Simonne Henry Valmore dont le nom claque comme un oriflamme au vent, nous offre sous le titre Objet perdu – Lettre à Aimé, une œuvre tendre, une longue lettre à Aimé Césaire, lettre qui s’ouvre sur un émouvant prologue avec le tableau pathétique d’un petit garçon qui, en cet amer matin du 17 avril 2008, voit son papa pleurer… Sous la forme brève d’une adresse, l’auteur nous fait sentir la sidération qui, ce jour, glaça le peuple de Martinique, comme la ressentit Raphaël Caddy :
« … L’Homme est entré debout tout entier, tel un I majuscule – le I de l’insolence – dans le royaume interdit et la Mort, effrayée, tremblante, est tombée face contre terre, au bout du petit matin…
Aimé Césaire est mort pour que la Martinique monte enfin au clocher de l’Histoire faire carillonner cette heure de nous-mêmes… » (Lettre du 18 avril 2008)
Simonne Henry Valmore nous avait habitués à sa belle écriture pudique, intime, nette de toute glose : la magie antillaise des Dieux en exil, le déracinement de Victorine avec le pathétique Autre bord, et, bien sûr, l’indéracinable biographie, Aimé Césaire Le Nègre inconsolé.
Les mots d’une pure simplicité : « Ce fut comme un coup d’état dans nos âmes. Le ciel, rempli d’étoiles de confidence, suppliait les nuages de s’éloigner : “Laissez passer la poésie” » (p.22)
Ina Césaire, dans sa préface, ne s’y trompe pas et se laisse bercer par cette l’écriture valmorienne « pudique et vibrante … rigoureuse, soutenue par un style particulier sans emphase, entre conte traditionnel et fine analyse… J’ai lu, entendu, vu de bien nombreux ouvrages consacrés à mon père : des livres, des films, et des pièces de théâtre. Je dois avouer que si j’en ai aimé certains emprunts de sincérité et de talent, j’en ai détesté d’autres qui n’ont craint ni les erreurs, volontaires ou non, ni les insinuations douteuses »
En exergue, un vers pathétique extrait de ce que nous tenons pour l’un des plus beaux poèmes d’Aimé Césaire, poème oublié, la danse d’Hélène et de Lumumba, au seuil de sa mort :
… Allons, amie, point de tristesse ; dansons jusqu’à l’aube[1]…
Sous un titre pudique et presque banal, l’image filiale du père, Yel et du parrain spirituel, Aimé, marchant du même pas, le regard vers la même cible…
Simonne Henry Valmore semble rechercher ici, tel un enfant égaré, les signes d’attachement filial au poète, une recherche pathétique de liens charnels, de signes du destin attestant une parentèle :
« Ma mère est morte. Elle a tiré sa révérence trois mois plus tôt que vous. L’auriez-vous su que vous auriez déplié vos bras, en venant vers moi… La chapelière [la mère] racontait “J’ai rencontré Césaire, il m’a dit que je te ressemblais… Un jour, dans un élan, oublieux de votre pudeur légendaire, vous avez dit en public m’avoir vu naître, et j’en fus saisie d’étonnement. Aurais-je pu réclamer ma part au grand partage de la parentèle » (pp.25-26).
Il s’agit d’une approche affectueuse et, en même temps, naïvement pénétrante, celle d’un enfant au regard curieux qui soudain, pose la question : dis, Papa, c’est vrai que tu es né coiffé ?
Et cette fierté filiale lors de la rencontre des preuves concrètes de la réputation de son grand homme, comme l’épisode du jeune fleuriste niçois qui déclare à Simonne : « Aimé Césaire, je connais » montant le livre qu’il venait de s’offrir. Corps perdu.
Cet épisode nous rappelle une rencontre du même type. Colette Césaire nous fit, voici quelques année, grand plaisir en venant nous voir, à Lyon – merveilleuse journée emplie de tous les savoureux souvenirs de Martinique et de la mémoire de notre Aimé Césaire. Nous lui fîmes visiter le vieux Lyon médiéval puis déjeuner dans un petit bouchon lyonnais typique. La patronne vint prendre la commande et je l’avisai de l’éminente présence de Colette Césaire en lui expliquant la filiation de notre invitée. La dame acquiesça poliment – manifestement, Césaire, ce nom ne lui parlait pas et la commande fut prise. Peu de temps après, surgit de la cuisine, un jeune marmiton d’origine sénégalaise, se précipitant à notre table, très ému, s’adressant à Colette : « C’est vrai que vous êtes la fille d’Aimé Césaire ? » et le voilà récitant les stances du Cahier d’un retour au pays natal, retournant à se fourneaux, puis revenant à notre table, souriant et manifestement habité du nom d’Aimé Césaire… Cet épisode reste, à jamais, gravé dans ma mémoire et je n’oublierai jamais ce jeune marmiton et sa fascination césairienne…
S’il fallait mettre ce livre en harmonie, il se fondrait avec une œuvre d’art, une peinture haïtienne où un visage en majesté rayonne au sein d’une efflorescence jaillissante de couleurs, de fleurs, de feuilles, d’arbres, dans un enchevêtrement d’animaux, d’hommes, de femmes, des gerbes sur les têtes, d’eau, de ciel, de soleil…
En effet, dans ce livre, l’homme apparaît enlacé par ses passions, ses doutes : sa femme, l’arbre, la racine, la fleur énigmatique du balisier… belle comme la circulation du sang[2]…, la fleur foudroyée en oiseau, son île, la foule, le peuple de Martinique et son destin, autant de tableaux qui se déroulent dans le texte sous forme d’un somptueux kaléidoscope.
C’est le “Grand Hôtel Valmore” dont toutes les fenêtres donnent sur des vue différentes, aussi attrayantes les unes que les autres et dont voici les plus attendues.
Césaire, l’arbre et la racine : Un lien étrange et familier à la fois se noue entre le poète et Simonne avec l’arbre somptueux « au nom introuvable » de la place de l’Abbé Grégoire, à Fort-de-France, ce guanacaste planté par Aimé Césaire lui-même :
« Je revois votre air malicieux, quelque peu triomphant : “bien sûr que je connais son nom, c’est moi qui l’ai planté ! Il en a même deux : un nom latin, Enterolobium cyclocarpum, et un autre, plus secret. Je vous le dis, mais promettez-moi de ne pas le répéter… son petit nom, ne l’ébruitez pas : Oreille-de-juif-oreille-de-nègre.” » (p.43) – et le fromager, et l’arbre sur la route de Saint-Pierre, et l’arbre à hauts talons, et le palmier royal, « femme frigide étroitement gainée » et le baobab « qu’il mal agite des bras si nains / qu’on le dirait un géant imbécile »…[3] …
Complicité et amour sylvestre partagé entre le poète et Simonne Henry Valmore qui publia un abécédaire aussi adorable qu’étonnant, un mini-opuscule (3 cm x 2 cm), intitulé Les arbres de Césaire, depuis l’acéra jusqu’au palmier royal, en passant par le fameux Enterolobium cyclocarpum et le balisier.[4]
Soulignons la sublime délicatesse du chapitre « Le cas Aimée – Elle s’appelait Suzanne Aimé Roussi », l’oubliée du musée… Vous étiez comme l’auteur de poème “El Desdichado”, vous aussi, “le veuf inconsolé”… À cet endroit, en ces lignes particulièrement, apparaît avec clarté, la tendre complicité entre la mémoire du poète et la femme, la psychanalyste qui sonde le cœur et l’âme.
Autre vaste tableau de la saga de ce chaman inspiré, revenu de son voyage océanique au pays des ancêtres… qui n’a pas eu de Bible pour fixer le poids de son destin… : les rencontres d’Aimé Césaire et de Frantz Fanon, l’ambivalent, Léopold Sédar Senghor, le serein sérère, Petar Guberina, l’ami croate, Léon Gontran Damas, le dandy rappeur avant la lettre et son blues de nègre inconsolé.
Un point particulier nous semble devoir être relevé dans cet ouvrage : la discrétion avec laquelle est évoqué le mot négritude, ce qui nous change, assurément, du torrent coutumier d’analyses au sein desquelles se noie le texte césairien. L’écriture de Simonne Henry Valmore est conforme à la discrétion que voulait Aimé Césaire au regard de son œuvre poétique, déniant ces interminables gloses qui, non seulement n’éclairent pas la lecture mais au contraire tendent à l’étouffer au sein d’un concept dépassé. Rappelons-nous ses propos :
Je ne blesserai personne en vous disant que j’avoue ne pas aimer tous les jours le mot Négritude même si c’est moi, avec la complicité de quelques autres, qui ai contribué à l’inventer et à le lancer[5].
Simonne Henry-Valmore place résolument la négritude dans le champ voulu par Aimé Césaire, c’est-à-dire le champ des vertus philosophiques et morales… Il s’agit d’une négritude d’un point de vue littéraire… et Césaire ajoute : … Si le nègres n’étaient pas un peuple, disons, de vaincus, enfin un peuple malheureux, un peuple humilié, etc. renversez l’Histoire, faites d’eux un peuple de vainqueurs, je crois, quant à moi, qu’il n’y aurait pas de négritude. Je ne revendiquerais pas du tout la négritude, cela me paraîtrait insupportable.
De cette vaste fresque, un tableau apparaît en exergue : le Chemin d’identité – l’identité, cette souffrance, véritable écharde implantée au cœur de l’âme, souffrance portée par Frantz Fanon. L’analyse de Simonne Henry Valmore du trouble identitaire est celle d’une défricheuse de conscience scrutant dans le champ des attitudes et des sentiments, les motivations profondes et les schémas mentaux qui structurent l’être. Les personnages de ce tableau vont de Fanon lui-même et son épouse Josie qui connaîtra une fin dramatique, à Freud et Lacan, en passant par Léon-Gontran Damas, Léopold Sédar Senghor, Les Fleurs du Mal avec Baudelaire et sa maîtresse, Jeanne Duval… la négresse, amaigrie et phtisique…, Isidore Ducasse, Lautréamont… l’amant morbide de la Vénus hottentote…, Jean Paul Sartre, le trinidadien V.S. Naipaul, la franco-algérienne Assia Djebar et enfin, en apothéose, un jubilatoire dialogue imaginé entre Fanon et Lacan.
Au passage, nous est révélée l’énigme de la tête de l’impératrice Joséphine, décapitée sur la place de la Savane à Fort-de-France.
Les derniers chapitres s’attachent à une présentation, historiquement intéressante ; en effet, Simonne Henry Valmore se défait de son habit d’historienne revêtant celui d’ethnologue et psychanalyste pour nous relater l’histoire de la psychanalyse institutionnelle, aux Antilles, chapitre aussi passionnant qu’original, décrivant la greffe d’une doctrine née au bord des lacs de la lointaine Autriche, sur les rives fertiles de nos Antilles. Et cela grâce à son amie, le docteur Solange FALADÉ qui – fascinante communication des cultures et des consciences – n’est autre que la petite-fille du roi Béhanzin, dernier roi africain rebelle, exilé en Martinique, avec son fils Ouanilo. Révélation, le petit prince Ouanilo « aurait eu un enfant, en Martinique, pendant l’exil royal » C’est le prince Ouanilo, avocat de profession qui accompagne le retour de Behanzin au Dahomey, vingt années après sa mort[6].
Simonne Henry Valmore, avec une pudique réserve, évoque la mémoire de son père[7], Gabriel dit Yel : « avec son port altier, de quoi a-t-il l’air, Yel, mon père ? Sinon d’un conquérant qui a foi en l’avenir ».
L’auteur d’OBJET PERDU, nous offre en outre, en une vaste fresque, d’autres acteurs de l’histoire des Antilles, outre Frantz fanon, citons Octave Mannoni (personnage qu’Aimé Césaire ne portait guère, en son cœur !) Jacques Lacan, la douloureuse affaire André Aliker, le drame pathétique de «l’enfant de la montagne [qui] va mourir à Paris » et dont le corps disparaîtra, OBJET PERDU…
Tout serait à citer et commenter dans ce remarquable ouvrage, riche dans son originale diversité – véritable succession kaléidoscopique de tableaux, tous imprégnés d’une profonde émotion intimiste, dans un style d’une majestueuse simplicité.
Un savoureux épilogue clôt le livre – l’humour reprend ses droits : « Valse à quatre temps entre un ministre de la plume et un ministre de l’Intérieur » dont la surprise est laissée au lecteur.
Laissons le mot de la fin à Ina Césaire :
« Dans la remontée de tes souvenirs et dans l’émotion de tes portraits, ce livre, parce que vrai, te révèle telle que tu es dans la vie de chaque jour, avec ton mystère, ta poésie, ta nostalgie innée et ton amour presque douloureux, entrecoupé de fuites éperdues, pour ta famille et pour ton île.
Il me semble bien que tu aies retrouvé l’Objet perdu »
[1] Une saison au Congo, acte II, scène 6.
[2] André Breton, Martinique charmeuse de serpents, « Le dialogue créole », Jean-Jacques Pauvert, 1972, p.33.
[3] poème Chevelure, Soleil cou coupé.
[4] Les arbres de Césaire, préface d’Ina Césaire, Mini-Livre, éditions Biotop, juin 2009.
[5] Aimé Césaire, Discours de Miami, Première conférence hémisphérique des peuples noirs de la diaspora : Négritude, ethnicity et cultures afro aux Amériques – 20 février 1987.
[6] récit in : Albert Londres, Terre d’ébène, Éditions le serpent à plumes, 1998, pp.219-227.
[7] avec Aimé Césaire, sur la photo de couverture.