même à des êtres non-parlants : « j’ai bien joué à la piscine ».

          L’analyse consiste donc à décrire la « génération du sens » à travers une œuvre de fiction. Le corpus d’étude devait se présenter comme un objet de signification, dans la mesure où il démontre un mode de « production de sens ». Cependant, il convient de reconnaître que, ici ou ailleurs, le sens échappe à toute saisie immédiate, et qu’il s’avère nécessaire de débrouiller les « réseaux de signification », dans la mesure où ceux-ci le constituent et le structurent. Ce qui finit par en faire un « objet signifiant », aux deux niveaux thématique et figuratif. Au premier niveau thématique, il faut relever notamment la fragmentation (synecdoque) qui peut être : réflexive (il s’agit alors d’une auto-définition), transitive (dans le cas de deux actants), inchoative (polysémique, itérative).

          Il ne sera pas indispensable de revenir sur les « actes épistémiques », par lesquels les sujets sont disjoints de l’objet qui peut être la fiducie générale, entraînant la crise identitaire. Ce qui engage l’énonciation et l’énoncé dans des stratégies de véridiction bien relevées par Jacques Fontanille dans Les espaces subjectifs : introduction à la sémiotique de l’observateur (Hachette, 1990) : « le jugement épistémique du sujet dégénéré est de cet ordre : il croit vrais les faits qu’il voit et qui lui sont rapportés ». Du reste, le « carré épistémique » peut être représenté sous la forme suivante :

                               vrai

être _______________________ paraître

deixis                                           illusoire (mensonge)

positive                                        deixis négative

non-paraître________________ non-être

faux

          Quelques notions élémentaires méritent d’être rappelées ici, notamment celle de l’axiologie, qui est le fait de marquer les valeurs thématiques et figuratives positivement ou négativement, en les surdéterminant par la catégorie thymique : « euphorie vs dysphorie » selon le modèle idéologique. Mais également la structure actantielle qui s’organise autour de l’axe prédicatif, autant par le thymique que par la dimension passionnelle. La figurativité elle, s’instaure dans le devenir et l’intra-textuel (l’illusion référentielle).

          Il convient de revenir sur les déictiques ainsi que les procédés d’iconisation, notamment par la fréquence des isotopies qui structurent la figurativité. Elles s’articulent entre elles de façon à constituer un univers figuratif. Les procédures des anaphores qui les agencent déterminent l’effet de réalité visé par le texte. Elles contribuent aux « opérations d’actualisation de sens ». Les parcours figuratifs se convertissent alors en structures sémio-narratives. Ils comprennent un ensemble d’agrégats d’acteurs et de prédicats, car c’est le figuratif qui assume l’orientation du discours.

          Les trois axes de la narratologie seront maintenus, à savoir : 1° la place et le rôle du narrateur (sa place par rapport à l’histoire, la construction du récit) ; 2° la combinaison des textes narratifs et descriptifs ; 3° les personnages. Les combinaisons des différentes inclusions à l’intérieur de l’énonciation permettront de déterminer les formes plurielles de la narration : intradiégétique avec l’énonciation-récit comportant l’inclusion d’énonciation-discours. Et cela avec le narrateur en « je » et en « il » : extradiégétique, homodiégétique ou hétérodiégétique.

          La finalité du discours historique précède ainsi l’acte de l’énonciation, du fait que la marque d’un discours qui aurait dû sembler idéologique reste la « conjonction nécessaire du vrai avec une variable axiologique » comme disent les sémioticiens. Et cela finit par en faire un « acte fondateur ». En effet, la théorie du discours considère que par le « procès sémiotique »,  la totalité des faits sémiotiques situés sur l’axe syntagmatique du langage (relations, unités, opérations), relèvent de cette même théorie. Et l’instance de l’énonciation reste le lieu de production de la génération du discours.

Conclusion

          Les théories narratives se limitent souvent à l’étude de ces instances fictives, entre narrateur, acteurs et narrataires. Certains auteurs ajoutent les instances abstraites (auteur et lecteur abstrait comme pour le cas de l’alter ego romanesque, qui sont inclus dans l’œuvre littéraire), et les instances concrètes (auteur et narrateur concret dans une vie extra-littéraire). L’objectif poursuivi consiste alors à rechercher ce qui peut être nommé l’idéologie du roman, ou encore le contexte socio-culturel tel qu’il peut être « décrypté » à travers la réception du lecteur.

          Tierno Monénembo dépasse ces clivages, et il indique que les narrateurs pluriels autant que les lecteurs (abstraits ou concrets) sont représentés directement dans les modalités par lesquelles ils s’énoncent explicitement dans la diégèse, non seulement par une position interprétative, mais par les différentes « voix » inscrites dans la chronie ou l’achronie textuelle.

          Voici par exemple de quelle manière Marcel Muller distingue les « voix narratives » dans À la recherche du temps perdu :

« Le Héros : le je  engagé dans sa propre histoire, dont l’avenir lui est inconnu.

Le Narrateur : le je  qui porte sur son passé un regard rétrospectif.

Le Sujet Intermédiaire (qui est parfois l’Insomniaque) : le je dont le relais est indispensable pour que le Narrateur se souvienne du Héros.

Le Protagoniste : le héros, le Narrateur, le Sujet Intermédiaire, lorsque la distinction entre ces trois je est superflue.

Le Romancier : la présence de l’inventeur de l’histoire et de l’omniscient dans le roman, en tant que cette présence est décelable par le lecteur.

L’Écrivain : la présence de l’artiste en langage dans le roman, en tant que cette présence est décelable par le lecteur.

L’Auteur : Marcel Proust en tant qu’il avoue la présence de son moi créateur dans le roman. Cet aveu est peut-être mensonger.

L’Homme : Marcel Proust en tant qu’il avoue la présence de son moi quotidien dans le roman. Cet aveu est peut-être mensonger.

Le Signataire : terme qui désigne indifféremment l’Auteur ou l’Homme » (Genève, Librairie Droz, 1983, p. 8).

          Une telle énumération est pleine de sous-entendus et d’équivoques de tous genres. Elle a été discutée avec beaucoup d’âpreté dans les manuels et les dictionnaires de sémiotique. Une distinction pertinente s’impose cependant, entre les discours narratifs et la problématique proprement dite de l’énonciation. Ces deux formes ne sont pas à séparer rigoureusement, puisqu’elles interfèrent fréquemment sur les types d’organisation des récits, même si la sémiologie observe que « le niveau discursif relève de l’énonciation », tandis que « le niveau narratif correspond à l’énoncé ».

          Il serait utile de rappeler que la perspective consiste en un mode de régulation de l’information, qui procède du choix (ou non) d’un point de vue restrictif. Elle concerne le personnage dont le point de vue oriente la perspective narrative, correspondant aux deux questions qui voit ? et qui parle ? Le tableau de la focalisation donné par Genette dans Figures III (Seuil, 1972, p. 204) peut être repris dans ce sens.

Événements analysés de l’intérieur

Événements observés de l’extérieur

Narrateur présent comme personnage dans l’action

Le héros raconte son histoire

[non focalisation] (1)

Un témoin raconte l’histoire des héros (2)

Narrateur absent comme personnage de l’action

L’auteur analyste ou omniscient raconte l’histoire (4)

L’auteur raconte l’histoire de l’extérieur (3)

          Pour la théorie de la narratologie classique, l’instance narrative d’un récit premier est par définition extradiégétique, tout comme l’instance narrative d’un récit second (métadiégétique) est diégétique : l’auteur fictif d’un récit se distingue du narrateur (comme Crusoé et Defoe). La narration intradiégétique, elle, considère l’œuvre dans l’œuvre, tandis que le récit métadiégétique est à prendre en compte au second degré, à la manière d’une causalité directe entre les événements de la métadiégèse et ceux de la diégèse. L’intrusion du narrateur (ou du narrataire) extradiégétique dans l’univers diégétique peut aller jusqu’au fantastique ou à la métalepse narrative.