L’utopie À la connotation d’un rêve impossible. D’ailleurs, il faut s’y habituer, l’utopie en général finit mal: soit parce qu’elle est victime d’une société extérieure corrompue (Paul et Virginie de Bernardin de Saint-Pierre), soit parce qu’il s’agit d’une anti-utopie (Brave New World d’Aldous Huxley). Cependant, rien dans la définition du concept n’indique la fin malheureuse comme inhérente au projet utopique. Dans les littératures antillaises et hawaiiennes, la fin heureuse n’est d’ailleurs pas abandonnée, même si elle est loin d’être évidente. En ce qui concerne les littératures européennes, il faut distinguer deux types d’utopie: les utopies “naturelles ” chantant un mode de vie plus proche de la nature, inspiré d’un bonheur “primitif ” antérieur au besoin de conquête et les utopies “religieuses ”, sociétés organisées sur la base d’un enseignement, d’une parole révélée, inspiration de bon nombre d’anti-utopies. Du point de vue insulaire, les catégories ne sont pas tout à fait les mêmes. En effet, l’utopie “naturelle ” va de pair avec une sacralisation du passé, ce qui ne surprend pas dans des sociétés dans lesquelles le religieux garde son importance. À ce passé idéalisé privilégiant un milieu rural sacralisé, s’oppose une vision du futur, détachée de tout contexte religieux.
Ces deux façons de penser l’utopie sont celles d’une part de Gisèle Pineau, Xavier Orville, Lois-Ann Yamanaka, Lee A. Tonouchi et d’autre part de Patrick Chamoiseau, Raphaël Confiant, John Dominis Holt, Carlos Andrade et Joe Balaz.
Dans les deux cas, l’utopie se distingue par deux thèmes majeurs : le sacré et l’insularité ou la ville idéale ainsi que par la création d’un système qui englobe tous les aspects de la société afin de la rendre crédible, “réelle ”.
Le sacré, ingrédient de l’utopie
Une caractéristique fondamentale de l’ordre utopique est un garant traditionnel : l’Eglise. Dans la plupart des grandes utopies, l’église est généralement présente sous une forme ou une autre : “Il y À une religion utopique comme il y À une constitution utopique. (…) Cette religion est monothéiste, mais à l’inverse du Judaïsme, du Christianisme et de l’Islam elle n’est pas révélée. Elle est conforme à la “raison naturelle ”, monothéiste parce que rationnelle. ” (Hugues, 1999 : 70)
Dans Texaco de Patrick Chamoiseau, le quartier de Texaco apparaît comme un retour au jardin d’Eden qui n’a jamais cessé d’exister. Saint-Pierre, la ville békée pécheresse, n’est déjà plus qu’un fantôme, dont tous les acteurs ont disparu. L’utopie est donc reconstruction, voire rédemption. Comme le suggère l’abondance du vocabulaire de l’effacement (“ La pierre et les gens s’étaient mêlés ” dans Texaco (Chamoiseau, 1992 : 169), le passé est annulé chez Patrick Chamoiseau. Le mythe recrée ainsi l’histoire conformément à un destin qui aurait été contrarié, en décidant d’ignorer les déchirements identitaires pour mieux les guérir. Le jardin d’Eden est présent dans Texaco sous la forme du jardin créole : le quartier est décrit à travers un vocabulaire de l’exubérance végétale et animale, une connotation idéaliste de pureté et d’ordre originels retrouvés. Ce dernier, domaine des anciens esclaves, installés dans les mornes délaissés par les planteurs, car difficiles d’accès, ressemble singulièrement au paradis perdu, recréé tant bien que mal dans le bidonville de Texaco. La société créole voulue par Marie-Sophie Laborieux, ordinatrice du nouvel univers, est une révélation dans le sens biblique du terme. Les nombreuses paraboles de Patrick Chamoiseau — parabole de l’urbaniste qui illustre le revirement du pécheur, parabole d’Esternome et de Ninon, mise en scène de la chute du paradis — contrastent avec la désacralisation des symboles chrétiens et religieux en général chez Gisèle Pineau.
Dans L’exil selon Julia, contrairement à Texaco, on ne peut parler de religion révélée, encore moins d’Eglise contrôlant cette révélation. Gisèle Pineau fait de la désacralisation des idoles parisiennes la condition de l’utopie. L’état ante-religieux se traduit par un retour effectif au paradis terrestre : le jardin de Guadeloupe. La scène multiraciale du Sacré-Cœur reflète un état antérieur à la création des races et à la religion, devenue superflue. Le Sacré-Cœur, temple du catholicisme trône sur Paris. Sa position privilégiée au sein de la capitale – elle est le point le plus élevé après la Tour Eiffel – suggère une valorisation des valeurs qu’il représente et une organisation de la société conformément aux dogmes de l’Eglise. Or, c’est en se rapprochant de l’édifice que les symboles sont désacralisés à travers l’introduction et la valorisation d’un symbole du péché selon l’exégèse biblique traditionnelle : le noir côtoie le blanc (la scène qui se déroule au pied de la basilique illustre le caractère normatif du lieu, perturbé par Man Ya et son petit-fils : “ Un garçon noir ? Quel âge ? Sept ans. Connais pas… Appelez les flics ! ” (Pineau, 1996 : 127). En même temps, la couleur blanche de ce monument du kitsch, commandé à Paul Abadié, artiste à la mode fin du XIXe siècle, ne suggère rien — le kitsch et la mode ne sont-ils pas l’antithèse du sacré, du contexte noble et intemporel ? — et c’est cette absence de sens qui contribue à détruire le Sacré, en tant que norme incontournable, imposée de l’extérieur :
Il admire les grandes statues d’or et de plâtre, les vitraux immenses, les cierges qui brûlent pour l’espérance, les tableaux du Christ dans sa Passion. Il oublie un moment ses idoles païennes de la télévision française, les paillettes de Joséphine Baker, la magie de “ La Piste aux Étoiles ”, les “ Têtes de Bois ” d’Albert Raisner et les chanteurs yéyé du Petit Conservatoire de Mireille (Pineau, 1996: 126)
Le choix du Sacré-Cœur n’est pas innocent. Si le pèlerinage de Julia avait eu pour but Notre-Dame, monument intégré au patrimoine français depuis la réhabilitation du style gothique au XIXe siècle, le sens de sa quête n’aurait pas été le même. Certes, la vraisemblance veut que la famille de la narratrice, relativement modeste, n’habite pas dans un quartier hors de prix, mais la bizarrerie architecturale a, semble-t-il, attiré l’auteur. Le style du bâtiment, nous indiquent maints prospectus et guides touristiques, s’inspire de modèles comme Sainte Sophie de Constantinople ou encore San Marco de Venise ou Ravenne, c’est-à-dire du style romano-byzantin. Le lien avec l’exotisme est établi de façon symbolique, confirmant la recherche d’un ailleurs idéal, comme source d’orientation. L’utopie admet le nouveau, puisqu’elle À rejeté le sacré, conservateur par définition. Cette référence à la sacralisation utopique est-elle caractéristique des littératures antillaises, voire insulaires ou doit-on rapprocher la présence systématique du sacré de la situation postcoloniale en général ?
Si l’on prend l’exemple d’une littérature insulaire non-antillaise comme la littérature hawaïenne on se rend compte que les deux littératures partagent cette sacralisation avec des conséquences différentes toutefois. Cette différence s’explique sans doute par l’histoire, la situation postcoloniale n’étant pas du tout la même dans les deux groupes d’îles. En effet, Hawaii À été annexée de force en 1898 ; la population indigène À ainsi été marginalisée dans son propre pays, tandis que les Antilles étaient françaises avant le développement des sociétés actuelles : les colons européens et africains sont arrivés presque en même temps. Ainsi, les romans de Patrick Chamoiseau, comme ceux de Raphaël Confiant, marginalisent l’élément perturbateur de leur société idéale : le béké, mais aucun des deux ne l’éliminent du paysage. Au contraire, tous deux admettent finalement son antillanité.Dans la littérature hawaiienne, l’Américain du continent est un étranger, parfois même les immigrés installés de longue date et constituant actuellement la majorité de la population dans un archipel fortement métissé sont ignorés dans des œuvres prônant le retour à la société d’origine : la monarchie polynésienne. L’utopie prend naturellement un visage différent lorsqu’elle est mise en scène par une descendante d’immigrés japonais à Hawaii, comme Lois-Ann Yamanaka. Dans les deux cas, l’utopie et avec elle la sacralisation, ironique ou non, de la société idéale est omniprésente dans la littérature hawaiienne.
Lois-Ann Yamanaka s’en sert abondamment pour se moquer des utopies superficielles imposées aux Hawaiiens par la publicité et les médias américains comme dans son roman Wild Meat and the Bully Burgers:
Shirley Temple sob-talked the best, and I used to wish I was just like her, with perfect blond ringlets and pink cheeks and pout lips, bright eyes and À happy ending every Sunday and crying ‘cause of being happy, I mean real happy, so someone watching can cry too. (…) But one day I want to write my very own happy ending. (Yamanaka, 1997: 4)
Le jour n’est pas choisi au hasard. C’est le dimanche, pendant la messe, que les enfants rêvent d’un monde meilleur à la Hollywood. Tel que l’épisode est raconté, il est absurde. Le bonheur n’est pas expliqué et l’utopie consiste donc en un sentiment magnifié, détaché de toute culture, de toute société. L’Amérique des clichés, entre Coca-Cola et Malibu Barbie, et des publicités béates des années 50 est sacralisée, tandis que l’Eglise laisse les enfants indifférents. Le rapprochement des deux sphères n’est pourtant pas gratuit, car ce sont les missionnaires qui les premiers ont cherché à modifier les coutumes hawaiiennes. Si Lovey aspire à recréer dans son île la société américaine imaginée, celle des “ haole ”, l’Eglise y est pour beaucoup :
The Perfect Haole House: (…) In the kitchen, there are blue glasses — no Dino Flintstone cups — and matching dishes with roses on them and Tupperware that’s still shiny. When you want À soda, the mother pours real Coca-Cola and 7-Up, not RC or Diamond Head Lemonlime. (…) Where no one encourages Mother at Christmas to dance to “Cockeye Mayor from Kaunakakai” as Aunt Helen plays the ukulele and everyone laughs and claps and throws money as the dog begins to bark and Uncle Ed yells, “We go caroling!” And they all hold each other and sing “Manuela Boy, My Dear Boy” down the driveway as Aunt Helen strums her ukulele as I watch at the picture window thinking about angels and the Lennon Sisters singing hymns (Yamanaka, 1997: 20-22)
L’anti-utopie ironique de Lois-Ann Yamanaka se différencie, malgré la dénonciation commune de la destruction de la culture hawaiienne, des visions d’avenir d’un certain nombre d’Hawaiiens d’origine, c’est-à-dire polynésiens. Leur point de vue est en partie traduit par les poèmes inédits largement cités par Haunani Trask, poète, chercheur à l’Université de Hawaï et militante indépendantiste:
Aia ka ‘aina hea?
He ‘aina maoli na ho’i ia!
‘O ia na ’o Hilo Hanakahi
o ke kani lehua
Hiki ka manu i ke one hanau
…
ka ka hana o na ho’okele
(Trask, 1999: 173)
L’utopie consiste ici en un retour aux sources. L’ancienne société est perçue comme parfaite. Rien n’est remis en question ou critiqué : “Under clouds at midnight, the poet sees the looming lights of home. Note the traditional references to Hilo as the home of the chief, Hanakahi ; to the Hawaiian name for home as one hanau, or birthsands ; and to the canoe as the returning bird, or manu ” (“ What land is there?/It is the true, native land/It is Hilo of Hanakahi, of the/sounding lehua./The canoe (bird) has arrived at our birthplace/…/The work of the navigators is fulfilled. ”, Andrade In Haunani Trask, 1999: 173). Réaliser l’utopie paraît simple : la perfection existe déjà ; il suffit de se débarrasser de ce qui est étranger, destructeur. L’utopie n’est donc pas projetée dans le passé (Paul et Virginie) ou l’ailleurs (Robinson Crusoé), mais dans le présent et le pays natal, ce qui distingue cette utopie des utopies américaines, antillaises et européennes :
I dream of
The ways of the past-
I cannot go back.
I hike the hills
and valleys of Wahiawa,
walking through crystal
streams,
and scaling green cliffs.
(…)
I grow bananas, ‘ulu,
and papayas,
in the way of the ‘aina.
I cannot go back.
I never left.
(Balaz, 1989: 73)
Il s’agit pourtant bien d’une utopie, car sa réalisation relève au moment de la narration encore du rêve. Le rêve prend ainsi une part très importante dans la sacralisation hawaiienne. On le trouve également de façon directe ou indirecte dans les titres des chapitres deWild meat and the Bully burgers (1997) de Lois-Ann Yamanaka : “ Happy Endings ”, “ I Wanna Marry À Haole So I Can Have À Haole Last Name ”, “ Crazy Like À Dream ”, de da word (2001) de Lee A. Tonouchi : “ distant galaxies ” ou dans celui de l’anthologie éditée par Frank Stewart : Passages to the Dream Shore : Short Stories of Contemporary Hawaii (1987).
L’utopie semble donc tristement hors de portée, comme si les auteurs se résignaient à une assimilation complète au continent américain : “ And den at da screen. Dey wen arrive. “ We are Borg. You will be assimilated into the Borg kollective. Resistance is fu-tile”. All uncertain, I wen jus stare at da TV and I found my lips mountin’ their catch phrase, word fo’ word — like I had known ‘um all along.” (Tonouchi, Lee A., 2001: 87. Les italiques sont dans le texte). Dans la série télévisée Star Trek Voyager, les Borgs sont les pires ennemis de la Terre. Leur société s’apparente à celle des abeilles : en dehors de leur Reine, les Borgs n’ont aucune individualité car leur mémoire À été effacée au moment de l’assimilation. Ils assimilent toutes les espèces intelligentes rencontrées. La phrase citée est, à de rares exceptions près, la seule que les Borgs maîtrisent). La métaphore empruntée à la science-fiction américaine démontre que de plus en plus les metteurs en scènes hollywoodiens rêvent à la place des Hawaiiens. Ainsi, les protagonistes de Lee A. Tonouchi se perçoivent à travers les yeux des héros de Star Trek ou de Star Wars (“ distant galaxies ”), laissant derrière eux leurs îles, qui prennent tour à tour les traits de l’Australie (The Thorn Birds, série TV, Daryl Duke, Warner Bros, 1983), de l’Afrique (Outbreak, long métrage, Wolfgang Petersen, Warner Bros, 1995), de l’Amérique du Sud (Indiana Jones : Raiders of the Lost Ark, long métrage, Steven Spielberg, Paramount Pictures, 1981), quand elles ne sont pas situées plus ou moins nulle part (Jurassic Parc 3, long métrage, Joe Johnston, Amblin/Universal Pictures, 2001 ou Fantasy Island, série TV, Michael Dinner, Columbia Tristar Television, 1998) (Pour une liste plus détaillée des séries TV et longs métrages tournés à Hawaii , consulter le site de la Kauai Film Commission: http://www.kauaifilm.com/based.html).
Quoi d’étonnant si dans Waimea Summer (1976), John Dominis Holt dépeint Hawaii comme un passé idéalisé hors de portée du protagoniste principal ? Il ne peut faire revivre le jardin d’Eden dans le présent : “Growth of tree, shrub, and other plants was most fiercely luxuriant. I had the sense that the gods had blessed Waimea as once the God of the Old Testament had bestowed magical, extravagant beauty upon Eden” (Holt, John Dominis, 1976: 11). En effet, la description est intemporelle, comme une utopie détachée de tout, trop vague pour être jamais réalisée :
…a past that presents itself in pieces and fragments in contemporary Hawai’i and continually points to the difficulty of forging À nationalism and nationalist identity upon À retrieved “authentic” past. Here, David Lloyd’s definition of “authentic” in Anomalous States may prove useful. He defines the term not as an essence or À “prior recoverable authenticity” but as À “ projective desire ” whose aim is cultural and national homogeneity (Najita, 2001: 168-169).
L’utopie, si elle idéalise le passé, n’est donc pas illusion, mais un rêve dont chacun de ces auteurs sait qu’il est difficile à atteindre, mais aussi qu’il est nécessaire afin de progresser vers une société hawaiienne autonome.
La ville utopique : l’insularité moderne ?
Depuis Robinson Crusoé et Paul et Virginie, la nouvelle société idéalisée est souvent située sur une île déserte, mais celle-ci est parfois remplacée par une ville isolée. En effet, la ville utopique reste très vague, coupée du monde extérieur comme l’île du naufrage :
Au niveau symbolique, l’île est un centre, le “ nombril du monde ”, d’où jaillissent la vie, l’énergie originelle. C’est aussi un microcosme, un monde complet, parfait. Enfin c’est une figure du sein maternel, lieu de la béatitude originelle (le Paradis terrestre est aussi une île).
Au niveau conscient, l’insularité assure la protection de l’identité singulière et de la perfection utopiques contre la contamination par l’extérieur imparfait et corrupteur. Détail significatif : l’acte fondateur de la première utopie est la rupture du cordon ombilical qui reliait son territoire au continent. Utopie n’était pas une île, elle est devenue une île par la volonté de son fondateur (Hugues, 1999 : 38. les italiques sont dans le texte).
Chez Gisèle Pineau, l’utopie ne se manifeste non pas comme un projet urbain rationnel, mais comme un rêve, dont la cartographie lui donne à la fois une réalité et une ouverture sur un Ailleurs mystérieux : “ Tant d’images égarées drivaient dans l’éternel retour des quatre-saisons de Là-Bas. Et la mémoire ne me rendait que ces jardins de chimère. Je m’étais inventé une Guadeloupe pour moi seule. ” (Pineau, Gisèle, 1996 : 241). Ainsi, le labyrinthe parisien traduit l’insularité utopique : tous les chemins semblent mener Man Ya au Sacré-Cœur, tout comme l’on finit toujours par trouver sa route sur une île. Cependant, chez Gisèle Pineau, les endroits restent toujours vagues, même si les personnages finissent par trouver leur chemin.
Le labyrinthe est synonyme d’errance et ne participe pas à la perfection rêvée. Il est bien plus un passage, un lieu et un moment à dépasser. Le dédale parisien ne révèle à Man Ya aucun secret, aucune sagesse. Ce n’est que le but du pèlerinage qui fournit l’image de la société idéale : ainsi, le Sacré-Cœur se présente comme la concentration d’idéaux. Il s’agit d’une abstraction et non pas d’un plan réaliste, préservant de la sorte une part d’exotisme à cette cité dans les nuages. Le nom de la ville n’a finalement que peu d’importance, car la description du cheminement de l’héroïne à travers les rues de New York est comparable à celui de Man Ya dans Paris. Gisèle Pineau ne cherche pas à identifier un lieu particulier comme source d’identité ou d’exotisme, mais à offrir une cité idéale, Utopiairréelle:
Je me sentais d’un coup affranchie. Libre et euphorique. Projetée dans un monde nouveau, très loin des morts de mon enfance. Et, confiante, je me suis laissé conduire comme une aveugle au milieu du brouhaha de la rue, des rires de Lila et de Henry et puis des phrases que James-Lee lâchait en anglais. (…) Moi, je marchais comme dans de la mousse. J’avais l’impression de flotter. (Pineau, 1998 :180-181)
Ce projet n’est pas tant celui d’un multiculturalisme statique, affirmation de nationalismes, ni celui d’un métissage, insistant sur la notion de race et de culture figée et qui implique en fin de compte l’idée d’une assimilation totale (ne serait-ce que celle d’une “ identité métisse ” avec ses propres codes et valeurs), mais de la possibilité d’une identité par affinités et non par imposition. La ville “ réelle ”, avec ses codes et sa police, ses embrigadements, apparaît donc comme stérile, sauf dans ses espaces interlopes, paradis d’un exotisme utopique : “ … les dragons dorés à l’or fin crachaient des flammes. Les ailes déployées sur les murs, attendant un autre ciel… ” (Pineau, Gisèle, 1998 : 215). Dans Un papillon dans la cité, comme dans Caraïbes sur Seine, la cohabitation des cultures et l’ouverture des habitants sur l’univers au-delà de la cité, qu’il soit français, guadeloupéen ou américain, transforme la banlieue en monde idéal, protégé des tensions. Car, même si ces deux récits sont destinés à un public très jeune, l’absence de conflits et de situations sociales extrêmes traduisent leur caractère utopique.Dans Texaco, le quartier devient rapidement autarcique, même si un lien avec le monde moderne était établi à travers l’aménagement du bidonville. Texaco À fait la preuve de sa capacité de survie indépendamment de l’En-ville : la Mairie cède.
L’itinéraire martiniquais est fait d’allées et de venues entre ces deux microsociétés dont une seule est considérée comme point de repère. De fait, l’une n’est pas possible sans l’autre, l’utopie étant presque toujours l’inverse de la société de départ. Il est impossible de se perdre ; l’errance est fictive, car l’esclave rejoint son élément “ instinctivement ” :
Je voyais clair, mais j’avançais moins vite. Était-ce la fatigue ou l’amas des obstacles ? Se détourner des troncs. Écarter les broussailles. Rompre l’amarrée des lianes et le vrac des branches mortes. Mes blessures n’étaient calculables. (…) Je voyais clair et cette clarté m’embarrassait. Je regrettais ma première course aveugle. Mais cette lumière m’était venue pour affronter le monstre (Chamoiseau, 1997 : 91-92)
La construction même de la ville créole est idéale : les cases s’organisent de façon concentrique autour de celle de Marie-Sophie, pilier de la communauté. Or, le paradis était dépeint au Moyen-Age comme un lieu entourant la Terre. Par ailleurs, le quartier est présenté comme un sanctuaire que la municipalité n’aurait pas le droit de détruire car son existence serait dans l’ordre des choses. L’organisation de cette cathédrale est basée sur un chiffre d’or secret, que seul Marie-Sophie comprend. Chez Patrick Chamoiseau, la ville est une utopie qui doit se protéger contre la médiocrité supposée de la société mulâtre et békée. Sa taille et sa complexité sont une force nouvelle. Chamoiseau utilise d’ailleurs la modernité en reconstruisant l’ancienne société avec de nouveaux matériaux.
La figure maternelle trône comme pouvoir conservateur dans les souvenirs de Patrick Chamoiseau, souvenirs d’un âge d’or condamné comme une utopie, dont on sait qu’elle ne se réalisera jamais : “Dans le peu d’espace qui demeure, Man Ninotte (la seule à y rester encore) cultive une jungle créole nourrie comme nous de cette lumière, de cette humidité, visitée de libellules et de silences sertis dans les éclats amoindris de la ville. ” (Chamoiseau, 1992 : 186).
Ainsi, Patrick Chamoiseau, comme Raphaël Confiant, tend vers une société dans laquelle tous se connaissent, à défaut de s’apprécier. Dans Chronique des sept misères ou Solibo magnifique, chaque personnage est nommé (Chamoiseau, 1986 et 1988).
L’anonymat n’a pas sa place dans l’œuvre des écrivains martiniquais en particulier. Dans Solibo magnifique, l’enquête de la gendarmerie, parallèle à celle des membres de la veillée traduit ce besoin de famille. Celle-ci donne à chacun une fonction et une place très précise dans la société, qu’il ne peut modifier sans mettre en péril l’ordre social.
Les auteurs hawaiiens, quant à eux, ne s’intéressent guère à la ville, ni à l’insularité car la taille de l’archipel et les liens avec d’une part les nombreuses îles polynésiennes et d’autre part avec le continent américain, n’isolent pas l’île. Tout projet utopique prend des dimensions qui dépassent les limites de l’archipel pour s’étendre aux “cousins ” des îles du Pacifique. En cela aussi, la littérature hawaiienne se distingue de la littérature utopique “ classique ”. Il ne s’agit pas d’expérimenter de nouvelles solutions et de les comparer à la société actuelle, mais de retrouver ce que les Hawaiiens pensent avoir perdu. Ils savent déjà que le rêve est meilleur que la réalité. Les romans d’un même auteur se déroulent ainsi sur différentes îles de l’archipel, ce qui n’est pas le cas chez les auteurs antillais : Blu’s Hanging de Lois-Ann Yamanaka se déroule sur l’île paisible et pauvre de Molokai, tandis que Heads by Harry met en scène Hilo, capitale de l’île volcanique Hawaii (surnommée aussi The Big Island) (Yamanaka, Lois-Ann, 1997 et 1999). Dans Blu’s Hanging, un des jeunes protagonistes s’enfuit pour O’ahu, tenté par le prestigieux centre commercial Ala Moana à Honolulu et par la vie de ses parents plus aisés. Le rêve de la société de consommation est à portée de main. Seul le prix du billet retient les personnages de Lois-Ann Yamanaka dans leur île. L’utopie n’est donc pas perçue dans le cadre de l’île, ni même de la ville, puisque si Honolulu est symbole de la société idéale, celle-ci ne se limite pas à la capitale. Le départ n’est pas perçu comme une évasion, mais plutôt comme une fugue, tandis que le fait de quitter l’île est compris dans la littérature antillaise comme un effacement ou un abandon : le départ de la Martiniquaise Mayotte dans Je suis Martiniquaise de Mayotte Capécia pour la Guadeloupe est présenté comme un adieu, chez Raphaël Confiant dansLe nègre et l’amiral, le départ pour la Dominique est une fuite d’opposants au régime de Pétain, dont on n’apprend plus grand chose. Enfin, Desirada, l’ancienne île des lépreux est un exil dans Desirada de Maryse Condé (Capécia, Mayotte, 1948 ; Confiant, Raphaël, 1988 et Condé, Maryse 1997). Dans la littérature hawaiienne, l’utopie est le plus souvent la réunion d’une famille polynésienne ou intercommunautaire.
Nostalgie et totalité
Une autre caractéristique majeure de la littérature utopique est la représentation d’une société dans sa totalité, afin de lui conférer une existence, certes virtuelle, mais qui rend crédible l’application dans la réalité :
Le rêve d’utopie est celui de réduire la totalité (humaine, naturelle, sans l’infini de Dieu, justement, car il lui ferait échec) à un tout bien enclos. D’où l’image récurrente de l’île, perfection protégée. Et à l’espace circonscrit, correspond le temps arrêté : cet au-delà de l’Histoire est une fin, aux deux sens de but et de terme. (Godin, 2000 : 42).
L’utopie chez Patrick Chamoiseau et Raphaël Confiant, à travers son ancrage dans un passé revisité et sa totalité idéale, semble devoir aboutir à la création d’un espace rassurant, exempt de conflits identitaires, grâce à l’adoption d’une identité partagée par tous. Il peut paraître paradoxal de parler d’utopie chez Raphaël Confiant qui fait plutôt œuvre d’historien dans ses romans, pourtant c’est bien une société “ idéale ” que nous dépeint l’écrivain : celle des esclaves, qui malgré l’adversité préserveraient et développeraient une culture individuelle, distincte de celle du maître. De ce fait, la structure de cette société se lit entre les lignes, lui conférant ainsi une aura de clandestinité : les personnages (la prostituée), la fête nocturne, les projets secrets annoncent une alternative à la société békée. L’ancien monde corrompu comme le nouveau monde idéal cohabite dans le passé :
Une utopie est soit une société idéale, comme chez Thomas More, soit le monde d’un seul homme, où l’on reconstruit la société, comme chez Defoe. Robinson prend un nouveau départ. Il construit cependant sa nouvelle société avec les outils de l’ancienne, des graines qui lui permettent de lancer une petite agriculture, des animaux et — c’est très important — des livres, du papier et de l’encre, qui lui permettent de tenir le journal que nous sommes en train de lire (Manguel, 2000 : 20)
La notion de reconstruction est omniprésente dans Commandeur du sucre, roman historique relatant la récolte de la canne à sucre à la plantation martiniquaise Bel-Event, en 1936. La canne symbolise l’idéal. L’agriculture occupe une place centrale dans la “ nouvelle ” société créole, à côté des conteurs, qui exercent leur art à la lisière des champs. Les récoltes rythment l’année. Le spectacle de la nature apprivoisée prend une dimension symbolique : la description de la nature renvoie aux qualités de la société créole, ses racines donnent un sens à l’existence du héros : “Les cannes encore debout tigent des flèches nacrées. Leur scintillement baille à la plaine de Rivière-Salée des arrogances de princesse d’Orient. Soufflons, mes frères, avant de nous engager dans l’ultime combat !” (Confiant, 1994 : 81).
On retrouve l’idée d’une utopie agricole dans les revendications économiques de Patrick Chamoiseau, Gérard Delver, Edouard Glissant et Bertène Juminer. Même si le quatuor parle au nom des Antilles en général, l’impulsion semble bien venir de Martinique, comme le suggèrent les références répétées et précises à cette île :
Un esprit libre est d’abord soucieux de trouver le moyen de faire converger les énergies, les désirs, les intentions, de leur donner un sens, sinon unique, du moins global. La capacité à définir un projet global est, pour un peuple, le signe qu’il est déjà libre, et que, fort de cette liberté, il est en mesure de construire ses libertés. (…) C’est pourquoi, depuis quelque temps déjà, certains d’entre nous ont proposé de mettre en place, en Martinique, le projet global d’une économie centrée sur des produits biologiques diversifiés et de conquérir sur le marché mondial le label irréfutable “ Martinique, pays à production biologique ”, ou “Martinique, premier pays biologique du monde ” (Chamoiseau, Delver, Glissant et Juminer, 2000).
L’utopie consiste donc à recréer le passé, mais en privant les békés de leur suprématie. Le déclin de l’âge d’or, décrit dans Régisseur du rhum, semble trouver son origine dans les mesures métropolitaines : “ Tout le monde avait conscience que le pays venait de descendre une marche supplémentaire vers la décadence et qu’un beau jour, assurément et pas peut-être, il se retrouverait les quatre fers en l’air. ” (Confiant, Raphaël, 1999 : 294). Ainsi, la loi du contingentement de rhum de 1922 marque l’entrée dans une ère nouvelle de dépendance, puisque la Martinique ne peut plus s’appuyer sur la production de sa boisson symbolique pour s’affirmer (le voyage en France des La Vigerie révèle des relations commerciales et culturelles humiliantes pour les Antillais) :
On venait en effet d’y installer des échantillons de rhum métropolitain dont les bouteilles aux étiquettes agressivement coloriées, ornées de visages nègres hilares et exagérément déformés, avaient le don d’attirer l’attention des visiteurs de l’Exposition Coloniale. (…) Voilà ce qui nous cause le plus de tort, ici ! (Confiant, 1999 : 185).
Le rhum est un véritable élixir, fondement de la société antillaise, la sève qui nourrit le quartier de Texaco: l’eau de vie, comme le souligne le narrateur, À servi à ramener à la vie le nourrisson. Son pouvoir purificateur en fait une eau de baptême qui identifie les Antillais, seuls à savoir le goûter sans le “contaminer ” par des produits chimiques (pratique qui serait courante en métropole). En donnant le rôle principal à un béké “ repenti ”, c’est-à-dire qui admet son métissage, l’écrivain tente l’utopie d’une société sans races, mais au moment même où les personnages critiquent le racialisme de la Martinique, ils le confortent en conservant les catégories de pensée décriées :
Békés malpropres, mulâtres vaniteux, chabins colériques, nègres sans sentiments, coulis mangeurs de chien, Syriens voleurs, Chinois hypocrites, je vous maudis tous jusqu’à la vingtième génération ! Dieu merci, je n’ai jamais fait partie des vôtres. Kalazaza, m’insultiez-vous ? Eh ben ! oui, foutre, Edmée est une kalazaza, une sans race, une presque tout et une presque rien en même temps ! (Confiant, 1999 : 355).
Les personnages semblent détachés de leur sort, mais malgré tout ils sont sûrs de leurs choix. La voie à suivre s’impose comme une évidence, une osmose avec l’environnement. Le problème de l’identification ne se pose pas. Il est remplacé par celui de l’identité et c’est là que réside l’utopie chez Raphaël Confiant :
Une sensation d’immense doucine le pénétra, le poussant à ralentir sa monture. Il était l’homme de la canne, il avait fait pousser la canne toute sa vie et elle-même l’avait formé depuis l’époque où, jeune petit-braille insouciant, il la coupait pour un salaire dérisoire, vite dépensé le samedi soir à la case-à-rhum de Dame Yvette. (…) Firmin Léandor amarra son cheval au balcon de la véranda en s’écriant comme si rien ne s’était passé : – Fanm-lan, sa ki ni pou manjé oswé-a fout ? (Hé femme, qu’y a-t-il à manger ce soir, foutre ?) (Confiant, 1994 : 327).
Raphaël Confiant, comme Patrick Chamoiseau mettent en scène dans leur œuvre un automatisme culturel, tel qu’il existe à leurs yeux en Europe. De la sorte, la question de l’Autre ne se pose plus. L’exotisme est relégué dans un passé littéraire doudouiste d’auteurs assimilés à une culture étrangère. La société idéale de Raphaël Confiant, comme de Patrick Chamoiseau À chassé du jardin d’Eden leskalazaza, “ sans race ”, “ presque tout et (…) presque rien en même temps ” pour les remplacer par des “ créoles ” assurés de leur identité. Pourtant, la recherche de l’utopie semble renvoyer au besoin de surmonter un clivage difficile à vivre, parce qu’enlisé dans un conflit qui se serait figé selon les critiques du mouvement de la créolité comme Xavier Orville :
Depuis des siècles et des siècles, il profite d’être une province à l’écart pour se la couler douce, vivre à crédit, refuser d’exister par lui-même. Il est le bon-vouloir des autres : tantôt colonie, département, territoire associé ou tout ce qu’on voudra, et merci pour les violons du roi et de la république. Dans cette affaire-là, tout le monde est content, le pain, le beurre, le couteau, la bouche et la salive par-dessus le marché. Vivons bien, mourons gras, nos femmes sont dorlotantes, et nous avons le meilleur rhum du monde. (Orville, 1996 : 40).
Celui-ci parodie dans Moi, Trésilien-Théodore Augustin, l’utopie mythique des sagas créolistes à travers l’histoire d’un coup d’Etat dans les Antilles françaises. Il est significatif que l’écrivain fasse à peine allusion à la France : l’indépendance des îles paraît chose acquise. Le roman prend donc comme point de départ une utopie réalisée. Celle-ci se transforme rapidement en cauchemar. L’utopie antillaise rejoint de la sorte bon nombre d’anti-utopies qui ont réalisé des idéaux séduisants sur le papier mais désastreux dans leur application : “ Le paradoxe utopique n’est plus ici dans la miraculeuse conciliation des contraires mais, au sens propre du terme, entre les habitudes de vie, de pensée, les sentiments, ressentis comme “ naturels ” par le lecteur, et les conséquences froidement logiques des principes qu’il À théoriquement approuvés. ” (Hugues, 1999 : 109).
Toute utopie qui se respecte À un programme. L’utopie dont témoigne Xavier Orville ne fait pas exception à la règle : les principes qui sous-tendent la révolution du “ héros ”, Trésilien-Théodore Augustin, sont aussi absurdes que grotesques. Les formules creuses se succèdent, enrichissant la sapience du “ peuple ” invoquée par les créolistes : “ Car aujourd’hui est un jour et demain n’est à personne. ” (Orville, 1996: 42).
Le roman est une critique de l’utopie créoliste. L’écrivain utilise la fiction afin de dénoncer une théorie qu’il semble considérer comme une forme de totalitarisme. En effet, outre les slogans martelés à longueur de récit par le personnage principal, plutôt isolé au demeurant si l’on en croit l’étendue des grèves, la persécution du linguiste Lambert-Félix Prudent, sceptique à l’égard des positions de Raphaël Confiant, Patrick Chamoiseau et Jean Bernabé, renvoie à la monopolisation du discours critique dont sont accusés ces derniers, présentés comme alter ego du dictateur:
La deuxième charrette, dans laquelle se trouvaient Gervais, Parsemain, Venceslas, Yves Leborgne, Daniel le Divin, Félix Lambert Prudent, Mérida, Simon et Jude, rejoignit le Fort-Saint-Louis où des adjudants formateurs les initièrent au nouveau parcours du combattant : il fallait sauter à pieds joints par-dessus janvier, février et mars… ” (Orville, 1996: 43.)
Le terme “ charrette ” associé, depuis la Révolution Française, à la place de Grève ne contribue pas à désamorcer la sévérité du propos. La parodie s’exprime également à travers un registre bucolique et exclusivement rhétorique, caricaturant aux yeux de Xavier Orville les préoccupations du trio martiniquais (les belles formules glanées dans les essais traitant de la créolité : “ Une manière non imposée d’être au monde ” côtoient les répétitions didactiques infantilisantes parodiant l’Eloge de la créolité : “ …c’est que nous ayons une terre à nous. Une vraie terre pour nous qui vivons ici.”):
Ce que je voulais, ce que je veux encore, c’est que nous ayons une terre à nous. Une vraie terre pour nous qui vivons ici, avec notre ciel, nos arbres, nos mornes, nos rivières, nos falaises, notre mer, nos bêtes qui courent, volent, nagent, rampent. Ce n’est pas un problème seulement juridique, c’est un problème de conscience. Une manière non imposée d’être au monde. (…)
Ce résultat vaut bien un coup d’État, non ? (Orville, 1996: 14).
Les raccourcis employés donnent l’impression de l’absurde. De même, l’accumulation des possessifs : “ notre ciel ”, “ nos arbres ” fait ressortir le côté dérisoire de toute tentative de maîtrise de l’espace. De fait, les utopies nostalgiques de Raphaël Confiant et de Patrick Chamoiseau, comme toutes les utopies, impliquent une recontextualisation absolue des caractéristiques les plus mineures, car l’utopie ne peut fonctionner que si elle est totale. Contrairement à la société contemporaine à l’auteur, si un élément ne peut pas être compris dans le contexte de la nouvelle société, le système devient incohérent : la croyance au changement ne peut se maintenir. L’utopie existe si la société rêvée est viable indépendamment de la société actuelle. Chez Xavier Orville, cette nécessité de créer un ordre total, pour ne pas dire totalitaire à ses yeux, susceptible de fonctionner et ce selon les critères du dictateur est présentée comme source de chaos : “ …les journalistes pouvant opter entre une reconversion dans la météorologie ou une formation accélérée de garçons d’ascenseur pour touristes. ” (Orville, 1996: 41-42). Dans Commandeur du sucre et Régisseur du rhum, Raphaël Confiant accorde à chacun une place et une tâche bien précise. L’intertextualité contribue à distinguer l’univers d’En-ville, associé à la société moderne et le monde de la canne, point de départ de l’utopie. En même temps, elle renforce le sentiment de globalité, puisque le narrateur À fait l’inventaire des métiers utiles dans sa nouvelle société:
Lorsque j’appris que mon ancien condisciple José Hassam avait réussi à son brevet supérieur à Fort-de-France et qu’il ne tarderait pas à embrasser la très admirée carrière d’instituteur, je n’éprouvai aucune jalouseté à l’instar de ceux de ma génération. J’étais content pour José, mais pour rien au monde je n’aurais brocanté sa destinée avec la mienne. (Confiant, 1994 : 351).
Ainsi, La rue cases-nègres, le célèbre roman de Joseph Zobel, représente un aspect de la société : la misère des travailleurs de la canne, qui ne trouve pas sa place dans l’utopie, soumise à un idéal. Quoiqu’évoquées, les conditions difficiles sont dépassées pour faire place à un avenir meilleur, à une Martinique qui aurait retrouvé ses racines, sans hériter des travers du passé. Xavier Orville fait référence au rôle de l’environnement naturel dans les romans de Raphaël Confiant et de Patrick Chamoiseau, illustrations d’une identité créole revendiquée dans les ouvrages théoriques, comme Eloge de la créolité:
Votre instituteur prétendait qu’en bon français, il fallait dire “ caméléons ”, mais ce mot-là ne vous disait rien. Il n’avait pas, comme margouillat, le pouvoir d’évoquer la peau lépreuse et blanchâtre, vaguement humide, du petit reptile, ni ses pattes munies de ventouses rose violacé, ni sa langue démesurée en forme de fourche qu’il tigeait de sa gueule pour attraper les mouches imprudentes ou les ravets. (Confiant, 1999 : 205).
Ces descriptions du monde animal local sont nombreuses chez les deux auteurs. Elles insistent sur une expérience “ créole ” et non française du monde. Elles tendent également à donner une image globale de l’univers antillais, reprise dans Moi, Trésilien-Théodore Augustin. Le rapprochement entre géographie et culture est d’ailleurs fréquent dans la littérature antillaise : Gisèle Pineau fait constamment référence, dans Un papillon dans la cité, à la forme en papillon de la Guadeloupe, l’associant au pays idéal.Dans la littérature hawaiienne, l’on trouve souvent des descriptions minutieuses des traditions monarchiques. L’ancienne société hawaiienne était jusqu’à l’annexion par les Etats-Unis une monarchie et les traditions de l’archipel sont toutes liées aux valeurs et coutumes du roi et des ali’i, les nobles, “ chefs ” locaux. La vision de Mark Hull dans Waimea Summers’impose comme un rétablissement de l’ancienne société, même si les sentiments du jeune homme sont partagés:
As I back away from the old man, chiefs are gathering in the brilliant noonday sun. Attendants carry kahili, tabu sticks, and images held aloft on long poles. The walls of the heiau teem with wooden sculptures of angry, protective deities. The oracle tower, covered with white tapa, rises fifty feet from the lower platform. Under the tower, kahunas in white tapa, stand chanting prayers.
The chiefs take their seats on the row of stones along the edge of the higher platform. They wear crested feather helmets and large-patterned cloaks of red and yellow feathers. The Great One arrives. His helmet and cloak are À purity of rarest yellow feathers. He sits. Drums beat. À chant is intoned–vibrant, vehement. The chiefs sit immobile, and the scene dissolves into its own eternity. The old man and I are alone. Someone is calling my name. (Holt, 1976: 195).
Bien que, tout comme les défenseurs de la créolité, de plus en plus de Hawaiiens polynésiens réécrivent l’Histoire de l’archipel et tentent de revaloriser le passé, leur peinture de l’ancienne société idéalisée est empreinte d’un malaise qui la différencie de celle de Raphaël Confiant et de Patrick Chamoiseau. Elle apparait souvent dans un rêve, une vision d’un passé mythique déconnecté du présent et donc incapable de le critiquer. Tandis que les romans de la canne de Raphaël Confiant ou les romans de la ville de Patrick Chamoiseau ont des répercussions dans le présent, on doit deviner chez les auteurs hawaiiens traditionnalistes les projets futurs. Dans Waimea Summer, seule la connaissance des lois raciales de l’Etat permet de comprendre la critique implicite et l’utopie que représente le retour à une conception généalogique de l’identité, seule susceptible de préserver la communauté d’origine (actuellement pour être reconnu comme Hawaiien d’origine, il faut avoir 50% de sang polynésien):
J. Kehaulani Kauanui has aptly noted the difference between pedigree and genealogy in the contemporary Hawaiian sovereignty struggle. The Hawai’i State Constitution and the Hawaiian Homes Commission Act of 1920 define “native Hawaiian ” in terms of blood quantum, specifically, 50 percent Hawaiian blood. Kauanui argues that this notion of pedigree is based upon the assumption of racial purity and the suggestion that as racial mixing and intermarriage continue, “Hawaiians” as defined by blood quantum, will be bred out of existence, will “vanish.” (Najita, 2001: 167).
The central problem with which Mark struggles is the oppositional way missionary discourse and eugenics structures hapa haole identity along the construction of race and racial mixing in contrast to the Hawaiian emphasis on genealogy, which implies À connection to ancestral history that guides future action. (Najita, 2001: 168).
Lois-Ann Yamanaka met en évidence avec une légère ironie cette préoccupation des origines et la volonté de maîtriser à nouveau la signification de tous les aspects de la société:
Us get in the Jeep and pass the cow pasture by the just burn sugar cane field. Then us pass Punalu’u and Honoapu Mill. Bernie go slow through Naalehu then Waiohinu by the Mark Twain monkeypod tree. Bernie tell me stories about every stone wall, every old graveyard, every stream, and even the monkeypod tree. (Yamanaka, 1993: 107).
Les différents éléments du paysage renvoient à plusieurs pans de l’Histoire hawaiienne : le champ de canne à sucre fait allusion au développement de l’industrie du sucre importée par les missionnaires en 1835 (les premières familles de missionnaires sont arrivées en 1820), l’arbre renvoie à Mark Twain qui est en 1866 un des premiers touristes des îles qui lui ont inspiré en 1869 l’essai The Innocents Abroad dans lequel il se moque des préjugés sur les Hawaiiens. Ainsi, à travers la description de Bernie, l’Histoire des colons et des immigrés est inclue dans la société. En effet, celui-ci adopte même un symbole extérieur : l’arbre planté par Mark Twain (“ the monkeypod tree ”) lors de sa visite à Hawaii. L’utopie de Lois-Ann Yamanaka est donc basée sur les potentiels du lieu de naissance et sur l’ouverture aux cultures importées, plus que sur un retour à l’archipel d’avant le contact avec la civilisation de James Cook.
L’utopie “ insulaire ” offre une alternative aux utopies européennes et américaines, car la société idéale antillaise et hawaiienne ont ceci de commun qu’elles explorent le passé pour le faire revivre de façon différente. Les projets de société idéale proposent rarement des alternatives radicales à la société existante : amélioration ou redécouverte du passé, méfiance à l ‘égard des utopies de la consommation superficielle ou au contraire de l’authentique.Peuples qui se cherchent encore ou qui se redécouvrent, les archipels antillais et hawaiiens se distinguent du Vieux ou du Nouveau Continent, plus sûrs de leur passé et de leur futur. Antilles et Iles du Pacifique partagent un avenir beaucoup plus incertain: “The dark forests of the Big Island hide secret fears in their thick underbrush, and their green gloom and scent. (…) it all depends on what we choose to make of this obviously highly complex setting, this Hawai’i, its history, and the people who live in it. ” (Sumida, 1991: 163).
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Références
Oeuvres:
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– Balaz J. (1989) “ Moe ‘Uhane ” Ho’omanoa : An Anthology of Contemporary Hawaiian Literature, Honolulu : Ka Pa’a.
– Capécia M. (1948) Je suis Martiniquaise, Paris : Corrêa
– Chamoiseau, P. (1986) Chronique des sept misères, Paris : Gallimard.
– Chamoiseau, P. (1988) Solibo Magnifique, Paris : Gallimard.
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– Condé M. (1997) Desirada, Paris : Robert Laffont.
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– Tonouchi L. A. (2001) “ my girlfriend’s one star trek geek ”, da word, Honolulu : Bamboo Ridge Press.
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Oeuvres critiques :
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– Hugues M. (1999) L’utopie, Paris : Nathan.
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– Stewart F. (1987) Passages to the Dream Shore: Short Stories of Contemporary Hawaii (A Kolowalu Book), Honolulu : University of Hawaii Press.
– Sumida S. H. (1991) And the View from the Shore. Literary traditions of Hawai’i, Seattle, London : University of Washington Press.
– Trask H. (1999) “ Decolonizing Hawaiian Literature” Inside Out. Literature, Cultural Politics, and Identity in the New Pacific (Ed. Vilsoni Hereniko & Rob Wilson), Lanham : Rownan & Littlefield Publishers.