RÉSUMÉ
Le présent article est le résultat d’une lecture croisée de deux œuvres, l’une d’un Anglophone, Thomas Hardy intitulée The return of the Native, et l’autre d’un francophone, Aimé Césaire, intitulée Cahier d’un retour au pays natal. Ce croisement de grilles de lecture a le mérite de lever un pan de voile encore inexploré de l’œuvre du Martiniquais : The Return of the Native est un hypotexte du poème à grand succès Cahier d’un retour au pays natal.
INTRODUCTION
L’hypertextualité est l’un des cinq types de relations transtextuelles que G. Genette (Palimpsestes, Le Seuil, coll. « Poétique », 1982) définit. Selon lui, l’hypertextualité est « toute relation unissant un texte B (hypertexte) à un texte antérieur A (hypotexte) sur lequel il se greffe d’une manière qui n’est pas celle du commentaire. » L’hypertexte se présente sous cet angle comme un produit dérivé de l’hypotexte par transformation ou imitation.
Le présent article est le résultat d’une lecture croisée de deux œuvres, l’une d’un Anglophone, Thomas Hardy intitulée The return of the Native, et l’autre d’un francophone, Aimé Césaire, intitulée Cahier d’un retour au pays natal. Ce croisement de grilles de lecture aura le mérite, nous le mentionnons par anticipation, de lever un pan de voile encore inexploré de l’œuvre du Martiniquais : The Return of the Native est un hypotexte du poème à grand succès Cahier d’un retour au pays natal.
Notre méthodologie d’écriture consistera en un perpétuel va-et-vient entre les deux œuvres pour un dialogue intertextuel plus nourri et plus nourrissant.
I. The return of the Native de Thomas Hardy : Une histoire d’amour croisé
“The reteurn of the native” est une prose publiée en 1878 par un auteur britannique, Thomnas Hardy. Le contexte de production de cette œuvre est des plus particuliers. En effet, c’est l’époque de la construction des grands ensembles coloniaux : la découverte des mines de diamant du Transvall en 1867 suscite un regain d’intérêt des grandes puissances pour le continent Africain. Ceci sera couronné par la retentissante Conférence de Berlin de 1884 sanctionnée par le partage du continent africain et le début de l’occupation coloniale. C’est dire combien la question coloniale brûle les consciences à cette époque. Notre préoccupation de l’heure c’est de nous interroger sur l’inscription de cette problématique dans l’univers romanesque de cet ouvrage si tant est que l’œuvre littéraire soit toujours fille de son époque. Pour trouver une réponse à ce questionnement, nous allons nous intéresser à l’œuvre dans sa composante thématique.
La scène du roman de Thomas Hardy se déroule à Egdon Heath. L’histoire s’ouvre sur une scène de voyage : Thomasin qui avait auparavant eu une relation amoureuse avec le vétérinaire Venn, retourne aux bercails après avoir renoncé provisoirement de se marier à Wildeve, un agent hôtelier ; ce dernier étant plutôt préoccupé par Eustacia Vye, une belle femme exotique qui vit avec son grand-père dans une maison isolée de tout à Egdon Heath. Ses cheveux noirs lui donnent une allure princière. Malheureusement Eustacia abandonne Wildeve pour Clym, un grand marchand de diamant qui, s’étant fait un nom à Paris, retourne à son pays natal. Bien qu’il ne se soucie plus de Paris car il veut s’installer définitivement au pays pour travailler pour le bien des populations des zones rurales, Eustacia trouve en lui une certaine opportunité d’échapper à sa prison existentielle : elle rêve de se retrouver un jour, elle aussi, aux pieds de la Tour Eiffel.
Par la suite, Wildeve épouse Thomasin alors que Clym jette son dévolu sur Eustacia. Cependant, Eustacia va se rendre compte qu’elle est devenue une fois de plus prisonnière d’une chaîne dure à supporter : le mariage. Lasse, elle saute sur l’offre que lui fait Wildeve quelque temps plus tard de l’aider à réaliser son rêve : aller à Paris. Après avoir accepté cette offre, elle reçoit une lettre de son époux qui lui promet de nouvelles fleurs. Face à ce dilemme, elle se suicide. Elle sera suivie dans ce geste par Wildeve qui est happé par les flots quand il tente de sauver Eustacia. Resté seul, Clym mène une vie de solitaire, hanté par le remords d’avoir causé la mort de sa chère épouse.
L’auteur se servira de cette toile de fond romantique pour réfléchir sur des problèmes poignants telle que la question coloniale. Sa réflexion sur ce problème semble en plus d’un point être une miniaturisation des préoccupations d’Aimé Césaire dans toute son œuvre. Nous sommes tentés d’ores et déjà d’affirmer que Thomas Hardy pourrait être l’auteur qui a le plus nourri la pensée d’Aimé Césaire pendant qu’il travaillait à l’éclosion de son système de raisonnement. Nous allons aborder brièvement ces points de similitudes entre cette œuvre de Thomas Hardy et la première production littéraire d’Aimé Césaire, Cahier d’un retour au pays natal.
II. Cahier d’un retour au pays natal
Aimé Césaire doit le titre de son premier poème publié en 1939 à Thomas Hardy. Cet auteur avait, 61 ans plus tôt, intitulé ce roman à grand succès « Return of the native » entendons « Le retour au pays natal ». Peut-être par souci d’évitement de la redondance, Césaire fera précéder le titre de son poème par le substantif « cahier ». Césaire se montrant déjà subversif du point de vue canon littéraire car il voulait, selon ses propres mots, écrire un anti-poème. Le poème devient un cahier. Journal intime ? Question. Oui dans un sens. Non dans l’autre. Dans tous les cas, Césaire se refuse de nous donner une piste de lecture de son texte dès le titre.
Cependant, le rapprochement des deux titres nous aide à lever un voile resté caché jusqu’à ce jour sur l’inspiration littéraire de Césaire.
A. Césaire ou Clym en second.
Le parcours de Clym dans « The Return of the Native » est une réplique grandeur nature du cheminement de Césaire dans le temps et dans l’espace.
Essayons de découvrir ensemble quelques repères de l’existence de Clym.
Clym est un Anglais. Il est issu de la culture et civilisation britanniques. Mais il se retrouve à Paris pour des raisons claires : s’aventurer et faire fortune. Il quitte la Grande Bretagne et se rend en France. Le narrateur nous le rend compte de la façon suivante :
« Thence he went to London ; and thence, shortly after, to Paris, where he had remained till now » ( p. 142).
Il s’est s’imprégné de la culture française à tel point que le narrateur déclare sur un ton admiratif :
« They say he can talk French as fast as a maid can eat blackberries » (p. 91).
Cependant, cette expérience d’assimilation culturelle ne lui a pas collé à la peau. Malgré le grand succès de ses affaires, il garde un goût amer de son passage à Paris. Il le dit lui-même : Il a essayé de se nier lui-même et essayé d’être quelqu’un d’autre dont il ignorait du tout au tout :
«I found that I was trying to be like people who had hardly anything in common with myself. I was endeavoring to put off one sort of life for another sort of life, which was not better than the life I had known before. It was simply different… All this was very depressing» (p. 144).
Cette expérience est d’autant plus traumatisante qu’elle se passe dans un même paradigme culturel. Le passage d’une aire géographique à une autre s’est fait accompagner d’un ajustement culturel sans changement de paradigme. Mais le résultat a été le même : la dépression. La folie. La seule issue de secours s’est révélée être le retour au pays natal vers le peuple qu’il sait être le plus proche de son repère culturel, le peuple qu’il connaît au mieux :
« I would give up and try to follow some rational occupation among the people I knew best, and to whom I could be of most use » (p. 144).
Le chemin du retour bien que facile à concevoir, était pragmatiquement difficile à vivre. Car il fallait se préparer à se réapproprier du pays natal. Il fallait apprendre à se rapprocher de nouveau de son schème culturel originel. Il fallait trouver des voies et moyens pour que le fugitif ne soit pas vomi par ses semblables qui pourraient ne plus le reconnaître. Clym a pensé mieux monter un programme actif de réintégration socio-culturelle dans son terroir après l’exil parisien : devenir le moniteur d’une école de brousse pour les populations les plus vulnérables de son pays natal :
« I have come home ; and this is how I mean to carry out my plan : I shall keep a school as near to Egdon as possible, so as to be able to walk over here and have a night-school in my mother’s house… As a schoolmaster I think to do it- a schoolmaster to the poor and ignorant, to teach them what nobody else will » ( p. 144 / 147).
Arrêtons-nous à ce niveau pour interroger le sésame Césaire. Le parallèle entre Clym et Césaire est patent.
Comme Clym, Césaire est un déporté culturel à une différence près. Sa déportation s’est suivie d’un changement de paradigme culturel. De l’Afrique en Martinique il y a un grand monde de différence. Par ses ancêtres esclaves africains, il a subi l’assimilation au second degré. Il a perdu ses racines africaines. Il a perdu le parler africain pour apprendre à manier la langue de Vaugelas. Et plus encore. L’exil estudiantin parisien l’éloignera encore davantage d’un second repère qu’il s’est forgé après la déportation d’Afrique. Il quitte Fort de France pour Paris. Mais il ne peut cacher la réalité qu’un homme de couleur vit au jour le jour en terre métropolitaine. Il tentera à paraître autre que ce qu’il est. Et le résultat est le même : « Partir ».
Césaire retournera au pays natal aux sens réel et figuré.
- Retour réel
Césaire retournera en Martinique avec un Diplôme de professeur de français décroché à l’Ecole Normale Supérieure. Il se mettra au service de ses frères de race en tant que réveilleur des jeunes consciences intellectuelles et culturelles. Il apportera un ton neuf au système éducatif en vigueur dans l’île jusque-là. Il est dit qu’avec Césaire, le taux d’échec au bac littéraire devint presque nul au Lycée de Fort de France. Il deviendra également député élu de la Martinique. Députation qui rimera d’ailleurs avec la départementalisation.
- Retour figuré
Césaire retournera figurativement aux sources culturelles africaines pour apprendre à se connaître davantage. Il retournera aux masques traditionnels pour mieux communiquer avec ses proches. C’est le grand moment de la négritude. C’est le moment de la subversion mentale et langagière pour conjurer le mauvais sort de la colonisation. La négritude n’est rien moins qu’un tuyau d’échappement de la chambre de combustion vive du retournement culturel du colonisé. Mais il y a péril d’être soi-même emporté par la fumée opaque que dégage le tuyau. Il faudra l’intervention d’un Frantz Fanon pour sauver les meubles. De toute façon, Césaire aura repris le chemin parcouru par Clym quoique plus long que prévu.
III. Discours anticolonial
Le roman de Thomas Hardy, loin d’être une réplique différentielle de Romeo and Juliet de son congénère William Shakespeare, plonge de plein fouet dans une préoccupation anticoloniale. Par hardiesse de style, Hardy traite de profil cette épineuse question. Il rejoint, que dis-je, il est rejoint par Aimé Césaire dans sa production littéraire et principalement dans le Cahier qui nous intéresse ici au principal chef. Un pont est jeté entre les deux empires coloniaux les plus en vue à l’époque. Pour plus de précision sur la portée anticoloniale de la pensée de Hardy, nous allons nous intéresser particulièrement à la façon dont il traite le personnage d’ Eustacia.
A. Description du personnage.
Hardy réserve une bonne partie du chapitre 7 de son premier livre intitulé « Queen of the Night » (Reine de la Nuit) à un portait blason de son personnage Eustacia. Déjà que ce titre oxymorique nous titille un tant soit peu. L’éclat et la somptuosité royaux sont quelque peu assombris par la noirceur de la nuit. Le personnage, bien que de souche royale, ne peut se défaire de sa nuit noire.
Ainsi commence de but en blanc ce chapitre :
“ Eustacia Vye was the raw material of a divinity. On Olympus she would have done well with a little preparation”. ( p. 55).
Voilà posé le jalon de notre blason. Elle est une déesse, ou du moins elle a la matière première d’une déesse. C’est une déesse à l’état brut qui, passée au peigne fin d’un salon de beauté, peut rivaliser avec les déesses de l’Olympe grec. L’auteur ne tarira pas de parallèles descriptifs entre Eustacia et les divinités grecques :
« … a diadem of accidental dewdrops round her brow, would have been adjuncts sufficient to strike the note of Artemis, Athena, or Hera respectively…» (p. 56).
Les cheveux d’Eustacia sont d’une noirceur qui rappelle son origine lointaine. Elle est venue d’ailleurs. La couleur noire des cheveux ne semble pas bien rimer avec le châtain vulgaire. L’exotisme est de mise à l’époque, faut-il le rappeler.
« She had Pagan eyes, full of nocturnal mysteries … » nous lisons à la suite de la description des cheveux noirs. Yeux païens remplis de mystères nocturnes. C’est tout un monde étrange aux us et coutumes du milieu d’accueil. Ce qui est certain c’est que les coups d’œil d’Eustacia ne laissent personne indifférent. Chacun y va du sien.
L’addition est salée si nous y associons la sensualité de la bouche :
« The mouth seemed formed less to speak than to quiver, less to quiver than to kiss. » (p. 56).
Arrêtons-nous un peu sur le style de l’auteur. La bouche se retrouve au centre d’une contradiction graduelle. Ici, la bouche ne parle pas. Elle tremble au lieu de parler. Peur ? Peut-être. Toujours est-il que la peur n’est jamais peur gratuite. C’est la tremblote qui précède le baiser. La sensualité prend le dessus sur l’expressivité. Le langage se perd pendant que le corps trémousse. La bouche est faite plus pour être utilisée par un tiers.
Cependant, nous lisons entre les lignes du texte que le mutisme apparent d’Eustacia traduit de quelque manière une sorte de résistance contre une oppression quasi-totale. Elle se refuse elle-même de s’exprimer même lorsque les circonstances l’obligent à user de la parole. Le silence devient une arme contre l’oppression:
« Never! I’ll hold my tongue like the very death that I don’t mind meeting, even though I can clear myself of half you believe by speaking.” P. 271
Elle clame haut et fort tenir bien liée sa langue pour ne pas se justifier des accusations fausses. Elle aurait pu utiliser son potentiel langagier pour se tirer d’affaires. Mais elle ne le fait pas. Pourquoi ?
Cette limitation langagière est en fait le présage d’une paralysie générale de toute la déesse :
« Her power was limited and the consciousness of this limitation had biassed her developmemnt » (p. 56).
Eustacia est une déesse, certes. Mais une déesse sous-développée. Son pouvoir se trouve limité. Comme déesse, elle a pris conscience de sa limitation d’action pragmatique. Elle ne peut pas faire tout ce qu’elle aimerait faire comme divinité. L’une des raisons de cette limitation lui provient de sa captivité. Elle a été déracinée, déportée et transplantée à Egdon. Elle vit son exil comme un calvaire, comme un enfer :
« Egdon was her Hades… » (p. 56).
La toponymie textuelle rapproche son lieu de résidence à un lieu de torture et de douleur subies. La déportation aura privé la déesse de l’un de ses pouvoirs fondamentaux : la parole de commandement. Athéna est Athéna parce qu’elle ordonne et ses sujets exécutent. Eustacia est Eustacia parce qu’elle ne peut parler ni commander à personne. L’auteur pose une question aux réponses répercutantes à ce sujet :
« Why did a woman of this sort live on Egdon Heath? » (p. 57).
Une femme de ce genre n’avait pas été faite pour être captive. Les circonstances ont mal tourné. Eustacia en est consciente.Voilà pourquoi elle devient une divinité rebelle :
« Her appearence accorded well with this smouldering rebelliousnees » (p. 56).
Ce côté subversif d’Eustacia nous est révélé lorsqu’elle se dresse contre le mauvais traitement que son mari lui inflige :
« All persons of refinement have been scared away from me since I sank into the mire of marriage. Is this your cherishing – to put me into a hut like this, and keep me like the wife of a hind? You deceived me- not by words, but by appearances…” (p. 273).
B. D’une captivité à une autre.
Les origines un peu obscures de la déesse Eustacia fait d’elle le prototype du subalterne de couleur en terre de captivité coloniale. Sa déportation n’est pas sans rappeler le commerce des esclaves déportés d’Afrique et transplantés dans le nouveau monde. Entre Eustacia et l’Antillais, il y a un monde de ressemblance. Déjà, il faut relever que pendant l’esclavage, au-delà de la déchirure psychologique de la déportation, l’Antillais a connu en plus un terrorisme culturel effrayant. Écoutons un instant le narrateur de Negras Raízes (Alex Haley, 1976, édition portugaise du roman Racines) raconter ce qui est arrivé à Kunta Kinté, un jeune Africain déporté pour l’Amérique à l’occasion de l’esclavage :
« O chicote do chefe toubob começou a cortar as costas de Kunta. Ele contorceu-se de dor, recusando-se a deixar escapar um gemido que fosse. Mas tinha a impressão que cada golpe o cortava ao meio […] – Você To-by. Toby: Massa dizer seu nome Toby […] Quando Kunta entendeu, teve que recorrer a todo seu autocontrole para não dar vazão à raiva que o dominava e não demonstrar que havia compreendido. Sua vontade foi de gritar: “Eu sou Kunta Kinté, primeiro filho de Omoro, que é filho do homem santo Kairaba Kunta Kinté! » (pp.180, 183, 184).
C’était un calvaire. Recevoir un nouveau nom à la cadence de la chicote. Il est clair que le père Omoro resté en Afrique a conservé son patronyme ancestral. Par contre, le fils a, et pour toujours, perdu Kunta Kinté pour retrouver Toby. Entre Kunta Kinté et Toby, la différence est énorme. Kunta a perdu ses racines africaines. Il apprend à devenir Toby dans un contexte amer. Il apprend à oublier Kunta Kinté. Il apprend à se laisser domestiquer ; Kunta étant par trop barbare et sauvage. Le nègre africain meurt en quelque sorte pour revivre sous la peau du nègre américain. Mais c’est une mort sans mort. Car la souche demeure bien que la racine ait été tuée.
A cette demi-mort, il faudra bien ajouter la notion de métissage qui au départ était purement biologique. Au fil du temps, l’Antillais s’est métissé au point de devenir semblable au Blanc. Mais à y voir de près, c’est un être malheureux qui ne sait qui il est. Noir ou Blanc ? Noir ? Pas tout à fait. Blanc ? Pas tout à fait. Il est donc balloté entre les deux. En Afrique, il est traité de « toubab »[1]ou de « ndeu’k[2] ». En occident, il est traité de nègre. Voilà donc pourquoi Césaire se questionnera lui-même dans son Cahier : « Qui et quels sommes-nous? Admirable question ». C’est une question rouge qui renvoie l’Antillais à se chercher soi-même. Or, pour que la recherche soit menée de façon judicieuse, il faut que le demi-mort prenne conscience qu’il n’est pas tout à fait mort. Qu’il doit revenir à la vie pour répondre à la question. Revenir à la vie étant synonyme de retour à la racine ancestrale ; retrouver le Kunta Kinté perdu. Pour ce faire, il faut inventer un mécanisme de récupération de l’expressivité. La parole doit être rendue.
Ceci, Césaire le rend possible grâce à sa verve messianique. Comme Clym, il revient vers les siens pour un exercice pédagogique à savoir l’apprentissage au langage :
« Ma bouche sera la bouche des malheurs qui n’ont point de bouche, ma voix, la liberté de celles qui s’affaissent au cachot du désespoir » (p. 22).
A la bouche d’Eustacia qui se refusait à parler, Césaire fait correspondre une bouche qui parle au nom d’un groupe de sans voix. Il se veut éducateur de première loge. Son diplôme de professeur de Lycée le positionne en réveilleur des jeunes consciences endormies. La question n’est plus parler ou ne pas parler, mais plutôt comment parler, à qui parler, pourquoi parler.
La relation pédagogique professeur-élève est devenue tellement vivante et interactive que le poète s’évade hors de la salle de classe pour célébrer un authentique mariage entre les deux actants de l’exercice pédagogique langagier :
« …merveilleusement couché le corps de mon pays dans le désespoir de mes bras, ses os ébranlés et, dans ses veines, le sang qui hésite comme la goutte de lait végétale à la pointe blessée du bulbe… » (p. 56).
L’apothéose du rêve. La sensualité grandeur nature. La princesse et le prince charmant. Le déferlement du merveilleux poétique achève de nous pincer pour que nous nous rendions à l’évidence. L’amant est finalement arrivé. Le rassembleur des os usés et abusés est de retour. Le décideur qui rompt avec toute forme d’hésitation peureuse est à la porte. Tant pis pour les jaloux.
Ce tableau amoureux nous ramène à nouveau à la toile de fond du roman de Thomas Hardy, The return of the native. Césaire n’est pas resté indifférent au malheureux sort que la plume de Thomas a réservé à la belle Eustacia. Il fallait rectifier le tir pour ne pas dire l’image. Il a voulu cassé l’image du colonisé prisonnier de sa captivité. D’aucuns parlent de complexe de dépendance car Eustacia ne pouvait vivre si ce n’est à Paris. La hantise de la métropole a eu raison d’elle. Aimé Césaire apporte une touche corrective sur ce point : Le terroir mérite tout notre amour et attention. Le meilleur amour se trouve au bercail. Le chez soi est le paradis de l’amour sans fin.
CONCLUSION
En définitive, nous venons de lever encore un nouveau voile sur le sésame de l’œuvre d’Aimé Césaire en ce qui est de ses sources d’inspiration. Il n’est plus à démontrer qu’il fut friand des auteurs comme Karl Marx, Rimbaud, Baudelaire… et William Skespeare dont il a adapté la pièce théâtre The Tempest. Quant à Thomas Hardy, son influence sur Césaire restait encore cachée si nous ne nous abusons pas. Pourtant, il a dû peser de tout son poids sur l’imaginaire de l’auteur de Cahier d’un retour au pays natal tant et si bien que la thématique de son roman écrit en 1878 fut reprise comme en chœur par Césaire. Et comme ça ne suffisait pas, le Martiniquais a présenté son premier ouvrage littéraire comme une véritable réplique française du roman de l’Anglais de par le titre. C’est dire combien la thématique du retour aux sources après une période de déportation était un bien partagé à cette époque.
Bibliographie.
- Césaire, A., Cahier d’un retour au pays natal, Paris, Présence africaine, 1983.
- Hardy, T., The Return of the Native, London, Wordsworth Editions Limited, 1995.
- Haley, A., Negras raízes, New York, Reynolds Inc., 1976.
- Genette, G., Palimpsestes, Le Seuil, coll. « Poétique », 1982.
[1] Blanc en wolof sénégalais.
[2] Blanc en yemba, une langue nationale de l’Ouest-Cameroun