À Meri
Depuis le cœur même de l’im-possible, on entendrait ainsi la pulsion ou le pouls d’une « déconstruction » (Papier Machine, p. 308).
Introduction
Derrida insiste souvent sur le fait que l’éthique, « si elle existe », comme il l’ajoute parfois, doit être l’épreuve, l’expérience et la traversée d’une aporie, d’un certain impossible. Une formule d’autant plus troublante qu’elle s’énonce chez Derrida à la faveur, précisément, d’un retour aux conditions de possibilités de l’éthique. Une précision s’impose en effet d’entrée de jeu sur la question du rapport de Derrida à l’éthique : bien que soulignant que les problèmes éthiques n’ont jamais été absents du travail de déconstruction qu’il a entrepris depuis le début des années soixante (même si ce fut de façon « oblique », non-thématique), Derrida concède aisément que ses textes les plus clairement explicites sur l’éthique, que ce soit ceux sur la justice, la loi, la responsabilité, la décision, le pardon, l’hospitalité, le don, le secret, l’hospitalité, etc., ne proposent pas un système de moralité, une éthique normative au sens reçu ou établi du terme. Dans un entretien donné en janvier 2004 au quotidien l’Humanité, il explique nettement : « D’une certaine manière, les questions éthiques ont toujours été là, mais si l’on entend par éthique un système de règles, de normes morales, alors non, je ne propose pas une éthique » (1). Il s’agirait plutôt pour lui de problématiser ce qu’il nomme l’éthicité de l’éthique, sa possibilité même. C’est en effet une anomalie singulière du champ philosophique contemporain que les philosophes professionnels de l’éthique, ceux que l’on nomme aux États-Unis les « ethicists », ne posent en général pas dans leur réflexion la question préalable du sens de l’éthique, trop occupés qu’ils sont à l’appliquer, comme ils disent. L’« éthique appliquée », c’est donc une éthique dont le sens est présupposé, ignoré, non réfléchi. Il serait donc plus qu’utile de poser à nouveau la ou les questions sur le sens de l’éthique, Derrida insistant sur ce préalable philosophique indispensable. Dans Passions, il écrit ainsi : « Tout cela, donc, reste encore ouvert, indécidé, questionnable au-delà même de la question, voire, pour se servir d’une autre figure, absolument aporétique. Qu’est-ce que l’éthicité de l’éthique ? la moralité de la morale ? Qu’est-ce que la responsabilité ? Qu’est-ce que ce que le « qu’est-ce que ? » dans ce cas ? etc. Ces questions sont toujours urgentes » (2). Ces questions visant à réouvrir la question de l’éthique redonnent donc une respiration (de l’oxygène, on voudrait dire !) à la réflexion philosophique, et inaugurent la pensée derridéenne de l’éthique. Soit une pensée qui, sans proposer une éthique, entreprend une remontée aux possibilités de l’éthique.
Mais remonter aux possibilités de l’éthique signifie immédiatement : faire retour à ses limites, à ses apories, qui sont à la fois constitutives et incapacitantes, possibilisantes et impossibilisantes… L’un des sens de la déconstruction, telle que Derrida l’a pratiquée, aura été de révéler les apories propres aux systèmes, apories qui sont néanmoins constitutives de ce qu’elles interrompent, et en ce sens phénomènes positifs (d’où le sens « positif » ou « affirmatif » que Derrida reconnaît à la déconstruction (3)). L’aporie ne sera donc pas synonyme de fermeture, mais constituera une limite à travers laquelle, insiste Derrida, s’annonce quelque chose de positif, sur un mode affirmatif. L’aporétique est constitutif : ici se laisse entre-apercevoir la pensée renouvelée chez Derrida du possible et de l’impossible, de l’impossible comme possible et du possible comme impossible, de la possibilité de l’impossible. L’impossible ne serait plus l’opposé du possible, mais au contraire ce qui « hante le possible » (4), ce qui « peut » véritablement dans le possible, ce qui l’ouvre ou le possibilise. L’im-possible est possible, non pas au sens où il deviendrait possible, mais dans le sens plus radical où l’impossible est possible, comme impossible. Parallèlement, il s’agit de « convertir le possible en impossible » et de reconnaître que si l’impossible est possible (comme impossible), le possible d’une certaine manière est l’impossible (5). Dans le contexte d’une discussion sur l’événement, Derrida écrit : « Je dirai, j’essaierai de montrer tout à l’heure en quoi l’impossibilité, une certaine impossibilité de dire l’événement ou une certaine possibilité impossible de dire l’événement, nous oblige à penser autrement… ce que veut dire possible en histoire de la philosophie. Autrement dit, j’essaierai d’expliquer pourquoi et comment j’entends le mot « possible » dans cette phrase ou ce « possible » n’est pas simplement « différent de » ou le « contraire de » « impossible », pourquoi ici « possible » et « impossible » veulent dire le même » (6). Remonter aux conditions de possibilité serait donc une démarche aporétique, qui conduit à l’aporie ou à l’impossible. En retour l’aporie est la condition de possibilité (ou d’impossibilité ! (7)) de ce dont est elle est l’aporie. C’est pourquoi Derrida précise : « Ce qui m’intéresse, ce sont, en fait, les apories de l’éthique, ses limites » (L’humanité, 28/1/2004). C’est dans l’aporie, dans l’impossible, qu’il faudra situer l’éthicité de l’éthique.
Ce que je fais est alors aussi bien an-éthique qu’éthique. J’interroge l’impossibilité comme possibilité de l’éthique : l’hospitalité inconditionnelle est impossible, dans le champ du droit ou de la politique, de l’éthique même au sens étroit… Faire l’impossible ne peut pas être une éthique et, pourtant, c’est la condition de l’éthique. J’essaie de penser la possibilité de l’impossible. (8)
I. L’inappropriable
Une double énigme marque donc la pensée derridéenne de l’éthique : d’une part, l’éthique est renvoyée à un impossible de telle sorte que l’on pourrait en conclure que l’éthique même est impossible ; mais d’autre part, cet impossible se donne comme condition de possibilité de l’éthique. La tache des pages qui suivent sera d’entrer plus avant dans cette double énigme.
Dans un premier temps, il convient de revenir sur la reconduction de l’éthique à l’expérience de l’impossible. On sait que Derrida, nous venons de le citer, s’attache à dégager la possibilité de l’impossible comme lieu de l’éthicité de l’éthique. Or cette expression, « la possibilité de l’impossible », est empruntée à Heidegger, précisément à sa pensée de la mort, qui est définie par le penseur allemand comme la possibilité de l’impossibilité de l’existence en général (9). La structure même de la pensée derridéenne de l’éthique est ainsi marquée par cet héritage heideggérien. Derrida, on le sait, commente et discute abondamment cette formule dans Apories, et cherche à la préserver – tout en la compliquant — dans sa pensée de l’événementialité de l’événement, de l’arrivée. Car comme il le souligne, « c’est bien la possibilité d’un pouvoir-ne-pas ou d’un ne-plus-pouvoir, mais nullement l’impossibilité d’un pouvoir » (10). Lorsque Heidegger écrit que la mort n’est pas l’impossibilité de l’existence, mais sa possibilité ultime la plus propre, Derrida lui fait écho en expliquant que « la mort est en conséquence l’événement par excellence » (entretien à l’Humanité), même s’il fera revêtir à cet événement les traits de l’impossible, ce que Heidegger ne fait pas. Cherchant à faire basculer le propre dans l’impropre, le possible dans l’impossible, Derrida explique ainsi que la pensée heideggérienne de l’être comme événement, comme Ereignis, engage une certaine expropriation, un impossible. Allant, il faut bien le reconnaître, à l’encontre de nombre de ses précédentes interprétations de Heidegger, où il avait tendance à souligner un privilège du propre chez le penseur allemand, ici il écrit au contraire : « … la pensée de l’Ereignis, chez Heidegger, ne serait pas seulement tournée vers l’appropriation du propre (eigen), mais aussi vers une certaine expropriation que Heidegger nomme lui-même (Enteignis) » (11). Puis il ajoute, liant explicitement la pensée heideggérienne de l’événement à l’inappropriable et à l’impossible : « L’épreuve de l’événement, ce qui, dans l’épreuve, à la fois s’ouvre et résiste à l’expérience, c’est, me semble-t-il, une certaine inappropriabilité de ce qui arrive » (12). Même si Derrida reconnaît que tout événement appelle immanquablement une certaine réception appropriatrice, il insiste sur le fait qu’« il n’y a d’événement digne de ce nom que là où cette appropriation échoue sur une frontière (LC, p. 139). Derrida trouve ici accès à sa propre pensée de l’impossible dans la pensée heideggérienne de l’événement, de l’Ereignis et du mourir. Mais aussi à sa pensée de l’éthique, nous allons le vérifier.
On pourrait en effet, dans certaines limites, discerner dans le texte heideggérien une pensée de l’être-responsable qui ouvre à la pensée derridéenne de l’éthique aporétique. Pour Heidegger comme pour Derrida, en effet, la responsabilité ne peut pas être conçue comme l’imputation d’un sujet-cause, mais plutôt comme la rencontre et l’exposition à une limite (que Derrida cherchera à penser comme aporie). Dans Être et Temps, cette limite se donne à voir dans la notion de l’être-jeté manifeste dans le phénomène des humeurs, de la naissance et de la finitude de l’être mortel, et dans l’être-coupable ou responsable du Dasein. Ce qui apparaît, c’est que ces limites, loin de forclore la possibilité de l’éthique, constituent au contraire ce qui oblige éminemment et appelle le Dasein à son être le plus propre comme fini, que Derrida comprend comme impropre ou impossible. Elles représentent l’origine de la responsabilité, et l’éthicité de l’éthique. Revenons brièvement sur ces limites.
On le sait, la pensée du Dasein rompt de façon décisive avec la tradition de la subjectivité (13). La responsabilité, l’éthique, « si elles existent », devront donc trouver une autre origine que celle du sujet libre et autonome. Car la responsabilité ne disparaît pas dans la déconstruction du subjectum. Heidegger a au contraire constamment maintenu que le Dasein devait être pensé précisément en termes de responsabilité. Néanmoins, Heidegger marquera que l’existence surgit d’un fonds ou plutôt d’un non-fonds parfaitement opaque, inappropriable, qui ne peut que constituer une limite ou une aporie pour l’appropriation responsable. Elle semblerait même mettre en péril la possibilité de l’être-responsable, si tant est qu’elle représente non seulement ce dont je ne suis responsable, mais aussi ce que ne saurais en aucun cas m’approprier. On relèvera ici trois instances de cet inappropriable – que Derrida appellerait instances de l’impossible : l’énigme des humeurs ; la question de la naissance ; la culpabilité ontologique.
À chaque fois que Heidegger évoque les humeurs (Stimmungen) dans Sein und Zeit, c’est pour insister sur la dimension d’opacité et de retrait qui semble constituer une limite à l’appropriation cognitive ou pratique. Les humeurs, explique-t-il, sont au-delà des capacités de la connaissance et du vouloir. Les lumières rationnelles rencontrent ici une limite infranchissable, car la disposition affective conduit le Dasein devant le pur “que” de son Là, qui comme tel, écrit Heidegger de façon saisissante, “lui fait face en son inexorable énigme” (SZ, 136). Heidegger écrit que dans la disposition affective, « l’être est devenu manifeste comme un poids. » Il ajoute aussitôt la précision suivante : « Pourquoi, on ne le sait pas ». (SZ, 134). Le pur fait d’être ce Là est senti et révèle dans l’être-disposé, mais son « où » et son « vers où » « restent dans l’obscurité » (Ibid). C’est pour cela que le connaître tombe trop court, non par faiblesse, mais par ce « rester dans l’obscurité » du « d’où » et du « vers où » du Là, qui lui est inappropriable. L’inappropriable manifeste dans l’humeur, c’est donc la facticité du Dasein. Ce qui est ainsi révélé, c’est l’inappropriabilite de nos origines. Dans un cours intitulé Introduction à la philosophie, Heidegger explique que, de par son initiative, le Dasein est impuissant vis-à-vis de « l’obscurité de son origine », une opacité qui est mise en contraste avec l’éclaircie relative de son pouvoir-être. En effet, continue-t-il, “le Dasein existe toujours dans une exposition essentielle à l’obscurité et l’impouvoir de son origine” (14).
Cet inappropriable se donne aussi à voir dans le phénomène de la naissance, et de la mort, car l’on ne dira jamais assez à quel point il est nécessaire de ne pas séparer les deux phénomènes dans la pensée de Heidegger. Chez Heidegger, c’est en effet d’un même trait, d’un même jet (l’être-jeté) que je nais… à la mort ou pour la mort, exposé natalement à ma mortalité : je nais-pour-la-mort et comme mortel, j’existe natalement. Je me rapporte à ces deux fins, naissance et mort, et le Dasein est en vue des deux, et non pas seulement de la mort en laissant le naître derrière lui. Naissance et mort représentent dès lors les deux limites extrêmes de mon existence auxquelles je me rapporte tout au long de mon existence, elles incluent ainsi la totalité de mon être. Mais précisément, s’agit-il-il de mon être ? Et sont-elles “mes” limites ? De fait, elles me sont et me demeurent inappropriables, rendant, une fois encore, plus que problématique toute possibilité d’assomption responsable. Ne suis-je pas donc exproprié de mon propre être, la responsabilité de soi devenant… impossible ? C’est en ce point que Heidegger situera pourtant la responsabilité du Dasein, à même cet impossible. Il la nomme Schuldigsein, l’être-coupable ou responsable. Dans le cours déjà cité, “Introduction à la Philosophie,” Heidegger explique que ce que le Dasein ne saurait se rendre maître ou s’approprier (l’inappropriable) doit être “enduré” ou “traversé”. Il écrit : “Ce qui ne provient pas d’une décision expresse, comme la plupart des choses pour le Dasein, doit être approprié, si ce n’est que dans le mode du supporter ou d’endurer quelque chose ; ce qui pour nous n’est pas entièrement sous le contrôle du libre-arbitre au sens étroit du terme… est quelque chose qui d’une manière ou d’une autre est repris ou rejeté dans le comment du Dasein (GA 27, 337, je souligne). Il est clair que ce qui est à porter, à “supporter” (c’est-à-dire aussi, et peut-être surtout, à penser), c’est l’inappropriable de l’existence ; c’est cet inappropriable qui appelle, à être, à penser, et à en être responsable. Le sens le plus authentique de la responsabilité serait donc : l’appropriation de l’inappropriable, comme inappropriable. Il s’agirait d’être proprement l’impropre, selon la logique de l’ex-appropriation que Derrida cherche à penser. Derrida concevra ces phénomènes comme apories, et comme lieu de l’éthique : comme expérience de l’impossible.
II. Les apories de l’éthique
La mort comme aporie
Tout pour Derrida se joue dans cette formule : “la possibilité de l’impossible”. Comment entendre son sens ? “Est-ce là une aporie ? où la situer ? dans l’impossibilité ou, ce qui ne revient pas nécessairement au même, dans la possibilité d’une impossibilité ? Comment penser cela ? Comment le dire dans le respect de la logique et du sens ? Comment approcher, vivre, exister cela ? Comment en témoigner ?” (15) Pour Heidegger, on le sait, il s’agit de la possibilité la plus propre du Dasein ; pour Derrida, au contraire, il s’agira d’en souligner le caractère aporétique, et de pencher vers l’impropre et l’expropriation car, comme il l’explique dans Apories, si la possibilité la plus propre et la plus extrême se révèle être la possibilité de l’impossible, alors il faudra dire “qu’une certaine expropriation de l’Enteignis aura toujours habité le propre de l’Eigentlichkeit” (16). Lorsque Heidegger parle de la possibilité de la mort “comme celle de l’impossibilité de l’existence en général” (als die der Unmöglichkeit der Existenz überhaupt), Derrida l’entendra comme manifestant que la possibilité est approchée comme impossibilité, car ce « n’est pas seulement la possibilité paradoxale d’une possibilité de l’impossibilité, c’est la possibilité comme impossibilité » (17) ; et donc, comme la disparition de la possibilité dans l’impossible : il explique ainsi que la mort, pour le Dasein, “est à la fois sa possibilité la plus propre et cette même possibilité (la plus propre) en tant impossibilité (donc la moins propre, dirais-je, mais Heidegger ne le dira jamais ainsi) », car, continue-t-il, “nous aurons à nous demander comment une possibilité (la plus propre) en tant impossibilité peut encore apparaître comme telle sans disparaître aussitôt, sans que le ‘comme tel’ sombre d’avance…” (18) Bref, il s’agit pour Derrida d’entendre cette expression comme aporie (“Il y a plusieurs manières de penser la possibilité de l’impossibilité comme aporie” (19)), même s’il reconnaît aussitôt que Heidegger “n’accepterait sans doute pas” cette logique de l’aporie, cette logique aporétique qui selon Derrida serait de fait la ruine de l’analytique existentiale, de l’opposition du propre et de l’impropre, et des démarcations conceptuelles opérées dans Sein und Zeit. Derrida voit dans ce traitement du mourir l’exemple d’une logique de l’aporie, une figure de l’aporie, qui marque et détermine “tout ce qui n’est possible, s’il y en a, que comme l’impossible : l’amour, l’amitié, le don, l’autre, le témoignage, l’hospitalité, etc.” (20). Et l’éthique en tant que telle.
L’aporie de la loi
En effet, toute l’éthique, le tout de l’éthique, l’éthicité de l’éthique, sont noués selon Derrida à l’impossible, à l’aporie. Et l’on se souvient que ce qui l’intéressait dans l’éthique, à mille lieues des moralismes bien-pensants et de toute restauration de la morale, et même d’une “re-moralisation de la déconstruction” (21), ce sont ses apories, ses limites, les origines an-éthiques de l’éthique… Commençons donc par relever les trois apories qu’il dégage dans Force de loi, texte sur le « fondement mystique de l’autorité » : l’epokhē de la règle ; l’aporie de l’indécidable ; enfin, l’aporie de la décision responsable hétérogène au savoir.
La première aporie marque l’excès de l’éthique vis-à-vis de toute norme ou devoir, de toute règle normative. Il est en effet propre à la loi, selon Derrida, qu’elle soit radicalement non fondée, en dernière analyse injustifiable, et elle-même… sans loi : Il n’y pas de loi de la loi. C’est pourquoi la force, le coup de force, ce que l’anglais nomme l’« enforceability » de la loi est inhérente à celle-ci. Pas de loi sans force. Cette force n’est pas externe à la loi, elle est le coup de force de la loi, d’une loi non fondée ; en ce sens, Derrida précise que « l’opération qui revient à fonder, à inaugurer, à justifier le droit, à faire la loi, consisterait en un coup de force, en une violence performative » (22). Rien ne peut venir justifier la justice de cette loi, car au moment de sa fondation celle-ci n’est « ni juste ni injuste » : il n’y a pas de fondation de cette fondation performative. « Aucun discours justificateur ne peut ni ne doit assurer le rôle de métalangage par rapport à la performativité du langage instituant… » (FL, p. 33). L’auto-justification d’une décision est donc impossible et la décision « ne saurait, a priori, et pour des raisons de structure, répondre absolument d’elle-même” (P, pp. 25-26). Là réside le fondement mystique de l’autorité (23). Là réside aussi l’epokhē de la règle : le « il faut » de éthique ne peut pas, ne doit jamais « prendre la forme d’une règle » (24) et l’éthique ne saurait donc être la conformité au devoir, à une norme donnée et établie. Il s’agirait de « se porter au-delà du langage même du devoir » (FL, p. 21), par fidélité à l’injonction éthique, qui se passe toujours par-delà la règle. L’éthique serait ainsi un devoir au-delà du devoir, et Derrida rompt ici avec la formulation kantienne du devoir : « Y aurait-il donc un devoir de ne pas agir selon le devoir : ni conformément au devoir, dirait Kant (pflichtmässig), ni même par devoir (aus Pflicht) ? » (25) Un « contre-devoir », ou plus précisément, un devoir par-delà le devoir : on retrouve ici le motif d’une éthique au-delà de éthique, au-delà du devoir et de la dette, et l’on voit pour la première fois comment celle-ci s’origine de l’aporie. C’est parce que la décision morale doit juger sans règles, que son devoir excède infiniment le devoir et le normatif, et qu’elle se voit ainsi ouverte sur son infini. L’éthique serait donc « rebelle à la règle » (26), étrangère à « tout concept normatif » (27), la responsabilité ou l’expérience de la responsabilité ne se réduisant pas au devoir ou à la dette, et ouverte sur l’incalculable par l’impossible de sa fondation.
L’indécidable.
L’absence de règles, l’aporie de la règle, conduisent la décision éthique à affronter l’indécidable : « Il n’y a de décision ni de responsabilité sans l’épreuve de l’aporie ou de l’indécidabilité ». (28) C’est-à-dire de l’impossible. La décision doit décider sans règles à pouvoir suivre, à appliquer, sans savoir comment choisir, et c’est pourquoi il s’agit à chaque fois dans la décision d’un événement « impossible » car se produisant hors de tout programme « possibilisant », d’une règle à appliquer ou d’une norme à laquelle se conformer. Il s’agit dans la décision d’une invention sans règles, et à chaque fois de «l’événement d’une décision sans règles et sans volonté au cours d’une nouvelle épreuve de l’indécidable » (29). La décision est un saut, se produisant hors des conditions préalables de possibilité (et en ce sens, im-possible), un risque absolu et ne reposant que sur elle-même : « Il n’y a pas de ‘politique’, de droit, d’éthique sans la responsabilité d’une décision qui, pour être juste, ne doit pas se contenter d’appliquer des normes ou des règles existantes, mais prendre le risque absolu, dans chaque situation singulière, de se re-justifier, seule, comme pour la première fois, même si elle s’inscrit dans une tradition » (30). Tel est le sens de l’indécidable : indécidable car non décidé au préalable, et en vérité, jamais décidable et donc jamais décidé. Une décision prise ne supprime pas l’indécidable. Derrida est très clair sur ce point : « L’aporie dont je parle tant, ce n’est pas, malgré ce nom d’emprunt, une simple paralysie momentanée devant l’impasse. C’est l’épreuve de l’indécidable dans laquelle seule une décision peut advenir. Mais la décision ne met pas fin à quelque phase aporétique » (31). L’indécidable n’est donc pas une objection à la décision, comme une lecture superficielle le veut, il en est la condition (32), une aporie constitutive et permanente, et non un obstacle temporaire. L’aporie même est le lieu de la liberté : « Là où il me reste une zone de choix, je suis dans l’antinomie, la contradiction, et à chaque instant, je veux garder la plus grande liberté possible pour négocier entre les deux ». (33) L’indécidable comme impossible hante et continue de hanter toute décision ; y compris quand celle-ci est prise, elle reste en prise avec indécidable qui la rend possible.
Décision et non-savoir
Un non-savoir est donc à la base de la décision éthique : “Si je sais ce que je dois faire, je ne prends pas de décision, j’applique un savoir, je déploie un programme. Pour qu’il y ait décision, il faut que je ne sache pas quoi faire… le moment de la décision, le moment éthique, si vous voulez, est indépendant du savoir. C’est au moment du ‘je ne sais pas quelle est la bonne règle’ que la question éthique se pose”, explique-t-il dans son entretien à l’Humanité… Le moment de la décision, le moment de la responsabilité, suppose donc une rupture avec l’ordre de la connaissance, une rupture avec la rationalité calculatrice, et en ce sens une folie de l’impossible comme ouverture sur l’incalculable. Un saut dans l’incalculable est nécessaire, et il s’agit de décider sans savoir, pour ainsi dire sans voir ou sans pouvoir voir, donc à partir d’un certain invisible ou im-pré-visible, sans être capable de calculer toutes les conséquences de la décision, en « s’enfonçant », comme le dit Derrida suggestivement, « dans la nuit de l’inintelligible ». Même la distinction entre le bien et le mal ne dépend pas d’un savoir ; l’on ne sait pas quelle est la distinction entre le bien et le mal. Celle-ci ne peut se faire que dans un moment de décision éthique, qui a toujours lieu dans un saut par-delà le savoir. L’éthique s’ouvre de cette aporie du non-savoir de la décision responsable.
D’une loi et décision venues de l’autre
La décision responsable (une sorte de décision « passive » (34)) est une ouverture sur l’incalculable ; si une décision est un saut dans le non-savoir, dès lors une altérité est sa condition : je ne peux jamais dire : Je prends une décision ; Derrida explique fermement : « on dit facilement ‘je décide’ ou bien ‘je prends la responsabilité’, ‘je suis responsable’. Ces phrases me paraissent aussi irrecevables les unes que les autres. Dire ‘je décide’, dire ‘vous savez que je décide, je sais que je décide’, cela veut dire que je suis capable et maître de ma décision, et que j’ai un critère qui me permet de dire que c’est moi qui décide ». (35) Derrida rompt ainsi dans sa pensée de la décision responsable avec l’horizon de la subjectivité et du vouloir, un horizon qui domine la pensée classique de la responsabilité comme imputabilité d’un sujet libre. Suivant ici l’impulsion de Levinas, qui précisément « met toujours la liberté après la responsabilité » (36), Derrida cherche à penser cette altérité de la décision car une décision « digne de ce nom » doit marquer la déchirure du même ou du soi-même, un hiatus dans le sujet. Derrida ira jusqu’à parler d’une décision de l’autre en moi (37). “Une décision devrait déchirer – c’est ce que veut dire le mot décision – par conséquent devrait interrompre la trame du possible [que Derrida comprend ici comme le ‘je peux’ de l’ego, comme pouvoir et vouloir du selbst, du soi–même]. Chaque fois que je dis ‘ma décision’ ou bien ‘je décide’, on peut être sûr que je me trompe…. La décision devrait être toujours la décision de l’autre. Ma décision est en fait la décision de l’autre… Ma décision ne peut jamais être la mienne, elle est toujours la décision de l’autre en moi et je suis d’une certaine manière passif dans la décision” (38). Il s’agit de marquer une altérité au sein de la décision responsable – une altérité à partir de laquelle et dans laquelle une décision se prend. « C’est ce que suggérait tout à l’heure en parlant de l’hétéro-nomie, de la loi venue de l’autre, de la responsabilité et de la décision de l’autre – de l’autre en moi plus grand et plus ancien que moi » (39).
III. L’im-possible
L’éthique derridéenne se déterminera donc comme une éthique de l’altérité, de l’accueil de l’autre, une éthique de l’hospitalité, si elle ne s’identifie pas purement et simplement avec celle-ci. Elle l’est dans la mesure où elle est aussi une éthique de l’événement. On l’a vu, la responsabilité brise l’horizon de la subjectivité, de son pouvoir, et sort en l’excédant de l’horizon d’anticipation que les conditions de possibilité de la subjectivité déploient. La responsabilité désigne au contraire l’ouverture sur l’incalculable et l’altérité infinie (infinie car irréductible au même). C’est parce que Derrida conçoit la responsabilité comme hétérogène à l’horizon de calculabilité du sujet qu’il la pense comme im-possible. Ici, impossible, que Derrida écrit comme im-possible pour des raisons qui vont apparaître immédiatement, ne signifie pas ce qui ne peut pas être, mais ce qui arrive en dehors des conditions de possibilité du sujet égologique, en dehors des horizons d’anticipations offerts par le sujet, hors des horizons transcendantaux de calculabilité : im-possible. On peut calculer jusqu’à un certain point, mais l’incalculable “arrive”, écrit Derrida (40). L’impossible ne sera donc pas le nul et le non avenu, mais ce qui arrive en dehors des conditions de possibilités anticipantes, Derrida parlant ainsi de “la valeur d’im-possible imprévisible”, qu’il “associe” à celle de “singularité incalculable et exceptionnelle” (41). Derrida écrit “impossible” en “im-possible” afin d’indiquer l’excès par rapport à l’horizon des conditions de possibilité du sujet, et ainsi pour rendre possible, en dehors des conditions de possibilité, l’événement. Un événement, explique-t-il, ne s’intègre jamais dans un horizon d’attente, je ne peux pas le voir venir. Un événement n’arrive jamais “à l’horizontal”, il ne se profile pas à l’horizon d’où je pourrais le pré-voir ; un événement “me tombe dessus”, il vient d’en haut, à la verticale, il est une surprise absolue : “L’événement, comme l’arrivant, c’est ce qui verticalement me tombe dessus, sans que je puisse le voir venir : l’événement ne peut m’apparaître avant d’arriver que comme impossible”. (42) L’im-possible, c’est donc la survenue de l’événement.
Derrida reconnaît l’importance grandissante qu’a prise pour lui cette pensée de l’événement. Répondant à son interlocuteur de l’Humanité, il insiste sur la portée éthique de cette pensée : “… ce que vous dites d’une attention privilégiée à l’événement est juste. Elle s’est faite de plus en plus insistante. L’événement comme ce qui arrive, imprévisiblement, singulièrement. Non seulement ‘ce’ qui arrive, mais ce ‘qui’ arrive, l’arrivant. La question ‘que faire avec (ce) qui arrive ?’ commande une pensée de l’hospitalité, du don, du pardon, du secret, du témoignage. Les enjeux politiques de ces réflexions ont été soulignés. Tout cela concerne ‘(ce) qui arrive’, l’événement en tant qu’imprévisible. Car un événement que l’on prévoit est déjà arrivé, ce n’est plus un événement. Ce qui m’intéresse dans l’événement, c’est sa singularité. Cela a lieu une fois, chaque fois une fois. Un événement est unique donc, et imprévisible, c’est-à-dire sans horizon ».
Derrida opposera ainsi à l’établissement d’un pouvoir, d’un “je peux” comme neutralisation de l’événement, l’im-possible comme possibilité de l’événement. À toute cette machinerie du sujet, écrit-il, “j’y opposerai en premier lieu tout ce que j’ai placé… sous le titre de l’im-possible, de ce qui doit rester (de façon non négative) étranger à l’ordre de mes possibles, à l’ordre du ‘je peux'”, soit s’opposant à “un pouvoir du ‘je’ garanti par des conventions qui neutralisent l’événementialité pure de l’événement” (43). C’est donc paradoxalement la condition de possibilité qui impossibilise l’événement ainsi que l’expérience dont elle se prétend la condition ; c’est au contraire l’im-possible, en tant que saut en dehors de l’horizon et de l’anticipation, qui possibilise l’événement, l’événementialité de l’événement, ce que Derrida appelle l’arrivée de l’arrivant, et dont il nommera l’accueil, précisément : éthique. “Im-previsible, un événement digne de ce nom… L’événement doit s’annoncer comme im-possible… Un événement ou une invention ne sont possibles que comme im-possibles” (44). Finalement, cet événement impossible – il y a l’impossible, insiste souvent Derrida — marque l’altérité de l’événement, absolument. C’est-à-dire abyssalement et infiniment étranger au “je peux”. L’éthique désignerait ainsi cette ouverture à l’autre, une éthique de l’autre au sens subjectif du génitif.
Un abîme sépare donc le possible de l’im-possible. Lorsqu’il traite de l’hospitalité (qui selon lui n’est pas une simple région de l’éthique, mais bien “l’éthicité même, le tout et le principe de l’éthique” (45)), Derrida distingue une hospitalité conditionnelle, c’est-à-dire régulée par les conditions pré-existantes d’une puissance accueillante, et qui n’a d’hospitalité que le nom, de l’hospitalité elle-même, qui est inconditionnelle : une hospitalité, pour être telle, ne doit pas imposer des conditions, elle ne doit pas “choisir” l’arrivant (comme le souhaitait récemment Nicolas Sarkozy…). Ainsi, la tolérance, qui est hospitalité jusqu’à un certain point (“seuil de tolérance”), au fond n’est pas hospitalité, et en serait peut-être même le contraire. Il s’agira donc de radicaliser ce “tout de l’éthique” qu’est l’hospitalité jusqu’au point d’un authentique accueil de l’autre, au génitif subjectif (46). L’accueil de l’autre – de l’arrivant – n’est pas du côté de l’hôte comme maître des lieux, mais du côté de l’arrivant. L’hospitalité vient de l’autre ; pour qu’il y ait hospitalité, il faut l’événement de l’arrivée de l’autre. L’autre arrive quand il arrive : “(Ce) qui arrive arrive, et c’est au fond le seul événement digne de ce nom” (47). Derrida propose donc, en contraste avec l’hospitalité conditionnelle – qui est en dernière analyse exercice d’un pouvoir sur l’arrivant en lui posant des conditions – une hospitalité pure, inconditionnelle, infinie ou absolue, en ce sens bien précis : “L’hospitalité pure et inconditionnelle, l’hospitalité elle-même s’ouvre, elle est d’avance ouverte à quiconque n’est ni attendu ni invité, à quiconque arrive en visiteur absolument étranger, en arrivant non-identifiable et imprévisible, tout autre” (48). L’absolu est ici le terme pour ce “tout autre” et la responsabilité est la réponse à cette arrivée du tout-autre, et donc une responsabilité absolue de l’autre. Cette réponse doit avant tout être un désarmement, une vulnérabilité à l’autre, un se-laisser exposer à ce qui ne se laisse approprier, à ce qui arrive, qui est là, avant nous, sans nous, et qui nous arrive sans avoir besoin de nous pour (nous) arriver.
Aucune inflation théologique, comme on le lit parfois : plutôt l’inscription (ou l’ex-scription) à même l’immanence de l’expérience, de la transcendance de l’événement. La transcendance a lieu à même l’immanence, et ne représente pas un au-delà, même au titre d’un horizon téléologique. L’événement “im-possible” est à chaque fois l’interruption et la constitution d’un seuil, d’un ici comme seuil (seuil du “chez soi”) et lieu d’accueil. Derrida est très clair sur ce point : “Cet im-possible n’est pas privatif. Ce n’est pas l’inaccessible, ce n’est pas ce que je peux renvoyer indéfiniment : cela s’annonce à moi, cela fond sur moi, me précède et me saisit ici et maintenant, de façon non virtualisable, en acte et non en puissance.” (49) Il y a l’im-possible, ici et maintenant ; il ‘n’attend pas à l’horizon’, il le crève, dans l’urgence de son arrivée, s’il est vrai qu’un événement n’a pas d’horizon. L’im-possible n’est pas une Idée au sens kantien, il n’est pas une idée, mais le plus réel : “C’est ce qu’il y a de plus indéniablement réel. Comme l’Autre. Comme la différence irréductible et non reappropriable de l’autre”. (LC, p. 194). L’im-possible est ainsi la possibilité de l’événement de l’ici et du maintenant, un tracé qui à chaque fois est marqué par une altérité inappropriable, arrivant à une responsabilité comme accueil de l’autre, au sens subjectif du génitif, sans réserves, sans calculs et sans conditions.
Conclusion :
L’éthique de l’im-possible, dans sa structure aporétique, est ainsi l’arrivée de l’autre et l’obligation de l’hospitalité. L’im-possible est le lieu de cet accueil, car il est la possibilité même de l’événement, de ce qui arrive. C’est pourquoi l’im-possible est le nom de cette éthique de l’hospitalité, l’éthique devenant l’expérience des limites, de ce qui reste inappropriable ou « impossible » dans l’événement de l’altérité. C’est en ce sens que l’aporie devient la possibilité même d’une voie, d’un chemin, d’un passage, comme le non-passage est la condition de la marche : « l’impossibilité de trouver sa voie est la condition de l’éthique ». (50)