Résumé
L’une des figures modernes de la critique du Discours sur le colonialisme s’est méprise à plus d’un égard. Stylistiquement mal préparé, ce critique survole la ruche sans pouvoir accéder à la substantifique moelle juteuse du texte. Le professeur justifie à coups de réflexions économiquement correctes la colonisation et nous appelle à nous méfier d’un Césaire qui nous ferme les yeux sur notre véritable problème. Notre présente réflexion invite tous les yeux à s’ouvrir encore plus sur la vraie cause de notre grand retard, qui demeure l’hypocrisie coloniale.
1. Jeu et enjeu autour du Discours sur le colonialisme.
« …Bien sûr, il est facile de critiquer plus d’un demi-siècle après, mais le problème est qu’à l’occasion de la mort de Césaire, tous ses textes ont été ressortis, et sans la moindre critique, sans la moindre réserve, sans la moindre analyse un peu distanciée. Voir par exemple cette longue émission à France Culture, où parmi de multiples analyses et commentaires un acteur récite le fameux discours. Ce ne sont que louanges, unanimisme, commentaires politiquement corrects de thuriféraires peu portés à la réflexion ».
Ainsi se présentent les prolégomènes de la critique que Jacques Brasseul, professeur de Sciences Économiques à la Faculté de Sciences Economiques et de Gestion de l’Université de Toulon et du Var, propose du Discours sur le colonialisme dans Mondesfrancophones. Bien que laconique, la formule que le professeur utilise ici pour mettre en garde tout critique superficiel du texte de Césaire mérite d’être appréciée en passant. Notre étude actuelle du Discours prétend s’accrocher au texte en lui-même pour ne pas verser dans la facilité. Nous empruntons de Lucien Goldmann sa méthode sociocritique pour découvrir la logique interne du Discours sur le colonialisme. Rappelons que la sociocritique établit un lien étroit entre le texte littéraire et la société dont fait partie l’auteur. Ce lien n’est pas le fruit d’une bonne intention doublée d’affirmation gratuite. Loin s’en faut. C’est au contraire le fruit du travail créatif de l’auteur qui parvient à faire vivre des personnages dans un cercle social inhérent au texte, et dont la logique de fonctionnement établit la cohérence du tout à la fois social et textuel. Le texte doit générer une société en lui-même. Et c’est la transposition de cette dernière sur le réel concret, extérieur au texte, et contigu au vécu de l’auteur qui sacre un chef-d’œuvre littéraire. Ceci sera d’autant plus évident qu’aucune tentative de critique superficielle ne saurait entamer cette originalité créatrice :
« Il est donc important de relever ce qui est contestable ici, parce que ce discours de 1950 peut être considéré comme à l’origine de toutes les visions embellies sur l’histoire de l’Afrique, de toutes les visions politiquement correctes caressant les Africains dans le sens du poil, et portant les Européens à une éternelle mortification » magister dixit.
Notre étude qui suit renvoie l’ascenseur au censeur.
Rappelons ici que toute œuvre est œuvre parce qu’elle procède de la création. L’auteur crée et l’espace, et le temps, et les personnages, et les circonstances. Il ne s’agit pas d’une création ex-nihilo s’entend. Ceci étant, au-delà de la création proprement dite, il y a ce que nous pouvons appeler la vie de l’œuvre : elle ne prend vie qu’entre les mains du récepteur. C’est la lecture qui donne vie à l’espace de papier, au temps de papier, aux personnages de papier, aux circonstances de papier. On parlera de chef-d’œuvre lorsque le créateur aura su donner du suc à sa production tant et si bien qu’elle résiste à l’usure du temps réel pour devenir éternelle entre les mains de la postérité. Une telle œuvre vivra tant que l’activité lectrice, que disons-nous, l’activité ludique perdurera. Car nous jouons avec des mots quand nous lisons. Et c’est ce qui est intéressant ici. La création et la réception se rejoignent autour du mot, voire de la parole ; ou mieux encore, du discours. D’aucuns voient dans le mot « discours » uniquement de la propagande. Que non. Il peut servir à cette fin. Mais son but premier est de plaire. La partie du plaisir ne repose pas seulement sur le fond, mais aussi et surtout sur la forme. La façon d’organiser son monde.
Le Dr Brasseul mieux que tous a remarqué de « belles images » dans le Discours. C’était ici l’essentiel du beau qu’il fallait relever. Passer un coup d’éponge sur le côté esthétique d’une œuvre et ne regarder que l’idéologie c’est assassiner Mozart sans se l’avouer :
« C’est un discours idéologique, contenant nombre de vérités, mais souvent faux aussi, et pour cette raison dangereux. Si on n’analyse pas en effet de façon froide et détachée les causes du sous-développement de l’Afrique, si on se laisse emporter par de grandes tirades et de belles images, on ne risque pas de comprendre ces causes, et donc on a peu de chances d’y remédier » (Prof. Brasseul).
Déjà cette mise en garde sonne le glas pour le reste de l’analyse de l’économiste émérite. Il s’est trompé de champ d’investigation. Nous ne sommes pas en sciences exactes comme en mathématiques. Tout discours, dès qu’il est publié, cesse d’être discours pour devenir « littérature » au sens large du mot. Or qui dit littérature, dit mythe ; nous sommes au cœur de l’oralité, mère de l’écriture. Saura-t-on jamais la part du vrai et la part du faux de la fameuse légende romaine de la louve allaitant Remus et Romulus son frère ? Pourtant, elle explique l’origine de la grande cité romaine. Ou mieux encore, la fierté d’être français ne découle-t-elle pas de la légende du fameux Vercingétorix bravant l’hégémonie de César ? Vrai ou faux, peu nous importe ; c’est de la littérature. Toute fierté nationale découle d’abord de la littérature avant toute autre chose, n’en déplaise à ceux qui veulent tout enfermer dans le matérialisme. Si Césaire est dangereux, Virgile n’en est pas moins. Et que dire de l’auteur inconnu de La Chanson de Roland ? Nous tombons dans un cercle vicieux.
D’autre part, il y aura le côté utilitaire de la littérature dont, de tout temps, les hommes ont su bien faire usage. Nous voulons dire de la parole. L’appel du 18 Juin 1940, c’est de « la littérature » au service de la résistance. Les rapports de voyage des explorateurs sont de la littérature au service de la colonisation. La littérature est porteuse d’une vision du monde qui sert une cause. C’est en ce sens qu’on parlera de littérature féministe par exemple. Et pour le cas d’espèce, nous parlons de la littérature de la négritude.
Disons-nous d’ores et déjà que la littérature au service de la négritude n’apparaît qu’en réaction à une situation née de la littérature exotique qui portait à la connaissance de l’opinion publique du moment l’existence de certains peuples aux us et coutumes tout à fait différents. C’est l’heure des cannibales. L’expansion coloniale se sert de cette hétéro-image pour légitimer son action. Cette légitimation trouve écho dans les écrits d’un certain Bill Warren commentés par le prof Brasseul :
(1) « Selon lui, la colonisation et l’impérialisme ont eu une action favorable dans ce sens, en permettant l’implantation du capitalisme. Dans des sociétés féodales et archaïques, il représente un progrès et une libération, même s’il s’accompagne de violences et de pillages ». (www. Mondesfrancophones.com, Imperialism, pioneer of capitalism, date d’accès 28/10/2011)
Développement au prix du sang, renchérirons-nous. La fin ne justifie pas les moyens. Les auteurs relativisent le crime contre l’humanité au profit d’un développement mitigé. Boire du sang humain pour grandir est une aberration; tuer des vies pour survivre, on n’est pas loin de la loi du plus fort dont parlait Molière du temps du castigare ridendo mores. Molière était en train de poser des jalons d’une éthique sociale comme pour prévoir les dérapages du futur. Peine perdue. Ce que la colonisation a produit quelques siècles après est une monstruosité qui commence à montrer sa face. Nous reviendrons de long en large sur « le printemps arabe ». Contentons-nous pour l’instant de dire que les héritiers immédiats de la colonisation que sont les premiers dirigeants des nations africaines indépendantes, qui ont grandi sous l’ombre des méthodes par trop musclées des colons, ont bien su apporter leur pierre au processus du développement économique et humain en cours et annoncé par le Dr Brasseul et all. Jugeons-en plutôt :
« Charles Van de Lanoitte a passé quarante-trois ans en Afrique, comme correspondant de l’agence Reuter. Un mois avant le premier voyage du président Georges Pompidou en Afrique, il lui a écrit une lettre ouverte qui a d’abord été publiée le 28 janvier 1971 par le journal d’extrême droite Rivaral : « dans un mois, Monsieur le président de la République, vous vous trouverez en visite officielle dans ce pays d’Afrique noire où (exception faite des affreux génocides du Nigéria et du Congo ex-belge) nulle-part, TANT DE SANG (sic) n’a coulé, depuis le déclenchement « en chaîne » des indépendances africaines. Quarante mille morts depuis 1960, du fait des rébellions continuelles, de leur sanglante répression, du terrorisme et de l’écrasement de ce terrorisme, car la violence ne cesse d’enfanter la violence… aucun adoucissement n’a été apporté au régime effroyable des camps de tortures et d’exterminations, dont j’ai été le témoin horrifié […] Quelques exemples de tortures :
[…]
LE BAC EN CIMENT : les prisonniers, nus, sont enchaînés accroupis dans des bacs en ciment avec de l’eau glacée jusqu’aux narines, pendant des jours et des jours […] Un système perfectionné de fils électriques permet de faire passer des décharges de courant dans l’eau des bacs. […] Un certain nombre de fois dans la nuit, un des geôliers, « pour s’amuser », met le contact. On entend alors des hurlements de damnés, qui glacent de terreur les habitants loin à la ronde. Les malheureux, dans leurs bacs en ciment, deviennent fous !… » (Pierre Péan, L’Homme de l’ombre, Paris, Fayard, 1990, p. 289).
La cour pénale internationale aurait vite fait de traquer ce monstre en costume, le juger et le condamner. Ce sont des mesures de prudence moderne. Seulement, semble-t-il, elle ne traque que ces quelques néocoloniaux qui ne savent pas jouer le jeu, se cacher derrière des théories pour justifier l’usage de la force au nom du développement économique.
Les tortures et massacres à ciel ouvert prolifèrent sur le continent africain. Quel ton donner à cette valse de violence postcoloniale ? Etienne Lantier avait semé la graine à l’époque de La Bête Humaine. Emile Zola n’aurait pas écrit Germinal si tout allait au mieux dans le meilleur des mondes possibles. D’ailleurs le virevoltant Pangloss perdrait un peu de sa verve philosophique s’il débarquait de nos jours dans une Afrique postcoloniale en proie aux démangeaisons que lui a laissées en legs pour un développement soutenu, la colonisation. Le prêchi-prêcha évolutionniste culturel dont se réclame le prof Brasseul achoppe contre un principe amorcé par Claude Lévi-Strauss :
« Les cycles ou les complexes culturels du diffusionniste sont, au même titre que les « stades » de l’évolutionniste, le fruit d’une abstraction à laquelle manquera toujours la corroboration de témoins. Leur histoire reste conjecturale et idéologique. Cette réserve s’applique même aux études plus modestes et rigoureuses comme celles de Lowie, Spier et Kroeber… » (Anthropologie structurale, Paris, PLON, 1958, p. 14).
Cette réserve repose en fait sur une erreur d’appréciation de la différence dont découle l’ethnocentrisme, fer de lance de la colonisation, et leitmotiv des réflexions ô combien savantes de certain. Etranger au relativisme culturel, il manque d’observer le culturel étranger de l’intérieur, prenant tout par le haut, au summum de la supériorité :
« O etnocentrismo é uma doença cultural que ataca a faculdade de discernimento e o comportamento em face de outras culturas diferentes da própria e leva, necessariamente, ao preconceito cultural e social. A cultura de pertença surge de facto ligada a termos de comparação mais ou menos censuráveis […]; é rude, bárbaro, incivil, aquilo que é praticado pelos outros; é sempre bom aquilo que cada um pratica de acordo com a educação que lhe é própria. A antropologia apareceu para superar as discriminações e os preconceitos e para compreender, completamente, os valores e as estruturas das culturas alienígenas. O conceito antropológico de cultura e a valorização de todas as variantes culturais levam necessariamente a uma avaliação de relatividade nos confrontos da própria cultura. O relativismo cultural é uma aquisição da antropologia e o seu significado fundamental leva ao respeito por todas as culturas” (Robert Rowland, Antropologia, História e Diferença, Porto, Edições afrontamento, 1987, p. 10.)
Certes, le Dr Brasseul, par l’entremise de Warren, balaie d’un revers de la main l’accusation ethnocentrique qui pèse sur ses affirmations.
« […] que juger des autres sociétés à travers « nos » standards est ethnocentrique (ou eurocentrique) et trahit une arrogance déplorable et une insularité. La première affirmation est factuellement fausse, la seconde implique logiquement l’abandon de toute conception de progrès humain » (Brasseul, www.Mondesfrancophones.com, Imperialism, pioneer of capitalism, date d’accès 28/10/2011).
Mais il n’en demeure pas moins vrai qu’un doute plane sur ces assertions. Le machiavélisme doré ne saurait fermer les yeux sur l’effondrement des valeurs démocratiques modernes dont la protection de la vie humaine auquel font place ces analyses. Pour utiliser un langage qui lui est propre, ce sont des analyses économiquement correctes, mais qui pèchent par trop de centrisme, moins de relativisme culturel. Au moins, Warren relativise quand il veut se racheter, se voulant défenseur de la démocratie à la mesure des pauvres qui ne savent pas ce qui est bon pour eux :
« Tous les schémas de consommation sont déterminés culturellement dans une certaine mesure, et le contact culturel entre différentes civilisations a généralement été considéré comme un enrichissement et un stimulant important au progrès humain. Peut-on supposer que les consommateurs du tiers-monde se comportent de façon irrationnelle ou d’une façon vulgaire, grossièrement matérialiste, en imitant les modes de consommation occidentaux ? De telles hypothèses ne seraient pas seulement condescendantes, mais aussi, si incorporées dans des stratégies politiques, non-démocratiques. Le changement du goût du riz vers le pain dans les sociétés du sud de l’Asie, par exemple, ne devrait pas être vu comme un désastre absolu ; au moins du point de vue des femmes, la réduction conséquente du temps de préparation des repas doit être regardée comme un avantage » (www.Mondesfrancophones.com, Imperialism, pioneer of capitalism, date d’accès 28/10/2011).
Si c’est au goût du riz qu’on mesure le développement humain ou la bonne praxis démocratique en pays postcolonial, c’est le monde à l’envers. Le devoir de violence prôné par ces théoriciens évolutionnistes n’est pas un délit condamnable. L’atteinte à l’intégrité, à la dignité de la personne humaine telle que pratiquée par la colonisation est un moindre mal. Si Césaire avait choisi d’écrire un traité de goût-du-riz, certainement, le Dr Brasseul l’aurait applaudi, car ce sont des choses de ce genre qu’on attend d’un tiers-mondiste. Oser regarder la civilisation blanche en face est un délit non pardonnable. Il faut toujours baisser la tête devant l’éternel maître.
Ce long détour est indispensable pour notre étude. Car il est question pour nous de démontrer le bien-fondé de notre choix textuel. S’arrêter aux mises en garde superficielles du Dr Brasseul et commencer à se méfier du Discours sur le colonialisme, c’est amputer la littérature dans son ensemble d’un membre du corps. Nous entendons d’ailleurs que la littérature, au même titre que l’architecture, est un patrimoine universel et mondial. Césaire n’appartient pas plus aux antillais/africains qu’aux européens ou américains, au même titre que les pyramides ont cessé d’appartenir à l’Egypte pour devenir un bien commun partagé par toute la communauté humaine. C’est ce que l’UNESCO s’attelle à produire. Nous verrons plus loin dans notre étude que la négritude est dépassée. Mais cela ne veut pas signifier qu’il faille vider le monde littéraire de la production des ténors de la négritude au nom d’une dangerosité fallacieuse. Si danger il y a, nous verrons plus tard qu’il ne réside pas où le professeur veut le loger, mais bien ailleurs. Et c’est cet ailleurs que Césaire lui-même voulait éclairer. Si ses méthodes d’éclairage blessent, il est aussi en plein droit d’exiger une mesure d’atténuation au même titre que les méthodes coloniales qui ont blessé et saigné tant de monde bénéficient des circonstances atténuantes sous la plume de certains critiques éclairés de principes économiquement corrects. Aucune charte universelle moderne ne dissocie le progrès économique du respect des droits de l’homme et du citoyen, à moins qu’il existe encore des citoyens de zone inférieure dont les droits peuvent être bafoués sans ambages ni pudeur. Continuer à cogiter sur des résidus de principes archaïques dans un monde démocratique non violent, c’est du retard programmé. Retard vis-à-vis de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme de 1948.
2. Cadre spatio-temporel.
Le Discours est une œuvre qui s’étale sur tout le globe de la terre. De nos jours on parlerait d’œuvre globalisante puisqu’elle couvre toute l’étendue de la planète. C’est énorme, bien entendu. Il n’est pas donné à tous cette ouverture d’esprit. C’est l’apanage de ceux qui savent se faire démiurge, planant sur toute l’étendue habitable pour se rendre compte de ce que sont devenus les êtres jadis créés. Le globe ainsi délimité s’organise en continents. Le centre autour duquel se positionnent l’Afrique, l’Asie, l’Amérique, l’Australie, c’est l’Europe :
« …la grande chance de l’Europe est d’avoir été un carrefour, et que, d’avoir été le lieu géométrique de toutes les idées, le réceptacle de toutes les philosophies, le lieu d’accueil de tous les sentiments en a fait le meilleur distributeur d’énergie » (p. 2)[1].
Le carrefour spatial Europe est un espace ouvert par où tous passent. Les philosophes, les âmes bienveillantes, les grands stratèges. C’est le siège du gouvernement. A partir du carrefour, « des circulaires ministérielles » (p. 2) prennent toutes les quatre directions cardinales.
Mais, les grands brigands et voyous côtoient ce grand centre. L’ambivalence du caractère des passants confère au carrefour un statut ambigu. Cette ambigüité spatiale se transforme en douleur subie et en violence exercée dans les espaces périphériques, essentiellement l’Afrique, l’Asie et l’Amérique du Sud :
« On peut tuer en Indochine, torturer à Madagascar, emprisonner en Afrique, sévir aux Antilles ». (p. 1)
Une lecture schématique de ce passage le réduit à une succession de binômes dont le dénominateur commun est la souffrance :
Indochine -> tuer
Madagascar -> torturer
Afrique -> emprisonner
Antilles -> sévir
Les verbes ici utilisés traduisent de façon patente la violence subie par les occupants de l’espace. Cet espace est une jungle où sévit la loi du plus fort. C’est un espace carcéral rempli d’exactions de tous genres. L’espace est d’abord régi par la répression. L’usage de la force brute élimine de l’espace tout respect des droits de l’homme.
Le drame spatial est doublé par une dichotomie temporelle. Le temps s’organise ici autour de deux axes, à savoir le passé et le présent.
Le passé est évoqué sous la formule suivante : « …deux siècles de régime bourgeois » (p. 1). Le passé couvre deux cents ans. Le passage d’un siècle à l’autre s’effectue sous le regard d’un régime qui fait bon ménage avec le drame spatial susmentionné. C’est aussi un temps marqué par la douleur d’une part, et de la violence d’autre part. L’espace et le temps sont donc au service d’une logique de séquestration.
Le présent, pour sa part, se signale textuellement de façon précise :
« Aujourd’hui » (p. 1)
« L’heure où j’écris » (p. 7)
« L’heure actuelle » (p. 9)
« A l’heure même où j’écris » (p. 12)
C’est le temps du présent, de la constatation et de la contestation. C’est le temps de l’écriture ; le temps du discours. C’est le temps de la parole de dénonciation. C’est un temps marqué par la conscience individuelle de celui qui voit. Le voyeur regarde dans le passé et interroge ceux de droit. Le regard de l’instance énonciatrice se promène dans l’espace et dans le temps tout à la fois. C’est le grand sommet de l’acte créateur. L’énonciateur plane en grand maître des lieux. Son regard fouille les profondeurs du silence et de la souffrance. Son regard juge l’histoire. Son regard interroge le présent. C’est un regard qui inquiète les consciences plongées dans la léthargie de la supériorité et des propos économiquement corrects. Il n’est donc pas étonnant que l’œuvre ait fait couler tant d’encre et de salive (suivez mon regard…)
3. Les personnages et les relations interpersonnelles
Comme nous l’avons vu, l’espace de l’œuvre s’étale à l’échelle planétaire. C’est un espace occupé par deux types de personnels. Les maîtres et les esclaves ou mieux, les patrons et les ouvriers. Les patrons sont de « la race supérieure » (p. 4) et les ouvriers de « la race inférieure » (p. 4) qu’ils soient « nègres d’Afrique », « Arabes d’Algérie » ou « Coolies d’Inde » (p. 3). Ils se comptent en termes de « dizaines de millions » (p. 1) Les deux entretiennent un rapport de production. L’espace doit être mis en valeur. Cette valorisation spatiale passe par des méthodes pas très conventionnelles. Et ce sont ces méthodes de production qui, au regard du juge, posent problème. Certaines lectures de Césaire sont ratées justement parce qu’elles logent le problème ailleurs. Le Discours est loin d’être un traité de négativisme économique. Rien ne peut être fait sans production. Et qui dit production dit expansion du marché, que ce soit le marché de l’offre en amont, ou le marché de la demande en aval. Les progrès scientifiques et techniques du XIXe siècle intervenus en Europe (le carrefour spatial) ont d’abord été précédés par la révolution antimonarchique du XVIIIe siècle. Rappelons-nous du sort qui avait été réservé à Galilée qui paya de sa vie ses velléités scientifiques à l’époque des rois et des sujets. Un régime de terreur et de violence ne pouvait faire avancer la science. Notons d’ailleurs que la grande Encyclopédie de Diderot qui est le vrai point de départ de la révolution industrielle, s’inscrit d’abord sous le chef de la littérature de contestation du pouvoir absolu qui bâillonnait les philosophes, maîtres de la révolution. La déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 intervenue en France et reprise en écho par les Nations Unies après la deuxième guerre mondiale sous le titre de Déclaration Universelle des Droits de l’Homme (1948) pose les jalons d’un progrès scientifique et économique qui prenne en considération les droits inaliénables de l’homme .
Entre la barbarie monarchique et la barbarie coloniale, il existe une barrière poreuse à tout vent de violence dont la conscience humaine pour ne pas dire européenne doit répondre. Car sans Etat de droit, il n’y aurait jamais eu de progrès scientifique. Est-ce que l’expansion due à ce progrès devait passer par l’exploitation, la terreur, les tueries, les exactions de tout genre en territoire colonial ? Est-ce qu’on ne pouvait pas faire mieux ? That is the question. Ces lecteurs superficiels de Césaire, troublés dans leur conscience, veulent faire table rase sur ce questionnement et encourager la terreur économique :
« […] Le fait de toujours mettre la responsabilité sur les autres, de toujours chercher un bouc-émissaire, est la meilleure façon de s’enfermer dans un blocage ». (www.mondefrancophones , Aimé Césaire, une critique du « Discours sur le colonialisme », Date d’accès 12/9/2011)
Le blocage des Africains ne réside pas dans l’insistance sur la reconnaissance du crime contre l’humanité. Il découle une fois de plus du crime lui-même. De la pratique coloniale.
En clair, le personnel de l’univers textuel se trouve au cœur d’une démonstration de puissance à la fois physique et psychologique. La guerre psychologique repose sur une base culturelle. Le face à face colonial, au lieu d’éclore un mariage différentiel de cultures, a plutôt généré une confrontation : « Je parle de millions d’hommes à qui on a inculqué savamment la peur, le complexe d’infériorité, le tremblement, l’agenouillement, le désespoir, le larbinisme » (p. 7).
La terreur psychologique est à la mesure des visions et visées dominatrices du colonisateur. La force est le maître-mot qui gouverne les rapports interpersonnels :
« En attendant, je regarde et je vois, partout où il y a face à face, colonisateurs et colonisés, la force, la brutalité, la cruauté, le sadisme, le heurt et, en parodie de la formation culturelle, la fabrication hâtive de quelques milliers de fonctionnaires subalternes, de boys, d’artisans, d’employés de commerce et d’interprètes nécessaires à la bonne marche des affaires » (p. 6).
L’exercice du pouvoir colonial est à sens unique. Il n’y a aucun contre-pouvoir effectif. Le bâillonnement de l’opposition se traduit en termes très sévères :
« tête coupée » (p. 2)
« œil crevé » (p. 2)
« un plein baril d’oreilles récoltées » (p. 5)
« la baignoire, l’électricité, le goulot de bouteille » (p. 13)
En somme, le pouvoir colonial bafoue les droits à l’intégrité personnelle, les droits à la vie, les droits fondamentaux en somme. La figure impériale qui est laconiquement représentée dans le texte par l’empereur belge Léopold demeure pour le moins présente par la démesure des punitions appliquées aux « rebelles ».
4. Image du colonisateur.
Le Discours sur le colonialisme, rentre en droite ligne des préoccupations de la littérature dite postcoloniale. Selon Jean-Marc Moura, la littérature postcoloniale « se réfère à toutes les stratégies d’écriture déjouant la vision coloniale » (Littératures francophones et théorie postcoloniale, p. 4). D’après cet auteur, il existe donc une écriture postcoloniale avec des canons de création bien définis. C’est une écriture stratégique. L’auteur postcolonial est un stratège au service de la vision anticoloniale. En langage approprié, on parlerait d’opposant. L’auteur postcolonial se positionne dans l’axe du pouvoir que Julien Greimas (Sémantique structurale
, Paris, Larousse, 1966) ramène au schéma suivant :
La force de l’opposant doit ici faire preuve de compétence actantielle au moins égale et au mieux supérieure à celle de l’adjuvant. Tout devient donc stratégique. Le texte tout entier devient stratégique. Rien n’est dit au hasard. Il faut à tout prix déjouer la vision de la colonisation :
« Des modes d’écriture sont considérés qui sont d’abord polémiques à l’égard de l’ordre colonial avant de se caractériser par le déplacement, la transgression, le jeu, la déconstruction des codes européens tels qu’ils se sont affirmés dans la culture concernée » (JM Moura, Littératures francophones et théorie postcoloniale, p.5)
Le texte postcolonial procède par déplacement, transgression, jeu, déconstruction. Tout un arsenal esthétique dont l’ultime aboutissement se résume dans cette formule de Moura : « Point d’européocentrisme ici » (JM Moura, Littératures francophones et théorie postcoloniale, p. 5).
Voilà donc pourquoi le Discours doit d’abord être lu dans une perspective postcoloniale. Toute critique comme celle du professeur Brasseul qui ne se situe pas d’abord dans cet angle de balayage textuel fera banqueroute. Toute analyse du Discours qui se limite à une interprétation économiquement correcte finira dans un goulot d’étranglement dont la seule issue sera la panique face à un « texte dangereux [sic] ».
En clair, Césaire joue. Il s’est livré à une partie de plaisir. Mais ce n’est pas un jeu sans enjeu. Loin s’en faut. Il a voulu transgressé l’ordre établi. Il a voulu déconstruire le piédestal de la supériorité européenne. Il a eu pour principal souci de déconstruire la machine de la colonisation qui reposait sur une erreur ethnologique. Pour ce faire, il fallait déplacer l’ordre ancien. Il fallait déplacer l’image du colon. C’est un déplacement en douce, descendant degré par degré vers « l’ensauvagement du continent [européen] » (p. 3). C’est le mythe du sorcier ensorcelé. L’incantation retournée contre l’incantateur. Ce retournement imagologique se lit à de degrés divers dans le texte :
« À mon tour de poser une équation : colonisation = chosification ». (p.7). Pour bien comprendre cette équation, il est possible une simplification des données ; et nous aurons alors : colon = chose. Pour en arriver là, il a d’abord fallu qu’on descende le colon de son perchoir. La descente s’est faite de toute façon sans heurt. Le regard de l’auteur a amorcé en douce la chute du patron. Une formule appropriée assure une sécurité graduelle de la chute par escalier :
De degré en degré, nous arrivons finalement à un niveau où la descente n’est plus possible. Nous voulons parler de l’état brut, de l’état animal. C’est à ce niveau que les images du colon et du colonisé se confondent :
« Ils prouvent que la colonisation, je le répète, déshumanise l’homme même le plus civilisé ; que l’action coloniale, l’entreprise coloniale, la conquête coloniale, fondée sur le mépris de l’homme indigène et justifiée par ce mépris, tend inévitablement à modifier celui qui l’entreprend ; que le colonisateur, qui, pour se donner bonne conscience, s’habitue à voir dans l’autre la bête, s’entraîne à le traiter en bête, tend objectivement à se transformer lui-même en bête. C’est cette action, ce choc en retour de la colonisation qu’il importait de signaler ». (p. 6).
C’est l’égalité retrouvée. Les animaux se valent. Ils peuvent être différents en corpulence. Un lion n’est pas une chèvre par exemple. L’un est carnivore et l’autre herbivore. Mais tous deux sont animés d’un même instinct animalier. Tous deux sont ontologiquement égaux. Voilà le maître mot. Car au-delà de la réduction animalière, Césaire a ouvert un boulevard vers une réflexion philosophique. C’est le fameux débat de la condition humaine qui est ici posé. Au XVIe siècle, Montaigne dans Ses Essais, nous invitait déjà à séparer notre être de notre paraître. Le paraître est le résultat de la civilisation. Le paraître est extérieur à l’être. Montaigne disait qu’il jouait à être maire de Bordeaux ; qu’il jouait à la farce sociale et culturelle ; qu’il se prêtait aux autres, mais se donnait à soi-même. Plusieurs lecteurs de Montaigne l’ont traité d’égotiste. Soit. Mais il a eu le mérite de dissocier l’essence humaine des avatars différentiels des us et coutumes. L’être est universel. Le paraître est différentiel. La différence qui parfois nous déchire et nous divise est à fleur de peau. Egratignons la peau et nous verrons bien couler le sang rouge vif universel. Le sang de la condition humaine. La liquéfaction quintessenciée de l’Homo.
Au demeurant, le face à face colonial n’a pas su synthétiser la culture de l’universel. Césaire, pour sa part, recherche un terrain où les deux cultures peuvent dialoguer sans pour autant se confondre. Heureux qui, comme Césaire, inscrit au premier chef de ses préoccupations, un sens prononcé de l’altérité. Jugeons-en plutôt :
« Devant lui, l’Européen a maintenant, non plus des indigènes, mais des interlocuteurs. Il est bon qu’on sache comment amorcer le dialogue ; il est indispensable de reconnaître qu’il n’existe plus de solution de continuité entre un monde primitif (entre guillemets) [sic] ou arriéré (idem) [sic] et l’Occident moderne […] C’est une erreur capitale de considérer les autres cultures comme inférieures à la nôtre, simplement parce qu’elles sont différentes ».(p. 11).
Apprécions à juste titre ces noces, j’allais dire, ces épousailles entre Césaire et Mircea Eliade d’une part, et Otto Klineberg d’autre part. De ce mariage naît une diversité culturelle moult fois célébrée par l’ami de toujours à savoir Léopold Sédar Senghor.
Récapitulons. L’une des figures modernes de la critique du Discours sur le colonialisme s’est méprise à plus d’un égard. Stylistiquement mal préparé[2], ce critique survole la ruche sans pouvoir accéder à la substantifique moelle juteuse du texte. Le grand mérite de cette critique de Césaire c’est de réveiller la guerre froide Est-Ouest qui, en vogue aux premières lueurs des indépendances africaines, est tombée en désuétude avec le démantèlement du bloc de l’Est. Là n’est d’ailleurs pas notre propos. Ce qui nous intéresse c’est le réquisitoire que fait Césaire du projet de la colonisation. Sans nier les bienfaits de la colonisation (ce que le Prof Brasseul n’a pu découvrir, car il a pris le texte à mi-hauteur), Césaire dénonce le fait que « le geste décisif » (p.2) a d’abord été la rentabilisation des colonies « avec derrière » (p.2) -comme en second plan- l’action civilisatrice. L’hypocrisie coloniale réside dans le fait de déployer tout haut le drapeau de la civilisation sur un soubassement d’exactions de tout genre pour tirer le plus grand bénéfice possible des colonies, au détriment des droits et libertés des colonisés. Le professeur justifie à coups de réflexions économiquement correctes, cet état de chose et nous appelle à nous méfier d’un Césaire qui nous ferme les yeux sur notre véritable problème. Notre présente réflexion invite tous les yeux à s’ouvrir encore plus sur la vraie cause de notre grand retard, qui demeure l’hypocrisie coloniale.
Note conclusive.
Pour fermer notre réévaluation de « la critique du Discours sur le colonialisme » telle que présentée par le professeur émérite, nous repositionnons ici le texte annexe dudit article qui, fallacieusement, est intitulé Discours sur le colonialisme comme s’il s’agissait du texte intégral. Or l’auteur de la critique a omis (omission voulue ou hasardeuse ? question) les chapitres 3 et 4 du texte intégral. Le lecteur mal informé se laisserait prendre au piège. Il aurait fallu annoncer en ouverture du texte annexe qu’il s’agit de morceaux choisis. Pour corriger cette erreur, nous avons ajouté ces chapitres 3 et 4 au texte qui suit.
Annexe : Discours sur le colonialisme
Une civilisation qui s’avère incapable de résoudre les problèmes que suscite son fonctionnement est une civilisation décadente. Une civilisation qui choisit de fermer les yeux à ses problèmes les plus cruciaux est une civilisation atteinte. Une civilisation qui ruse avec ses principes est une civilisation moribonde.
Le fait est que la civilisation dite « européenne », la civilisation « occidentale », telle que l’ont façonnée deux siècles de régime bourgeois, est incapable de résoudre les deux problèmes majeurs auxquels son existence a donné naissance : le problème du prolétariat et le problème colonial ; que, déférée à la barre de la « raison », comme à la barre de la « conscience », cette Europe-là est impuissante à se justifier ; et que, de plus en plus, elle se réfugie dans une hypocrisie d’autant plus odieuse qu’elle a de moins en moins chance de tromper.
L’Europe est indéfendable.
Il paraît que c’est la constatation que se confient tout bas les stratèges américains.
En soi cela n’est pas grave.
Le grave est que « l’Europe » est moralement, spirituellement indéfendable.
Et aujourd’hui il se trouve que ce ne sont pas seulement les masses européennes qui incriminent, mais que l’acte d’accusation est proféré sur le plan mondial par des dizaines et des dizaines de millions d’hommes qui, du fond de l’esclavage, s’érigent en juges.
On peut tuer en Indochine, torturer à Madagascar, emprisonner en Afrique, sévir aux Antilles. Les colonisés savent désormais qu’ils ont sur les colonialistes un avantage. Ils savent que leurs « maîtres » provisoires mentent.
Donc que leurs maîtres sont faibles.
Et puisque aujourd’hui il m’est demandé de parler de la colonisation et de la civilisation, allons droit au mensonge principal à partir duquel prolifèrent tous les autres.
Colonisation et civilisation ?
La malédiction la plus commune en cette matière est d’être la dupe de bonne foi d’une hypocrisie collective, habile à mal poser les problèmes pour mieux légitimer les odieuses solutions qu’on leur apporte.
Cela revient à dire que l’essentiel est ici de voir clair, de penser clair, entendre dangereusement, de répondre clair à l’innocente question initiale : qu’est-ce en son principe que la colonisation ? De convenir de ce qu’elle n’est point ; ni évangélisation, ni entreprise philanthropique, ni volonté de reculer les frontières de l’ignorance, de la maladie, de la tyrannie, ni élargissement de Dieu, ni extension du Droit ; d’admettre une fois pour toutes, sans volonté de broncher aux conséquences, que le geste décisif est ici de l’aventurier et du pirate, de l’épicier en grand et de l’armateur, du chercheur d’or et du marchand, de l’appétit et de la force, avec, derrière, l’ombre portée, maléfique, d’une forme de civilisation qui, à un moment de son histoire, se constate obligée, de façon interne, d’étendre à l’échelle mondiale la concurrence de ses économies antagonistes.
Poursuivant mon analyse, je trouve que l’hypocrisie est de date récente ; que ni Cortez découvrant Mexico du haut du grand téocalli, ni Pizarre devant Cuzco (encore moins Marco Polo devant Cambaluc), ne protestent d’être les fourriers d’un ordre supérieur ; qu’ils tuent ; qu’ils pillent ; qu’ils ont des casques, des lances, des cupidités ; que les baveurs sont venus plus tard ; que le grand responsable dans ce domaine est le pédantisme chrétien, pour avoir posé les équations malhonnêtes : christianisme = civilisation ; paganisme = sauvagerie, d’où ne pouvaient que s’ensuivre d’abominables conséquences colonialistes et racistes, dont les victimes devaient être les Indiens, les Jaunes, les Nègres.
Cela réglé, j’admets que mettre les civilisations différentes en contact les unes avec les autres est bien ; que marier des mondes différents est excellent ; qu’une civilisation, quel que soit son génie intime, à se replier sur elle-même, s’étiole ; que l’échange est ici l’oxygène, et que la grande chance de l’Europe est d’avoir été un carrefour, et que, d’avoir été le lieu géométrique de toutes les idées, le réceptacle de toutes les philosophies, le lieu d’accueil de tous les sentiments en a fait le meilleur redistributeur d’énergie.
Mais alors je pose la question suivante : la colonisation a-t-elle vraiment mis en contact ? Ou, si l’on préfère, de toutes les manières d’« établir contact », était-elle la meilleure ?
Je réponds non.
Et je dis que de la colonisation à la civilisation, la distance est infinie ; que, de toutes les expéditions coloniales accumulées, de tous les statuts coloniaux élaborés, de toutes les circulaires ministérielles expédiées, on ne saurait réussir une seule valeur humaine.
Il faudrait d’abord étudier comment la colonisation travaille à déciviliser le colonisateur, à l’abrutir au sens propre du mot, à le dégrader, à le réveiller aux instincts enfouis, à la convoitise, à la violence, à la haine raciale, au relativisme moral, et montrer que, chaque fois qu’il y a au Viêt-Nam une tête coupée et un œil crevé et qu’en France on accepte, une fillette violée et qu’en France on accepte, un Malgache supplicié et qu’en France on accepte, il y a un acquis de la civilisation qui pèse de son poids mort, une régression universelle qui s’opère, une gangrène qui s’installe, un foyer d’infection qui s’étend et qu’au bout de tous ces traités violés, de tous ces mensonges propagés, de toutes ces expéditions punitives tolérées, de tous ces prisonniers ficelés et « interrogés », de tous ces patriotes torturés, au bout de cet orgueil racial encouragé, de cette jactance étalée, il y a le poison instillé dans les veines de l’Europe, et le progrès lent, mais sûr, de l’ensauvagement du continent.
Et alors, un beau jour, la bourgeoisie est réveillée par un formidable choc en retour : les gestapos s’affairent, les prisons s’emplissent, les tortionnaires inventent, raffinent, discutent autour des chevalets.
On s’étonne, on s’indigne. On dit : « Comme c’est curieux ! Mais, bah ! C’est le nazisme, ça passera ! » Et on attend, et on espère ; et on se tait à soi-même la vérité, que c’est une barbarie, mais la barbarie suprême, celle qui couronne, celle qui résume la quotidienneté des barbaries ; que c’est du nazisme, oui, mais qu’avant d’en être la victime, on en a été le complice ; que ce nazisme-là, on l’a supporté avant de le subir, on l’a absous, on a fermé l’œil là-dessus, on l’a légitimé, parce que, jusque-là, il ne s’était appliqué qu’à des peuples non européens ; que ce nazisme-là, on l’a cultivé, on en est responsable, et qu’il sourd, qu’il perce, qu’il goutte, avant de l’engloutir dans ses eaux rougies de toutes les fissures de la civilisation occidentale et chrétienne.
Oui, il vaudrait la peine d’étudier, cliniquement, dans le détail, les démarches d’Hitler et de l’hitlérisme et de révéler au très distingué, très humaniste, très chrétien bourgeois du XXe siècle qu’il porte en lui un Hitler qui s’ignore, qu’un Hitler l’habite, qu’Hitler est son démon, que s’il le vitupère c’est par manque de logique, et qu’au fond, ce qu’il ne pardonne pas à Hitler, ce n’est pas le crime en soi, le crime contre l’homme, ce n’est pas l’humiliation de l’homme en soi, c’est le crime contre l’homme blanc, c’est l’humiliation de l’homme blanc, et d’avoir appliqué à l’Europe des procédés colonialistes dont ne relevaient jusqu’ici que les Arabes d’Algérie, les coolies de l’Inde et les nègres d’Afrique.
J’ai beaucoup parlé d’Hitler. C’est qu’il le mérite : il permet de voir gros et de saisir que la société capitaliste, à son stade actuel, est incapable de fonder un droit des gens, comme elle s’avère impuissante à fonder une morale individuelle. Qu’on le veuille ou non : au bout du cul-de-sac Europe, je veux dire l’Europe d’Adenauer, de Schuman, Bidault et quelques autres, il y a Hitler. Au bout du capitalisme, désireux de se survivre, il y a Hitler. Au bout de l’humanisme formel et du renoncement philosophique, il y a Hitler.
Et, dès lors, une de ses phrases s’impose à moi :
« Nous aspirons, non pas à l’égalité, mais à la domination. Le pays de race étrangère devra redevenir un pays de serfs, de journaliers agricoles ou de travailleurs industriels. Il ne s’agit pas de supprimer les inégalités parmi les hommes, mais de les amplifier et d’en faire une loi. »
Cela sonne net, hautain, brutal, et nous installe en pleine sauvagerie hurlante. Mais descendons d’un degré.
Qui parle ? J’ai honte à le dire : c’est l’humaniste occidental, le philosophe « idéaliste ». Qu’il s’appelle Renan, c’est un hasard. Que ce soit tiré d’un livre intitulé : La Réforme intellectuelle et morale, qu’il ait été écrit en France, au lendemain d’une guerre que la France avait voulue du droit contre la force, cela en dit long sur les mœurs bourgeoises.
« La régénération des races inférieures ou abâtardies par les races supérieures est dans l’ordre providentiel de l’humanité. L’homme du peuple est presque toujours, chez nous, un noble déclassé, sa lourde main est bien mieux faite pour manier l’épée que l’outil servile. Plutôt que de travailler, il choisit de se battre, c’est-à-dire qu’il revient à son premier état. Regere imperio populos, voilà notre vocation. Versez cette dévorante activité sur des pays qui, comme la Chine, appellent la conquête étrangère. Des aventuriers qui troublent la société européenne, faites un ver sacrum, un essaim comme ceux des Francs, des Lombards, des Normands, chacun sera dans son rôle. La nature a fait une race d’ouvriers, c’est la race chinoise, d’une dextérité de main merveilleuse sans presque aucun sentiment d’honneur ; gouvernez-la avec justice, en prélevant d’elle, pour le bienfait d’un tel gouvernement, un ample douaire au profit de la race conquérante, elle sera satisfaite ; une race de travailleurs de la terre, c’est le nègre ; soyez bon pour lui et humain, et tout sera dans l’ordre ; une race de maîtres et de soldats, c’est la race européenne. Réduisez cette noble race à travailler dans l’ergastule comme des nègres et des Chinois, elle se révolte. Tout révolté est, chez nous, plus ou moins, un soldat qui a manqué sa vocation, un être fait pour la vie héroïque, et que vous appliquez à une besogne contraire à sa race, mauvais ouvrier, trop bon soldat. Or, la vie qui révolte nos travailleurs rendrait heureux un Chinois, un fellah, êtres qui ne sont nullement militaires. Que chacun fasse ce pour quoi il est fait, et tout ira bien. »
Hitler ? Rosenberg ? Non, Renan.
Mais descendons encore d’un degré. Et c’est le politicien verbeux. Qui proteste ? Personne, que je sache, lorsque M. Albert Sarraut, tenant discours aux élèves de l’École coloniale, leur enseigne qu’il serait puéril d’opposer aux entreprises européennes de colonisation « un prétendu droit d’occupation et je ne sais quel autre droit de farouche isolement qui pérenniserait en des mains incapables la vaine possession de richesses sans emploi. »
Et qui s’indigne d’entendre un certain R.P. Barde assurer que les biens de ce monde, « s’ils restaient indéfiniment répartis, comme ils le seraient sans la colonisation, ne répondraient ni aux desseins de Dieu, ni aux justes exigences de la collectivité humaine » ?
Attendu, comme l’affirme son confrère en christianisme, le R. P. Muller : « … que l’humanité ne doit pas, ne peut pas souffrir que l’incapacité, l’incurie, la paresse des peuples sauvages laissent indéfiniment sans emploi les richesses que Dieu leur a confiées avec mission de les faire servir au bien de tous ».
Personne.
Je veux dire : pas un écrivain patenté, pas un académicien, pas un prédicateur, pas un politicien, pas un croisé du droit et de la religion, pas un « défenseur de la personne humaine ».
Et pourtant, par la bouche des Sarraut et des Barde, des Muller et des Renan, par la bouche de tous ceux qui jugeaient et jugent licite d’appliquer aux peuples extra-européens, et au bénéfice de nations plus fortes et mieux équipées, « une sorte d’expropriation pour cause d’utilité publique », c’était déjà Hitler qui parlait.
Où veux-je en venir ? À cette idée : que nul ne colonise innocemment, que nul non plus ne colonise impunément ; qu’une nation qui colonise, qu’une civilisation qui justifie la colonisation – donc la force – est déjà une civilisation malade, une civilisation moralement atteinte, qui, irrésistiblement, de conséquence en conséquence, de reniement en reniement, appelle son Hitler, je veux dire son châtiment.
Colonisation : tête de pont dans une civilisation de la barbarie d’où, à n’importe quel moment, peut déboucher la négation pure et simple de la civilisation.
J’ai relevé dans l’histoire des expéditions coloniales quelques traits que j’ai cités ailleurs tout à loisir.
Cela n’a pas eu l’heur de plaire à tout le monde. Il paraît que c’est tirer de vieux squelettes du placard. Voire !
Était-il inutile de citer le colonel de Montagnac, un des conquérants de l’Algérie :
« Pour chasser les idées qui m’assiègent quelquefois, je fais couper des têtes, non pas des têtes d’artichaut, mais bien des têtes d’hommes. »
Convenait-il de refuser la parole au comte d’Herisson :
« Il est vrai que nous rapportons un plein baril d’oreilles récoltées, paire à paire, sur les prisonniers, amis ou ennemis. »
Fallait-il refuser à Saint-Arnaud le droit de faire sa profession de foi barbare :
« On ravage, on brûle, on pille, on détruit les maisons et les arbres. »
Fallait-il empêcher le maréchal Bugeaud de systématiser tout cela dans une théorie audacieuse et de se revendiquer des grands ancêtres :
« Il faut une grande invasion en Afrique qui ressemble à ce que faisaient les Francs, à ce que faisaient les Goths. »
Fallait-il rejeter dans les ténèbres de l’oubli le fait d’armes mémorable du commandant Gérard et se taire sur la prise d’Ambike, une ville qui, à vrai dire, n’avait jamais songé à se défendre :
« Les tirailleurs n’avaient ordre de tuer que les hommes, mais on ne les retint pas ; enivrés de l’odeur du sang, ils n’épargnèrent pas une femme, pas un enfant… À la fin de l’après-midi, sous l’action de la chaleur, un petit brouillard s’éleva : c’était le sang des cinq mille victimes, l’ombre de la ville, qui s’évaporait au soleil couchant. »
Oui ou non, ces faits sont-ils vrais ? Et les voluptés sadiques, les innombrables jouissances qui vous friselisent la carcasse de Loti quand il tient au bout de sa lorgnette d’officier un bon massacre d’Annamites ? Vrai ou pas vrai ?* Et si ces faits sont vrais, comme il n’est au pouvoir de personne de le nier, dira-t-on, pour les minimiser, que ces cadavres ne prouvent rien ?
Pour ma part, si j’ai rappelé quelques détails de ces hideuses boucheries, ce n’est point par délectation morose, c’est parce que je pense que ces têtes d’hommes, ces récoltes d’oreilles, ces maisons brûlées, ces invasions gothiques, ce sang qui fume, ces villes qui s’évaporent au tranchant du glaive, on ne s’en débarrassera pas à si bon compte. Ils prouvent que la colonisation, je le répète, déshumanise l’homme même le plus civilisé ; que l’action coloniale, l’entreprise coloniale, la conquête coloniale, fondée sur le mépris de l’homme indigène et justifiée par ce mépris, tend inévitablement à modifier celui qui l’entreprend ; que le colonisateur, qui, pour se donner bonne conscience, s’habitue à voir dans l’autre la bête, s’entraîne à le traiter en bête, tend objectivement à se transformer lui-même en bête. C’est cette action, ce choc en retour de la colonisation qu’il importait de signaler.
Partialité ? Non. Il fut un temps où de ces mêmes faits on tirait vanité, et où, sûr du lendemain, on ne mâchait pas ses mots. Une dernière citation ; je l’emprunte à un certain Carl Sieger, auteur d’un Essai sur la Colonisation :
« Les pays neufs sont un vaste champ ouvert aux activités individuelles, violentes, qui, dans les métropoles, se heurteraient à certains préjugés, à une conception sage et réglée de la vie, et qui, aux colonies, peuvent se développer plus librement et mieux affirmer, par suite, leur valeur. Ainsi, les colonies peuvent, à un certain point, servir de soupape de sûreté à la société moderne. Cette utilité serait-elle la seule, elle est immense. »
En vérité, il est des tares qu’il n’est au pouvoir de personne de réparer et que l’on n’a jamais fini d’expier.
Mais parlons des colonisés.
Je vois bien ce que la colonisation a détruit : les admirables civilisations indiennes et que ni Deterding, ni Royal Dutch, ni Standard Oil ne me consoleront jamais des Aztèques et des Incas.
Je vois bien celles – condamnées à terme – dans lesquelles elle a introduit un principe de ruine : Océanie, Nigéria, Nyassaland. Je vois moins bien ce qu’elle a apporté.
Sécurité ? Culture ? Juridisme ? En attendant, je regarde et je vois, partout où il y a, face à face, colonisateurs et colonisés, la force, la brutalité, la cruauté, le sadisme, le heurt et, en parodie de la formation culturelle, la fabrication hâtive de quelques milliers de fonctionnaires subalternes, de boys, d’artisans, d’employés de commerce et d’interprètes nécessaires à la bonne marche des affaires.
J’ai parlé de contact.
Entre colonisateur et colonisé, il n’y a de place que pour la corvée, l’intimidation, la pression, la police, l’impôt, le vol, le viol, les cultures obligatoires, le mépris, la méfiance, la morgue, la suffisance, la muflerie, des élites décérébrées, des masses avilies.
Aucun contact humain, mais des rapports de domination et de soumission qui transforment l’homme colonisateur en pion, en adjudant, en garde-chiourme, en chicote et l’homme indigène en instrument de production.
À mon tour de poser une équation : colonisation = chosification.
J’entends la tempête. On me parle de progrès, de « réalisations », de maladies guéries, de niveaux de vie élevés au-dessus d’eux-mêmes.
Moi, je parle de sociétés vidées d’elles-mêmes, des cultures piétinées, d’institutions minées, de terres confisquées, de religions assassinées, de magnificences artistiques anéanties, d’extraordinaires possibilités supprimées.
On me lance à la tête des faits, des statistiques, des kilométrages de routes, de canaux, de chemins de fer.
Moi, je parle de milliers d’hommes sacrifiés au Congo-Océan. Je parle de ceux qui, à l’heure où j’écris, sont en train de creuser à la main le port d’Abidjan. Je parle de millions d’hommes arrachés à leurs dieux, à leur terre, à leurs habitudes, à leur vie, à la vie, à la danse, à la sagesse.
Je parle de millions d’hommes à qui on a inculqué savamment la peur, le complexe d’infériorité, le tremblement, l’agenouillement, le désespoir, le larbinisme.
On m’en donne plein la vue de tonnage de coton ou de cacao exporté, d’hectares d’oliviers ou de vignes plantés.
Moi, je parle d’économies naturelles, d’économies harmonieuses et viables, d’économies à la mesure de l’homme indigène désorganisées, de cultures vivrières détruites, de sous-alimentation installée, de développement agricole orienté selon le seul bénéfice des métropoles, de rafles de produits, de rafles de matières premières.
On se targue d’abus supprimés.
Moi aussi, je parle d’abus, mais pour dire qu’aux anciens – très réels – on en a superposé d’autres – très détestables. On me parle de tyrans locaux mis à la raison ; mais je constate qu’en général ils font très bon ménage avec les nouveaux et que, de ceux-ci aux anciens et vice-versa, il s’est établi, au détriment des peuples, un circuit de bons services et de complicité.
On me parle de civilisation, je parle de prolétarisation et de mystification.
Pour ma part, je fais l’apologie systématique des civilisations para-européennes.
Chaque jour qui passe, chaque déni de justice, chaque matraquage policier, chaque réclamation ouvrière noyée dans le sang, chaque scandale étouffé, chaque expédition punitive, chaque car de C.R.S., chaque policier et chaque milicien nous fait sentir le prix de nos vieilles sociétés.
C’étaient des sociétés communautaires, jamais de tous pour quelques-uns.
C’étaient des sociétés pas seulement anté-capitalistes, comme on l’a dit, mais aussi anti-capitalistes.
C’étaient des sociétés démocratiques, toujours.
C’étaient des sociétés coopératives, des sociétés fraternelles.
Je fais l’apologie systématique des sociétés détruites par l’impérialisme.
Elles étaient le fait, elles n’avaient aucune prétention à être l’idée, elles n’étaient, malgré leurs défauts, ni haïssables, ni condamnables. Elles se contentaient d’être. Devant elles n’avaient de sens, ni le mot échec, ni le mot avatar. Elles réservaient, intact, l’espoir.
Au lieu que ce soient les seuls mots que l’on puisse, en toute honnêteté, appliquer aux entreprises européennes hors d’Europe. Ma seule consolation est que les colonisations passent, que les nations ne sommeillent qu’un temps et que les peuples demeurent.
Cela dit, il paraît que, dans certains milieux, l’on a feint de découvrir en moi un « ennemi de l’Europe » et un prophète du retour au passé anté-européen.
Pour ma part, je cherche vainement où j’ai pu tenir de pareils discours ; où l’on m’a vu sous-estimer l’importance de l’Europe dans l’histoire de la pensée humaine ; où l’on m’a entendu prêcher un quelconque retour ; où l’on m’a vu prétendre qu’il pouvait y avoir retour.
La vérité est que j’ai dit tout autre chose : savoir que le grand drame historique de l’Afrique a moins été sa mise en contact trop tardive avec le reste du monde, que la manière dont ce contact a été opéré ; que c’est au moment où l’Europe est tombée entre les mains des financiers et des capitaines d’industrie les plus dénués de scrupules que l’Europe s’est « propagée » ; que notre malchance a voulu que ce soit cette Europe-là que nous ayons rencontrée sur notre route et que l’Europe est comptable devant la communauté humaine du plus haut tas de cadavres de l’histoire.
Par ailleurs, jugeant l’action colonisatrice, j’ai ajouté que l’Europe a fait fort bon ménage avec tous les féodaux indigènes qui acceptaient de servir ; ourdi avec eux une vicieuse complicité ; rendu leur tyrannie plus effective et plus efficace, et que son action n’a tendu a rien de moins qu’à artificiellement prolonger la survie des passés locaux dans ce qu’ils avaient de plus pernicieux.
J’ai dit – et c’est très différent – que l’Europe colonisatrice a enté l’abus moderne sur l’antique injustice ; l’odieux racisme sur la vieille inégalité.
Que si c’est un procès d’intention que l’on me fait, je maintiens que l’Europe colonisatrice est déloyale à légitimer a posteriori l’action colonisatrice par les évidents progrès matériels réalisés dans certains domaines sous le régime colonial, attendu que la mutation brusque est chose toujours possible, en histoire comme ailleurs ; que nul ne sait à quel stade de développement matériel eussent été ces mêmes pays sans l’intervention européenne ; que l’équipement technique, la réorganisation administrative, « l’européanisation », en un mot, de l’Afrique ou de l’Asie n’étaient – comme le prouve l’exemple japonais – aucunement liés à l’occupation européenne ; que l’européanisation des continents non européens pouvait se faire autrement que sous la botte de l’Europe ; que ce mouvement d’européanisation était en train ; qu’il a même été ralenti ; qu’en tout cas il a été faussé par la mainmise de l’Europe.
À preuve qu’à l’heure actuelle, ce sont les indigènes d’Afrique ou d’Asie qui réclament des écoles et que c’est l’Europe colonisatrice qui en refuse ; que c’est l’homme africain qui demande des ports et des routes, que c’est l’Europe colonisatrice qui, à ce sujet, lésine ; que c’est le colonisé qui veut aller de l’avant, que c’est le colonisateur qui retient en arrière.
3
Passant plus outre, je ne fais point mystère de penser qu’à l’heure
actuelle, la barbarie de l’Europe occidentale est incroyablement haute, surpassée par une seule, de très loin, il est vrai, l’américaine.
Et je ne parle pas de Hitler, ni du garde-chiourme, ni de l’aventurier,
mais du « brave homme » d’en face ; ni du S.S., ni du gangster, mais de l’honnête bourgeois. La candeur de Léon Bloy s’indignait jadis que des, des parjures, des faussaires, des voleurs, des proxénètes fussent chargés de « porter aux Indes l’exemple des vertus chrétiennes ».
Le progrès est qu’aujourd’hui, c’est le détenteur des « vertus
chrétiennes » qui brigue – et s’en tire fort bien – l’honneur d’administrer outre-mer selon les procédés des faussaires et des tortionnaires.
Signe que la cruauté, le mensonge, la bassesse, la corruption ont
merveilleusement mordu l’âme de la bourgeoisie européenne.
Je répète que je ne parle ni de Hitler, ni du S.S., ni du pogrom, ni de
l’exécution sommaire. Mais de telle réaction surprise, de tel réflexe
admis, de tel cynisme toléré. Et, si en veut des témoignages, de telle scène d’hystérie anthropophagique à laquelle il m’a été donné d’assister à l’Assemblée Nationale française.
Bigre, mes chers collègues (comme on dit), je vous ôte mon chapeau
(mon chapeau d’anthropophage, bien entendu).
Pensez donc ! quatre-vingt-dix mille morts à Madagascar !
L’Indochine piétinée, broyée, assassinée, des tortures ramenées du fond du Moyen-Age ! Et quel spectacle ! Ce frisson d’aise qui vous revigorait les somnolences ! Ces clameurs sauvages ! Bidault avec son air d’hostie conchiée – l’anthropophagie papelarde et Sainte-Nitouche ; Teitgen, fils grabeleur en diable, l’Aliboron du décervelage – l’anthropophagie des Pandectes ; Moutet, l’anthropophagie maquignarde, la baguenaude
ronflante et du beurre sur la tête ; Coste-Floret, l’anthropophagie faite ours mal léché et les pieds dans le plat.
Aimé Césaire : Discours sur le colonialisme
— 16 —
Inoubliable, messieurs ! De belles phrases solennelles et froides
comme des bandelettes, on vous ligote le Malgache. De quelques mots convenus, on vous le poignarde. Le temps de rincer le sifflet, on vous l’étripe. Le beau travail ! Pas une goutte de sang ne sera perdue!
Ceux qui en font rubis sur l’ongle, n’y mettant jamais d’eau. Ceux
qui, comme Ramadier, s’en barbouillent – à la Silène – la face ; Fonlup-Esperaber (3), qui s’en empèse les moustaches, genre vieux-Gaulois-à-latête-ronde ; le vieux Desjardins penché sur les effluves de la cuve, et s’en grisant comme d’un vin doux. La violence ! celle des faibles. Chose significative : ce n’est pas par la tête que les civilisations pourrissent. C’est d’abord par le coeur.
J’avoue que, pour la bonne santé de l’Europe et de la civilisation, ces
« tue ! tue ! », ces « il faut que ça saigne » éructés par le vieillard qui
tremble et le bon jeune homme, élève des bons Pères, m’impressionnent beaucoup plus désagréablement que les plus sensationnels hold-up à la porte d’une banque parisienne.
Et cela, voyez-vous, n’a rien de l’exception.
La règle, au contraire, est de la muflerie bourgeoise. Cette muflerie,
on la piste, depuis un siècle. On l’ausculte, on la surprend, on la sent, on la suit, on la perd, on la retrouve, on la file et elle s’étale chaque jour plus nauséeuse. Oh ! Le racisme de ces messieurs ne me vexe pas. Il ne m’indigne pas. J’en prends seulement connaissance. Je le constate, et c’est tout. Je lui sais presque gré de s’exprimer et de paraître au grand jour, signe. Signe que l’intrépide classe qui monta jadis à l’assaut des Bastilles a les jarrets coupés. Signe qu’elle se sent mortelle. Signe qu’elle se sent cadavre. Et quand le cadavre bafouille, ça donne des choses dans le goût que voici:
« Il n’y avait que trop de vérité dans ce premier mouvement des
Européens qui refusèrent, au siècle de Colomb, de reconnaître leurs
semblables dans les hommes dégradés qui peuplaient le nouveau
monde… On ne saurait fixer un instant ses regards sur le sauvage sans lire l’anathème écrit, je ne dis pas seulement dans son âme, mais jusque sur la forme extérieure de son corps. »
Et c’est signé Joseph de Maistre. (Ça, c’est la mouture mystique.)
Et puis ça donne encore ceci :
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3 Pas mauvais diable au fond, comme la suite l’a prouvé, mais déchaîné ce jour-là.
Aimé Césaire : Discours sur le colonialisme
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« Au point de vue sélectionniste, je regarderais comme fâcheux le
très grand développement numérique des éléments jaunes et noirs qui seraient d’une élimination difficile. Si toutefois la société future
s’organise sur une base dualiste, avec une classe dolichoblonde
dirigeante et une classe de race inférieure confinée dans la main-d’œuvre la plus grossière, il est possible que ce dernier rôle incombe à des éléments jaunes et noirs. En ce cas d’ailleurs, ils ne seraient pas une gêne, mais un avantage pour les dolicho-blonds… Il ne faut pas oublier que [l’esclavage] n’a rien de plus anormal que la domestication du cheval ou du boeuf. Il est donc possible qu’il reparaisse dans l’avenir sous une forme quelconque. Cela se produira même probablement d’une manière inévitable si la solution simpliste n’intervient pas : une seule race supérieure, nivelée par sélection. »
Ça, c’est la mouture scientiste et c’est signé Lapouge.
Et ça donne encore ceci (cette fois mouture littéraire) :
« Je sais que je dois me croire supérieur aux pauvres Bayas de la
Mambéré. Je sais que je dois avoir l’orgueil de mon sang. Lorsqu’un
homme supérieur cesse de se croire supérieur, il cesse effectivement
d’être supérieur… Lorsqu’une race supérieure cesse de se croire une race élue, elle cesse effectivement d’être une race élue. »
Et c’est signé Psichari-soldat-d’Afrique.
Traduit en patois journalistique, on obtient du Faguet :
« Le Barbare est de même race, après tout, que le Romain et le Grec.
C’est un cousin. Le Jaune, le Noir n’est pas du tout notre cousin. Ici, il y a une vraie différence, une vraie distance, et très grande, ethnologique.
Après tout, la civilisation n’a jamais été faite jusqu’à présent que par des Blancs… L’Europe devenue jaune, il y aura certainement une régression, une nouvelle période d’obscurcissement et de confusion, c’est-à-dire un second Moyen-Age. »
Et puis, plus bas, toujours plus bas, jusqu’au fond de la fosse, plus
bas que ne peut descendre la pelle, M. Jules Romains, de l’Académie
française et de la Revue des Deux Mondes (peu importe, bien entendu, que M. Farigoule change de nom une fois de plus -et se fasse, ici, appeler Salsette pour la commodité de la situation). L’essentiel est que M. Jules Romains en arrive à écrire ceci :
« Je n’accepte la discussion qu’avec des gens qui consentent à faire
l’hypothèse suivante : une France ayant sur son sol métropolitain dix
Aimé Césaire : Discours sur le colonialisme
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millions de Noirs, dont cinq ou six millions dans la vallée de la Garonne.
Le préjugé de race n’aurait-il jamais effleuré nos vaillantes populations du Sud-Ouest ? Aucune inquiétude, si la question s’était posée de remettre tous les pouvoirs à ces nègres, fils d’esclaves ?… Il m’est arrivé d’avoir en face de moi une rangée d’une vingtaine de Noirs purs… Je ne reprocherai même pas à nos nègres et négresses de mâcher du chewing-gum. J’observerai seulement… que ce mouvement a pour effet de mettre les mâchoires bien en valeur et que les évocations qui vous viennent à l’esprit vous ramènent plus près de la forêt équatoriale que de la procession des Panathénées… La race noire n’a encore donné, ne donnera jamais un Einstein, un Stravinsky, un Gershwin. »
Comparaison idiote pour comparaison idiote : puisque le prophète
de la Revue des Deux Mondes et autres lieux nous invite aux
rapprochements « distants », qu’il permette au nègre que je suis de
trouver – personne n’étant maître de ses associations d’idées – que sa voix a moins de rapport avec le chêne, voire les chaudrons de Dodone, qu’avec le braiment des ânes du Missouri.
Encore une fois, je fais systématiquement l’apologie de nos vieilles
civilisations nègres : c’étaient des civilisations courtoises.
Et alors, me dira-t-on, le vrai problème est d’y revenir. Non, je le
répète. Nous ne sommes pas les hommes du « ou ceci ou cela ». Pour
nous, le problème n’est pas d’une utopique et stérile tentative de
réduplication, mais d’un dépassement. Ce n’est pas une société morte que nous voulons faire revivre. Nous laissons cela aux amateurs d’exotisme.
Ce n’est pas davantage la société coloniale actuelle que nous voulons
prolonger, la plus carne qui ait jamais pourri sous le soleil. C’est une
société nouvelle qu’il nous faut, avec l’aide de tous nos frères esclaves, créer, riche de toute la puissance productive moderne, chaude de toute la fraternité antique.
Que cela soit possible, l’Union Soviétique nous en donne quelques
exemples…
Mais revenons à M. Jules Romains.
On ne peut pas dire que le petit bourgeois n’a rien lu. Il a tout lu,
tout dévoré au contraire. Seulement son cerveau fonctionne à la manière de certains appareils digestifs de type élémentaire. Il filtre. Et le filtre ne laisse passer que ce qui peut alimenter la couenne de la bonne conscience bourgeoise.
Les Vietnamiens, avant l’arrivée des Français dans leur pays, étaient
gens de culture vieille, exquise et raffinée. Ce rappel indispose la Banque d’Indochine. Faites fonctionner l’oublioir !
Ces Malgaches, que l’on torture aujourd’hui, étaient, il y a moins
d’un siècle, des poètes, des artistes, des administrateurs ? Chut ! Bouche cousue ! Et le silence se fait profond comme un coffre-fort !
Aimé Césaire : Discours sur le colonialisme
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Heureusement qu’il reste les nègres. Ah ! les nègres ! parlons-en des
nègres ! Eh bien, oui, parlons-en.
Des empires soudanais ? Des bronzes du Bénin ? De la sculpture
Shongo ? Je veux bien ; ça nous changera de tant de sensationnels navets qui adornent tant de capitales européennes. De la musique africaine. Pourquoi pas ? Et de ce qu’ont dit, de ce qu’ont vu les premiers explorateurs… Pas de ceux qui mangent aux râteliers des Compagnies ! Mais des d’Elbée, des Marchais, des Pigafetta ! Et puis de Frobénius ! Hein, vous savez qui c’est, Frobénius ? Et nous lisons ensemble :
« Civilisés jusqu’à la moelle des os ! L’idée du nègre barbare est une
invention européenne. »
Le petit bourgeois ne veut plus rien entendre. D’un battement
d’oreilles, il chasse l’idée. L’idée, la mouche importune.
Aimé Césaire : Discours sur le colonialisme
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4
Donc, camarade, te seront ennemis – de manière haute, lucide et
conséquente – non seulement gouverneurs sadiques et préfets
tortionnaires, non seulement colons flagellants et banquiers goulus, non seulement macrotteurs politiciens lèche-chèques et magistrats aux ordres, mais pareillement et au même titre, journalistes fielleux,
académiciens goîtreux endollardés de sottises, ethnographes
métaphysiciens et dogonneux, théologiens farfelus et belges, intellectuels jaspineux, sortis tout puants de la cuisse de Nietzsche ou chutés calenders-fils-de-Roi d’on ne sait quelle Pléiade, les paternalistes, les embrasseurs, les corrupteurs, les donneurs de tapes dans le dos, les amateurs d’exotisme, les diviseurs, les sociologues agrariens, les endormeurs, les mystificateurs, les haveurs, les matagraboliseurs, et d’une manière générale, tous ceux qui, jouant leur rôle dans la sordide division du travail pour la défense de la société occidentale et bourgeoise, tentant de manière diverse et par diversion infâme de désagréger les forces du Progrès – quitte à nier la possibilité même du Progrès – tous suppôts du capitalisme, tous tenants déclarés ou honteux du colonialisme
pillard, tous responsables, tous haïssables, tous négriers, tous redevables désormais de l’agressivité révolutionnaire.
Et balaie-moi tous les obscurcisseurs, tous les inventeurs de
subterfuges, tous les charlatans mystificateurs, tous les manieurs de
charabia. Et n’essaie pas de savoir si ces messieurs sont personnellement de bonne ou de mauvaise foi, s’ils sont personnellement bien ou mal intentionnés, s’ils sont personnellement, c’est-à-dire dans leur conscience intime de Pierre ou Paul, colonialistes ou non, l’essentiel étant que leur très aléatoire bonne foi subjective est sans rapport aucun avec la portée objective et sociale de la mauvaise besogne qu’ils font de chiens de garde du colonialisme. Et dans cet ordre d’idées, je cite, à titre d’exemples (pris à dessein dans des disciplines très différentes) :
— De Gourou, son livre : Les pays tropicaux, où, parmi des vues
justes, la thèse fondamentale s’exprime partiale, irrecevable, qu’il n’y a jamais eu de grande civilisation tropicale, qu’il n’y a eu de civilisation grande que de climat tempéré, que, dans tout pays tropical, le germe de
Aimé Césaire : Discours sur le colonialisme
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la civilisation vient et ne peut venir que d’un ailleurs extra-tropical et que sur les pays tropicaux pèse, à défaut de la malédiction biologique des racistes, du moins, et avec les mêmes conséquences, une non moins efficace malédiction géographique.
— Du B. P. Tempels, missionnaire et belge, sa Philosophie bantoue
vaseuse et méphitique à souhait, mais découverte de manière très
opportune, comme par d’autres l’hindouisme, pour faire pièce au
« matérialisme communiste », qui menace, paraît-il, de faire des nègres des « vagabonds moraux ».
— Des historiens ou des romanciers de la civilisation (c’est tout un),
non de tel ou tel, de tous ou presque, leur fausse objectivité, leur
chauvinisme, leur racisme sournois, leur vicieuse passion à dénier aux races non blanches, singulièrement aux races mélaniennes, tout mérite, leur monomanie à monopoliser au profit de la leur toute gloire.
— Les psychologues, sociologues, etc., leurs vues sur le
« primitivisme », leurs investigations dirigées, leurs généralisations
intéressées, leurs spéculations tendancieuses, leur insistance sur le
caractère en marge, le caractère « à part » des non-Blancs, leur
reniement pour les besoins de la cause, dans le temps même où chacun de ces messieurs se réclame, pour accuser de plus haut l’infirmité de la pensée primitive, du rationalisme le plus ferme, leur reniement barbare de la phrase de Descartes, charte de l’universalisme : que « la raison… est tout entière en chacun » et « qu’il n’y a du plus ou du moins qu’entre les accidents et non point entre les formes ou natures des individus d’une même espèce ».
Mais n’allons pas trop vite. Il vaut la peine de suivre quelques-uns de
ces messieurs.
Je ne m’étendrai pas sur le cas des historiens, ni celui des historiens
de la colonisation ni celui des égyptologues, le cas des premiers étant trop évident, dans le cas des seconds, le mécanisme de leur mystification ayant été définitivement démonté par Cheikh Anta Diop, dans son livre Nations nègres et Culture – le plus audacieux qu’un nègre ait jusqu’ici écrit et qui comptera, à n’en pas douter, dans le réveil de l’Afrique (4).
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4 Cf. Cheikh Anta Diop : Nations nègres et Culture, collection « Présence
Africaine », 1955. Hérodote, ayant affirmé que les Egyptiens n’étaient primitivement qu’une colonie les Ethiopiens ; Diodore de Sicile ayant répété la même chose et aggravé son cas en portraiturant les Ethiopiens de manière à ne pouvoir s’y méprendre (Plerique omnes – pour citer la traduction latine – nigro sunt colore, facie sima, crispis capilis, livre III, 3), Il importait au plus haut point de les contrebattre. Cela étant admis, et presque tous les savants occidentaux s’étant délibérément fixé pour but de ravir l’Egypte à l’Afrique, quitte à ne plus pouvoir l’expliquer, il y avait plusieurs
Aimé Césaire : Discours sur le colonialisme
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Revenons plutôt en arrière. A M. Gourou exactement.
Ai-je besoin de dire que c’est de très haut que l’éminent savant toise
les populations indigènes, lesquelles « n’ont pris aucune par » au
développement de la science moderne ? Et que ce n’est pas de l’effort de ces populations, de leur lutte libératrice, de leur combat concret pour la vie, la liberté et la culture qu’il attend le salut des pays tropicaux, mais du bon colonisateur ; attendu que la loi est formelle à savoir que « ce sont des éléments culturels préparés dans des régions extratropicales, qui assurent et assureront le progrès des régions tropicales vers une population plus nombreuse et une civilisation supérieure ».
J’ai dit qu’il y a des vues juste dans le livre de M. Gourou : « Le
milieu tropical et les sociétés indigènes, écrit-il, dressant le bilan de la colonisation, ont souffert de l’introduction de techniques mal adaptées, des corvées, du portage, du travail forcé, de l’esclavage, de la transplantation des travailleurs d’une région dans une autre, de
changements subits du milieu biologique, de conditions spéciales
nouvelles et moins favorables. »
Quel palmarès ! Tête du recteur ! Tête du ministre quand il lit cela !
Notre Gourou est lâché ; ça y est ; il va tout dire ; il commence : « Les
pays chauds typiques se trouvent devant le dilemme suivant : stagnation économique et sauvegarde des indigènes ou développement économique provisoire et régression des indigènes. » « Monsieur Gourou, c’est très grave ! Je vous avertis solennellement qu’à ce jeu, c’est votre carrière qui se joue. » Alors notre Gourou choisit de filer doux et d’omettre de préciser que, si le dilemme existe, il n’existe que dans le cadre du régime
_________
moyens d’y parvenir : la méthode Gustave Le Bon, affirmation brutale, effrontée : « Les Egyptiens sont des Chamites, c’est-à-dire des Blancs comme les Lydiens, les Gétules, les Maures, les Numides, les Berbères » ; la méthode Maspero qui consiste à rattacher, contre toute vraisemblance, la langue égyptienne aux langues sémitiques, plus spécialement au type hébraeo-araméen, d’où suit la conclusion, que les Egyptiens ne pouvaient être à l’origine que des Sémites ; la méthode Weigall, géographique celle-là, selon laquelle la civilisation égyptienne n’a pu naître que dans la Basse-Egypte et que de là elle serait passée à la Haute-Egypte, en remontant le fleuve… attendu qu’elle ne pouvait le descendre (sic). On aura compris que la secrète raison de cette impossibilité est que la Basse-Egypte est proche de la Méditerranée, donc des populations blanches, tandis que la Haute-Egypte est proche du pays des nègres. A ce sujet, et pour les opposer à la thèse de Weigall, Il n’est pas sans intérêt de rappeler les vues de Scheinfurth (Au coeur de l’Afrique, t. 1) sur l’origine de la flore et de la faune de l’Egypte, qu’il situe « à des centaines de milles en amont du fleuve ».
Aimé Césaire : Discours sur le colonialisme
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existant ; que, si cette antinomie constitue une loi d’airain, ce n’est que la loi d’airain du capitalisme colonialiste, donc d’une société non seulement périssable, mais déjà en voie de périr.
Géographie impure et combien séculière !
S’il y a mieux, c’est du R. P. Tempels. Que l’on pille, que l’on torture
au Congo, que le colonisateur belge fasse main basse sur toute richesse, qu’il tue toute liberté, qu’il opprime toute fierté – qu’il aille en paix, le révérend Père Tempels y consent. Mais, attention ! Vous allez au Congo ?
Respectez, je ne dis pas la propriété indigène (les grandes compagnies belges pourraient prendre ça pour une pierre dans leur jardin), je ne dis pas la liberté des indigènes (les colons belges pourraient y voir propos subversifs), je ne dis pas la patrie congolaise (le gouvernement belge risquant de prendre fort mal la chose), Je dis – Vous allez au Congo, respectez la philosophie bantoue !
« Il serait vraiment inouî, écrit le R.P. Tempels, que l’éducateur
blanc s’obstine à tuer dans l’homme noir son esprit humain propre, cette seule réalité qui nous empêche de le considérer comme un être inférieur ! Ce serait un crime de lèse-humanité, de la part du colonisateur, d’émanciper les races primitives de ce qui est valeureux, de ce qui constitue un noyau de vérité dans leur pensée traditionnelle, etc. »
Quelle générosité, mon Père ! Et quel zèle !
Or donc, apprenez que la pensée bantoue est essentiellement
ontologique ; que l’ontologie bantoue est fondée sur les notions
véritablement essentielles de force vitale et de hiérarchie de forces
vitables : que pour le Bantou enfin l’ordre ontologique qui définit le
monde vient de Dieu (5) et, décret divin, doit être respecté…
Admirable ! Tout le monde y gagne : grandes compagnies, colons,
gouvernement, sauf le Bantou, naturellement.
La pensée des Bantous étant ontologique, les Bantous ne demandent
de satisfaction que d’ordre ontologique. Salaires décents ! Logements confortables ! Nourriture ! Ces Bantous sont de purs esprits, vous dis-je : « Ce qu’ils désirent avant tout et par-dessus tout, ce n’est pas l’amélioration de leur situation économique ou matérielle, mais bien la reconnaissance par le Blanc et son respect, pour leur dignité d’homme, pour leur pleine valeur humaine. »
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5 Il est clair qu’ici on s’en prend non pas à la philosophie bantoue, mais à l’utilisation
que certains, dans un but politique, entreprennent d’en faire.
Aimé Césaire : Discours sur le colonialisme
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En somme, un coup de chapeau à la force vitale bantoue, un clin
d’oeil à l’âme immortelle bantoue. Et vous êtes quitte ! Avouez que c’est à bon compte ! Quant au gouvernement, de quoi se plaindrait-il? puisque, note le R. P. Tempels, avec une évidente satisfaction, « les Bantous nous ont considérés, nous les Blancs, et ce, dès le premier contact, de leur point de vue possible, celui de leur philosophie bantoue » et « nous ont intégrés, dans leur hiérarchie des êtres-forces, à un échelon fort élevé ».
Autrement dit, obtenez qu’en tête de la hiérarchie des forces vitales
bantoues, prenne place le Blanc, et le Belge singulièrement, et plus
singulièrement encore Albert ou Léopold, et le tour est joué. On
obtiendra cette merveille : le Dieu bantou sera garant de l’ordre
colonialiste belge et sera sacrilège tout Bantou qui osera y porter la
main.
Pour ce qui est de M. Mannoni, ses considérations sur l’âme
malgache et son livre méritent que de lui on fasse grand cas.
Qu’on le suive pas à pas dans les tours et détours de ses petits tours
de passe-passe, et il vous démontrera clair comme le jour que la
colonisation est fondée en psychologie ; qu’il y a de par le monde des
groupes d’hommes atteints, on ne sait comment, d’un complexe qu’il faut bien appeler complexe de la dépendance, que ces groupes sont
psychologiquement faits pour être dépendants ; qu’ils ont besoin de la dépendance, qu’ils la postulent, qu’ils la réclament, qu’ils l’exigent ; que ce cas est celui de la plupart des peuples colonisés, des Malgaches en particulier.
Foin du racisme ! Foin du colonialisme ! Ça sent trop son barbare.
M. Mannoni a mieux : la psychanalyse. Agrémentée d’existentialisme, les résultats sont étonnants : les lieux communs les plus éculés vous sont ressemelés et remis à neuf ; les préjugés les plus absurdes, expliqués et légitimés ; et magiquement les vessies vous deviennent des lanternes.
Ecoutez-le plutôt :
« Le destin de l’Occidental rencontre l’obligation d’obéir au
commandement : Tu quitteras ton père et ta mère. Cette obligation est incompréhensible pour le Malgache. Tout Européen, à un moment de son développement, découvre en lui le désir… de rompre avec ses liens de dépendance, de s’égaler à son père. Le Malgache, jamais ! Il ignore la rivalité avec l’autorité paternelle, la « protestation virile », l’infériorité adlérienne, épreuves par lesquelles l’Européen doit passer et qui sont
Aimé Césaire : Discours sur le colonialisme
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comme les formes civilisées… des rites d’initiation par lesquels on atteint à la virilité… »
Que les subtilités du vocabulaire, que les nouveautés
terminologiques ne vous effraient pas ! Vous connaissez la rengaine :
« Les Nègres-sont-de-grands-Enfants ». On vous la prend, on vous
l’habille, on vous l’emberlificote. Le résultat, c’est du Mannoni. Encore une fois, rassurez-vous ! Au départ, ça peut paraître un peu pénible, mais à l’arrivée, vous verrez, vous retrouverez tous vos bagages. Rien ne manquera, pas même le célèbre fardeau de l’homme blanc. Donc, oyez :
« Par ces épreuves (réservées à l’Occidental [A.C.]), on triomphe de la peur infantile de l’abandon et on acquiert liberté et autonomie, biens suprêmes et aussi fardeaux de l’Occidental. »
Et le Malgache ? direz-vous. Race serve et mensongère, dirait
Kipling. M. Mannoni diagnostique : « Le Malgache n’essaie même pas d’imaginer pareille situation d’abandon… Il ne désire ni autonomie personnelle ni libre responsabilité. » (Vous savez bien, voyons. Ces nègres n’imaginent même pas ce que c’est que la liberté. Ils ne la désirent pas, ils ne la revendiquent pas. Ce sont les meneurs blancs qui leur fourrent ça dans la tête. Et si on la leur donnait, ils ne sauraient qu’en faire.)
Si on fait remarquer à M. Mannoni que les Malgaches se sont
pourtant révoltés à plusieurs reprises depuis l’occupation française et dernièrement encore, en 1947, M. Mannoni, fidèle à ses prémisses, vous expliquera qu’il s’agit là d’un comportement purement névrotique, d’une folie collective, d’un comportement d’amok ; que d’ailleurs, en la circonstance, il ne s’agissait pas pour les Malgaches de partir à la conquête de biens réels, mais d’une « sécurité imaginaire », ce qui implique évidemment que l’oppression dont ils se plaignent est une oppression imaginaire. Si nettement, si démentiellement imaginaire, qu’il n’est pas interdit de parler d’ingratitude monstrueuse, selon le type classique du Fidjien qui brûle le séchoir du capitaine qui l’a guéri de ses blessures.
Que, si vous faîtes la critique du colonialisme qui accule au désespoir
les populations les plus pacifiques, M. Mannoni vous expliquera qu’après tout, le responsable, ce n’est pas le Blanc colonialiste, mais les Malgaches colonisés. Que diable ! Ils prenaient les Blancs pour des dieux et attendaient d’eux tout ce qu’on attend de la divinité !
Que si vous trouvez que le traitement appliqué à la névrose malgache
a été un peu rude, M. Mannoni, qui a réponse à tout, vous prouvera que les fameuses brutalités dont on parle ont été très largement exagérées, que nous sommes là en pleine fiction… névrotique, que les tortures étaient des tortures imaginaires appliquées par des « bourreaux imaginaires ». Quant au gouvernement français, il se serait montré singulièrement modéré, puisqu’il s’est contenté d’arrêter les députés malgaches, alors qu’il aurait dû les sacrifier, s’il avait voulu respecter les lois d’une saine psychologie.
Je n’exagère rien. C’est M. Mannoni qui parle : « Suivant des
chemins très classiques, ces Malgaches transformaient leurs saints en martyrs, leurs sauveurs en boucs émissaires ; ils voulaient laver leurs péchés imaginaires dans le sang de leurs propres dieux. Ils étaient prêts, même à ce prix, ou plutôt à ce prix seulement, à renverser encore une fois leur attitude. Un trait de cette psychologie dépendante semblerait être que, puisque nul ne peut avoir deux maîtres, il convient que l’un des deux soit sacrifié à l’autre. La partie la plus troublée des colonialistes de Tananarive comprenait confusément l’essentiel de cette psychologie du sacrifice, et ils réclamaient leurs victimes. Ils assiégeaient le Haut- Commissariat, assurant que, si on leur accordait le sang de quelques innocents, « tout le monde serait satisfait ». Cette attitude, humainement
déshonorante, était fondée sur une aperception assez juste en gros des troubles émotionnels que traversait la population des hauts plateaux. » De là à absoudre les colonialistes altérés de sang, il n’y a
évidemment qu’un pas. La « psychologie » de M. Mannoni est aussi
« désintéressée », aussi « libre », que la géographie de M. Gourou ou la théologie missionnaire du R. P. Tempels !
Et voici la saisissante unité de tout cela, la persévérante tentative
bourgeoise de ramener les problèmes les plus humains à des notions
confortables et creuses : l’idée du complexe de dépendance chez
Mannoni, l’idée ontologique chez le R. P. Tempels, l‘idée de
« tropicalité » chez Gourou. Que devient la Banque d’Indochine dans tout cela ? Et la Banque de Madagascar ? Et la chicote ? et l’impôt ? et la poignée de riz au Malgache ou au nhaqué ? Et ces martyrs ? Et ces innocents assassinés ? Et cet argent sanglant qui s’amasse dans vos coffres, messieurs ? Volatilisés ! Disparus, confondus, méconnaissables au royaume des pâles ratiocinations.
Mais il y a pour ces messieurs un malheur. C’est que l’entendement
bourgeois est de plus en plus rebelle à la finasserie et que leurs maîtres sont condamnés à se détourner d’eux de plus en plus pour applaudir de plus en plus d’autres moins subtils et plus brutaux. C’est très précisément cela qui donne une chance à M. Yves Florenne. Et, en effet, voici, sur le plateau du journal Le Monde, bien sagement rangées, ses petites offres
de service. Aucune surprise possible. Tout garanti, efficacité éprouvée, toute expérience faite et concluante, c’est d’un racisme qu’il s’agit, d’un racisme français encore maigrelet certes, mais prometteur. Oyez plutôt :
« Notre lectrice… (une dame professeur qui a eu l’audace de
contredire l’irascible M. Florenne) éprouve, en contemplant deux jeunes métisses, ses élèves, l’émotion de fierté que lui donne le sentiment d’une intégration croissante à notre famille française… Son émotion serait-elle la même si elle voyait à l’inverse la France s’intégrer dans la famille noire (ou jaune ou rouge, peu importe), c’est-à-dire se diluer, disparaître ? »
C’est clair, pour M. Yves Florenne, c’est le sang qui fait la France et
les bases de la nation sont biologiques: « Son peuple, son génie sont faits d’un équilibre millénaire, vigoureux et délicat à la fois et… certaines ruptures inquiétantes de cet équilibre coïncident avec l’infusion massive et souvent hasardeuse de sang étranger qu’elle a dû subir depuis une trentaine d’années. »
En somme, le métissage, voilà l’ennemi. Plus de crise sociale ! Plus
de crise économique ! Il n’y a plus que des crises raciales ! Bien entendu, l’humanisme ne perd point ses droits (nous sommes en Occident), mais entendons-nous :
« Ce n’est pas en se perdant dans l’univers humain avec son sang et
son esprit, que la France sera universelle, c’est en demeurant elle-même.» Voilà où en est arrivée la bourgeoisie française, cinq ans après la défaite de Hitler ! Et c’est en cela précisément que réside son châtiment historique : d’être condamnée, y revenant comme par vice, à remâcher le vomi de Hitler.
Car enfin, M. Yves Florenne en était encore à fignoler des romans
paysans, des « drames de la terre », des histoires de mauvais oeil, quand, l’oeil autrement mauvais qu’un agreste héros de jettatura, Hitler annonçait :
« Le but suprême de l’Etat-Peuple est de conserver les éléments
originaires de la race qui, en répandant la culture, créent la beauté et la dignité d’une humanité supérieure. »
Cette filiation, M. Yves Florenne la connaît.
Et il n’a garde d’en être gêné.
Fort bien, c’est son droit.
Comme ce n’est pas notre droit de nous en indigner.
Car enfin, il faut en prendre son parti et se dire, une fois pour toutes,
que la bourgeoisie est condamnée à être chaque jour plus hargneuse, plus ouvertement féroce, plus dénuée de pudeur, plus sommairement barbare ; que c’est une loi implacable que toute classe décadente se voit transformée en réceptacle où affluent toutes les eaux sales de l’histoire ; que c’est une loi universelle que toute classe, avant de disparaître, doit préalablement se déshonorer complètement, omnilatéralement, et que c’est la tête enfouie sous le fumier que les sociétés moribondes poussent
leur chant du cygne.
Au fait, le dossier est accablant.
Un rude animal qui, par l’élémentaire exercice de sa vitalité, répand le sang et sème la mort, on se souvient qu’historiquement, c’est sous cette forme d’archétype féroce que se manifesta, à la conscience et à l’esprit des meilleurs, la révélation de la société capitaliste.
L’animal s’est anémié depuis ; son poil s’est fait rare, son cuir décati, mais la férocité est restée, tout juste mêlée de sadisme. Hitler a bon dos. Rosenberg a bon dos. Bon dos, Junger et les autres. Le S.S. a bon dos.
Mais ceci :
« Tout en ce monde sue le crime : le journal, la muraille et le visage de l’homme. »
C’est du Baudelaire, et Hitler n’était pas né !
Preuve que le mal vient de plus loin.
Et Isidore Ducasse, comte de Lautréamont !
À ce sujet, il est grand temps de dissiper l’atmosphère de scandale qui a été créée autour des Chants de Maldoror.
Monstruosité ? Aérolithe littéraire ? Délire d’une imagination malade ? Allons donc ! Comme c’est commode !
La vérité est que Lautréamont n’a eu qu’à regarder, les yeux dans les yeux, l’homme de fer forgé par la société capitaliste, pour appréhender le monstre, le monstre quotidien, son héros. Nul ne nie la véracité de Balzac. Mais attention : faites Vautrin, retour des pays chauds, donnez-lui les ailes de l’archange et les frissons du paludisme, faites-le accompagner, sur le pavé parisien, d’une escorte de vampires uruguayens et de fourmis tambochas, et vous aurez Maldoror.
Variante du décor, mais c’est bien du même monde, c’est bien du même homme qu’il s’agit, dur, inflexible, sans scrupules, amateur, comme pas un, « de la viande d’autrui ».
Pour ouvrir ici une parenthèse dans ma parenthèse, je crois qu’un jour viendra où, tous les éléments réunis, toutes les sources dépouillées, toutes les circonstances de l’œuvre élucidées, il sera possible de donner des Chants de Maldoror une interprétation matérialiste et historique qui fera apparaître de cette épopée forcenée un aspect par trop méconnu, celui d’une implacable dénonciation d’une forme très précise de société, telle qu’elle ne pouvait échapper au plus aigu des regards vers l’année 1865.
Auparavant, bien entendu, il aura fallu débroussailler la route des commentaires occultistes et métaphysiques qui l’offusquent ; redonner son importance à telles strophes négligées – celle, par exemple, entre toutes étrange de la mine de poux où on n’acceptera de voir ni plus ni moins que la dénonciation du pouvoir maléfique de l’or et de la thésaurisation ; restituer sa vraie place à l’admirable épisode de l’omnibus, et consentir à y trouver très platement ce qui y est, savoir la peinture à peine allégorique d’une société où les privilégiés, confortablement assis, refusent de se serrer pour faire place au nouvel arrivant, et – soit dit en passant – qui recueille l’enfant durement rejeté ? Le peuple ! Ici représenté par le chiffonnier. Le chiffonnier de Baudelaire :
Et sans prendre souci des mouchards, ses sujets, Épanche tout son cœur en glorieux projet. Il prête des serments, dicte des lois sublimes, Terrasse les méchants, relève les victimes. Alors, n’est-il pas vrai, on comprendra que l’ennemi dont Lautréamont a fait / ‘ennemi, le « créateur » anthropophage et décerveleur, le sadique « juché sur un trône formé d’excréments humains et d’or », l’hypocrite, le débauché, le fainéant qui « mange le pain des autres » et que l’on retrouve de temps en temps ivre mort « comme une punaise qui a mâché pendant la nuit trois tonneaux de sang », on comprendra que ce créateur-là, ce n’est pas derrière le nuage qu’il faut aller le chercher, mais que nous avons plus de chance de le trouver dans l’annuaire Desfossés et dans quelque confortable conseil d’administration ! Mais laissons cela. Les moralistes n’y peuvent rien. La bourgeoisie, en tant que classe, est condamnée, qu’on le veuille ou non, à prendre en charge toute la barbarie de l’histoire, les tortures du Moyen Âge comme l’inquisition, la raison d’État comme le bellicisme, le racisme comme l’esclavagisme, bref, tout ce contre quoi elle a protesté et en termes inoubliables, du temps que, classe à l’attaque, elle incarnait le progrès humain.
Les moralistes n’y peuvent rien. Il y a une loi de dés humanisation progressive en vertu de quoi désormais, à l’ordre du jour de la bourgeoisie, il n’y a, il ne peut y avoir maintenant que la violence, la corruption et la barbarie.
J’allais oublier la haine, le mensonge, la suffisance.
J’allais oublier M. Roger Caillois.
Or donc, M. Caillois à qui mission a été donnée de toute éternité d’enseigner à un siècle lâche et débraillé la rigueur de la pensée et la tenue du style, M. Caillois donc vient d’éprouver une grande colère.
Le motif ?
La grande trahison de l’ethnographie occidentale, laquelle, depuis quelque temps, avec une détérioration déplorable du sens de ses responsabilités, s’ingénie à mettre en doute la supériorité omnilatérale de la civilisation occidentale sur les civilisations exotiques.
Du coup, M. Caillois entre en campagne.
C’est la vertu de l’Europe d’ainsi susciter au moment le plus critique des héroïsmes salvateurs.
On est impardonnable de ne pas se souvenir de M. Massis, lequel, vers 1927, se croisa pour la défense de l’Occident.
(Cf. Roger Caillois : « Illusions à rebours », La Nouvelle Revue Française, décembre et janvier 1955)
On veut s’assurer qu’un meilleur sort sera réservé à M. Caillois, qui, pour défendre la même cause sacrée, transforme sa plume en bonne dague de Tolède. Que disait M. Massis ? Il déplorait que « le destin de la civilisation d’Occident, le destin de l’homme tout court » fussent aujourd’hui menacés ; que l’on s’efforçât de toutes parts « de faire appel à nos angoisses, de contester les titres de notre culture, de mettre en question l’essentiel de notre avoir », et M. Massis faisait serment de partir en guerre contre ces « désastreux prophètes ». M. Caillois n’identifie pas autrement l’ennemi. Ce sont ces « intellectuels européens » qui, « par une déception et une rancœur exceptionnellement aiguës », s’acharnent depuis une cinquantaine d’années « à renier les divers idéaux de leur culture » et qui, de ce fait, entretiennent, « notamment en Europe, un malaise tenace ». C’est à ce malaise, à cette inquiétude, que M. Caillois, pour sa part, entend mettre fin.
Il est significatif qu’au moment même où M. Caillois entreprenait sa croisade, une revue colonialiste belge, d’inspiration gouvernementale (Europe-Afrique, nº 6, janvier 1955), se livrait à une agression absolument identique contre l’ethnographie : « Auparavant, le colonisateur concevait fondamentalement son rapport avec le colonisé comme celui d’un homme civilisé avec un homme sauvage. La colonisation reposait ainsi sur une hiérarchie, grossière assurément, mais vigoureuse et nette. » C’est ce rapport hiérarchique que l’auteur de l’article, un certain M. Piron, reproche à l’ethnographie de détruire. Comme M. Caillois, il s’en prend à Michel Leiris et Lévi-Strauss. Au premier, il fait reproche d’avoir écrit, dans sa brochure, La question raciale devant la science moderne : « II est puéril de vouloir hiérarchiser la culture. » Au second, de s’attaquer au « faux évolutionnisme », en ce qu’il « tente de supprimer la diversité des cultures, en les considérant comme des stades d’un développement unique qui, partant d’un même point, doit les faire converger vers le même but ». Un sort particulier est fait à Mircea Éliade, pour avoir osé écrire la phrase suivante : « Devant lui, l’Européen a maintenant, non plus des indigènes, mais des interlocuteurs. Il est bon qu’on sache comment amorcer le dialogue ; il est indispensable de reconnaître qu’il n’existe plus de solution de continuité entre le monde primitif (entre guillemets) ou arriéré (idem) et l’Occident moderne. » Enfin, pour une fois, c’est un excès d’égalitarisme qui est reproché à la pensée américaine – Otto Klineberg, professeur de psychologie à l’Université de Columbia, ayant affirmé : « C’est une erreur capitale de considérer les autres cultures comme inférieures à la nôtre, simplement parce qu’elles sont différentes. »
Décidément, M. Caillois est en bonne compagnie.
Et de fait, jamais, depuis l’Anglais de l’époque victorienne, personnage ne promena à travers l’histoire une bonne conscience plus sereine et moins ennuagée de doute.
Sa doctrine ? Elle a le mérite d’être simple.
Que l’Occident a inventé la science. Que seul l’Occident sait penser ; qu’aux limites du monde occidental commence le ténébreux royaume de la pensée primitive, laquelle, dominée par la notion de participation, incapable de logique, est le type même de la fausse pensée.
Là-dessus on sursaute. On objecte à M. Caillois que la fameuse loi de participation inventée par Lévy-Bruhl, Lévy-Bruhl lui-même l’a reniée ; qu’au soir de sa vie, il a proclamé à la face du monde avoir eu tort « de vouloir définir un caractère propre à la mentalité primitive en tant que logique » ; qu’il avait, au contraire, acquis la conviction que « ces esprits ne diffèrent point du nôtre du point de vue logique… Donc, ne supportent pas plus que nous une contradiction formelle.. . Donc rejettent comme nous, par une sorte de réflexe mental ce qui est logiquement impossible ».
Peine perdue ! M. Caillois tient la rectification pour nulle et non avenue. Pour M. Caillois, le véritable Lévy-Bruhl ne peut être que le Lévy-Bruhl où le primitif extravague.
(Les Carnets de Lucien Lévy-Bruhl, Presses Universitaires de France, 1949)
II reste, bien sûr, quelques menus faits qui résistent. Savoir l’invention de l’arithmétique et de la géométrie par les Égyptiens. Savoir la découverte de l’astronomie par les Assyriens. Savoir la naissance de la chimie chez les Arabes. Savoir l’apparition du rationalisme au sein de l’Islam à une époque où la pensée occidentale avait l’allure furieusement prélogique. Mais ces détails impertinents, M. Caillois a vite fait de les rabrouer, le principe étant formel « qu’une découverte qui ne rentre pas dans un ensemble » n’est précisément qu’un détail, c’est-à-dire un rien négligeable.
On pense bien qu’ainsi lancé, M. Caillois ne s’arrête pas en si beau chemin.
Après avoir annexé la science, le voilà qui revendique la morale.
Pensez donc ! M. Caillois n’a jamais mangé personne ! M. Caillois n’a jamais songé à achever un infirme ! M. Caillois, jamais l’idée ne lui est venue d’abréger les jours de ses vieux parents ! Eh bien, la voilà, la supériorité de l’Occident : « Cette discipline de vie qui s’efforce d’obtenir que la personne humaine soit suffisamment respectée pour qu’on ne trouve pas normal de supprimer les vieillards et les infirmes. »
La conclusion s’impose : face aux anthropophages, aux dépeceurs et autres comprachicos, l’Europe, l’Occident incarnent le respect de la dignité humaine.
Mais passons et pressons, crainte que notre pensée ne s’égare vers Alger, le Maroc, et autres lieux où, à l’heure même où j’écris ceci, tant de vaillants fils de l’Occident, dans le clair-obscur des cachots, prodiguent à leurs frères inférieurs d’Afrique, avec tant d’inlassables soins, ces authentiques marques de respect de la dignité humaine qui s’appellent, en termes techniques, « la baignoire », « l’électricité », « le goulot de bouteille ».
Pressons : M. Caillois n’est pas encore au bout de son palmarès. Après la supériorité scientifique et la supériorité morale, la supériorité religieuse.
Ici, M. Caillois n’a garde de se laisser abuser par le vain prestige de l’Orient. L’Asie, mère des dieux peut-être. En tout cas, l’Europe, maîtresse des rites. Et voyez la merveille : d’un côté hors d’Europe, des cérémonies type vaudou avec tout ce qu’elles comportent « de mascarade burlesque, de frénésie collective, d’alcoolisme débraillé, d’exploitation grossière d’une naïve ferveur », et de l’autre – côté Europe -, ces valeurs authentiques que célébrait déjà Chateaubriand dans le Génie du Christianisme : « les dogmes et les mystères de la religion catholique, sa liturgie, le symbolisme de ses sculpteurs et la gloire du plain-chant ».
Enfin, ultime motif de satisfaction :
Gobineau disait : « II n’est d’histoire que blanche. » M. Caillois, à son tour, constate : « II n’est d’ethnographie que blanche. » C’est l’Occident qui fait l’ethnographie des autres, non les autres qui font l’ethnographie de l’Occident.
Intense motif de jubilation, n’est-il pas vrai?
Et pas une minute, il ne vient à l’esprit de M. Caillois que les musées dont il fait vanité, il eût mieux valu, à tout prendre, n’avoir pas eu besoin de les ouvrir ; que l’Europe eût mieux fait de tolérer à côté d’elle, bien vivantes, dynamiques et prospères, entières et non mutilées, les civilisations extra-européennes ; qu’il eût mieux valu les laisser se développer et s’accomplir que de nous en donner à admirer, dûment étiquetés, les membres épars, les membres morts ; qu’au demeurant, le musée par lui-même n’est rien ; qu’il ne veut rien dire, qu’il ne peut rien dire, là où la béate satisfaction de soi-même pourrit les yeux, là où le secret mépris des autres dessèche les cœurs, là où, avoué ou non, le racisme tarit la sympathie ; qu’il ne veut rien dire s’il n’est pas destiné qu’à fournir aux délices de l’amour-propre ; qu’après tout, l’honnête contemporain de saint Louis, qui combattait mais respectait l’Islam, avait meilleure chance de le connaître que nos contemporains même frottés de littérature ethnographique qui le méprisent.
Non, jamais dans la balance de la connaissance, le poids de tous les musées du monde ne pèsera autant qu’une étincelle de sympathie humaine. La conclusion de tout cela ? Soyons justes ; M. Caillois est modéré. Ayant établi la supériorité dans tous les domaines de l’Occident ; ayant ainsi rétabli une saine et précieuse hiérarchie, M. Caillois donne une preuve immédiate de cette supériorité en concluant à n’exterminer personne. Avec lui les nègres sont sûrs de n’être pas lynchés, les Juifs de ne pas alimenter de nouveaux bûchers. Seulement, attention ; il importe qu’il soit bien entendu que cette tolérance, nègres, Juifs, Australiens, la doivent, non à leurs mérites respectifs, mais à la magnanimité de M. Caillois, non à un diktat de la science, laquelle ne saurait offrir de vérités qu’éphémères, mais à un décret de la conscience de M. Caillois, laquelle ne saurait être qu’absolue ; que cette tolérance n’est conditionnée par rien, garantie par rien si ce n’est par ce que M. Caillois se doit à lui-même. Peut-être la science commandera-t-elle un jour de débarrasser la route de l’humanité de ces poids lourds, de ces impedimenta, que constituent des cultures arriérées et des peuples attardés, mais nous sommes assurés qu’à l’instant fatal la conscience de M. Caillois, qui, de bonne conscience, se mue aussitôt en belle conscience, arrêtera le bras meurtrier et prononcera le Salvus sis.
Ce qui nous vaut la note succulente que voici : « Pour moi, la question de l’égalité des races, des peuples, ou des cultures, n’a de sens que s’il s’agit d’une égalité de droit, non d’une égalité de fait. De la même manière, un aveugle, un mutilé, un malade, un idiot, un ignorant, un pauvre (on ne saurait être plus gentil pour les non-Occidentaux), ne sont pas respectivement égaux, au sens matériel du mot, à un homme fort, clairvoyant, complet, bien portant, intelligent, cultivé ou riche. Ceux-ci ont de plus grandes capacités qui d’ailleurs ne leur donnent pas plus de droits, mais seulement plus de devoirs… De même, il existe actuellement, que les causes en soient biologiques ou historiques, des différences de niveau, de puissance et de valeur entre les différentes cultures. Elles entraînent une inégalité de fait. Elles ne justifient aucunement une inégalité de droits en faveur des peuples dits supérieurs, comme le voudrait le racisme. Elles leur confèrent plutôt des charges supplémentaires et une responsabilité accrue.»
Responsabilité accrue ? Quoi donc, sinon celle de diriger le monde ?
Charge accrue ? Quoi donc, sinon la charge du monde ?
Et Caillois-Atlas de s’arc-bouter philanthropiquement dans la poussière et de recharger ses robustes épaules de l’inévitable fardeau de l’homme blanc.
On m’excusera d’avoir si longuement parlé de M. Caillois. Ce n’est pas que je surestime à quelque degré que ce soit la valeur intrinsèque de sa « philosophie » (on aura pu juger du sérieux d’une pensée qui, tout en se revendiquant de l’esprit de rigueur, sacrifie si complaisamment aux préjugés et barbote avec une telle volupté dans le lieu commun), mais elle méritait d’être signalée, parce que significative.
De quoi ?
De ceci que jamais l’Occident, dans le temps même où il se gargarise le plus du mot, n’a été plus éloigné de pouvoir assumer les exigences d’un humanisme vrai, de pouvoir vivre l’humanisme vrai – l’humanisme à la mesure du monde.
Des valeurs inventées jadis par la bourgeoisie et qu’elle lança à travers le monde, l’une est celle de l’homme et de l’humanisme – et nous avons vu ce qu’elle est devenue -, l’autre est celle de la nation.
C’est un fait : la nation est un phénomène bourgeois…
Mais précisément, si je détourne les yeux de l’homme pour regarder les nations, je constate qu’ici encore le péril est grand ; que l’entreprise coloniale est, au monde moderne, ce que l’impérialisme romain fut au monde antique : préparateur du Désastre et fourrier de la Catastrophe : Eh quoi ? les Indiens massacrés, le monde musulman vidé de lui-même, le monde chinois pendant un bon siècle souillé et dénaturé ; le monde nègre disqualifié ; d’immenses voix à tout jamais éteintes ; des foyers dispersés au vent ; tout ce bousillage, tout ce gaspillage, l’humanité réduite au monologue et vous croyez que tout cela ne se paie pas ? La vérité est que, dans cette politique, la perte de l’Europe elle-même est inscrite, et que l’Europe, si elle n’y prend garde, périra du vide qu’elle a fait autour d’elle.
On a cru n’abattre que des Indiens, ou des Hindous, ou des Océaniens, ou des Africains. On a en fait renversé, les uns après les autres, les remparts en deçà desquels la civilisation européenne pouvait se développer librement.
Je sais tout ce qu’il y a de fallacieux dans les parallèles historiques, dans celui que je vais esquisser notamment. Cependant, que l’on me permette ici de recopier une page de Quinet pour la part non négligeable de vérité qu’elle contient et qui mérite d’être méditée.
La voici :
« On demande pourquoi la barbarie a débouché d’un seul coup dans la civilisation antique. Je crois pouvoir le dire. Il est étonnant qu’une cause si simple ne frappe pas tous les yeux. Le système de la civilisation antique se composait d’un certain nombre de nationalités, de patries, qui, bien qu’elles semblassent ennemies, ou même qu’elles s’ignorassent, se protégeaient, se soutenaient, se gardaient l’une l’autre. Quand l’empire romain, en grandissant, entreprit de conquérir et de détruire ces corps de nations, les sophistes éblouis crurent voir, au bout de ce chemin, l’humanité triomphante dans Rome. On parla de l’unité de l’esprit humain ; ce ne fut qu’un rêve. Il se trouva que ces nationalités étaient autant de boulevards qui protégeaient Rome elle-même… Lors donc que Rome, dans cette prétendue marche triomphale vers la civilisation unique, eut détruit, l’une après l’autre, Carthage, l’Égypte, la Grèce, la Judée, la Perse, la Dacie, les Gaules, il arriva qu’elle avait dévoré elle-même les digues qui la protégeaient contre l’océan humain sous lequel elle devait périr. Le magnanime César, en écrasant les Gaules, ne fit qu’ouvrir la route aux Germains. Tant de sociétés, tant de langues éteintes, de cités, de droits, de foyers anéantis, firent le vide autour de Rome, et là où les barbares n’arrivaient pas, la barbarie naissait d’elle-même. Les Gaulois détruits se changeaient en Bagaudes. Ainsi la chute violente, l’extirpation progressive des cités particulières causa l’écroulement de la civilisation antique. Cet édifice social était soutenu par les nationalités comme par autant de colonnes différentes de marbre ou de porphyre.
« Quand on eut détruit, aux applaudissements des sages du temps, chacune de ces colonnes vivantes, l’édifice tomba par terre et les sages de nos jours cherchent encore comment ont pu se faire en un moment de si grandes ruines ! »
Et alors, je le demande : qu’a-t-elle fait d’autre, l’Europe bourgeoise ? Elle a sapé les civilisations, détruit les patries, ruiné les nationalités, extirpé « la racine de diversité ». Plus de digue. Plus de boulevard. L’heure est arrivée du Barbare. Du Barbare moderne. L’heure américaine. Violence, démesure, gaspillage, mercantilisme, bluff, grégarisme, la bêtise, la vulgarité, le désordre.
En 1913, Page écrivait à Wilson :
« L’avenir du monde est à nous. Qu’allons-nous faire lorsque bientôt la domination du monde va tomber entre nos mains ? »
Et en 1914 :
« Que ferons-nous de cette Angleterre et de cet Empire, prochainement, quand les forces économiques auront mis entre nos mains la direction de la race ? »
Cet Empire… Et les autres…
Et de fait, ne voyez-vous pas avec quelle ostentation ces messieurs viennent de déployer l’étendard de l’anti-colonialisme ?
« Aide aux pays déshérités », dit Truman. « Le temps du vieux colonialisme est passé. » C’est encore du Truman.
Entendez que la grande finance américaine juge l’heure venue de rafler toutes les colonies du monde. Alors, chers amis, de ce côté-ci, attention !
Je sais que beaucoup d’entre vous, dégoûtés de l’Europe, de la grande dégueulasserie dont vous n’avez pas choisi d’être les témoins, se tournent – oh ! en petit nombre – vers l’Amérique, et s’accoutument à voir en elle une possible libératrice.
« L’aubaine ! » pensent-ils.
« Les bulldozers ! Les investissements massifs de capitaux ! Les routes ! Les ports !
– Mais le racisme américain !
– Peuh ! le racisme européen aux colonies nous a aguerris ! »
Et nous voilà prêts à courir le grand risque yankee.
Alors, encore une fois, attention !
L’américaine, la seule domination dont on ne réchappe pas. Je veux dire dont on ne réchappe pas tout à fait indemne.
Et puisque vous parlez d’usines et d’industries, ne voyez-vous pas, hystérique, en plein cœur de nos forêts ou de nos brousses, crachant ses escarbilles, la formidable usine, mais à larbins, la prodigieuse mécanisation, mais de l’homme, le gigantesque viol de ce que notre humanité de spoliés a su encore préserver d’intime, d’intact, de non souillé, la machine, oui, jamais vue, la machine, mais à écraser, à broyer, à abrutir les peuples ?
En sorte que le danger est immense…
En sorte que, si l’Europe occidentale ne prend d’elle-même, en Afrique, en Océanie, à Madagascar, c’est-à-dire aux portes de l’Afrique du Sud, aux Antilles, c’est-à-dire aux portes de l’Amérique, l’initiative d’une politique des nationalités, l’initiative d’une politique nouvelle fondée sur le respect des peuples et des cultures ; que dis-je ? si l’Europe ne galvanise les cultures moribondes ou ne suscite des cultures nouvelles ; si elle ne se fait réveilleuse de patries et de civilisations, ceci dit sans tenir compte de l’admirable résistance des peuples coloniaux, que symbolisent actuellement le Viêt-Nam de façon éclatante, mais aussi l’Afrique du R.D.A., l’Europe se sera enlevé à elle-même son ultime chance et, de ses propres mains, aura tiré sur elle-même le drap des mortelles ténèbres.
Ce qui, en net, veut dire que le salut de l’Europe n’est pas l’affaire d’une révolution dans les méthodes ; que c’est l’affaire de la Révolution ; celle qui, à l’étroite tyrannie d’une bourgeoisie déshumanisée, substituera, en attendant la société sans classes, la prépondérance de la seule classe qui ait encore mission universelle, car dans sa chair elle souffre de tous les maux de l’histoire, de tous les maux universels : le prolétariat.
Aimé Césaire (Discours sur le colonialisme, 1955)
[1] Le texte de Césaire utilisé ici est la copie électronique du Discours annexé à l’article du prof. Brasseul dans le site www. Mondesfrancophones.com.
[2] « Qu’est-ce que Marco Polo a à voir avec les tueries ? » est l’un des commentaires que le professeur insère dans le texte de Césaire. Le style qu’utilise Césaire à ce niveau de son texte a bien discriminé Marco Polo et les autres navigateurs cités. La phrase “l’hypocrisie est de date récente” met entre parenthèses les navigateurs qui n’avaient aucun complexe de supériorité (“un ordre supérieur”) et annonce en prolepse la série des “ils + exactions” qui domine le paragraphe. Cf. l’article du professeur Jacques Brasseul intitulé Aimé Césaire, une critique du « Discours sur le colonialisme » et publié dans le site www.mondesfrancophones.com ; date d’accès : 21/9/2011