Mondes caribéens

La problématique de l’altérité chez Maryse Condé. Cas de Tituba et de Veronica

La vision du monde est relative en dépit de la volonté  universalisant de certaines philosophies. C’est ce que l’on appelle cultures. En effet, ce relativisme se manifeste en différents domaines de la vie avec moindre effort. Les différences culturelles entre communautés fondent ce que Confiant (1981) appelle la ‘’diversalité’’[1] ; qui fait halte à l’universalité, reflet de l’absolu. Cette dernière a une base conceptuelle qui étouffe ‘’d’autres possibles’’[2] en termes glissantiens. Ces dernières sont alors placées dans le panier de l’altérité. C’est ce qui va nous conduire dans le présent travail comme l’indique son titre. L’idéal est ici de revoir l’absolu dans son exclusion afin d’accorder de la place au relatif. Glissant[3] (1981) dit à ce sujet : ‘’J’appelle relatif le Divers, la nécessité opaque de consentir à la différence de l’autre ; et j’appelle absolu la recherche dramatique d’imposition d’une vérité à l’Autre’’ (256). C’est autour du relatif, vue comme altérité, contre l’absolu que se situe la problématique de cette présente analyse dans les deux œuvres de Maryse Condé, à travers Tituba et Veronica.

Au fait, comme ayant pactisé avec l’absolu ou l’exclusif, l’être humain  a tendance à s’agripper aux différences apparentes. L’importance qu’il y accorde remettrait en cause la loi de la nature qui sacralise le divers. Ce dernier, expression libre de chaque voix, prône la liberté naturelle et accorde du chapitre à chaque peuple, à chaque culture, de tout espace et de toute nature. Une sorte de relativisme culturel. N’est-ce pas ce à quoi nous invite Maryse Condé à travers ses deux protagonistes, c’est-à-dire, Tituba et Veronica ? Le non-relativisme ne serait-il pas la voie  à l’exclusivisme prôné par certaines sociétés ? Conséquence directe d’universalisme creux et vide de tout fondement justificatif, il s’en déduit une classification qui fait de certains peuples supérieurs aux autres. Ces derniers devenus, unilatéralement la norme, érigent leur paraître et perception du monde en modèle immuable, universel qui s’impose comme référence de différences inhérentes à l’espèce humaine. Nous avons recelé cette stratification entre les protagonistes Tituba et Veronica, d’un côté, et un autre groupe de personnes qu’il convient d’appeler ici, modèle référentiel, de l’autre côté. Les particularités naturelles ou autres que manifestent Tituba et Veronica par rapport à leurs différents groupes de référence sont d’une importance capitale aux yeux de ces derniers, base de l’exclusion des autres. Les deux protagonistes en seront victimes dans des espaces où ils évoluent respectivement. Ainsi, chacun en ce qui le concerne et selon le regard de ses observateurs, fait l’objet d’une altérité. C’est cette réflexion qui va nous guider tout au long de la présente analyse portant sur l’autre.

Denise Jodelet, dans Figures de l’altérité, dira à ce sujet : ‘’Incarnation de la diversité humaine, l’autre est pluriel. Il paraît ou est désigné te à divers titres, sous des conditions, dans des  circonstances et à partir de points de vue multiples (23).’’ Le Dictionnaire universel Francophone renchérit en disant : “L‘autre est une personne distincte, la personne, les personnes  ou un groupe humain qui n’appartient pas à la communauté  considérée (105)’’. Cela étant dit, il s’en déduit que ce qui est dit de l’Autre dépend du prisme subjectif du groupe de référence, qui conduit  à l’Altérité. Ceci vient confirmer le sort de Tituba et de Veronica aux yeux de leurs groupes de référence respectif qui les marginalisent.

Mais comment arrive-t-on à parler de l’altérité d’un sujet? Yves Clavaron, dans ‘’La mise en scène de l’altérité dans la littérature postcoloniale : entre insécurité et hybridité’’, répond:

L’altérité ne relève pas de la seule différence obtenue par la   simple  comparaison entre deux groupes sociaux ou deux   individus, mais par la dissociation, la disjonction : l’autre est    placé à distance de toute identification, impossible à réduire à   une simple différence, étranger dans son inaliénable distance. (74)

Jodelet, dans Formes et figures de l’altérité, renchérit en disant :

L’altérité est le produit d’un double processus de construction et d’exclusion sociale qui, indissolublement liées comme les deux faces d’une même feuille, tiennent ensemble par un système de représentations […]. Ceci peut se supporter par la perception selon laquelle, la notion d’altérité renvoie à une distinction anthropologiquement et philosophiquement originaire et fondamentale, celle entre le même et l’autre, qui comme l’un et le multiple fait partie des méta-catégories. (24-27)

Par rapport aux protagonistes, et en référence aux citations ci-haut, les observateurs ne dépassent pas les attitudes, les apparences physiques ou les paroles de ces derniers pour leur accorder une autre dimension selon le contexte spatio-temporel. De là, ils les placent dans une situation d’altérité, qui crée l’exclusion et  place le sujet  dans le camp de l’autre : le différent, celui qui n’est pas le même. C’est donc de l’analyse de l’Autre dont il est question ici. Notre démarche qui se veut la récupération de la place de chaque voix ne saurait composer avec des discours qui s’ouvrent à l’universalisme. En effet, nous les faisons subir ici une sorte de déconstruction[4] intrinsèque comme le veut actuellement le discours postcolonial.  Nous pouvons nous servir de la définition de Hottois (1998) qui dit : ‘’La déconstruction désigne l’ensemble des techniques et stratégies utilisées par Derrida pour déstabiliser, fissurer, déplacer les textes explicitement ou invisiblement idéalistes’’ (399–400). Par rapport à l’altérité, Daniel Castillo Durante, dans ‘’Les enjeux de l’altérité et la littérature’’ dit à ce sujet :

L’analyse de la problématique de l’Autre mène à une remise en question radicale des présupposés fondateurs de la pensée occidentale. En effet, en Occident, toute approche de l’Autre passe par un appareil métaphysique qui, depuis Platon, enferme cette problématique dans un cercle vicieux: impossible de parler de l’Autre sans, en même temps, le restreindre dans les limites d’une représentation qui l’instrumentalise. Une représentation qui fait de lui en somme l’objet d’une manipulation. (3)

C’est donc dans cette perceptive analytique  que se situe ce travail dans son ensemble. Mais avant d’y arriver nous sommes appelé à faire la présentation des deux œuvres de base. L’œuvre romanesque de Maryse Condé nous est d’une importance générale par le traitement de ses thèmes en général. La problématique du rapport à l’autre en est effectivement une des plus en vue. En plus, Maryse Condé, fort de son expérience de femme, nous présente des personnages féminins en pleine errance. Ceci n’est pas négligeable. Deux faits sont importants à signaler ici. D’abord, le fait que ces personnages sont des femmes attire plus l’attention. La perception commune de la société des hommes voudrait voir la femme occuper son espace habituel qu’est la cuisine. Nous parlons de la cuisine en termes métaphoriques d’un espace clos. Et de surcroît sous contrôle de l’homme. Une sorte d’enfermement, presque. Ainsi, la voir en dehors de telles limites ne constituerait-il pas déjà une sorte de transgression ? Or ces personnages, sont ici, non seulement en dehors de la cuisine mais aussi plus loin que leur pays respectif. Alors éloigné de tout regard masculin comme maître.  Bien plus, leur comportement respectif est de nature à ne pas faire plaisir à l’homme. Il est simple de voir toutes les méandres de la vie en laquelle chacune d’entre elle s’est plongée pour s’en rendre effectivement compte. Autant Tituba fait presque le tour des Amériques autant Veronica traverse des océans. Pourtant, l’espace du personnage romanesque des caraïbes est significatif comme le dit Françoise Simasotchi-Bronès :

Dans le roman caribéen, l’espace- qu’il soit à arpenter, à répertorier, à connaître ou à conquérir-dès lors qu’il met le personnage en étroite corrélation avec le temps et avec l’action, l’inscrit dans une dynamique dont les enjeux dépassent le seul cadre narratif. (74)

Tituba se retrouve au sein des puritains en dépit de leur conception religieuse, au sein des femmes blanches, alors qu’elle est noire ; elle se retrouve parmi les marrons où sa prise de position à la révolte lui fait perdre la vie. Veronica voudrait discuter de la politique avec des hommes en Afrique. L’une comme l’autre se retrouve en face d’un absolu. Tituba devant l’absolu occidental et Veronica devant l’absolu des traditions africaines. Non seulement elles se retrouvent en ces espaces mais elles côtoient des endroits fréquentés par les hommes, elles se prennent part aux affaires des hommes, elles y sont mêmes plus actives que certains hommes. Elles voudraient prendre part aux grandes décisions et même influencer des décisions. Si d’un côté Tituba a dû initié la cohabitation avec John Indien, c’est moins par la folie que par la simple volonté de déconstruire la formule d’amour. Ici, l’homme seul est permis de faire la cours à la femme. Pourtant Tituba est allée loin même en utilisant des forces surnaturelles pour apprivoiser son amant. En dépit de reproches de sa mère adoptive rien n’a influé sur sa décision d’aimer John Indien. Acte qui serait jugé inacceptable par et pour la mère. De même Veronica, ne s’est arrêtée à un seul amant ; de l’Europe à l’Afrique, elle en compte en nombre considérable. Bien plus, elle en parler sans réserve.  Elle  se retrouve librement dans  des bars et presque partout dans la ville africaine sans nom ici. Autant Tituba se sent libre de parler de sa perception de la sexualité autant le fait Veronica. Pour l’une tout comme pour l’autre, le bonheur de la sexualité devrait être exprimé librement comme expression de son plaisir personnel. Il devrait en être ainsi pour tout être humain. Ne pas en parler ou en faire un sujet tabou reviendrait à étouffer la liberté de l’homme. C’est donc, selon Maryse Condé un droit comme tout autre. Que l’auteur ne cite ni le pays ni la ville où se passe l’action de Veronica, en Afrique, ne serait-il pas ici une façon de déconstruire l’espace comme limite géographique. Maryse Condé voudrait donner à son espace une dimension mondiale, sans limite. Il y a en tout cela le refus de l’ancien ordre selon lequel la femme est un être  inférieur dont les actes en dehors des limites sont répréhensifs. L’errance de ces protagonistes ne viendrait-elle pas ici ajouter une force à la négation d’espace fixe d’un sujet humain comme nation ? Maryse Condé qui nous présente de tels types de personnages en perpétuelle errance travaille à la redéfinition donc de l’espace de l’homme. Cet espace est partout, ‘’espace-monde’’ comme le dirait Glissant. Mais bien plus, elle voudrait nous amener à la réflexion sur la valeur de l’errance. Si celle-ci a été depuis longtemps placée dans l’ordre du négatif, Condé la place dans le sens opposé. Ces femmes se présentent donc comme des rebelles constamment en pleine transgression des lois sociales. Lois de groupe de référence. Tout cela leur attire un regard indifférent.

Le voyage de la femme s’inscrirait donc dans la volonté de compléter. Tous les voyages faits pour la découverte du monde ont été effectués par des hommes. Il y a donc un élément qui manque dans la découverte, celui où l’on peut retrouver effectivement, le point de vue de la femme.  Il s’agit donc aussi de donner ce point de vue comme complément nécessaire à la vraie connaissance du monde, la connaissance  de l’homme. Les protagonistes féminins de Maryse Condé ne s’inscrivent-elles pas dans une telle démarche ? Elles vivent généralement l’errance pas comme simple vagabondage d’une personne n’ayant rien à faire, par contre  comme action qui apporte une nouvelle perception, source d’enrichissement, source d’apprentissage au-delà des limites nationales. L’errance est ici reconnue par Maryse Condé elle-même comme une école.

Par le biais de ses personnages féminins, Maryse Condé semble rejoindre la perception cartésienne du voyage. Descartes dira du voyage, le plus grand livre du monde. C’est en voyageant donc que l’on découvre et l’on se découvre ; que l’on sait comment vivre les autres, que l’on sait se situer par rapport à d’autres sociétés, d’autres espaces culturels. Le voyage, l’errance devient instructive. Le sujet errant s’inscrit dans le cadre du métissage culturel. Il goute à toutes les cultures qu’il rencontre et se fait un nouvel homme.. Glissant parle du tout-monde.  Ceci est visible chez Tituba comme chez Veronica. Les deux chacun en ce qui la concerne apprend quelque chose de ses multiples déplacements, de ses multiples rencontres. Le résultat est simple, ils deviennent des personnes nouvelles, capables de comprendre le monde. Bref, le voyage de ces protagonistes s’inscrirait donc ici dans le cadre de la rupture-reconstruction-renouvellement-affranchissement de soi, une résistance pour se sentir libre en soi, par soi et pour soi.

Un autre élément important est qu’il s’agit ici de l’écriture d’une femme sur les actes de femmes. Or l’écriture est une parole sous forme de  graphe. Pourtant,  la parole semble réservée à l’homme. Si Condé peut écrire, c’est aussi pour faire la différence. Prendre part à ce que font les hommes. Parler d’autres contrées. Deleuze et Guattari, dans Rhizome (1976) parlant de l’’écriture dit : ‘’Ecrire n’a rien à voir avec signifier, mais avec arpenter, cartographier, même des contrées à venir’’(12). C’est apparemment à cette tâche que se livre Maryse Condé. Elle donne à ses personnages féminins sa propre image, celle de la femme prototype en perpétuel questionnement de l’ailleurs, pas nécessairement géographique, mais qui soit même lié à une idée, à un mythe. Pensons ici au mythe de l’homme supérieur à la femme, pensons aussi au mythe du noir inférieur à l’homme blanc, pensons aussi au mythe de l’homme noir considéré sans religion. Maryse Condé s’inscrit donc dans le cadre de cette recherche de l’autre face, face qui cacherait la vérité. Elle est donc seulement envieuse de récupérer sa place au sein d’une communauté masculine qui exclut la femme et de la communauté blanche qui en fait autant pour l’homme noir. Mireille Calle-Gruger, dans Les partitions de Claude-Ollier : Une écriture de l’altérité (1996), dira : Il n’est pas surprenant que femme et étranger soient relégués aux marges,[…].’’(137).

Au clair, il s’agit ici de la récupération,  par  l’opprimé,  d’une place au sein du soleil ; une remise en question de deux absolus. D’un côté, celui de l’homme devant la femme et de l’autre côté celui de l’homme blanc devant l’homme noir. Luttant contre de telles injustices, Maryse Condé les dénonce et est donc soucieuse de faire entendre son Non et d’écrire son Nom au monde, comme femme mais ; mieux, le Non et le Nom de l’opprimé de tous genres. Ainsi, les personnages de Maryse Condé se livrent à l’errance. Madeleine Cottenet-Hage et Lydie Moudileno dans la présentation de Maryse Condé. Une nomade inconvenante (2002)  le démontrent mieux en ces termes :

La fascination qu’exerce l’univers romanesque de Condé sur ses lecteurs de toutes origines […] est riche d’échos intertextuels, doit beaucoup à ce qu’il embrasse non seulement de vastes espaces géographiques mais aussi socio-économiques et ethniques. Balayant l’éventail des classes, des couleurs, des cultures et des générations, il détecte sans complaisance les points d’affrontements, les lignes de faille d’une interdépendance malaisée entre les groupements humains, grâce à des personnages péripatétiques (Ronnie Scharfman). Personnages qui marchent et parlent en même temps, s’interrogeant, à la recherche du bonheur, sur l’origine, l’amour, la famille, ou la complexité des rapports, mais aussi naviguent entre le monde rural et le monde urbain, bourgeoisie et prolétariat, le centre et les marges quelles que soient. (11)

Ceci est compréhensible dans la mesure où, Maryse Condé a fait le tour de continent et devrait être à mesure de prendre position intelligente forte de son expérience, devant une telle situation. Vévé Clark dit à ce propos :

Maryse Condé, qui a été élevée en Guadeloupe, qui a vécu longtemps en Guinée et au Ghana, qui a fait des séjours en France et aux Etats-Unis, a beaucoup écrit sur la littérature et la culture socio-politique issue de quatre hémisphères de la diaspora africaine. (304)

Si alors Tituba et Veronica sont capables de dire un mot, c’est justement pour permettre à ceux qui n’ont pas à la parole de parler, d’exprimer leur point de vue. Condé, donc, à travers ses personnages féminins, démontre la capacité de la femme à parler et de prendre part à de grandes décisions, que l’homme lui refuse depuis les temps immémoriaux. La parole de la femme est interdite, mais Maryse Condé ne la lui octroie pas comme un cadeau, mais un droit en tant qu’être humain. Elle exprime tout ce qui lui passe par la tête, comme sentiment. Jusqu’à sa sexualité alors en des termes si crus qu’ils seraient considérés comme immoraux. Exprimant par cette voie-là son grand refus de se soumettre aux normes préexistantes, elle prend ses propres positions par rapport à toute obligation sociale. Désobéissante inconsolable à la mode, elle se proclame une grande rebelle. Elle transgresse donc les normes de la société des hommes. C’est l’image que Tituba et Veronica nous présentent tout au long de leur errance respective. Les personnages féminins de Maryse Condé sont essentiellement des errants mais aussi des rebelles transgressant très régulièrement les normes de la société des hommes. Comme l’explique Leah Tolbert Lyons dans Paroles de femmes, paroles de transgression (2010) :

Les témoignages de ces  héroïnes représentent leur prise de position ainsi qu’un acte transgressif. La décision que prennent ces femmes, annoncées par leurs propres paroles, manifestent la capacité et leur résolution de briser  les contraintes sociales. (100)

C’est effectivement à ce sujet que se fonde leur figure d’altérité parmi tant d’autres. On peut le remarquer tant auprès de Tituba que de Veronica en plusieurs cas.  Si leur parole fonde une figure remarquable d’altérité, ce n’est pas puisqu’elle est mauvaise ou incompréhensible, mais c’est tout simplement car l’homme lui en prive de manière unilatérale. Tout simplement puisqu’elle est femme. Une création de l’homme. La seule valeur de la femme est fondée sur son sexe, le reste devient aberrant et intolérable. C’est la genèse du malheur de la femme. Au cas contraire, elle devient l’Autre, celle qui sort de la norme. Un être déviant, un aliéné. C’est effectivement ici que se place la problématique de Maryse Condé, quand on sait, bien sûr, sur quoi se base l’altérité. La différence rendue une valeur donne naissance au concept de l’altérité. Les deux textes nous en donnent une matière relative par le bais de leur personnage respectif. Autant Tituba parle librement autant Veronica le fait. Cependant ni l’une ni l’autre n’est pas écoutée  faute d’avoir pris la parole en tant que femme. Si la parole et les actes de Tituba ont déconcerté les puritains, il en a été de même pour Veronica devant son amant Sory, incarnation de l’Afrique mythique et traditionnelle. L’autre a-t-il de la place auprès du même? Son espace est ailleurs. Ceci est compréhensible dans la mesure où comme le dit Ouellet Pierre : ‘’L’autre, est devenu un lieu commun. On lui a donné une identité qui nous permet de le reconnaître. C’est l’étranger : le migrant, l’exilé ‘’(185). Effectivement, autant Tituba est étranger autant l’est Veronica. Non pas nécessairement étranger géographique mais aussi et possiblement étranger selon la perception du groupe de référence. Chacun de ces personnages en a été un dans son parcours existentiel. S’ils partagent cette nature d’étranger depuis la naissance dans leur famille respective, ils en gardent aussi l’image en dehors même de leur espace culturel habituel respectif. Ils sont faits l’Autre. Ouellet renchérit :

L’Autre, ou l’étranger n’est pas un objet ou une quelconque entité qui aurait une valeur en soi- comme on parle de chose en soi-au sein d’une ontologie où il y aurait du même et de l’autre, du familier et de l’étranger comme il y a aussi de l’eau et de l’air, du feu et de la terre, de manière absolue, élémentaire : l’autre et l’étranger sont le corrélat d’une expérience qu’on en fait, aux niveaux sensitif, perceptif, affectif, cognitif, qu’ils qualifient ou qu’ils caractérisent en lui conférant une valeur ou une teneur, bien plus qu’ils n’en constituent pas l’objet proprement dit. (186)

C’est à ce titre que Tituba et Veronica constituent la classe de l’Autre par rapport à leurs différents groupes respectifs de référence. Elles sont donc victimes de l’altérité vue leur nature qui ne cadre pas avec celle du même normatif. Le groupe de référence assoit ses propres critères pour donner au sujet inhabituel des figures d’altérité. En fait, toute différence est loin de faire figure d’altérité. Si elle en devient une, c’est par le simple vouloir du groupe qui s’érige unilatéralement en normatif.  C’est donc une classification subjective qui fait l’Autre. Ainsi, nous pouvons nous servir de la parole de Pierre Ouellet qui dit :

On définit l’étranger par la négative : ce qui n’est pas soi, ce qui ne vient pas d’ici, ce qui n’est pas familier. Précisément parce qu’il ne forme pas une classe ou un domaine d’appartenance positivement identifiable. (188)

Quant à Tituba et Veronica, elles ont non seulement été des étrangères mais aussi des femmes et de surcroît de personne de couleur. Tout est donc là. L’altérité dont elles souffrent de leur groupe de référence respectif devrait peser de tout son poids à partir de ses différents facteurs sociaux. Que Tituba soit considérée comme telle, rien n’est étonnant. Personne oubliée, Maryse Condé lutte pour elle, en faisant un ‘’Combat contre l’effacement de la mémoire avec Moi, Tituba (41). Nous ajouterons, aussi un combat contre l’exclusion de l’autre, l’étranger, le différent, le non-même, le dit déviant ; comme membre à part entière de la société des hommes. Un combat donc pour la récupération sans condition de la place de l’Autre dans la classe humaine. Il y a là, comme le dira par exemple Leah Tolbert Lyons par rapport au rôle procréateur perpétuel que l’homme assigne à la femme :’’Le changement de la conception de soi, qui nécessite une réévaluation du rôle maternel, représente une transgression de l’ordre paternel établi’’(100). Comportement métaphorique, ce changement ne s’arrête pas seulement à la maternité mais va dans tous les domaines de la vie de l’homme.

Ainsi, par la recherche de cette liberté absolue, les personnages féminins de Maryse Condé vont plus loin jusqu’à refuser la vie à leur progéniture. Le projet s’inscrit dans un cadre du libre choix. Ainsi dira Leah Tolbert Lyons :

La volonté de priver l’enfant d’amour est une résistance à la maternité plus puissante que la décision de ne pas accoucher, parce que cela revient , en fait, à s’opposer à la figure de la mère modèle, la mère idéalisée qui occupe une place capitale dans la mythologie antillaise. (104)

Si d’un côté Tituba y est allé de manière effective, Veronica, elle, s’inscrit totalement en faux contre toute maternité. Nous pouvons aussi remarquer cette prise de position de refus de la maternité dans  Traversée de la mangrove où Rosa est du même ordre d’idée, en lisant ses propos suivants : ‘’J’aurais voulu l’expulser avant son temps. Or,  je la sentais s’accrochée à mes parois, parasite, vorace, se nourrissant malgré moi de ma chair et de mon sang’’(116).

Au demeurant, en nous faisant voir  l’évolution de tels personnages aussi rebelles que sont Tituba et Veronica, Maryse Condé poursuit un double objectif de portée humanitaire. D’abord en donnant la parole à la minorité, elle lui confère un pouvoir d’expression. Une occasion combien favorable de dire sa privation unilatérale, du plus profond de son cœur devant son infériorisation, de surcroit une oppression millénaire. Les propos de Leah Tolbert Lyons nous seraient utiles à ce sujet :

La prise de parole devient la prise de pouvoir. Avec le pouvoir, vient la force de raconter sa propre histoire et de prendre des décisions qui auront pour effet de reproduire la transgression dans un cycle qui se perpétue. (100)

Si dans ses écrits, cette minorité est représentée par la femme, ceci est compréhensible dans la mesure où la femme est la mère. Métaphore forte de la terre, la mère est la source éternelle de l’humanité. Sa parole est celle de toute l’humanité. La femme devient donc ici le porte-parole direct de la classe des opprimés. Celle-ci, n’est pourtant pas minoritaire comme telle. Les membres qui la composent sont numériquement supérieurs à ceux de la prétendue majorité. En effet, la plus grande classification que comporterait le monde devrait partie de la division entre les opprimés numériquement majoritaires et les oppresseurs, qui sont le reste. Ces derniers confisquent tout  le pouvoir à cause de la parole dont ils privent l’autre groupe. De ce fait, la classe des opprimés subit l’infériorisée par le simple vouloir de la classe dirigeante, celle de l’homme ; de toute race. Pour Maryse Condé, l’idéal est ici d’accorder à toute sorte de possible, comme le dit Glissant, de se faire entendre, une façon d’en découdre avec l’absolu. Le monde est pluri-phonique, et non monophonique comme il est présenté depuis des millénaires. Donc, chaque voix devrait être entendue par elle-même. Bref, il est donc une occasion de considérer chaque personne comme une référence en soi, chaque communauté, chaque race, chaque sexe, chaque perception du monde, comme son propre groupe de référence.  Ainsi par exemple, pourrait s’expliquer le refus de la maternité par la femme comme un droit à la vie normale et non une révolution féminine.

Un deuxième objectif s’inscrit dans la poursuite de la liberté de l’Homme. Une liberté qui lui fasse retrouver son identité qui soit la décrit comme elle est et non comme on voudrait qu’il soit selon certaines lois. Maryse Condé voudrait faire sortir les opprimés de l’enfermement de façon subjective dans lequel ils se trouvent depuis des siècles. Une sorte de culte de la liberté. De ce fait, comme le dit Maryse Condé citée par Ernest Pépin dans Un écrivain continent :

[…] la liberté. Non pas une liberté portée par les ailles de plomb des dogmes, non pas une liberté étroitement circonscrite à sa race, ses origines, à son sexe, mais la liberté absolue qui fait de tout être humain une spéculation à la fois tragique et épique. Je veux dire un vivant qui forge sa beauté et sa grandeur dans l’épreuve de l’opacité du réel et dans l’inédit des situations. (41)

Contre plusieurs ordres, le patriarcal et le racial préétablis, le sexuel, etc. subjectivement bien sûr. Les propos de Jean-Marie Volet dit à ce sujet :

[…] Il s’agit de débarrasser l’espace socioculturel des ethnocentrismes et des racismes de tout poil qui l’encombrent. Il convient de porter un regard nouveau sur l’altérité en termes de relation essentielle. Il ne s’agit plus de choisir en excluant mais de réconcilier en intégrant. (2)

Comme pour conclure, plutôt donc que de considérer le non-même comme source de perturbation, il serait mieux de le voir d’abord en tant que faisant partie de l’humanité, et bien plus lui donner libre court de s’exprimer comme chacun sans aucune mesure. Chacun devrait être ris la seule mesure de soi-même. Car tant que la mesure appartiendra à un au détriment de l’autre, il sera difficile de voir des conflits prendre fin. Le centre et la périphérie ne devraient pas exister comme réalité spatiale qui nous divise en soi et en autre. Tout espace devrait être considéré comme faisant partie de l’humanité et cela avec tout ce qu’il peut contenir, qu’importe les différents éléments et les différences qu’ils manifestent aux yeux d’une autre catégorie de personne. Maryse Condé nous invite ici à la reconnaissance de toute différence comme source de vie. Nous devons ajouter que les différences que constitue l’humanité sont la source de son harmonie. Une musique monocorde devrait être ennuyeuse, mais diversifiant ses tons, elle devient aussi intéressante qu’elle fait bouger même des montagnes. Chacun est important pour l’autre, malgré les différences. Car c’est de ces différences que le monde se fait monde, ‘’la totalité monde’’, ‘’le chaos monde’’ dont parle Glissant. Ne sommes-nous pas en train d’embrasser la perception créolisant de l’humanité ? Ainsi, ce passage combien fort relatif à la créolité ne serait pas moins importante dans la vision de la relation à l’autre, comme le suggèrent ces deux textes de Maryse Condé ici :

L’Autre me change et je le change. Son contact m’anime et je le l’anime. Et ces déboîtements nous offrent des angles de survie, et nous descellent et nous amplifient. Chaque Autre devient une composante e moi et tout en restant distinct. Je deviens ce que je suis dans appui ouvert sur l’Autre. Et cette relation à l’Autre m’ouvre en cascades d’infinies de relations à tous les Autres, une multiplication qui fonde l’unité et la force de chaque individu : Créolisation ! Créolité. (202).

 

 

 

 

Références bibliographiques :

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L’Harmattan, 1996.

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—. Moi, Tituba, sorcière… noire de Salem. Paris: Mercure, 1986.

Carruggi, Noëlle. Maryse Condé. Rébellion et transgression. Paris : Karthala, 2010.

Clavaron, Yves. La mise en scène de l’altérité dans la littérature

      postcoloniale : entre insécurité et hybridité. Ethiopiques : Revue

Négro-africaine de  littérature et  de philosophie. 2.74. (2005): 1-

Mireille Calle-Gruber, dans Les partitions de Claude-Ollier : Une écriture de l’altérité (1996)

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Glissant, Edouard. Discours antillais. Paris : Gallimard, 1996.

—. Introduction à la poétique du divers. Paris: Gallimard, 1996.

—. Traité du Tout-Monde. Poétique IV. Paris : Gallimard, 1997.

Gilbert Hottois. De la Renaissance à la Postmodernité: Une histoire de la philosophie

moderne. Une histoire de la philosophie moderne et contemporaine. Bruxelles : De Boeck, 2005. 

Jodelet, Denise. Formes et figures de l’altérité. (200) : 23-47.

Jolivet, Marie-José. Libres Marrons et Créoles ou les Amériques noires

      revisitées. Cahier d’études africaines 148 (1997): 993-1003.

Moudileno, Lydie et Conteh-Hage, Madeleine. Maryse Condé. Une nomade inconvenante. Guadeloupe, Ibis Rouge, 2002.

Ouellet, Pierre. Le soi et l’Autre. Laval : Les Presses Universitaires de Laval, Simasotchi-Bronès, Françoise. Le Roman antillais, personnages, espace et histoire : fils du chaos. Paris: L’Harmattan, 2005.

Volet, Jean-Marie. Polissonnez, il en naîtra de beaux enfants.  Mots pluriels No. 7 1998. http://www.arts.uwa.edu.au/MotsPluriels/MP798jmvarticle.html

 

 

 

[1] Ici, Confiant oppose universalité à diversalité. Le premier concept englobe tout le monde dans un système sans tenir compte des différences alors que la diversalité accepte la voix des divers.

[2] Parlant d’autres possible, Glissant voudrait donner la voix à d’autres cultures, étouffées par le système occidental sous un universalisme aberrant.

[3] Glissant, Edouard. Le discours antillais.p.256.

[4]. Déconstruire, disent Lucie Guillemette et Josiane Cossette, c’est dépasser toutes les oppositions conceptuelles rigides (masculin/féminin, nature/culture, sujet/objet, sensible/intelligible, passé/présent, etc.) et ne pas traiter les concepts comme s’ils étaient différents les uns des autres’’. Déconstruction et différance », dans Louis Hébert (dir.), Signo [en ligne], Rimouski (Québec), 2006 : http://www.signosemio.com