Voici la première partie d’un dialogue sur le libre-échange entre Jacques Brasseul et André Segura, Maître de Conférences, UFR de Sciences économiques, Université du Sud Toulon Var, le 7 février 2009.
André Segura, en plus de sa profession d’économiste, est un spécialiste des Mayas. Voir son article dans Le Monde, à propos de la fin du monde « prévue » par les Mayas, selon le film 2012.
André Segura : Grèves et manifestations pour quoi faire ?
Pour évaluer la portée de cette forme d’expression des revendications, il est utile de faire un détour par l’histoire en remontant jusqu’à la crise de 1929 et à la dépression subséquente.
Ces crise et dépression furent le signe d’un décalage entre la capacité de production et la capacité d’absorption des marchés. H. Ford (le patron des usines du même nom) eut l’intuition que la résorption de ce décalage passait par la prise de conscience de ce que le salaire était non seulement un coût de production, mais aussi une source de financement de la demande. Il en découlait que la solution passait par une augmentation du pouvoir d’achat des salariés qui élargirait les limites du marché ; c’est l’économiste J. M. Keynes qui, en 1936, théorisa cette intuition en la replaçant dans le contexte plus large de l’insuffisance chronique de la demande qui était la marque du capitalisme parvenu à maturité.
L’amélioration du pouvoir d’achat des salariés, en contribuant à élargir les débouchés pour les marchandises capitalistes, devait donc créer les conditions d’une amélioration de la rentabilité des capitaux privés. Théoriquement, les intérêts des salariés et ceux de la classe capitaliste, considérée comme un tout, convergeaient donc ; les conditions théoriques d’un compromis social étaient posées.
Concrètement, il appartenait à l’État de faire vivre ce compromis. Pour le capitaliste particulier, le salaire n’est pas la source du financement de la demande de produits qui lui est adressée ; pour le capitaliste particulier, le salaire reste avant tout un coût de production qu’il lui faut impérativement réduire pour assurer la rentabilité du capital la plus élevée possible. Comme la classe capitaliste n’est qu’un conglomérat de capitalistes particuliers, il fallait bien qu’une instance prenne en charge les intérêts de la classe capitaliste qui, dans le contexte de la dépression des années 30 marqué par l’insuffisance de la demande, ne se confondait pas avec ceux de chacun des capitalistes individuels. Cette instance c’était l’État dont l’une des missions fut d’agir pour créer les conditions d’un élargissement du marché permettant la vente des marchandises produites dans l’espace national donc les conditions d’une rentabilisation acceptable des capitaux privés.
Les rouages du mécanisme qui devait faire vivre ce compromis commencèrent d’être mis en place dans les années 30 et produisirent pleinement leurs effets dans les trois décennies qui suivirent la fin de la seconde guerre mondiale.
La négociation centralisée des conditions de travail et de rémunération constitua un rouage essentiel du compromis social. La grève et la manifestation étaient une forme d’expression des revendications destinée à créer un rapport de force afin que le résultat de ladite négociation soit le plus près possible des aspirations des salariés ; à ce titre, grèves et manifestations faisaient partie intégrante de la vie du compromis social qui permettait au capitalisme de continuer d’exister.
Au lendemain de la guerre, le capitalisme reprit son développement dans un cadre national imposé par le repli des économies à l’intérieur des frontières nationales provoqué par la grande crise de 1929 et de la dépression subséquente.
Dans le contexte d’une économie se développant à l’abri des frontières nationales, le salaire présentait effectivement une double face : coût de production et élément du financement de la demande ; la croissance régulière du pouvoir d’achat des salariés conditionnait donc celle de la production et la rentabilité du capital privé. Le développement d’un salaire indirect, qui garantissait le maintien d’une partie du pouvoir d’achat des travailleurs éloignés temporairement ou définitivement de l’activité productive (chômeurs, malades, retraités, etc.), s’inscrivait dans cette logique du compromis dont avait besoin le capitalisme pour continuer d’exister.
Au lendemain de la seconde guerre mondiale, qui avait suivi dix années de dépression, les champs d’investissements profitables pour le capital privé étaient si nombreux que l’État pouvait alors prendre en charge directement de larges secteurs dont se détournait ledit capital à cause de la dimension des investissements (à la rentabilité immédiate douteuse) qu’il fallait y réaliser (éducation, santé, recherche, communications, télécommunications, etc.). Ces secteurs furent développés dans un esprit de service public qui s’était forgé durant la guerre et les dépenses publiques qui furent faites dans ce cadre, en dehors de toute préoccupation de rentabilité financière, contribuèrent à assurer des débouchés à la production en croissance sur une base nationale tout en améliorant le bien-être de la population. C’était un autre aspect du compromis social qui avait un coût en termes de taxes et d’impôts dont les entreprises eurent à supporter une partie ; elles le firent d’autant plus aisément que la concurrence opposait, pour l’essentiel, des entreprises nationales entre elles, autrement dit des entreprises soumises aux mêmes contraintes : elles devaient supporter les mêmes taxations et augmentations de salaire. Mais l’impôt et la taxe ne furent pas les seuls moyens dont disposa l’État pour faire face à sa mission : il eut recours systématiquement au déficit budgétaire qui était le plus efficace du point de vue du soutien de la demande (donc de la vente de la production) lorsqu’il était financé par la création monétaire.
Le succès de la croissance de la production sur de telles bases rendit nécessaire la conquête de marchés extérieurs, autrement dit l’ouverture des économies.
Les marchandises produites dans l’espace national devaient alors affronter celles produites dans le reste du monde tant sur les marchés étrangers que sur le marché intérieur. Le salaire, perdit alors une grande partie de sa dimension “source de financement de la demande” adressée aux marchandises produites nationalement pour (re)devenir essentiellement un élément du coût qu’il fallait chercher à comprimer, tant dans sa dimension directe qu’indirecte. La vente des biens produits dans l’espace national dépendait moins de la capacité d’absorption du marché national, donc du pouvoir d’achat des salariés nationaux. La compétitivité des marchandises produites dans l’espace national sur un marché mondialisé, donc la rentabilisation du capital privé, passait par la compression des coûts de production donc des salaires (tant directs qu’indirects). Par ailleurs, la conquête de marchés extérieurs faisait que la demande financée par la dépense publique n’était plus indispensable au maintien du processus de croissance ; elle pouvait même en constituer un handicap dans la mesure où son financement reposait sur des taxes et des impôts qui risquaient de diminuer la compétitivité des marchandises produites nationalement. À cela s’ajoutait le fait qu’à partir des années 70, le nombre des champs d’investissements rentables diminuant, il devenait opportun de libérer des domaines d’activité de l’emprise étatique, donc de l’esprit de service public, pour les rendre au secteur privé, donc à la logique du marché et de la rentabilité financière. Ce désengagement de l’État rendait possible l’allègement de la pression handicapante que le prélèvement fiscal faisait peser sur les entreprises.
Une précision sémantique s’impose. Le terme d’État doit s’entendre au sens large et englober, notamment, les instances de l’Union Européenne qui font vivre les traités. Dès lors que l’État national n’avait plus à soutenir la demande par ses dépenses de fonctionnement comme d’investissement, il fallait limiter le déficit budgétaire possible et lui ôter tout pouvoir de financer ce déficit par la création monétaire : ce fut chose faite avec la limitation du déficit à 3 % du Produit Intérieur Brut et la création de l’Euro par le Traité de Maastricht (1992). L’État keynésien était nu.
Tous les pans du compromis social s’effondraient et la négociation, qui en était l’un de ses rouages essentiels, perdait toute pertinence. Elle appartenait à une phase du capitalisme en voie de disparition et ne pouvait pas être le creuset de la mise en place du nouveau cadre de fonctionnement du capitalisme parvenu à une nouvelle phase de son existence, marquée par la mondialisation. Ce nouveau cadre n’est pas négociable.
Dès lors, quelle est la pertinence de la grève et de la manifestation si elles continuent d’être conçues comme lorsqu’elles s’inscrivaient dans la perspective de la négociation, expression et mécanisme du compromis social (défunt) ?
André Segura : Monsieur Sarkozy a raison. Pour un choix conscient
Monsieur Sarkozy, l’européen, a raison.
L’Union Européenne (U.E.) s’est inscrite dans le processus de mondialisation. À cet égard, le Traité de Maastricht (1992), signé et approuvé par référendum sous la présidence de François Mitterrand, a constitué un formidable accélérateur.
Ce traité enlevait aux États, donc à la France, le pouvoir monétaire en créant l’Euro dont la gestion fut confiée à la Banque Centrale Européenne, indépendante de toute autorité politique. Cette indépendance, qui a ses fondements théoriques dans les thèses libérales de la Nouvelle École Classique, a pour objet de mettre les décisions de gestion de la monnaie unique à l’abri des tentations qui pourraient s’emparer de tout pouvoir au seuil d’une échéance électorale : créer de la monnaie pour financer des augmentations de dépenses publiques démagogiques. De tels programmes n’auraient, au mieux, que des effets positifs éphémères, laissant derrière eux une accélération durable de la hausse des prix
Cette indépendance signifie donc que l’État ne pouvait plus financer le déficit budgétaire par la création monétaire (planche à billets); il ne lui restait plus qu’une ressource qui était celle d’emprunter. Les emprunts publics venant concurrencer les emprunts des entreprises donc leur capacité à se développer, il fallait que les déficits publics ne soient pas excessifs. D’où la disposition du Traité de Maastricht qui limite le déficit budgétaire à 3 % du Produit Intérieur Brut, l’idéal affiché étant l’équilibre des recettes et des dépenses publiques.
Pour respecter cette limite du déficit public, deux possibilités s’offraient aux États membres de l’U.E. : soit accroître les recettes en augmentant les impôts, soit la compression des dépenses publiques. Or, l’un des points sur lequel l’U.E. n’a pas procédé à l’harmonisation des politiques nationales, c’est la fiscalité directe (impôt sur le revenu) ; la concurrence entre les États est restée la règle. Dans ce contexte de concurrence fiscale, augmenter les impôts, notamment sur les classes sociales percevant les plus hauts revenus ou les entreprises, aurait été suicidaire car il en aurait résulté une fuite de main-d’œuvre hautement qualifiée, des capitaux et une délocalisation des entreprises génératrice de chômage.
En réduisant de manière drastique le nombre des fonctionnaires et en menant une politique salariale qui lamine leur pouvoir d’achat, dont la rémunération représente une part substantielle des dépenses publiques, M. Sarkozy, s’inscrit dans la logique européenne dans un contexte de concurrence fiscale. La réforme du statut des enseignants-chercheurs des universités, dont la mise en œuvre aboutirait, notamment, à alourdir leurs charges d’enseignement pour une même rémunération, participe de la même logique.
La situation de la fiscalité indirecte est différente. L’harmonisation des systèmes nationaux de T.V.A les fait converger vers un terme qui devrait être la mise en place d’un système unique à l’échelle européenne : l’objectif est de faire en sorte que la fiscalité indirecte, qui pèse sur le prix des marchandises, ne soit pas un facteur de distorsion concurrentielle. Et puis la T.V.A a ce mérite d’être un impôt dégressif. Si sur un produit acheté le consommateur paye 10 € de T.V.A, s’il a un revenu mensuel de 1 000 €, il paiera un impôt de 1 % mais si son revenu mensuel est de 10 000 € son impôt ne sera que de 0,1 %. C’est le contraire de l’impôt sur le revenu qui est progressif. Avec le paquet fiscal qu’il fit voter dès son arrivée à l’Élisée, le bouclier fiscal et la défiscalisation des heures supplémentaires, Monsieur Sarkozy se situait délibérément dans la perspective de la réduction de la part, déjà faible, de l’impôt direct et donc de l’augmentation de celle de la T.V.A dans le financement de la dépense publique. Son refus de faire diminuer la T.V.A (comme au Royaume-Uni) s’inscrit dans cette démarche de faire reculer la part de l’impôt progressif dans le financement des dépenses publiques et sa volonté de faire augmenter celle de l’impôt dégressif. Il est économiquement pertinent de vouloir accroître la part de l’impôt dégressif relativement à celle de l’impôt progressif dès lors que l’on admet, comme le fait la thèse libérale dont M. Sarkozy s’inspire, que celui qui perçoit un revenu de 10 000 € par mois est dix fois plus productif que celui dont le salaire est de 1 000 €. L’impôt progressif provoquerait une fuite du premier vers des pays d’accueil à la fiscalité moins agressive vis-à-vis des hauts revenus et le pays de départ perdrait un agent économique hautement productif. Par ailleurs, il y a peu de risque que le salarié à 1 000 € par mois se délocalise pour cause de fiscalité dégressive qui aboutit à le taxer 10 fois plus fortement que celui qui perçoit un revenu mensuel de 10 000 €. Développer la capacité productive du pays en conservant ses facteurs de production passe par la substitution la plus large possible de l’impôt indirect à l’impôt direct, de la taxation dégressive à la taxation progressive. M. Sarkozy ne renie en rien son orientation fiscale lorsqu’il envisage de supprimer la première tranche d’imposition : ce faisant il fait reculer la part de l’impôt direct relativement à celle de l’impôt indirect.
La suppression de la première tranche d’impôt sur le revenu a pour objectif affiché de redonner du pouvoir d’achat de manière ciblée. Cette mesure est préférable à celle qui consisterait à augmenter le pouvoir d’achat des fonctionnaires. Une telle mesure aurait l’avantage d’avoir un impact immédiat sur la demande amplifié par le rôle d’entraînement qu’elle aurait sur les salaires payés dans le secteur privé. M. Sarkozy a raison de l’exclure du plan de relance. Elle s’inscrirait, par elle-même, à contre-courant de la politique de limitation du déficit budgétaire imposé par l’U.E. Elle serait néfaste à l’emploi par son effet d’entraînement sur les salaires du secteur privé.
Lorsque les économies nationales fonctionnaient en autarcie, c’est-à-dire à l’abri de la concurrence internationale, ces augmentations de salaire avaient pour effet de stimuler la demande qui s’adressait à l’appareil productif national donc étaient bonnes pour l’emploi. Mais, aujourd’hui, les économies nationales sont immergées dans la concurrence internationale. La demande qui s’adresse à notre appareil productif vient aussi et de plus en plus de l’étranger ; la demande nationale ne représente qu’une part décroissante de la demande totale s’adressant à l’appareil productif situé à l’intérieur des frontières au profit d’une demande étrangère. La lutte pour l’emploi passe par la compétitivité de cet appareil productif qui s’accommoderait mal d’une augmentation généralisée des salaires dans le secteur privé. Par ailleurs, du fait de l’insertion de l’économie française dans la concurrence européenne et mondiale, rien n’assure que le surcroît de pouvoir d’achat qui serait distribué aux ménages, que leurs revenus viennent du budget de l’État ou des entreprises, nourrirait un supplément de demande adressé à l’appareil productif national donc serait bénéfique à l’emploi national.
Par ailleurs, un accroissement ciblé de l’augmentation du pouvoir d’achat par suppression de la première tranche d’impôt sur le revenu présente cet avantage d’être réversible alors que les augmentations de salaire ne le sont pas ou ont un coût politique tel que la mesure ne fut pas utilisée depuis les années 30.
Pour barrer la route à une croissance explosive du chômage, M. Sarkozy, qui a pris la vraie mesure des exigences de la mondialisation dans laquelle s’inscrit l’U.E., a raison de rejeter l’idée de faire barrage à la crise par le moyen de la croissance du pouvoir d’achat des ménages. M. Sarkozy a raison de fonder son plan de relance sur l’investissement, cet investissement qu’il préfère privé comme en atteste son intention de supprimer la Taxe Professionnelle (TP), qui représente plus de 50 % des ressources des collectivités locales. Ce faisant, il diminue de façon radicale les moyens qu’ont ces dernières de financer des investissements. En admettant que cette suppression provoque un accroissement de l’investissement privé dans l’Hexagone, cet accroissement sera contrebalancé par la diminution de l’investissement public. En admettant que cette suppression ne provoque pas un accroissement de l’investissement global (privé+public), la suppression de la TP aurait le mérite de substituer des investissements privés générateurs de capacité productive (avec son effet supposé sur l’emploi) à des investissements publics source d’amélioration du bien-être social. La suppression de la TP s’inscrit logiquement dans la politique économique de M. Sarkozy.
La racine de la politique de M. Sarkozy est dans l’existence de l’Euro et la Banque Centrale Européenne à laquelle le Traité de Maastricht fait obligation de gérer la monnaie unique dans le seul but de maintenir l’inflation au-dessous d’un seuil de 2 % dans la Zone Euro. Il s’agit là d’un objectif étroitement lié à l’internationalisation de la concurrence : contenir la hausse des prix pour renforcer la compétitivité des produits européens sur les marchés du monde et, ce faisant, défendre l’emploi en Europe.
Dans le contexte de l’U.E., dont le choix fut d’inscrire les économies nationales des États membres dans la concurrence internationale, il n’y a pas de politique économique alternative à celle de M. Sarkozy dès lors que l’emploi reste la priorité ; c’est pourquoi le Président de la République est peu enclin à la négociation sur ce qui constitue le cœur de l’orientation qu’il a donnée à sa politique économique.
Les termes de l’alternative sont clairs.
Dans ce contexte, abandonner le cœur de l’orientation imprimée à la politique économique par M. Sarkozy reviendrait à renoncer à faire barrage au chômage qui monte. Abandonner le cœur de l’orientation choisie par M. Sarkozy, sans renoncer à l’objectif de faire barrage au chômage, et revenir à une conception de l’État-Providence, garant d’un service public de qualité qui fut la marque du modèle social français, impose de s’affranchir des contraintes européennes (budgétaire, monétaire), de revenir à la monnaie nationale et de retrancher notre économie de la concurrence internationale.
André Segura : Les leçons de l’histoire
L’histoire ne se répète pas, mais bien souvent la comparaison est faite entre la situation présente, d’une part, la Crise de 1929 et la dépression subséquente, d’autre part.
Il est intéressant de pousser plus avant cette comparaison sur le terrain des politiques économiques. Les pays qui constituèrent le « bloc-or » en 1933, et dont la France faisait partie, adoptèrent des orientations de politique économique en trois points (Niveau 1966 : 316). 1°) la baisse des coûts de production devait être préférée à la hausse des prix (l’indice de prix en France passa de 462 en 1931 à 347 en 1935) et à la dévaluation des monnaies. 2°) Logiquement, pour les décideurs, imprégnés de théorie quantitative de la monnaie, il fallait tout faire pour empêcher une croissance de la masse monétaire destinée à financer les déficits publics afin d’éviter toute poussée inflationniste. 3°) Le meilleur moyen d’éviter une telle situation était de faire de l’équilibre budgétaire le credo de toute politique économique ; chaque gouvernement de la France du bloc-or s’efforça de le mettre en pratique en réduisant les pensions et en diminuant les traitements des fonctionnaires (Kindleberger 1990 : 535). Dans les trois ans qui suivirent, le bloc-or s’effondra. C’est le Front Populaire qui, par la loi du 1er octobre 1936, mit fin en France à cette orientation de la politique économique en dévaluant le Franc. Les Accords de Matignon provoquèrent une hausse moyenne des salaires de 12 % et les prix s’orientèrent à la hausse. Le résultat de cette politique économique du bloc-or menée entre 1933 et 1936 fut « d’approfondir la dépression ou de retarder la reprise économique » (Niveau 1966 : 327).
Il peut être instructif d’établir un parallèle avec la situation actuelle. 1°) Alors que l’essentiel du commerce extérieur des États membres de l’Union Européenne est intra-européen, l’existence de l’Euro (créé par le Traité de Maastricht, 1992), lié par une parité fixe aux (ex-) monnaies nationales, est l’équivalent d’un refus de leurs dévaluations les unes par rapport aux autres. 2°) La baisse du pouvoir d’achat salarial, c’est-à-dire du salaire réel, s’inscrit dans la logique de la diminution des coûts de production dans un contexte où les prix restent (encore) orientés à la hausse. 3°) La Banque Centrale Européenne, qui a pour unique mandat de juguler l’inflation, ne peut pas émettre de monnaie pour financer les déficits budgétaires ((Traité de Maastricht). 4°) L’idéal européen est la disparition des déficits publics ou, dans le pire des cas, leur limitation à 3 % du Produit Intérieur Brut (Traité de Maastricht). 5°) La diminution du nombre de fonctionnaires en France, qui est l’un des moyens de la réduction du déficit budgétaire, vise le même objectif que la baisse de leurs salaires dans les années 30.
Les politiques économiques nationales s’inscrivant dans le cadre défini par le Traité de Maastricht, qui institua l’Union Européenne, sont-elles en mesure de constituer un rempart contre la dépression qui menace de s’installer pour 1 an, pour 2 ans ou pour 10 ans ? Leur ressemblance avec celles menées par les pays du bloc-or au cours de la dépression de 10 ans qui suivit la crise de 1929 justifie que l’on se pose la question. Le fait qu’il n’existe aucune force politique de gouvernement ayant inscrit son projet dans la perspective d’un affranchissement de la politique économique nationale du cadre tracé par le Traité de Maastricht, comme le fit le Front Populaire relativement aux orientations du bloc-or, suffit à montrer que l’histoire ne peut pas bégayer.
Références :
NIVEAU, Maurice : Histoire des faits économiques contemporains, Paris, PUF, 1966.
KINDLEBERGER, Charles : Histoire financière de l’Europe occidentale, Paris, Economica, 1990.
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Quelques remarques de Jacques Brasseul sur ces choix :
D’abord si la période de l’après-guerre était si favorable, on peut se demander pourquoi l’extrême gauche (parti communiste notamment) s’y opposait si violemment à l’époque… On a l’impression d’un paradis perdu. C’est tout à fait faux, les conditions de vie n’étaient pas meilleures qu’aujourd’hui, loin de là, les niveaux de vie étaient bien plus bas, les conditions sociales (logement, médecine, santé, durée de vie, mortalité, éducation) bien inférieures (par exemple, seule une classe d’âge de privilégiés accédait à l’enseignement supérieur, encore peu démocratisé).
Ensuite, et surtout, l’option de revenir au franc et de retrancher notre économie de la concurrence internationale (sortir de l’Europe aussi ? Ou rester dans l’Europe et s’isoler au niveau de l’UE des autres régions comme l’Asie, l’Afrique, l’Amérique ?), aurait dans les deux cas (isolement de la France seule, ou isolement de l’UE) des effets catastrophiques sur nos niveaux de vie. On aurait une pauvreté accrue, en plus d’une stagnation technique, car s’isoler par le protectionnisme, est le meilleur moyen de ne plus bénéficier de la division internationale du travail, de l’apport du progrès technique extérieur, de la concurrence étrangère qui aiguillonne les entreprises nationales. On aurait une économie fermée, qui perdrait du terrain par rapport aux autres, la France deviendrait très vite un pays sous-développé. Une espèce de réserve pour les touristes étrangers…
Qu’on songe un peu à ce qui se passerait si nos firmes automobiles avaient un marché réservé, croit-on une seconde qu’elles moderniseraient leurs modèles tous les ans, comme elles le font actuellement et depuis des décennies sous la concurrence des firmes allemandes, italiennes, japonaises, bientôt indiennes, etc. ?
Que se passerait-il aussi du point de vue de nos niveaux de vie, si nous n’avions plus accès aux produits bon marché venus des pays émergents, notamment de Chine ? Les produits made in France seraient infiniment plus chers, le pouvoir d’achat s’effondrerait. On a du mal à voir par exemple comment l’industrie informatique nationale remplacerait toutes les importations d’ordinateurs fabriqués à l’étranger, notamment en Asie, avec des qualités toujours plus impressionnantes pour des prix toujours plus bas. Même chose pour les téléphones portables et autres baladeurs MP3, dont on peut chercher où sont les fabricants nationaux.
Nos marchés extérieurs seraient en chute libre également, du fait des mesures de représailles en Chine et ailleurs, et les Airbus, centrales nucléaires, produits de luxe, produits du terroir (mode, vins, champagne, Cognac, etc.), etc., ne pourraient plus être vendus à l’étranger, ou en bien moindre quantité. Bonjour le chômage massif dans les secteurs concernés…
Lors de la crise de 29 justement, à la suite des mesures protectionnistes catastrophiques de Hoover (tarif Hawley-Smoot de 1930), le monde entier a suivi dans les guerres de tarifs, les guerres économiques, la protection généralisée. Le résultat a été un effondrement du commerce international, divisé par trois en 1932, et une aggravation de la crise, transformée en dépression durable. Le résultat a aussi été l’exacerbation des nationalismes économiques, la constitution de blocs tendant à l’autarcie, les conflits entre pays ou blocs, et finalement la guerre. La guerre économique mène inévitablement à la guerre tout court. Comme le disait Bastiat dans les années 1840 :
« Si les marchandises ne traversent plus les frontières, les soldats le feront. »
C’est exactement ce qui s’est passé : à la suite d’une décennie de guerre économique, de protectionnisme, de tarifs élevés, d’isolement, la Deuxième Guerre mondiale a éclaté, avec ses destructions innommables (60 millions de morts), plus un génocide.
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André Segura : Un parti pris théorique
Mes remerciements à Jacques Brasseul d’alimenter un débat que j’ai amorcé avec mes trois autres articles.
Jacques Brasseul écrit :
« 1°) retrancher notre économie de la concurrence internationale (…) est le meilleur moyen de ne plus bénéficier de la division internationale du travail (…) on aurait une économie fermée (…) la France deviendrait très vite un pays sous-développé (…).
2°) Qu’on songe un peu à ce qui se passerait si nos firmes automobiles avaient un marché réservé, croit-on une seconde qu’elles moderniseraient leurs modèles tous les ans comme elles le font actuellement (…).
3°) Que se passerait-il également du point de vue de nos niveaux de vie, si nous n’avions plus accès aux produits bon marché venus des pays émergents (…).
4°) Si les marchandises ne traversent pas les frontières, les soldats le feront ».
COMMENTAIRES :
Les numéros des commentaires renvoient aux numéros des passages du texte de Jacques Brasseul cités ci-dessus.
1°) La croissance par la division internationale du travail ou par une répartition plus équitable ?
Affirmer qu’à l’abri de ses frontières « la France deviendrait très vite un pays sous-développé », ce n’est pas énoncer pas une vérité d’évidence, mais prendre parti pour les thèses libérales dont le fondement est la théorie néo-classique.
Si l’on adopte un point de vue de la théorie keynésienne (J. M. Keynes : Théorie générale de l’emploi, de l’intérêt et de la monnaie) que Jacques Brasseul, professeur d’économie, connaît bien, une économie fermée autoriserait une meilleure répartition de la richesse au bénéfice des classes les plus défavorisées ; il en résulterait une augmentation de la propension marginale à consommer de la communauté nationale et, de ce fait, une augmentation du multiplicateur d’investissement donc de la richesse créée. Le chômage s’en trouverait diminué en même temps que le bien-être des salariés augmenté.
En d’autres termes, une correction de l’inégalité des revenus, rendue possible par la protection du marché national permettrait, dans une optique keynésienne, de concilier croissance économique et amélioration du bien-être de tous ceux qui contribuent à cette croissance sans participer à son partage.
2°) Progrès technique ou progrès social ?
Admettons que la thèse néo-classique, reprise par Jacques Brasseul, soit juste et que la richesse augmente moins vite dans une France retranchée de la concurrence internationale mais que, dans ce cadre, cette richesse puisse être mieux répartie entre tous ceux qui contribuent à sa création. Alors, ceux qui aujourd’hui se servent d’une voiture pour dormir (faute de pouvoir payer un loyer) pourront rêver dans un lit et ceux qui vont à pied pourront s’en offrir une.
Alors, admettons avec Jacques Brasseul, que la protection du marché national provoque un ralentissement du progrès technique tel que les voitures ne soient pas modernisées tous les ans ; mais si, en contrepartie, ladite protection permettait à ceux qui ne le peuvent pas aujourd’hui d’acheter une voiture et à ceux qui en possèdent une de dormir sous un toit, le choix serait alors entre progrès technique et progrès social.
3°) Les pays émergents, les salariés et les entreprises
Pourquoi les produits des pays émergents que nous importons sont-ils moins chers que ceux fabriqués dans l’espace national ? Parce que les conditions de rémunération et de travail des salariés dans ces pays émergents sont d’un niveau déplorable, parce que les impôts et les taxes, qui sont le prix des services publics de qualité et de la protection sociale, sont moins lourds.
En important ces produits, il est possible de limiter la croissance des salaires en France sans trop détériorer le pouvoir d’achat des salariés. Les entreprises, même lorsqu’elles ne délocalisent pas leur activité productive vers les pays à bas coûts, sont donc les véritables bénéficiaires de l’importation de produits dont les prix sont bas.
Je laisse de côté le problème éthique (et ce n’est pas de ma part une indifférence à l’égard de ce problème, chacun de ceux qui me connaissent comprendront : http://andre.segura1.free.fr/epig83.htm) qui consiste à vouloir faire reposer le bien-être tout relatif des salariés d’un pays développé sur le niveau déplorable des conditions de vie et de travail des salariés dans les pays émergents.
Si les pays capitalistes développés mettaient en place une politique keynésienne visant à instaurer une plus large répartition de la richesse, qui n’est concevable que dans un contexte de protection des marchés nationaux, les productions des pays émergents perdraient une grande partie de leurs débouchés. Les exportations ne tirant plus la croissance de ces pays, ils devraient trouver un autre moteur pour leur développement qui ne pourrait être que l’élargissement de leur marché intérieur ; ce qui supposerait que le pouvoir d’achat des salariés de ces pays croisse.
La mise en œuvre d’une politique économique keynésienne de nouvelle répartition des revenus dans les pays développés protégeant leurs marchés répondrait donc aux aspirations des salariés tant dans ces pays que dans les pays émergents. Au contraire, une politique économique libérale inspirée des thèses néo-classiques, qui fait de la soumission des appareils productifs nationaux à la concurrence internationale la marque d’une situation optimale, met en opposition la satisfaction (limitée) des intérêts des salariés vivant dans les pays développés à celle des salariés travaillant dans les pays émergents : le pouvoir d’achat des premiers est d’autant plus grand que les conditions de travail et de rémunération des seconds sont plus déplorables.
La protection des marchés nationaux des pays développés aurait donc pour effet de renverser la tendance actuelle à l’alignement des conditions de travail et de rémunération dans ces pays sur celles des pays émergents : les conditions de rémunération et de travail dans les pays développés deviendraient le point de convergence de celles en vigueur dans les pays émergents. Les bases de la délocalisation, génératrice de chômage, dont pâtissent les pays développés en seraient remises en cause. Cette remise en cause serait accentuée du fait de l’augmentation de la pression fiscale dans les Pays émergents si, pour compenser le recul de leurs exportations et soutenir leurs demandes intérieures, les États de ces pays devenaient des États-Providence à l’instar des États des pays développés après la crise de 1929 (cf. l’article 1 – Grèves et manifestations pour quoi faire ?).
Dans une optique keynésienne, la croissance et l’emploi au niveau mondial n’ont rien à craindre de la protection des marchés nationaux des pays développés ; la seule conséquence d’une telle protection serait qu’elle permettrait un nouveau partage de la richesse qui ferait de la demande intérieure (de nouveau) le moteur de la croissance.
4°) La guerre ou le commerce international
« Si les marchandises ne traversent pas les frontières, les soldats le feront ». L’histoire récente semble donner raison à Jacques Brasseul qui reprend à son compte cette sentence de Frédéric Bastiat.
Si l’on s’accorde sur le constat que dans un contexte de concurrence internationale exacerbée une détérioration des conditions de travail et de vie des salariés est chose inévitable (et ils sont toujours plus nombreux ceux qui en France et ailleurs en Europe l’éprouvent dans leur vie quotidienne), le choix serait donc, dans le cadre du capitalisme arrivé au stade de la mondialisation, entre l’approfondissement des inégalités et la guerre.
Si Frédéric Bastiat, cet obscur économiste du 19ème siècle, avait raison la question se pose de savoir comment sortir de cet insupportable dilemme.
La réponse est encore une question de choix.
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Réponse de Jacques Brasseul :
Merci pour ta réponse, j’avais en effet oublié un point dans mes premières réactions à tes textes. Si nous fermons les marchés les plus importants du monde aux pays en voie de développement ou émergents, les nôtres, ceux des pays développés, contrairement à ce que tu dis ce sera pour eux un effondrement économique, et encore pire que pour nous. Notre protectionnisme, une forteresse Europe ou une forteresse Amérique du Nord, serait un refus de l’internationalisme et une attitude profondément égoïste qui d’ailleurs se retournerait contre nous.
Il est illusoire de croire que ces pays pourraient fonder leur développement sur le marché intérieur, la plupart n’ont pas 1 milliard d’habitants et plus comme la Chine et l’Inde, ce sont de petites économies qui dépendent du commerce international. Le commerce international s’est développé à un rythme beaucoup plus rapide que la production mondiale depuis un demi-siècle, ne pas utiliser ce moteur de la croissance serait un suicide. D’ailleurs, on l’a vu depuis la guerre, tous les pays qui se sont fermés sur eux-mêmes se sont appauvris, ceux qui ont choisi une industrialisation ouverte, tirée par les exportations, se sont développés : Corée du Sud, Taiwan, Singapour, Hong Kong, Malaisie, Tunisie, Maurice, n’en sont que les premiers exemples. La Chine suit, et c’est un autre morceau.
Il n’y a aucun développement possible dans l’autarcie, même avec des tentatives de répartition plus égalitaire des revenus, on l’a vu également un peu partout dans le tiers monde : Corée du Nord, Birmanie, Éthiopie de Mengistu, Guinée de Sékou Touré, Madagascar sous Ratsiraka, Vietnam avant 1986, Chine avant 1979, Cuba jusqu’à maintenant, etc. Il n’y a pas d’exemple de développement isolé, on ne peut produire tout de façon efficace, les hommes sont interdépendants, où qu’ils soient, se priver des possibilités de production différentes ici ou là est un gaspillage qui conduit à l’appauvrissement généralisé.
Même pour des grands pays, comme la Russie, avec un marché immense, des matières premières abondantes, des centaines de millions d’hommes, l’isolement s’est traduit en désastre économique. Idem en Chine et en Inde, l’Inde a mené une stratégie autocentrée après 1947, fermant ses frontières et voulant tout produire sur place, le résultat a été une économie stagnante, des industries inefficaces, produisant peu et mal, par exemple des piles qui ne duraient pas deux jours, des automobiles tombant constamment en panne, des rasoirs qui ne rasaient pas et qui rouillaient dans la semaine, etc.
Enfin, lorsque tu dis que les produits du tiers monde sont moins chers parce que les salaires y sont bas et que les conditions de travail y sont déplorables, c’est vrai, mais c’est une situation transitoire, qui évolue, regarde les conditions actuellement en Corée du Sud ou à Taiwan, ces pays se sont rapprochés des pays développés, les salaires ont progressé, les niveaux de vie aussi, les conditions sociales sont bien meilleures aujourd’hui, les syndicats y exercent un rôle croissant, la démocratisation s’est installée, etc. En fait ils se sont développés, nous ont rattrapés, exactement comme le Japon l’a fait, en commençant avec des salaires bas et des produits simples d’exportation. La Chine suit le même chemin depuis une trentaine d’années avec des centaines de millions de gens qui ont vu leur situation s’améliorer.
Ce sont justement leurs bas salaires qui constituent un avantage comparatif leur permettant d’exporter, et ces bas salaires sont la conséquence d’une faible productivité. Productivité et salaires augmentent ensuite au fur et à mesure du développement et de l’accumulation du capital. Ils peuvent exporter au départ des produits de main-d’œuvre (textiles, jouets, composants électroniques, etc.) vers les pays développés (qui eux se spécialisent dans les produits de technologie élevée ou qui utilisent plus de capital technique). Leurs recettes d’exportation leur permettent d’importer machines et équipements nécessaires à l’accumulation.
Ils ne sont donc nullement maintenus éternellement dans des salaires faibles, pour favoriser les profits de nos entreprises et comprimer nos salaires, les faits montrent que partout dans ces pays les salaires réels ont au contraire largement augmenté depuis la guerre. La Corée du Sud et Taiwan ont maintenant des niveaux de vie comparables aux nôtres, alors qu’il s’agissait de pays misérables en 1950, dont personne ne pariait sur les possibilités.
En réalité, l’évolution historique, qui dépasse notre présent et même notre durée de vie, est celle d’une extension progressive à toute la planète, depuis deux siècles, de la révolution industrielle née en Angleterre vers 1760. Et ça continue, ça prendra encore au moins un siècle. On l’a vu d’abord en Europe continentale, après la Grande-Bretagne, puis dans les pays de peuplement européen, en Amérique et en Océanie, puis au Japon, et maintenant dans le reste de l’Asie et en Amérique latine, en attendant l’Afrique. Un peu comme la révolution néolithique s’était répandue sur presque toute la planète depuis son apparition il y a dix mille ans en Anatolie. Ce qui a pris à l’époque des millénaires va beaucoup plus vite à l’époque contemporaine, du fait de la densité bien plus élevée des hommes et surtout des moyens modernes de communications.
Le résultat de cette extension progressive du noyau initial industriel est un rapprochement à long terme des conditions de vie entre les peuples et une réduction des inégalités internationales. Au fur et à mesure que des continents entiers se développent, comme le fait l’Asie, les écarts se réduisent. Ils se sont accrus au XIXe et au XXe siècle, parce qu’un petit groupe de pays s’est industrialisé, en Europe occidentale, en Amérique du Nord, laissant le reste du monde derrière lui. Mais le reste du monde suit maintenant, comme on le voit depuis quelques décennies, et une convergence s’opère. Il se passe un peu la même chose qu’avec l’Allemagne et le Japon au XIXe : des pays féodaux, ruraux, très en retard en 1840 par rapport à l’Angleterre, la France ou la Belgique, qui rattrapent en quelques décennies, au point de devenir le premier pays industriel en Europe pour l’Allemagne des années 1890.
Restent deux objections, concernant l’environnement. La première est qu’il n’est pas possible, avec les ressources de la planète, d’assurer le niveau de vie occidental à 6 bientôt 8 milliards d’habitants. Il faudrait plusieurs planètes à côté de la nôtre, etc. C’est tout à fait vrai à un instant t, mais pas vrai à long terme, parce qu’à long terme, les techniques changent, deviennent plus économes en matières premières, et que d’autres matières premières sont utilisées. Par exemple, Malthus, Jevons, le Club de Rome, qui tous prévoyaient l’impossibilité de faire face aux besoins des hommes avec la terre, le charbon, les matières premières de l’époque, se sont tous trompés. En 1880, Jevons prévoyait l’épuisement du charbon dans les vingt ans, cent vingt ans après les réserves abondent parce qu’on est passé à autre chose, le pétrole, l’électricité, qu’il ne pouvait prévoir.
La deuxième est que l’humanité s’est embarquée, avec la révolution industrielle qui lui a permis de réduire peu à peu une misère immémoriale, à la limite de la famine, dans une voie qui impliquait toujours plus de pollution, de réchauffement climatique, d’épuisement des ressources, de nuisances en tout genre. Soumise au piège malthusien depuis des millénaires − c’est-à-dire que toute augmentation de la population trop rapide se traduisait en famines, avec la mort qui revenait rétablir l’équilibre population/ressources −, elle en est sortie progressivement, mais au prix de dégâts d’un autre ordre : la destruction de son environnement, et peut-être sa fin programmée… Est-ce vrai, il est difficile de répondre à cette question, tant les hypothèses sur l’avenir se sont toujours révélées fausses. On ne peut que compter sur l’ingéniosité des hommes pour trouver des solutions aux problèmes qu’ils ont créés. De toute façon, il est impossible de revenir en arrière, au mode de vie rural, mais misérable, d’avant la révolution industrielle.
Enfin, je ne crois pas que Bastiat soit « un obscur économiste du XIXe siècle », il est au contraire très connu et figure comme tu le sais dans tous les manuels d’histoire de la pensée économique. En faire un obscur et sans grade me paraît résulter d’un parti pris théorique, là aussi. 😉
D’ailleurs, on aurait pu citer Smith ou Ricardo, un peu moins obscurs si tu veux, et pas très éloignés, ni dans le temps ni dans les idées.