Mondes caribéens

Poétique Césairienne ou Servitude ?

Sommaire de la contribution

 

Aimé Césaire arrière petit-fils d’esclave, est en effet l’un des précurseurs d’une véritable révolution dans l’écriture, de par son style tout autant agressif que subversif, notamment dans l’inépuisable Cahier d’un retour au pays natal (1939 ). Cependant Césaire a aussi des héritiers comme l’explosif Ahmadou Kourouma lequel, emboitant le pas à ce poète dans les années soixante,  aura sans-façons ”malinkenise” la langue française en s’évertuant d’y introduire ses idiolectes dans Les Soleils des Indépendances (1968), ou s’interfèrent, s’interposent en s’interpénétrant, les structures du discours oral malinké et le texte narratif en français standard. La présente étude voudrait montrer que stylistiquement, si certains auteurs africains et antillais font recours aux éléments de la langue maternelle pour travestir la langue française, c’est paradoxalement dans cette langue française même que d’autres, enchaînés, recherchent des formes propres à la subvertir en vue d’arracher leur liberté. Rejet des normes linguistiques tyraniques comme formes d’oppression et allégeance à la langue de l’oppresseur. Mais n’est pas à proprement parler une double servitude ?

 

 

Démuni linguistiquement et coupé culturellement de ses racines africaines, Césaire avait-il d’autre choix que d’embrasser férocement  l’idiome occidental ?  Paradoxe ! Alors que dans son poème onirique Cahier d’un retour au pays natal, il se libère esthétiquement du carcan et de l’esclavagel, le poète ne tendrait-il pas par cette même langue avec laquelle il combat, à ré demeurer l’esclave, l’enclave et le complice de cette culture occidentale assimilatrice ?

 

 

 

La langue française face aux défis de la mondialisation est un sujet copieusement abordé de nos jours et les vues à ce point sont mitigées, car le français  plus protectionniste que l’anglais,  perçoit souvent les emprunts lexicaux ou les expérimentations sur ses structures linguistiques comme de graves menaces à son intégrité. Ngalasso note :

La langue française  drapée dans sa norme, est excessivement normative, narcissique, éprise de sa perfection. Langue codée et soumise  à des prescriptions qui règlementent son usage plus intègre avec une autorité centralisée voire fasciste » (2012).   [1]

 

En face l’on retrouve l’écrivain africain francophone, lequel ressent profondément le dilemme d’avoir à n’utiliser qu’une langue  coloniale pour exprimer sa ” Négritude”, au contraire des collègues anglophones qui eux, sont libres de  créer leurs schèmes linguistiques dans la langue d’écriture, l’anglais. A ce sujet, Ngalasso  s’explique,

Mais le français n’est plus la propriété exclusive de la France, c’est une langue mondiale qui doit s’adapter au rythmes d’autres cultures, qui doit se compromettre aussi, qui doit admettre qu’on  la parle autrement. Le français en soi n’est porteur d’aucune valeur. Car ce sont les écrivains  qui y mettent de la valeur. ceux de France et ceux d’ailleurs. Aussi le français vit de la diversité culturelle (comme l’anglais), d’où la pluralité des espaces francophones.   (Ibid.)

 

En effet ces anglophones sont des copropriétaires d’une langue qui est malmenée a souhait au vu et au su de ses propriétaires gallois, écossais et irlandais, afin de remplir de nouvelles fonctions, exprimer leur lyrisme à l’africaine et cela ne provoque pas de scandale littéraire et linguistique chez la « Queen »  à “Buckingham palace”.  Car l’anglais est souple et l’écrivain nègre anglophone peut l’indigéniser à souhait, la recréer à la dimension de son âme qu’il voudrait faire vibrer librement et c’est pourquoi leurs livres sont pour la plupart bien accueillis, lus et commentés avec enthousiasme par les critiques britanniques, qui y voient certainement, une contribution  au processus du renouveau de l’anglais. Achebe souscrit a ce point de vue lorsqu’il écrit:

…L’écrivain africain doit employer l’anglais pour exprimer son message… il doit façonner un anglais capable de traduire ses expériences particulières  (1971:61)

 

Aujourd’hui, dans la même ère pourtant, si par mégarde un écrivain francophone se permettait ce que fait Chinua Achebe, Wole Soyinka, ou Gabriel Okara, celui-ci risquerait de se voir a jamais bouder ou bouté hors de toutes les maisons d’éditions en Hexagone.  Des auteurs tels qu’Ahmadou kourouma ont payé le prix fort de leur “audace”, pour s’être risqués “d’offenser” la norme linguistique hexagonale. En effet celui qui a écrit Les Soleils des indépendances entre 1960 et 1965, fut accusé d’indigéniser  le français; puis interdit de publication dans le territoire de France., marqué du sceau de l’ostracisme,. kourouma fut finalement récupéré par des mécènes au Canada et publié en 1968. La France se saisit de l’événement, réhabilita Kourouma et le publia enfin en 1970. Mais pourquoi Kourouma avait fait si peur à “Défense et illustration de la langue française” ? C’est parce qu’il tentait de faire ce que les écrivains anglophones d’Afrique firent à la langue anglaise. Kourouma a ses idiolectes, car il  façonne le français a partir de sa culture africaine et de l’idiome  malinké. C’est ainsi qu’il arrive à infiltrer son message nègre dans la structure syntaxique du texte narratif en français. En effet Kourouma juxtapose le substrat linguistique et culturel du malinké avec l’adstrat culturel du français. C’est ainsi qu’en parcourant les soleils des indépendances (1968) on peut lire par exemple ceci:

Il y avait une semaine qu’avait fini Koné  dans la capitale… Ibrahima Kone a fini …p.7.

(Pour dire: il y avait une semaine qu’Ibrahima kone était mort dans la capitale…

avait fini est une tournure africaine en langue malinké de Côte d’Ivoire, rendue dans l’expression narrative en langue occidentale.

Autre type d’exemple:   assois tes fesses .p14. (Asseois-toi)

Le cousin Lacina tua des sacrifices .p.14  (le cousin Lacina offrit  des sacrifices)

 

Ahmadou kourouma en optant pour le  parler malinké dans l’expression française manifeste un certain malaise à l’égard de l’assimilation à outrance par la culture occidentale; il pose ainsi le problème linguistique à sa manière et Nkontchy de souligner qu’

Une langue correspond à une vision du monde et à  une forme de vie sociale qui finissent par imposer une certaine structure mentale à ceux qui la pratiquent. (1988:17)

 

Tout cela montre bien qu’il existe déjà longtemps après le Cahier…(1939) de Césaire, une influence des canons de la littérature africaine sur la litterature française. Car kourouma  plie la langue française aux structures linguistiques et mentales malinké, en y imposant ses pulsations africaines.

En outre, à l’ère de la globalisation par la technique, l’art  et l’écriture, l’écrivain francophone qui n’utilise que la langue de l’ex-colonisateur pour sa production littéraire, sous le déguisement de “la littérature nationale”, éprouve soit un complexe d’infériorité vis-à-vis de la culture occidentale , ou bien prouve par ce fait que son patrimoine linguistique national  est inexistant ou bien qu’il est resté à l’état sauvage. Or on le sait bien, seule la langue vernaculaire pourrait traduire les pulsations de l’âme nègre, mieux que des structures exotiques empruntées à une langue occidentale trop cartésienne. Donc, résoudre l’épineux problème du choix d’une langue nationale pour l’écriture d’une véritable littérature nationale, pour lequel en Afrique il persiste de graves confrontations, reviendrait à développer rationnellement ces langues locales, réduire progressivement l’influence trop paternaliste de l’occident, en traduisant toute œuvre écrite en langue occidentale dans la langue locale. Cela servirait de tremplin à l’avènement d’une véritable stylistique africaine dans le cadre de la littérature  nationale et dans une large mesure, la littérature comparée.

Si les uns (comme Kourouma) empruntent au parler maternel africain des éléments transculturels, d’autres par contre, à l’instar de Césaire,  forgent les instruments d’un style insurrectionnel, non à partir du petit bout de langue qui leur reste, forgée dans l’exil de l’esclavage (le “créole”), mais dans celle de l’ancien maître blanc, la langue française ; comme qui dirait, la servitude continue. Césaire n’écrit pas comme Kourouma, une œuvre travestie par le dialecte antillais. Mais il exprime courageusement son indépendance vis avis de la poétique classique française, par une débauche de son vocabulaire dans le Cahier…. Détruisant ainsi le système prosodique occidental, celui d’une langue qui n’est pas la sienne. Césaire va même plus loin en y substituant le rythme prosodique nègre, s’inspirant des halètements du jazz; spasmodique comme le battement du tam-tam africain. Le poète lui même l’explique

…j’ai voulu faire entrer dans le français un élément

qui lui est étranger. Le rythme est une donnée essentielle

 de l’homme noir…  (1978:58):

 

Dire non! A la norme de la poétique occidentale pour Césaire c’esten quelque sorte réécrire la poésie française.  Son poème le Cahier…nous apparait tel un anti-poème, véhiculant une anti-norme constituée en un arsenal de guerre; une guerre linguistique saupoudrée par un zeste de surréalisme. L’on retrouve en face à face, le duel entre l’intuition nègre et la logique occidentale, l’ordre et l’esprit cartésien, en vue d’une libération totale de l’homme et de l’esthétique. Césaire écrit dans Cahier ….

Parce que nous haïssons vous et votre raison

Nous nous réclamons la…folie flamboyante..

           Et vous savez le reste…que 2 et 2  font 5…pp.69-70.

 

 

A ce sujet  Bernabé [2] écrit :

 

Si la démarche de Césaire est un événement, c’est parce qu’il subvertit l’ordonnancement de l’univers assimilationniste  (1978:54)

 

Visionnaire, fougueux, zélé et très ambitieux, le poète Césaire a battu en brèche le principe sacro-saint de l’ordre et de la norme poétique du français en allant bien plus loin que le simple le fait de s’en écarter. En effet  par son style dans le Cahier…, Césaire “exécute” froidement cette norme occidentale. Ajoutons qu’à la différence de son contemporain Senghor et de son cadet Kourouma, Césaire a fait subir à la langue française un traitement radicalement très différent, car son style dur et iconoclaste fait voler en éclat la forteresse classique, pour réduire la langue de Molière à ses  caprices, par des détours et contours ; s’évertuant de la défigurer par des prodiges stylistiques avec souci d’y imprimer ses traces de nègre; sans le recours à une langue culturellement africaine comme Kourouma.

Césaire, le poète sans repère linguistique personnel, patauge dans la langue de l’autre, le français. Le poète part de la désaliénation  vers la liberté. Mais c’est une illusion car en réalité il rétrograde vers l’aliénation, en entérinant sa perte d’identité culturelle. Césaire éprouverait-il de la gêne à balbutier quelques mots créole dans sa poésie ? On a dit de lui qu’il manipulait la langue française mieux que ses propriétaires ; n’était ce pas une sorte  de compliment à l’endroit d’un nègre émancipé devenu docte, par la langue d’autrui?

Ainsi avec cette attitude de Césaire , l’on ne peut résoudre à long terme le problème de  survie des langues africaines à l’heure où l’occident sous le couvert de la ”mondialisation” s’efforce de rester  le centre de l’univers. Maduka  [3]  pense que

…Cette hégémonie d’une  langue de culture européenne contribuerait à éclipser l’étude (stylistique) des littératures en langues africaines, qui aurait contribué à promouvoir la cause de l’intégration nationale dans plusieurs nations africaines.

(2005:17)

 

 

Pour conclure,  l’écrivain africain devrait de plus en plus surmonter les obstacles et franchir les garde-fous érigés ci et là par les gardiens de l’authenticité de la langue française (l’académie française), qui ne supportent guère des hybridismes au seuil de  la langue de Voltaire. Il s’agira de rejeter les pratiques linguistiques impérialistes, privilégiant l’usage exclusif  des langues européennes.  Césaire  ferait des merveilles en stylisant la poésie en langue créole, afin de contribuer  à son véritable enracinement dans la culture nègre des Antilles.  Car sans avoir  à lui une langue bien structurée pour remplir des fonctions esthétiques, Césaire s’est toujours servi de cette langue française “asservissante” pour “briser ses chaines ”d’arrière-petit-fils d’esclave noir, et combattre esthétiquement la logique véhiculée par cette langue. Mais peut-on s’affirmer libre esthétiquement et physiquement tout en demeurant  linguistiquement et culturellement, incrusté dans la peau de l’autre?

 

 

                                   References bibliographiques

 

Achebe, Chinua,    Morning yet, on Creation Day. London: Heinemann 1975,

Césaire Aimé,  Cahier d’un Retour au Pays Natal. Paris : Présence Africaine, 1983.

Conde, Maryse, Cahier d’un retour au pays natal, profil d’une œuvre. Paris : Hatier, 1978.

 

Kontchy, Nguessan,”Signification de l’Œuvre” in Essai sur les Soleils des Indépendances.

                       Paris : Nouvelles Editions Africaines, 1988.

Kourouma, Ahmadou, Les Soleils des Indépendances, Paris : Seuil, 1968.

 


[1] Extraits du discours de Conférence inaugurale présenté par Ngalasso Mwata Musanji : »Enseigner le français dans le monde d’aujourd’hui… », au congrès FIPF, Durban, 23  juillet 2012.

[2] Barnabé, Jean,   “Littératures d’expression françaises”, cite par Maryse Conde dans

Cahier d’un retour au pays natal, profil d’une œuvre. Paris : Hatier, 1978,

 

 

[3] Maduka, Chidi, 2005,”Africa and comparative literature in the era of Globalization”

In Compass, Port Harcourt: Kiabara book series, 2005.