Mondes caribéens

Édouard Glissant : en chemin avec le “Courrier de l’UNESCO”. Un dialogue entre Sylvie Glissant et Alain Lévêque

ÉDOUARD GLISSANT : EN CHEMIN AVEC LE COURRIER DE L’UNESCO

Un dialogue entre Sylvie Glissant et Alain Lévêque

L’écrivain Edouard Glissant lors d’un dialogue culturel au Palais des Nations sur le thème:” la création artistique dans le monde contemporain”.

L’artiste espagnol Miquel Barcelo ( G ) qui a crée le plafond de la salle des Droits de l’Homme lors d’un dialogue culturel au Palais des Nations sur le thème:” la création artistique dans le monde contemporain”.

Sylvie Glissant — Il faut avoir vu, n’est-ce pas, la vague de contentement qui illumina le visage d’Édouard le jour où il apprit que le Courrier de l’Unesco, qu’il dirigeait alors, venait de s’accroître d’une nouvelle langue de publication ! Il faut avoir vu cette onde de joie sur son visage, l’avoir entendue vibrer dans sa voix — « Trente-cinq langues différentes, vous vous rendez compte ! » — pour comprendre, non seulement combien lui importait l’idéal défendu par l’Organisation, mais la place décisive qu’a tenue dans l’évolution de sa pensée et de son œuvre cette revue qu’il a dirigée avec passion de 1982 à 1988.

Alain Lévêque — En effet. Pourquoi était-il si heureux, si fier de cette augmentation régulière des éditions linguistiques du Courrier ? Certes, parce que le message de l’Unesco, message de paix, de tolérance et d’ouverture à l’autre, véhiculé chaque mois par cette revue phare, cette « fenêtre ouverte sur le monde », voyait ainsi son rayonnement s’étendre encore davantage à l’échelle internationale ou plutôt interculturelle.

C’est aussi parce que son attachement profond à toute la diversité des langues du monde, à tous les « imaginaires » qu’elles expriment, y trouvait une raison supplémentaire d’espérer, d’agir.

S. G. — Oui, il y voyait confirmée, à mon sens, à travers le Courrier, la nécessité de poursuivre la lutte obstinée qu’il avait entreprise en faveur de la pensée du divers, avec tous les espoirs qui le portaient.

A. L. — Peux-tu préciser les étapes de cette convergence ?

S. G. — Ce serait trop long d’entrer dans les détails de l’évolution de sa pensée. Disons, pour aller vite, que les six années qu’il passe à la tête du Courrier, influencent, je dirais même infléchissent le cours de sa réflexion, accentuent son action de penseur et d’écrivain.

Comment ? À toute pensée de système, y compris l’antillanité qu’il dépasse alors par la notion de « créolisation » — Le Discours antillais paraît en 1981, peu de temps avant qu’il ne prenne la tête de la revue — il va opposer un rapport réinventé avec l’autre, la pensée souple, libre, de ce qu’il nommera le « Tout-monde ».

C’est sur ces interrelations, par lui repensées, qu’il s’appuie pour proposer des identités ouvertes, toujours en mouvement, imprévisibles, en « errance », dira-t-il, jamais refermées sur elles-mêmes, et pour préférer la « mondialité » à la mondialisation.

Nombre de numéros du Courrier traduisent cette nouvelle mise en contact des cultures à laquelle il aspirait tant. Il avançait alors, pourrait-on dire, sur deux fronts concomitants : la revue et son œuvre. La Rédaction du Courrier, n’est-ce pas, collabora avec lui sans complaisance, dans un échange à voix multiples, qui fut placé, à l’initiative même d’Édouard, sous le signe de l’humain. Ce fut un travail d’équipe. Ce fut une mise en commun autant qu’un accompagnement éclairant qui l’aida à développer sa pensée. Non ?

A. L. — C’est exact. Nous avons vraiment travaillé ensemble, c’est le mot qui convient. J’allais dire : en camarades d’atelier, dans une proximité que renforçaient encore des retrouvailles autour d’un verre, qui n’étaient pas pour déplaire à l’ami Édouard, à ce vivant si présent, si chaleureux qu’il savait être. Parmi les numéros révélateurs de ses préoccupations fondamentales, j’aimerais mettre l’accent, brièvement, sur quelques-uns. Pour deux raisons : d’une part ces numéros reflètent ce lien organique, que tu as souligné, entre le maître d’œuvre du Courrier et l’écrivain ; d’autre part, loin d’avoir perdu de leur actualité, ces analyses et la vision du monde qui les sous-tend, restent, par leur pénétration, leur profondeur, plus nécessaires, plus utiles que jamais pour déchiffrer le « chaos-monde ».

Puisque nous évoquions sa défense ardente de la diversité linguistique, je mentionnerai d’abord le numéro intitulé Langues et langages (juillet 1983) en attirant l’attention sur « Bâtir la tour », un article écrit par Édouard. Les riches perspectives qu’il y ouvre se retrouvent, encore élargies, deux ans plus tard, dans un autre numéro, La parole et l’écrit (août 1985). La réflexion sur l’oralité et l’écriture est un axe majeur de sa pensée, axe qu’il développe et amplifie alors, parallèlement, dans son œuvre. La conception de l’écriture qu’il en tire, indissociable de la « trace », il la poussera encore plus loin dans ses livres ultérieurs.

Ne serait-il pas avisé de republier les quelques articles qu’Edouard a donnés, ces années-là, dans ces numéros du Courrier qui lui tenaient particulièrement à cœur ? À ces numéros, faut-il le préciser, c’est lui qui donnait l’impulsion première, l’élan. Il n’hésitait pas non plus, avec une belle aisance, une noble vigueur, à mettre la main, le cas échéant, aux éditoriaux. Il n’en a signé qu’un, à ma connaissance (dans le numéro de janvier 1984, intitulé, en hommage à George Orwell, 1984). Mais je crois me souvenir qu’il fut heureux de rendre personnellement hommage à Victor Hugo, à travers l’éditorial du numéro que le Courrier consacra à celui-ci pour le centenaire de sa mort (Victor Hugo, novembre 1985). Il tint aussi à inclure dans ce même numéro un texte de René Char, poète qu’il admirait et qu’il salua, à sa mort, dans un des derniers numéros du Courrier qui parut sous sa direction (en juin 1988).

S. G. — D’autres numéros illustrent cette convergence créative. Je pense, bien sûr, à Guerre à la guerre, La parole aux poètes (novembre 1982) auquel participent notamment Adonis, Ernesto Cardenal, Allen Ginsberg et Sony Labou Tan’si. Ou encore, l’année suivante, à Racisme, racismes (novembre 1983) où Albert Memmi analyse les formes contemporaines du racisme sous l’angle de l’hétérophobie tandis que Roberto Fernández Retamar souligne l’importance du métissage culturel comme étape nécessaire mais pas suffisante sur le chemin de la « patrie » qui n’est autre, pour reprendre les mots de José Martí, que « l’humanité ».

Je pense aussi à ce numéro exceptionnel qui, en mai-juin 1986, pour célébrer le 40e anniversaire de l’Unesco, propose une anthologie d’articles remarquables parus dans le Courrier au cours de ses trente-neuf ans d’existence. Et à d’autres encore, par exemple Théâtres du monde (avril 1983), un thème cher au dramaturge de Monsieur Toussaint (1961 et 1978) non moins qu’au futur conteur visionnaire de Le monde incréé (2000). Je me souviens également de ce numéro si riche, si éclairant, Arts d’Amérique latine (juillet 1984). L’éditorial, où l’on sent la marque d’Édouard, met l’accent sur le mélange dynamique des cultures. Et dans son article, « Pastels pour quatre artistes », il salue le rôle fondateur qu’il attribue avec clairvoyance aux œuvres de Roberto Matta, Antonio Seguí, Wifredo Lam et José Gamarra. Il y voit l’accomplissement d’une « nouvelle naissance » de « tant d’histoires de cette Amérique, obscurcies et occultées », décelant dans les formes et les parcours respectifs de ces peintres latino-américains une exploration aussi profonde qu’inattendue.

Rompant pour sa part avec les vues reçues, René Depestre, dans un article décapant du même numéro, « Les loas du merveilleux en Haïti », révèle l’inventivité puissante de l’imaginaire pictural haïtien

Il y eut aussi un autre numéro auquel Édouard attacha une extrême importance, n’est-ce pas, c’est Averroès, Maimonide, Deux grands esprits du XIIe siècle (septembre 1986). Ces deux philosophes, l’un musulman (Ibn Ruchd, Averroès pour les Européens), l’autre juif (Moshe ben Maymūn, Maimonide sous la forme latinisée), nés tous deux à Cordoue à quelques années d’intervalle, écrivant tous deux en arabe, sont des figures capitales du savoir universel et des exemples illustres de la création intellectuelle qui va de pair avec l’esprit de tolérance.

Sans oublier non plus le numéro qu’il consacre, en janvier 1986, à La Collection Unesco d’œuvres représentatives. Cette collection, dirigée alors par Édouard J. Maunick, constitue, comme le rappelle l’éditorial, un «  véritable trésor de la littérature universelle » autant qu’un « lieu de convergence de toutes les sensibilités culturelles de notre univers ».

Il faudrait mentionner en outre plusieurs autres numéros qui traduisent des préoccupations plus actuelles que jamais, par exemple Les migrants, Entre deux cultures (septembre 1985) ; Vivre ensemble (janvier 1987), qui pose d’emblée la question : « La communauté internationale est-elle un mythe ? » ; ou Journaux de voyage (avril 1987), un rassemblement polyphonique d’écrits qui vise à mettre en évidence la découverte de l’ « Autre », du « Même » et du « Divers », dans une perspective originale que l’on peut dire à la fois unesquienne et glissantienne. Mais ce serait trop long.

Y a-t-il, pour conclure, un numéro que, de ton côté, tu privilégierais ?

 

A.L. — Oui. Cette convergence que tu évoquais toi-même si justement au début de notre dialogue, entre la mission du Courrier et la pensée de ce guetteur actif du monde que n’a cessé d’être Édouard, cette convergence culmine, à mes yeux, dans un numéro où Édouard apparaît au cœur même de sa démarche, si bien que je qualifierais volontiers ce numéro d’emblématique. Quel numéro ? C’est Le baroque (septembre 1987).

Dans un article qu’il a intitulé « Brève philosophie du baroque », il s’explique. Il n’affirme pas seulement la dimension mondiale de cette catégorie de la sensibilité esthétique. Posant le baroque comme une réaction contre « la prétention rationaliste à pénétrer d’un mouvement uniforme et décisif les arcanes du connu », il l’érige en « manière de vivre la diversité-unité du monde ». Il l’enrôle, autrement dit, comme phénomène mondial, dans sa pensée de la « Relation ». « Le frissonnement baroque, ajoute-t-il, tend […] à signifier que la connaissance est éternellement à venir, et que c’est ce qui en fait la valeur. »

 

G. — Je crois, en effet, que ce numéro montre combien, pour Édouard, le cheminement vers « une intersubjectivité du Tout-monde », selon ses propres termes, passe par la poétique, cette recherche toujours ouverte, toujours inquiète, jamais acquise. Dans ses Entretiens avec Lise Gauvin (1991-2009), un livre paru en 2010, le poète qu’il est fondamentalement résume soudain d’une phrase, avec force, la position qu’il vient de développer plus longuement en réponse aux questions de son interlocutrice : « On s’apercevra que la poétique n’est pas un art du rêve et de l’illusion, mais que c’est une manière de se concevoir, de concevoir son rapport à soi-même et à l’autre et de l’exprimer. » Nul doute que ses années de travail au Courrier ne l’aient beaucoup aidé à mûrir et à approfondir sa poétique de la relation.

 

Sylvie Glissant et Alain Lévêque

 

SUGGESTIONS DE COMPLÉMENTS :

  1. a) En encadré, les titres des livres publiés par Edouard Glissant pendant les années où il dirigea le Courrier (1982-1988) :

Le sel noir (avec Le sang rivé et Boises), préface de Jacques Berque, poèmes, Poésie/Gallimard, 1983

Pays rêvé, pays réel, poèmes, Seuil, 1985

Mahagony, roman, Seuil, 1987

  1. b) Une photographie au Courrier, montrant Edouard Glissant entouré de la Rédaction du Courrier, par exemple celle qui figure, p. 35, dans le numéro de juillet 1988, Imprimer, Du caractère mobile à la puce.
  2. c) notices bio-bibliographiques :

SYLVIE SÉMAVOINE-GLISSANT a rencontré Édouard Glissant en 1982 alors qu’il dirigeait le Courrier de l’Unesco. Devenus époux, ils n’ont plus cessé de faire route ensemble. Et ils ont écrit ensemble un livre, La Terre magnétique, le errances de Rapa Nui , l’île de Pâques (Seuil, 2007), un récit lié au tour du monde entrepris par le trois-mâts : La Boudeuse, sous le haut patronage de l’Unesco. Sylvie Séma, son nom d’artiste peintre et de plasticienne, a exposé ses œuvres à Paris, Naples, Venise, New York et Avignon. Directrice de l’Institut du Tout-Monde (Paris) qu’Édouard Glissant créa avec elle en 2006, Sylvie Sémavoine-Glissant est également psychanalyste clinicienne.

 

ALAIN LÉVÊQUE, rédacteur au Courrier de l’Unesco de 1982 à 1998, est écrivain. Il a notamment publié Grains de terre (La Bibliothèque des Arts, 1999), D’un pays de parole (Verdier, 2005), Bonnard, la main légère (Verdier, 2006). Parmi ses dernières publications : Pour ne pas oublier, Carnets 1988-2002 (Éditions La Bibliothèque, 2014), et Manquant tomber (L’Escampette Éditions, 2011), un recueil de poèmes. Il a préfacé récemment deux livres qui rassemblent des écrits de Pierre Bonnard, Observations sur la peinture (L’Atelier contemporain, 2015) et Les Exigences de l’émotion (L’Atelier contemporain, 2016).