Mondes européens

Heurs et malheurs de l’asujet

Pour lire l’article complet: dans la très belle revue Conférence, no 37, automne 2013

hegel-sketch

 

Note sur les histoires après la fin de l’Histoire

À Jean-Claude Milner, philosophe

 

« Le bonheur de la contemplation n’est vraiment que sporadique »

(Aristote)

Dans la Phénoménologie de l’esprit, Hegel déclare l’histoire humaine achevée. Dans sa vision finaliste, l’humanité progresse (non sans détours et régressions) vers l’égalité et la liberté. Or celles-ci se sont accomplies, du côté du fait historique et de l’action, par l’avènement graduel des États de droit européens, et du côté de la pensée (inséparable de l’action chez Hegel) avec la pensée du savoir absolu, c’est-à-dire avec la philosophie hégélienne elle-même. Ce qui succède à la dialectique violente de l’histoire est nommé par Hegel Befriedigung, satisfaction, satiété, apaisement : l’homme voit ses besoins matériels assurés, vit dans une réalité qui garantit tout à fois sa liberté individuelle et une justice qui le considère socialement et juridiquement comme égal à tous ses autres concitoyens. La philosophie n’est plus nécessaire, Hegel l’a parachevée ; la dialectique du maître et de l’esclave, moteur de tout l’histoire humaine, disparaît : tous travaillent, comme l’esclave, et tous sont des maîtres, puisqu’ils élisent leur dirigeants et, par la conscription, sont des guerriers. Le citoyen de la satiété vit donc dans une sorte animalité contemplative, qui est un retour circulaire à l’origine et à la primitivité du premier homme; il est tout à fois le premier homme ressuscité et le Dernier Homme de l’Histoire[1]. La dialectique a réalisé le christianisme,  « il n’y a plus ni maître ni esclave » (Galates 3 :28), en le débarrassant de Dieu et de la religion. La fin de l’Histoire projette donc l’homme, devenu animal, dans l’ahumain : il devient un asujet. Pour Hegel, le symptôme que ce nouvel état est déjà en cours à l’époque où il écrit La phénoménologie (1807), c’est le règne animal de l’esprit, où l’intellectuel, produit final du processus historique, ne fait plus que bavarder[2]. On peut objecter à Hegel que l’homme, même dans le règne animal de l’esprit, n’est pas devenu une bête, puisqu’il continue à parler ; dès 1950, dans une lettre à Leo Strauss, Kojève a l’intuition de ce qui deviendra plus tard son objection à la fin de l’histoire (voir plus bas) : « L’homme n’agit en fait que pour pouvoir en parler (ou en entendre parler). »[3]

Tous, bourgeois propriétaires et prolétaires, sont désormais asservis à la douce férule du Capital et du gouvernement démocratique[4]. Bien entendu, la fin de l’Histoire n’implique point du tout que rien ne se passe plus, mais que tout ce qui se passe est, soit une régression par rapport à la finalité, soit une avancée vers la finalité de la part de sociétés qui ne l’ont pas encore rejointe; le but et la clôture de l’Histoire n’en sont point essentiellement affectés. L’animalité naturelle retrouvée du Dernier Homme définit ce que j’appelle ici l’ahumain : l’homme, sorti de l’humanité, est redevenu chose intégrée au monde; a-humain, par opposition à in-humain, terme qui suppose la prolongation de la lutte dialectique entre un humanisme et son antithèse. L’humanité lutte désormais contre l’ahumain, qui est ce qui en elle travaille comme machine de différents déterminismes.

Dans son commentaire de la Phénoménologie, manuscrit de ses cours à l’ENS de 1933 à 1939 édité par Raymond Queneau, Alexandre Kojève, en un premier temps, avalise la conclusion d’Hegel : « La disparition de l’Homme à la fin de l’Histoire n’est donc pas une catastrophe cosmique : le Monde naturel reste ce qu’il est de toute éternité. Et ce n’est donc pas non plus une catastrophe biologique : l’Homme reste en vie en tant qu’animal qui est en accord avec la Nature ou l’Être donné. »[5] Mais, quand paraît en 1976 la seconde édition, il se ravise. Le désir de compétition, de reconnaissance, de différence n’est pas épuisé par la Befriedigung ; au contraire, il se perpétue dans une nouvelle mutation dialectique: « [Après 1947, date de la première édition] J’ai été porté à en conclure que l’American way of life était le genre de vie propre à la période post historique, la présence actuelle des États-Unis dans le Monde préfigurant le futur « éternel présent » de l’humanité toute entière. Ainsi le retour de l’Homme à l’animalité apparaissait non plus comme une possibilité encore à venir, mais comme une certitude déjà présente. » C’est un voyage au Japon en 1959 qui fait radicalement changer Kojève d’avis; il y découvre une société affairée à des distinctions vides de contenu, c’est-à-dire au snobisme, emblématisé pour lui par le théâtre Nô, l’ikebana (art du bouquet de fleurs) ou encore la cérémonie du thé. Ce snobisme post-historique signifie clairement que l’homme n’est pas retourné à l’animalité qui marque la fin de l’histoire pour Hegel, aucun animal n’étant capable de snobisme. L’American way of life n’est donc pas le dernier mot de l’évolution historique : bien au contraire, la culture subsiste, et si elle est maintenant tout entière définie par le snobisme, celui-ci barre définitivement la satiété hégélienne, la Befriedigung; le snobisme est l’instauration d’une insatisfaction perpétuellement en devenir. Et cette frustration est mondiale. Kojève croyait avant 1959 que « si les Américains font figure de sino-soviétique enrichis, c’est parce que les Russes et les Chinois ne sont que des Américains pauvres, d’ailleurs en voie de rapide enrichissement. » Après le voyage au Japon, au contraire, « l’interaction entre le Japon et le Monde occidental aboutira en fin de compte non à une rebarbarisation des Japonais, mais à une « japonisation » des Occidentaux (les Russes y compris) »[6]. Outre le caractère étonnamment prophétique de cette note (en gros, toutes les prémonitions de Kojève se sont avérées), outre le fait que c’est par cette note que l’on passe d’un Kojève hégélien à un Kojève « kojévien », on ne saurait sous-estimer les conséquences philosophiques et concrètes du dépassement d’Hegel qui s’esquisse ici.

 


[1] Alexis de Tocqueville a anticipé ce thème de Nietzsche, qui apparaît dans Ainsi parlait Zarathoustra : « « Après avoir pris ainsi tour à tour dans ses puissantes mains chaque individu, et l’avoir pétri à sa guise, le souverain étend ses bras sur la société tout entière; il en couvre la surface d’un réseau de petites règles compliquées, minutieuses et uniformes, à travers lesquelles les esprits les plus originaux et les âmes les plus vigoureuses ne sauraient se faire jour pour dépasser la foule; il ne brise pas les volontés, mais il les amollit, les plie et les dirige; il force rarement d’agir, mais il s’oppose sans cesse à ce qu’on agisse; il ne détruit point, il empêche de naître; il ne tyrannise point, il gêne, il comprime, il énerve, il éteint, il hébète, et il réduit enfin chaque nation à n’être plus qu’un troupeau d’animaux timides et industrieux, dont le gouvernement est le berger. »  De la démocratie en Amérique, II, 385 -86, Flammarion, Paris 1981. Le diagnostic de l’ahumain de la modernité a pour conséquence, chez Nietzsche, la nécessité du surhomme.

[2] « Ce qui compte, c’est la négation (active) d’une valeur concrète, déjà réalisée dans le temps et dans l’espace. Or, l’intellectuel ne nie rien; il ne crée donc rien, manifeste seulement sa « nature » : c’est un animal « spirituel » (das gestige Tierreich). » Introduction à la lecture de Hegel, Paris, Gallimard 1976, p. 93.

[3] Leo Strauss, De la tyrannie, suivi de Correspondance avec Alexandre Kojève (1932-1965), Paris, Gallimard 1977, p. 301.

[4] Francis Fukuyama a repensé la fin de l’homme hégélienne dans un ouvrage essentiel, La fin de l’Histoire et le Dernier Homme, Paris, Flammarion 2009.

[5] Introduction, p. 424.

[6] Id., note p. 436-7. Je passe ici sur le détail de la démonstration, d’où il ressort que l’homme ne retourne pas à l’animalité, parce qu’il continue à construire des différences formelles vides de contenu, ce que Kojève nomme snobisme.