Quelle était votre relation avec Edouard Glissant ?
Avant tout, celle d’un ami, qui aimait sa drôlerie, sa profondeur, sa présence humaine, ses fulgurances. Pendant quatre ans, nous fûmes collègues à mon université (Louisiana State University). Nous jouions au billard, et, pour déconcerter mon jeu, il récitait des passages entiers de La légende des siècles tout en ajustant sa prochaine frappe – il m’a fait aimer et comprendre Victor Hugo. Je me rappelle ces années de contact comme d’une étendue lumineuse dans ma vie. À la Noël 1989, nous visitâmes la Martinique, qu’il déchiffra symboliquement à notre usage. Ce fut une révélation que j’aurais dû consigner par écrit. Je me rappelle aussi la patience et la gentillesse qu’il déploya pour conseiller un auteur débutant, fort intimidé, lors d’un mémorable méchoui au Diamant.
Quand il nous quitta pour aller enseigner à New York, ce fut pour moi une grande perte, que sa mort récente irrémédiablement répète. Mais les défunts continuent à vivre intensément en nous, et non pas seulement par leur œuvre. En bref, je lui dois sans doute, outre les lectures attentives et suggestives de mes manuscrits d’alors, outre l’idée séminale de ma revue www.mondesfrancophones.com, une dette fondamentale : l’ouverture de mon monde de critique textuelle, littéraire et universitaire sur la respiration de l’univers et du réel.
Dialoguer avec Édouard Glissant, c’est un privilège qui comble.
De votre point de vue, quelle est l’influence et quelle est la place d’Edouard Glissant sur/dans la littérature francophone ? Et plus généralement mondiale ?
Édouard Glissant est sans conteste l’écrivain le plus important et le plus talentueux de la francophonie. Mais c’est le réduire que de le classifier ainsi, son œuvre et sa vision dépassent les cadres dans lesquels on veut l’enfermer. Ses nombreux disciples, la réception critique qu’a reçue son œuvre témoignent de la dimension globale de son influence. Il s’agit là d’un phénomène rare (parmi les écrivains français du XXe siècle, seul Sartre peut prétendre à une telle dimension). La chose remarquable est qu’Édouard Glissant a d’avance calculé cet événement, en appelant au frottement de toutes les cultures entre elles par l’entremise du Tout-monde et de la créolisation. Ces notions débordent largement du cadre francophone. Pour prendre un exemple, on peut les reprendre et les mettre en jeu dans l’Europe médiévale, qui voit la naissance postcoloniale des nations sur le fond des débris de l’empire romain, et surtout l’émergence des langues littéraires européennes, analogue à la naissance du créole.
Avec des exceptions, je pense par exemple à Philippe Sollers, le roman français contemporain sent un peu, aujourd’hui, le renfermé intimiste. D’un coup de plume, Glissant balaie toutes ces petites angoisses pour exposer les particularités au parfum du monde (il était temps !).
Son coup de génie fut de prendre acte de la mondialisation et de l’arracher à son statut uniquement économique. Il est souhaitable, indispensable, que les pauvres s’enrichissent par le biais de la mondialisation. Mais il ne faut pas s’arrêter là : sans une poétique, la mondialisation reste spirituellement indigente et inachevée. Glissant fut le seul à percevoir cette nécessité et à la mettre en œuvre en poésie. Dans la littérature française, il a certes un grand prédécesseur, Montaigne, ce « mestis, le cul entre deux chaises ». Mais Glissant témoigne de l’intensité imparablement plus forte, plus profonde et plus rapide du métissage des cultures aujourd’hui, résultante de la communication électronique qui fait que toutes et toutes parlent potentiellement à tous et toutes.
Qu’est-ce qui faisait la spécificité d’Edouard Glissant ?
Un grand écrivain est toujours une exception, une singularité. Il échappe aux déterminations de tout ordre pour développer une fulgurance jusqu’alors inouïe. Dans le cas d’Édouard Glissant, il rejette radicalement par sa pratique d’écriture et de pensée la victimologie, le ressentiment et le discours identitaire qui sont le pain rassis de la francophonie contemporaine. Ouvrez par exemple Le discours antillais : vous n’y trouverez rien de ce rabâchage lassant, mais une critique acérée et réelle de la condition concrète de la Martinique, qui dépasse les trivialités du postcolonialisme.
La grandeur d’Édouard est d’avoir saisi que la relation doit se dire, c’est-à-dire se créer, dans une poétique ; il répète par là, en lui donnant une dimension planétaire, le geste épique de la Chanson de Roland, qui fait naître la France par la puissance subtile de son verbe poétique. À la suite de la publication de la Poétique de la relation, Gilles Deleuze avait dit que nul n’avait tenté une telle entreprise : il faut lui donner raison. Un penseur mondial, voilà un événement exceptionnel.
Que ressent-on à lire Edouard Glissant ?
Un choc, né d’un dialogue avec une voix unique, avec une vision qui se plie à tous les genres, théâtre, poésie roman, essai, télévision et radio.
Quelle œuvre conseillez-vous à la lecture pour un non-initié ?
Je dirais Le quatrième siècle, Mahogany, le Discours antillais, la Poétique de la relation, les poèmes. J’arrête là, sinon je finirai par une bibliographie complète.
Vous avez publié avec Edouard Glissant « Les entretiens de Baton Rouge » (Gallimard, 2008). Que retenir de cette expérience ?
Cette conversation fut pour moi un dépassement de soi. La pensée d’Édouard Glissant, visant à faire dialoguer le monde entier avec lui-même, est d’une générosité sans limite. Elle est aussi respectueuse du singulier : c’est la mise en pratique de ce qu’il appelle l’opacité, la part obscure et silencieuse des êtres et des cultures qui ne saurait être réduite à un discours quel qu’il soit. Comment ne pas souscrire à un tel projet ?
Mais Les Entretiens de Baton Rouge furent aussi un dialogue véritable, loin des encensoirs qu’agitent les thuriféraires et les disciples. À mon esprit de système, il opposait son relativisme radical qui est l’essence de ce qu’il baptise comme « relation » (très proche de Montaigne, encore une fois). Les Entretiens laissent à mon sens deux questions ouvertes, non résolues. En premier lieu, le dialogue entre cultures différentes, voire opposées, peut conduire aussi bien à l’affrontement qu’au bonheur, on peut le vérifier historiquement.
Ici entre en jeu ce que Freud appelait le « narcissisme des petites différences », source catastrophique, selon lui, de bien des conflits meurtriers de l’histoire. Un dialogue authentique n’est possible que si les deux parties reconnaissent une tierce instance médiatrice et transcendantale. On peut prendre l’exemple présent de l’affrontement entre les Lumières européennes et l’islamisme politique. Le dialogue y est à sens unique, la tolérance et le respect de l’autre ne vivant que d’un côté de l’échange : il y faudrait un tiers transcendant, mais où le trouver ?
Le second problème laissé pour compte est celui des universaux (vieille question qui remonte à Boèce, au VI siècle). Glissant assure que « l’universel n’a pas de langue » : en d’autres termes, que rien n’est parfaitement traduisible d’une langue à l’autre. Postulat partiellement vrai, puisque chaque langue réajuste le monde à sa vision particulière. Mais Freud avait construit une structure qu’il pensait traduisible, à tort ou à raison, en toute langue, celle du complexe d’Œdipe. Cette proposition freudienne peut être mise en doute : on cherchera donc chez Claude Lévi-Strauss un universel traduit partout et toujours dans tous les cultures humaines, celui de la prohibition de l’inceste. Certains universaux sont donc transférables, quelle que soit la langue dans laquelle ils s’énoncent. La poétique de la relation, dans le futur, aura à se poser cette question de la traduction d’une culture à l’autre, car elle au cœur de sa problématique.
On voit que pour moi, comme pour beaucoup de ses lecteurs, Édouard Glissant n’est nullement décédé : la conversation que j’ai commencée avec lui se poursuivra longtemps, outre sa tombe.
Pour conclure, je lui laisse la parole. Nul autre ne saurait si bien exprimer ce que fut l’atmosphère magique de ces heures passées à deviser ; le dire poétique, ici, crée et recrée avec exactitude l’antan, qui reste ainsi, à jamais, vivant:
(Un silence moyenâgeux, ressenti à ce moment et pour la première fois par les interlocuteurs, recouvre Baton Rouge. La question posée n’y est pour rien. Les feuillages immenses d’un chêne de Louisiane, comme d’un arbre à palabres mis à plat. L’air ténu soulève une mélancolie qui est d’abord rêveuse. Le soleil reflue dans ses ombres. Faut-il noter cela ? Continuer, sans se laisser distraire ? Et d’ailleurs, qui note ?…). Les entretiens de Baton Rouge, p. 148.
Février 2011.
Propos recueillis par Pierre-François Besson pour swissinfo.org
Février 2011.