Le Discours sur le colonialisme d’Aimé Césaire, qui suit, agrémenté de commentaires critiques, a été écrit en 1950. (1) Plusieurs remarques générales s’imposent. En 1950 l’Afrique est encore sous le joug de la colonisation, il est à la fois audacieux et banal, pour Césaire, de s’opposer à cette domination européenne. Audacieux, parce qu’on est dix ans avant les Indépendances, banal parce que c’est déjà dans l’air du temps. L’Inde est indépendante depuis trois ans, et tout le monde sait que la colonisation est condamnée. La Seconde Guerre mondiale, en affaiblissant l’Europe, et en faisant de la France coloniale un pays vaincu et occupé, a sonné le glas de la colonisation. Césaire ne fait donc qu’entonner les idées de l’époque, celles défendues par le Parti communiste notamment, mais aussi par les États-Unis, eux-mêmes ancienne colonie, et par la plupart des intellectuels, de gauche ou libéraux.
La condamnation morale de Césaire est donc juste, et l’accent qu’il met sur les massacres et exactions coloniales justifié. Mais il va très loin dans ses positions et raisonnements, et nombre de ses affirmations sont fausses, excessives, et dénotent une incompréhension de l’histoire, sans compter les passages sur l’économie, qui nous semblent aujourd’hui relever plus de la propagande de type stalinienne qu’autre chose.
Bien sûr, il est facile de critiquer plus d’un demi-siècle après, mais le problème est qu’à l’occasion de la mort de Césaire, tous ses textes ont été ressortis, et sans la moindre critique, sans la moindre réserve, sans la moindre analyse un peu distanciée. Voir par exemple cette longue émission à France Culture, où parmi de multiples analyses et commentaires un acteur récite le fameux discours. Ce ne sont que louanges, unanimisme, commentaires politiquement corrects de thuriféraires peu portés à la réflexion. Il est donc important de relever ce qui est contestable ici, parce que ce discours de 1950 peut être considéré comme à l’origine de toutes les visions embellies sur l’histoire de l’Afrique, de toutes les visions politiquement correctes caressant les Africains dans le sens du poil, et portant les Européens à une éternelle mortification. Mais ce n’est pas de l’histoire, ce ne sont pas des faits, ce n’est pas la réalité, passée ou présente. C’est un discours idéologique, contenant nombre de vérités, mais souvent faux aussi, et pour cette raison dangereux. Si on n’analyse pas en effet de façon froide et détachée les causes du sous-développement de l’Afrique, si on se laisse emporter par de grandes tirades et de belles images, on ne risque pas de comprendre ces causes, et donc on a peu de chances d’y remédier. Le fait de toujours mettre la responsabilité sur les autres, de toujours chercher un bouc-émissaire, est la meilleure façon de s’enfermer dans un blocage.
Un tel discours était sans doute utile pour redonner une dignité et une fierté aux colonisés ou ex-colonisés, aux peuples dominés, mais s’il s’écarte trop des faits, s’il se laisse aller au manichéisme, aux simplifications, aux amalgames, il présente le danger de leur fermer les yeux et de les détourner des facteurs propices à une complète émancipation, qui passe nécessairement par le développement économique. Si on prend ainsi le cas de la Chine, même sous Mao, avec une Chine totalement indépendante et unie, les Chinois étaient encore, par leur pauvreté même, rejetés dans un statut infériorisé, celui de peuple du tiers monde aux conditions misérables. Ce n’est que depuis une quinzaine d’années, parce que la Chine s’enrichit, parce que le pays devient une puissance économique, parce que des centaines de millions d’hommes y sortent de la misère, ce n’est que depuis ces succès que les Chinois s’émancipent réellement et quittent le tiers monde pour accéder au premier monde. La même évolution peut se produire en Afrique, mais à la condition d’oublier ce type de discours accusateur, à la condition de renoncer aux responsabilités extérieures, de regarder l’histoire froidement. Enlever le masque du politiquement correct, renoncer à ses faux-semblants, et analyser objectivement les faits, voilà le passage obligé pour un développement du même type.
Et enfin, pour s’adresser, non à Césaire lui-même, dont je ne conteste ici nullement les qualités de grand poète, mais aux thuriféraires inconditionnels et aux héritiers suivistes de son idéologie : l’esclavage est aboli depuis 160 ans en France, depuis 140 ans aux États-Unis, plus personne en Occident n’ose assumer ouvertement son racisme ! Pourquoi alors se poser en victime éternelle devant un bourreau qui n’existe plus ? Pourquoi faire revivre des moulins à vent donquichottesques qui n’ont d’existence que dans l’esprit du supposé martyr ? Je ne parle pas d’interrompre les études historiques sur la traite, elles sont nécessaires ; je ne veux point censurer les vertueuses indignations, je ne veux pas étouffer les protestations légitimes, par exemple contre les reliquats de l’esclavagisme dans les pays arabes aujourd’hui. Mais force est de constater, chez nos souffre-douleur professionnels, un passéisme, une complaisance extraordinaires dans leur victimologie, comme s’ils étaient incapables de prendre le risque de penser un futur différent, où ils ne seraient plus fantasmatiquement esclaves. En bref, ça commence à bien faire, tournons la page de la ritournelle, bâtissons ensemble, sans égard à la couleur de nos peaux respectives, un avenir débarrassé du ressassement et du ressentiment.
Extraits du Discours sur le colonialisme et commentaires (2)
Une civilisation qui s’avère incapable de résoudre les problèmes que suscite son fonctionnement est une civilisation décadente. Une civilisation qui choisit de fermer les yeux à ses problèmes les plus cruciaux est une civilisation atteinte. Une civilisation qui ruse avec ses principes est une civilisation moribonde.
Le fait est que la civilisation dite « européenne », la civilisation « occidentale », telle que l’ont façonnée deux siècles de régime bourgeois, est incapable de résoudre les deux problèmes majeurs auxquels son existence a donné naissance : le problème du prolétariat et le problème colonial ; que, déférée à la barre de la « raison », comme à la barre de la « conscience », cette Europe-là est impuissante à se justifier ; et que, de plus en plus, elle se réfugie dans une hypocrisie d’autant plus odieuse qu’elle a de moins en moins chance de tromper.
Le problème du prolétariat a au contraire bel et bien été résolu par la société capitaliste occidentale, nulle part ailleurs dans l’histoire les classes pauvres n’ont vu leur situation s’améliorer aussi fabuleusement que depuis la révolution industrielle. Bien plus, les catégories pauvres ont vu leurs revenus augmenter beaucoup plus que la nouvelle classe des détenteurs du capital industriel ou l’ancienne des propriétaires terriens :
“From 1760 to 1860 real wages in England rose faster than real output per person. The innovators, the owners of capital, the owners of land, and the owners of human capital all experienced modest rewards, or no rewards, from advances in knowledge. Thus modern growth, right from its start, by benefiting the most disadvantaged groups in preindustrial society, particularly unskilled workers, has reduced inequality within societies.” (Clark, 2007)
Cela revient à dire que l’essentiel est ici de voir clair, de penser clair, entendre dangereusement, de répondre clair à l’innocente question initiale : qu’est-ce en son principe que la colonisation ? De convenir de ce qu’elle n’est point ; ni évangélisation, ni entreprise philanthropique, ni volonté de reculer les frontières de l’ignorance, de la maladie, de la tyrannie, ni élargissement de Dieu, ni extension du Droit ;
Mais si, elle est tout cela aussi.
d’admettre une fois pour toutes, sans volonté de broncher aux conséquences, que le geste décisif est ici de l’aventurier et du pirate, de l’épicier en grand et de l’armateur, du chercheur d’or et du marchand, de l’appétit et de la force, avec, derrière, l’ombre portée, maléfique, d’une forme de civilisation qui, à un moment de son histoire, se constate obligée, de façon interne, d’étendre à l’échelle mondiale la concurrence de ses économies antagonistes.
Poursuivant mon analyse, je trouve que l’hypocrisie est de date récente ; que ni Cortez découvrant Mexico du haut du grand téocalli, ni Pizarre devant Cuzco (encore moins Marco Polo devant Cambaluc), ne protestent d’être les fourriers d’un ordre supérieur ; qu’ils tuent ; qu’ils pillent ; qu’ils ont des casques, des lances, des cupidités ; que les baveurs sont venus plus tard ; que le grand responsable dans ce domaine est le pédantisme chrétien, pour avoir posé les équations malhonnêtes : christianisme = civilisation ; paganisme = sauvagerie, d’où ne pouvaient que s’ensuivre d’abominables conséquences colonialistes et racistes, dont les victimes devaient être les Indiens, les Jaunes, les Nègres.
Qu’est-ce que Marco Polo a à voir avec les tueries ?
Cela réglé, j’admets que mettre les civilisations différentes en contact les unes avec les autres est bien ; que marier des mondes différents est excellent ; qu’une civilisation, quel que soit son génie intime, à se replier sur elle-même, s’étiole ; que l’échange est ici l’oxygène, et que la grande chance de l’Europe est d’avoir été un carrefour, et que, d’avoir été le lieu géométrique de toutes les idées, le réceptacle de toutes les philosophies, le lieu d’accueil de tous les sentiments en a fait le meilleur redistributeur d’énergie.
Mais alors je pose la question suivante : la colonisation a-t-elle vraiment mis en contact ? Ou, si l’on préfère, de toutes les manières d’« établir contact », était-elle la meilleure ?
Je réponds non.
Angélisme…
Et je dis que de la colonisation à la civilisation, la distance est infinie ; que, de toutes les expéditions coloniales accumulées, de tous les statuts coloniaux élaborés, de toutes les circulaires ministérielles expédiées, on ne saurait réussir une seule valeur humaine.
Et Césaire lui-même, et tant d’autres, n’est-il pas une « valeur humaine » ? N’est-il pas la démonstration même que la colonisation a eu des conséquences favorables aussi au plan humain ?
Il faudrait d’abord étudier comment la colonisation travaille à déciviliser le colonisateur, à l’abrutir au sens propre du mot, à le dégrader, à le réveiller aux instincts enfouis, à la convoitise, à la violence, à la haine raciale, au relativisme moral,
C’est inexact, la civilisation, même par la force, s’est étendue grâce à la colonisation, les exemples abondent de pratiques cruelles auxquelles elle a mis fin et d’éléments favorables qu’elle a apportés : les femmes brûlées en Inde, les sacrifices humains des Aztèques, les guerres incessantes en Afrique, les progrès de l’éducation, de la santé, etc.
et montrer que, chaque fois qu’il y a au Viêt-Nam une tête coupée et un œil crevé et qu’en France on accepte, une fillette violée et qu’en France on accepte, un Malgache supplicié et qu’en France on accepte, il y a un acquis de la civilisation qui pèse de son poids mort, une régression universelle qui s’opère, une gangrène qui s’installe, un foyer d’infection qui s’étend et qu’au bout de tous ces traités violés, de tous ces mensonges propagés, de toutes ces expéditions punitives tolérées, de tous ces prisonniers ficelés et « interrogés », de tous ces patriotes torturés, au bout de cet orgueil racial encouragé, de cette jactance étalée, il y a le poison instillé dans les veines de l’Europe, et le progrès lent, mais sûr, de l’ensauvagement du continent.
Et alors, un beau jour, la bourgeoisie est réveillée par un formidable choc en retour : les gestapos s’affairent, les prisons s’emplissent, les tortionnaires inventent, raffinent, discutent autour des chevalets.
On s’étonne, on s’indigne. On dit : « Comme c’est curieux ! Mais, bah ! C’est le nazisme, ça passera ! » Et on attend, et on espère ; et on se tait à soi-même la vérité, que c’est une barbarie, mais la barbarie suprême, celle qui couronne, celle qui résume la quotidienneté des barbaries ; que c’est du nazisme, oui, mais qu’avant d’en être la victime, on en a été le complice ; que ce nazisme-là, on l’a supporté avant de le subir, on l’a absous, on a fermé l’œil là-dessus, on l’a légitimé, parce que, jusque-là, il ne s’était appliqué qu’à des peuples non européens ; que ce nazisme-là, on l’a cultivé, on en est responsable, et qu’il sourd, qu’il perce, qu’il goutte, avant de l’engloutir dans ses eaux rougies de toutes les fissures de la civilisation occidentale et chrétienne.
Amalgame, le nazisme a entrepris d’éradiquer un peuple, la colonisation a commis des massacres, mais son but n’était pas d’éradiquer, d’ailleurs la médecine a permis d’augmenter la population dans les pays dominés.
Oui, il vaudrait la peine d’étudier, cliniquement, dans le détail, les démarches d’Hitler et de l’hitlérisme et de révéler au très distingué, très humaniste, très chrétien bourgeois du XXe siècle qu’il porte en lui un Hitler qui s’ignore, qu’un Hitler l’habite, qu’Hitler est son démon, que s’il le vitupère c’est par manque de logique, et qu’au fond, ce qu’il ne pardonne pas à Hitler, ce n’est pas le crime en soi, le crime contre l’homme, ce n’est pas l’humiliation de l’homme en soi, c’est le crime contre l’homme blanc, c’est l’humiliation de l’homme blanc, et d’avoir appliqué à l’Europe des procédés colonialistes dont ne relevaient jusqu’ici que les Arabes d’Algérie, les coolies de l’Inde et les nègres d’Afrique.
J’ai beaucoup parlé d’Hitler. C’est qu’il le mérite : il permet de voir gros et de saisir que la société capitaliste, à son stade actuel, est incapable de fonder un droit des gens, comme elle s’avère impuissante à fonder une morale individuelle.
Non, le droit et les institutions sont les plus développés dans les pays capitalistes. La morale n’est nullement absente, par contre elle recule dramatiquement dans les pays sans liberté économique.
Qu’on le veuille ou non : au bout du cul-de-sac Europe, je veux dire l’Europe d’Adenauer, de Schuman, Bidault et quelques autres, il y a Hitler. Au bout du capitalisme, désireux de se survivre, il y a Hitler.
Thèse classique des communistes, mais sans aucun fondement, le capitalisme n’a aucunement besoin du fascisme pour se survivre, le fascisme établit le corporatisme, comme en Italie, ou la planification impérative, comme en Allemagne nazie, rien de cela n’a à voir avec le capitalisme. Le capitalisme a très bien survécu et prospéré en Europe depuis 1945, pendant plus de 60 ans, dans la démocratie politique. Bien sûr, Césaire ne pouvait le prévoir en 1950, mais il lui suffisait de regarder le XIXe siècle, une longue marche chaotique, mais marche quand même, vers la démocratie, dans le cadre du capitalisme.
Au bout de l’humanisme formel et du renoncement philosophique, il y a Hitler.
Et, dès lors, une de ses phrases s’impose à moi :
« Nous aspirons, non pas à l’égalité, mais à la domination. Le pays de race étrangère devra redevenir un pays de serfs, de journaliers agricoles ou de travailleurs industriels. Il ne s’agit pas de supprimer les inégalités parmi les hommes, mais de les amplifier et d’en faire une loi. »
Cela sonne net, hautain, brutal, et nous installe en pleine sauvagerie hurlante. Mais descendons d’un degré.
Qui parle ? J’ai honte à le dire : c’est l’humaniste occidental, le philosophe « idéaliste ». Qu’il s’appelle Renan, c’est un hasard. Que ce soit tiré d’un livre intitulé : La Réforme intellectuelle et morale, qu’il ait été écrit en France, au lendemain d’une guerre que la France avait voulue du droit contre la force, cela en dit long sur les mœurs bourgeoises.
« La régénération des races inférieures ou abâtardies par les races supérieures est dans l’ordre providentiel de l’humanité. … [voir la fin de la citation en annexe] Hitler ? Rosenberg ? Non, Renan.
Anachronisme, utiliser les écrits du XIXe sur le colonialisme pour parler de l’Europe de la deuxième moitié du XXe siècle est une forme d’amalgame anachronique. Jules Ferry était un colonialiste endiablé, l’esprit de son époque était tout différent.
Et pourtant, par la bouche des Sarraut et des Barde, des Muller et des Renan, par la bouche de tous ceux qui jugeaient et jugent licite d’appliquer aux peuples extra-européens, et au bénéfice de nations plus fortes et mieux équipées,
Pourquoi ces nations sont-elles plus fortes et mieux équipées, là est la question intéressante. Mais Césaire ne s’y intéresse pas.
« une sorte d’expropriation pour cause d’utilité publique », c’était déjà Hitler qui parlait.
Où veux-je en venir ? À cette idée : que nul ne colonise innocemment, que nul non plus ne colonise impunément ; qu’une nation qui colonise, qu’une civilisation qui justifie la colonisation – donc la force – est déjà une civilisation malade, une civilisation moralement atteinte, qui, irrésistiblement, de conséquence en conséquence, de reniement en reniement, appelle son Hitler, je veux dire son châtiment.
Colonisation : tête de pont dans une civilisation de la barbarie d’où, à n’importe quel moment, peut déboucher la négation pure et simple de la civilisation.
Césaire n’a pas l’air de réaliser que sans cette horrible colonisation, il n’aurait eu aucun moyen d’être ce qu’il est et de dire ce qu’il dit. Il serait resté un homme oublié en Afrique, vivant misérablement dans une tribu quelconque, en butte aux guerres avec les voisins, à une vie courte et brutale, aux maladies et aux risques multiples du milieu naturel.
En vérité, il est des tares qu’il n’est au pouvoir de personne de réparer et que l’on n’a jamais fini d’expier.
Mais parlons des colonisés.
Je vois bien ce que la colonisation a détruit : les admirables civilisations indiennes et que ni Deterding, ni Royal Dutch, ni Standard Oil ne me consoleront jamais des Aztèques et des Incas.
Admirable civilisation des Aztèques qui pratiquaient des rites épouvantables, des sacrifices humains en masse, que Césaire oublie un peu vite.
Entre colonisateur et colonisé, il n’y a de place que pour la corvée, l’intimidation, la pression, la police, l’impôt, le vol, le viol, les cultures obligatoires, le mépris, la méfiance, la morgue, la suffisance, la muflerie, des élites décérébrées, des masses avilies.
S’il n’y a place que pour tout ça, comment se fait-il que des gens comme Senghor et Césaire soient rentrés à Normale Sup ?
Je parle de millions d’hommes à qui on a inculqué savamment la peur, le complexe d’infériorité, le tremblement, l’agenouillement, le désespoir, le larbinisme.
On m’en donne plein la vue de tonnage de coton ou de cacao exporté, d’hectares d’oliviers ou de vignes plantés.
Moi, je parle d’économies naturelles, d’économies harmonieuses et viables, d’économies à la mesure de l’homme indigène désorganisées, de cultures vivrières détruites, de sous-alimentation installée, de développement agricole orienté selon le seul bénéfice des métropoles, de rafles de produits, de rafles de matières premières.
Les économies naturelles d’avant la colonisation n’étaient ni harmonieuses ni viables, elles étaient féroces et condamnaient l’homme à une vie misérable et bestiale.
On se targue d’abus supprimés.
Moi aussi, je parle d’abus, mais pour dire qu’aux anciens – très réels – on en a superposé d’autres – très détestables. On me parle de tyrans locaux mis à la raison ; mais je constate qu’en général ils font très bon ménage avec les nouveaux et que, de ceux-ci aux anciens et vice-versa, il s’est établi, au détriment des peuples, un circuit de bons services et de complicité.
On me parle de civilisation, je parle de prolétarisation et de mystification.
Pour ma part, je fais l’apologie systématique des civilisations para-européennes.
Chaque jour qui passe, chaque déni de justice, chaque matraquage policier, chaque réclamation ouvrière noyée dans le sang, chaque scandale étouffé, chaque expédition punitive, chaque car de C.R.S., chaque policier et chaque milicien nous fait sentir le prix de nos vieilles sociétés.
C’étaient des sociétés communautaires, jamais de tous pour quelques-uns.
C’étaient des sociétés pas seulement anté-capitalistes, comme on l’a dit, mais aussi anti-capitalistes.
Des sociétés anticapitalistes… On nage ici dans l’absurdité totale, 1) elles ne pouvaient être anticapitalistes vu qu’elles n’avaient aucune notion de ce que pouvait être le capitalisme, 2) elles ne pouvaient non plus être anticapitalistes, dans le sens plus large où toutes leurs valeurs auraient été opposées à l’égoïsme capitaliste, vu qu’elles étaient encore plus féroces elles-mêmes et condamnaient l’homme à la lutte quotidienne pour survivre dans les conditions les plus terribles, la vision de sociétés précapitalistes harmonieuses est un mythe complet.
C’étaient des sociétés démocratiques, toujours.
Absurdité encore, on nage en plein angélisme. Des sociétés féroces avec des règles terribles, une lutte pour la vie dans un cadre de guerres, de famines, de tortures abominables et de tueries sans nom.
C’étaient des sociétés coopératives, des sociétés fraternelles.
Je fais l’apologie systématique des sociétés détruites par l’impérialisme.
Elles étaient le fait, elles n’avaient aucune prétention à être l’idée, elles n’étaient, malgré leurs défauts, ni haïssables, ni condamnables. Elles se contentaient d’être. Devant elles n’avaient de sens, ni le mot échec, ni le mot avatar. Elles réservaient, intact, l’espoir.
Troisième absurdité, ces sociétés se reproduisaient à l’identique depuis des millénaires, la notion d’espoir y était donc inconnue. L’espoir n’existe que lorsqu’on constate une amélioration, c’est-à-dire dans les sociétés où la croissance économique moderne, au sens de Kuznets, apparaît.
La vérité est que j’ai dit tout autre chose : savoir que le grand drame historique de l’Afrique a moins été sa mise en contact trop tardive avec le reste du monde, que la manière dont ce contact a été opéré ; que c’est au moment où l’Europe est tombée entre les mains des financiers et des capitaines d’industrie les plus dénués de scrupules que l’Europe s’est « propagée » ; que notre malchance a voulu que ce soit cette Europe-là que nous ayons rencontrée sur notre route et que l’Europe est comptable devant la communauté humaine du plus haut tas de cadavres de l’histoire.
Affirmation gratuite, le plus haut tas de cadavres peut sans doute être trouvé ailleurs, dans les destructions des Mongols par exemple, ou plus récemment après les expériences communistes du XXe siècle, soutenues par Césaire, accumulant environ cent millions de morts en quelques décennies.
Par ailleurs, jugeant l’action colonisatrice, j’ai ajouté que l’Europe a fait fort bon ménage avec tous les féodaux indigènes qui acceptaient de servir ; ourdi avec eux une vicieuse complicité ; rendu leur tyrannie plus effective et plus efficace, et que son action n’a tendu a rien de moins qu’à artificiellement prolonger la survie des passés locaux dans ce qu’ils avaient de plus pernicieux.
J’ai dit – et c’est très différent – que l’Europe colonisatrice a enté l’abus moderne sur l’antique injustice ; l’odieux racisme sur la vieille inégalité.
Que si c’est un procès d’intention que l’on me fait, je maintiens que l’Europe colonisatrice est déloyale à légitimer a posteriori l’action colonisatrice par les évidents progrès matériels réalisés dans certains domaines sous le régime colonial, attendu que la mutation brusque est chose toujours possible, en histoire comme ailleurs ; que nul ne sait à quel stade de développement matériel eussent été ces mêmes pays sans l’intervention européenne ;
Si, on le sait. L’Afrique noire se trouvait au stade néolithique au moment de la colonisation, au XIXe siècle. Nul peuple ne peut franchir en quelques décennies un tel écart, à moins d’une intervention extérieure, comme la colonisation justement. De la révolution néolithique aux grandes civilisations dans le Croissant fertile, il a fallu quelque quatre millénaires. Des débuts de l’Antiquité à la révolution industrielle, encore six millénaires. Comment imagine-t-on que les Africains, laissés à eux-mêmes, laissés tranquilles par les Européens, auraient pu franchir cet écart en quelques décennies. C’est absurde encore. Il n’y a pas de miracle en histoire.
que l’équipement technique, la réorganisation administrative, « l’européanisation », en un mot, de l’Afrique ou de l’Asie n’étaient – comme le prouve l’exemple japonais –
L’exemple japonais ne prouve rien, le Japon n’était pas au stade néolithique au XIXe siècle, comme l’était l’Afrique noire, mais plusieurs millénaires après, à un stade correspondant vaguement au XVe siècle européen. De plus, la Corée a été occupée, cela ne l’a pas empêchée de rejoindre le Japon et les autres pays développés en termes de niveau de vie et d’industrialisation.
aucunement liés à l’occupation européenne ; que l’européanisation des continents non européens pouvait se faire autrement que sous la botte de l’Europe ; que ce mouvement d’européanisation était en train ; qu’il a même été ralenti ;
Absolument faux, l’Afrique noire n’était aucunement en train de se moderniser au XIXe siècle, avant la colonisation. C’est une affirmation grossièrement erronée, ne tenant aucun compte des réalités historiques.
qu’en tout cas il a été faussé par la mainmise de l’Europe.
À preuve qu’à l’heure actuelle, ce sont les indigènes d’Afrique ou d’Asie qui réclament des écoles et que c’est l’Europe colonisatrice qui en refuse ; que c’est l’homme africain qui demande des ports et des routes, que c’est l’Europe colonisatrice qui, à ce sujet, lésine ; que c’est le colonisé qui veut aller de l’avant, que c’est le colonisateur qui retient en arrière.
Faute de raisonnement. Le fait que les Africains réclament aujourd’hui (à l’époque où s’exprime Césaire) des écoles ou des ports n’est aucunement la « preuve » qu’ils étaient en train de se développer au XIXe, avant l’arrivée des Européens.
II reste, bien sûr, quelques menus faits qui résistent. Savoir l’invention de l’arithmétique et de la géométrie par les Égyptiens. Savoir la découverte de l’astronomie par les Assyriens. Savoir la naissance de la chimie chez les Arabes. Savoir l’apparition du rationalisme au sein de l’Islam à une époque où la pensée occidentale avait l’allure furieusement prélogique. Mais ces détails impertinents, M. Caillois a vite fait de les rabrouer, le principe étant formel « qu’une découverte qui ne rentre pas dans un ensemble » n’est précisément qu’un détail, c’est-à-dire un rien négligeable.
Ce paragraphe n’a guère de sens, c’est au mieux de la mauvaise foi, comme si Caillois était assez stupide pour méconnaître, ignorer ou nier tous les apports anciens, passés, longuement accumulés, de peuples divers à la révolution scientifique qui a eu lieu au XVIIe siècle en Europe
On pense bien qu’ainsi lancé, M. Caillois ne s’arrête pas en si beau chemin.
Après avoir annexé la science, le voilà qui revendique la morale.
Pensez donc ! M. Caillois n’a jamais mangé personne ! M. Caillois n’a jamais songé à achever un infirme ! M. Caillois, jamais l’idée ne lui est venue d’abréger les jours de ses vieux parents ! Eh bien, la voilà, la supériorité de l’Occident : « Cette discipline de vie qui s’efforce d’obtenir que la personne humaine soit suffisamment respectée pour qu’on ne trouve pas normal de supprimer les vieillards et les infirmes. »
La conclusion s’impose : face aux anthropophages, aux dépeceurs et autres comprachicos (3), l’Europe, l’Occident incarnent le respect de la dignité humaine. […] Gobineau disait : « II n’est d’histoire que blanche. » M. Caillois, à son tour, constate : « II n’est d’ethnographie que blanche. » C’est l’Occident qui fait l’ethnographie des autres, non les autres qui font l’ethnographie de l’Occident.
Intense motif de jubilation, n’est-il pas vrai ?
Et pas une minute, il ne vient à l’esprit de M. Caillois que les musées dont il fait vanité, il eût mieux valu, à tout prendre, n’avoir pas eu besoin de les ouvrir ; que l’Europe eût mieux fait de tolérer à côté d’elle, bien vivantes, dynamiques et prospères, entières et non mutilées, les civilisations extra-européennes ; qu’il eût mieux valu les laisser se développer et s’accomplir que de nous en donner à admirer, dûment étiquetés, les membres épars, les membres morts ;
Certes, il eût mieux valu, mais c’est de l’angélisme, il eût mieux valu aussi dire à Gengis Khan de rester chez lui et de se contenter d’élever pacifiquement ses chèvres… Au lieu de faire des pyramides de crânes, dans les villes mises à sac. Ce n’est pas de l’analyse, c’est ne pas comprendre l’histoire, qui n’est que bruit et fureur, conquêtes et destructions.
qu’au demeurant, le musée par lui-même n’est rien ; qu’il ne veut rien dire, qu’il ne peut rien dire, là où la béate satisfaction de soi-même pourrit les yeux, là où le secret mépris des autres dessèche les cœurs, là où, avoué ou non, le racisme tarit la sympathie ; qu’il ne veut rien dire s’il n’est pas destiné qu’à fournir aux délices de l’amour-propre ; qu’après tout, l’honnête contemporain de saint Louis, qui combattait mais respectait l’Islam, avait meilleure chance de le connaître que nos contemporains même frottés de littérature ethnographique qui le méprisent.
Mythe, image d’Épinal, sur les valeureux chevaliers qui respectaient leurs adversaires, comme de l’autre côté Saladin respectait les croisés. Tout ça est digne de l’histoire en bandes dessinées, de l’histoire embellie, mais la réalité consiste en des massacres épouvantables de part et d’autre, sans pitié, sans aucun respect pour la personne, dans des temps cruels. Il faudrait envoyer les chantres de la belle chevalerie aller vivre le sac de Byzance ou de Jérusalem, pour qu’ils aient une idée de ce respect.
Non, jamais dans la balance de la connaissance, le poids de tous les musées du monde ne pèsera autant qu’une étincelle de sympathie humaine. La conclusion de tout cela ? Soyons justes ; M. Caillois est modéré. Ayant établi la supériorité dans tous les domaines de l’Occident ; ayant ainsi rétabli une saine et précieuse hiérarchie, M. Caillois donne une preuve immédiate de cette supériorité en concluant à n’exterminer personne. Avec lui les nègres sont sûrs de n’être pas lynchés, les Juifs de ne pas alimenter de nouveaux bûchers. Seulement, attention ; il importe qu’il soit bien entendu que cette tolérance, nègres, Juifs, Australiens, la doivent, non à leurs mérites respectifs, mais à la magnanimité de M. Caillois, non à un diktat de la science, laquelle ne saurait offrir de vérités qu’éphémères, mais à un décret de la conscience de M. Caillois, laquelle ne saurait être qu’absolue ; que cette tolérance n’est conditionnée par rien, garantie par rien si ce n’est par ce que M. Caillois se doit à lui-même. Peut-être la science commandera-t-elle un jour de débarrasser la route de l’humanité de ces poids lourds, de ces impedimenta, que constituent des cultures arriérées et des peuples attardés, mais nous sommes assurés qu’à l’instant fatal la conscience de M. Caillois, qui, de bonne conscience, se mue aussitôt en belle conscience, arrêtera le bras meurtrier et prononcera le Salvus sis. (4) […] Des valeurs inventées jadis par la bourgeoisie et qu’elle lança à travers le monde, l’une est celle de l’homme et de l’humanisme – et nous avons vu ce qu’elle est devenue -, l’autre est celle de la nation.
C’est un fait : la nation est un phénomène bourgeois…
Mais précisément, si je détourne les yeux de l’homme pour regarder les nations, je constate qu’ici encore le péril est grand ; que l’entreprise coloniale est, au monde moderne, ce que l’impérialisme romain fut au monde antique : préparateur du Désastre et fourrier de la Catastrophe :
C’est vrai, on peut la comparer à l’impérialisme romain, mais ce n’est aucunement un désastre, voir la période gallo-romaine après la conquête, plusieurs siècles de prospérité. Et ce qu’on doit ajouter, c’est que la conquête coloniale aura des conséquences infiniment plus positives que la conquête romaine, étant donné l’apport à la fois de la technique, de la médecine, de l’industrie, mais aussi des idées des Lumières, à l’origine d’ailleurs de l’émancipation des peuples colonisés.
Eh quoi ? Les Indiens massacrés, le monde musulman vidé de lui-même,
Le monde musulman n’a pas été « vidé de lui-même » par l’Europe, il s’est vidé tout seul, il est entré dans le déclin du fait de facteurs internes. Au Moyen Âge, il dominait, ce n’est pas l’Europe, plus faible alors, qui a provoqué son déclin, qui l’a vidé de lui-même, c’est une contrevérité flagrante. (5)
le monde chinois pendant un bon siècle souillé et dénaturé ; le monde nègre disqualifié ;
Encore une affirmation qui n’a aucun sens, le monde nègre était disqualifié avant la colonisation, à l’écart, isolé, par les barrières des océans et celle du Sahara, et c’est bien pour ça qu’il était encore dans des modes de vie néolithiques. C’est justement la colonisation, l’entrée forcée dans la mondialisation, qui va le qualifier.
d’immenses voix à tout jamais éteintes ; des foyers dispersés au vent ; tout ce bousillage, tout ce gaspillage, l’humanité réduite au monologue et vous croyez que tout cela ne se paie pas ? La vérité est que, dans cette politique, la perte de l’Europe elle-même est inscrite, et que l’Europe, si elle n’y prend garde, périra du vide qu’elle a fait autour d’elle. […] Et alors, je le demande : qu’a-t-elle fait d’autre, l’Europe bourgeoise ? Elle a sapé les civilisations, détruit les patries, ruiné les nationalités, extirpé « la racine de diversité ». Plus de digue. Plus de boulevard. L’heure est arrivée du Barbare. Du Barbare moderne. L’heure américaine. Violence, démesure, gaspillage, mercantilisme, bluff, grégarisme, la bêtise, la vulgarité, le désordre.
Bien sûr, la barbarie moderne, c’est les États-Unis, et on est en 1950. Rien sur l’URSS de l’époque (1950…) si chère à Césaire qui était en train de tuer ou déporter des millions de gens. Rien non plus sur la barbarie des peuples précoloniaux en Afrique, en Asie ou aux Amériques.
En 1913, Page écrivait à Wilson :
« L’avenir du monde est à nous. Qu’allons-nous faire lorsque bientôt la domination du monde va tomber entre nos mains ? »
Et en 1914 :
« Que ferons-nous de cette Angleterre et de cet Empire, prochainement, quand les forces économiques auront mis entre nos mains la direction de la race ? »
Cet Empire… Et les autres…
Et de fait, ne voyez-vous pas avec quelle ostentation ces messieurs viennent de déployer l’étendard de l’anti-colonialisme ?
« Aide aux pays déshérités », dit Truman. « Le temps du vieux colonialisme est passé. » C’est encore du Truman.
Entendez que la grande finance américaine juge l’heure venue de rafler toutes les colonies du monde.
La finance américaine va rafler toutes les colonies du monde, on peut difficilement faire mieux dans le simplisme. Mais cette phrase est véritablement annonciatrice, on croirait lire – en 1955 – un texte d’ATTAC des années 2000. C’est assez fort de la part de Césaire, ou assez faible de la part des altermondialistes, de continuer 50 ans après, de recycler de telles bêtises.
Alors, chers amis, de ce côté-ci, attention !
Je sais que beaucoup d’entre vous, dégoûtés de l’Europe, de la grande dégueulasserie dont vous n’avez pas choisi d’être les témoins, se tournent – oh ! en petit nombre – vers l’Amérique, et s’accoutument à voir en elle une possible libératrice.
« L’aubaine ! » pensent-ils.
« Les bulldozers ! Les investissements massifs de capitaux ! Les routes ! Les ports !
– Mais le racisme américain !
– Peuh ! le racisme européen aux colonies nous a aguerris ! »
Et nous voilà prêts à courir le grand risque yankee.
Alors, encore une fois, attention !
L’américaine, la seule domination dont on ne réchappe pas. Je veux dire dont on ne réchappe pas tout à fait indemne.
Et la domination de la pensée stalinienne, en réchappe-t-on ? Non, apparemment, si on prend le cas Césaire.
En sorte que, si l’Europe occidentale ne prend d’elle-même, en Afrique, en Océanie, à Madagascar, c’est-à-dire aux portes de l’Afrique du Sud, aux Antilles, c’est-à-dire aux portes de l’Amérique, l’initiative d’une politique des nationalités, l’initiative d’une politique nouvelle fondée sur le respect des peuples et des cultures ; que dis-je ? si l’Europe ne galvanise les cultures moribondes ou ne suscite des cultures nouvelles ; si elle ne se fait réveilleuse de patries et de civilisations, ceci dit sans tenir compte de l’admirable résistance des peuples coloniaux, que symbolisent actuellement le Viêt-Nam de façon éclatante, mais aussi l’Afrique du R.D.A., l’Europe se sera enlevé à elle-même son ultime chance et, de ses propres mains, aura tiré sur elle-même le drap des mortelles ténèbres.
Ce qui, en net, veut dire que le salut de l’Europe n’est pas l’affaire d’une révolution dans les méthodes ; que c’est l’affaire de la Révolution ; celle qui, à l’étroite tyrannie d’une bourgeoisie déshumanisée, substituera, en attendant la société sans classes, la prépondérance de la seule classe qui ait encore mission universelle, car dans sa chair elle souffre de tous les maux de l’histoire, de tous les maux universels : le prolétariat.
La Révolution, faite par le prolétariat, pour remplacer « l’étroite tyrannie de la bourgeoisie déshumanisée », bien sûr…
Comme le dit très bien Roger Caillois, il n’y a pas d’inégalité entre les hommes, mais il y a bien une inégalité entre les sociétés. Pas de tout temps, pas de façon permanente, bien sûr, mais à certains moments de l’histoire, des inégalités dont il faut chercher les raisons, et non les nier comme le fait Césaire.
Les Grecs du Ve siècle avant le Christ, Platon et Aristote, le Parthénon et Eschyle, etc., ont une société et des créations supérieures à celles des Celtes habitant la Gaule ou l’Écosse ou à celles des tribus germaniques de l’époque, qui peut le nier ? Les Égyptiens ou les Sumériens du IIe millénaire avant l’ère commune sont supérieurs aux Européens des mêmes temps, pour des raisons évidentes. Les Européens du XVIe siècle, avec toute leur brutalité et leurs certitudes, ont une société supérieure à celle des Aztèques ou des Incas, malgré les grandes civilisations de ces derniers. La meilleure preuve est que ce sont eux qui sont allés les conquérir et pas l’inverse. Les civilisations précolombiennes étaient comparables, dans leur évolution, aux grandes civilisations des débuts de l’Antiquité, comme la civilisation des pharaons. Ils avaient une organisation complexe, un art développé, une architecture comparable (les pyramides), mais ignoraient la roue, la navigation, la voûte, la charrue, une monnaie et une écriture évoluées.
Les Européens du XIXe avaient de même une société supérieure à celle des habitants de l’Afrique noire, vivant pour l’essentiel du continent au stade néolithique.
Il ne s’agit pas évidemment de différences entre les hommes, les individus, il ne s’agit pas de racisme. La meilleure preuve est la réussite exceptionnelle de nombre d’Africains transplantés dans les sociétés européennes ou celles du Nouveau Monde. Il s’agit de différences entre les sociétés, quant à leur stade d’évolution.
Comment expliquer ces différences, voilà la question intéressante, et non pas des diatribes politiquement correctes visant à les nier et à considérer toutes les sociétés comme équivalentes. Une société où la vie moyenne est de 30 ans, où la mort frappe la moitié des nourrissons, où l’insécurité est permanente, où les tâches des hommes sont extrêmement lourdes faute de techniques élaborées, où les pratiques cruelles ont cours, où la condition de 90 % des gens est une misère noire et sans issue, comme par exemple les sociétés préindustrielles en Europe, toutes sociétés prises dans le piège malthusien, avant le XVIIIe siècle, ou un peu partout dans le monde jusqu’au XXe, n’est en rien une société équivalente à celles des pays industrialisés avec leur durée de vie élevée, leur haut niveau matériel et leur protection généralisée.
Il faut aussi insister sur le fait que ces différences d’évolution sont transitoires, temporelles, liées à une époque. Si l’Égypte domine en – 2000, elle sera dominée par Rome au premier siècle avant le Christ, si l’islam domine au Xe siècle, pour la culture et les techniques, pour la prospérité et la puissance, il n’en reste pas moins qu’il décline après le XVe. Si l’Occident domine au XXe siècle, rien ne dit que ce sera encore le cas au XXIIIe… Les situations changent, rien n’est plus trompeur que de se fixer sur une époque et confondre son propre horizon avec celui des siècles.
Pourquoi alors ces différences ? C’est la grande question, la question éternelle des historiens. Pourquoi l’Europe par exemple domine à partir du XVe siècle, s’en va découvrir d’autres terres, d’autres continents au-delà des mers, se lance dans une révolution scientifique au XVIIe, puis technologique et industrielle aux XVIIIe et XIXe, et enfin politique et morale à partir des Lumières et jusqu’au XXIe, avec la démocratie et les droits de l’homme, malgré tous les reculs et les horreurs de la colonisation justement et aussi des guerres mondiales ? Pourquoi cet écart abyssal entre l’Afrique et l’Europe lors de ces siècles, à l’origine de l’esclavage puis de la colonisation ?
La meilleure explication est géographique, liée aux conditions naturelles et environnementales. Comme l’entrevoit très bien d’ailleurs Aimé Césaire dans ce texte, même s’il ne va pas au bout de sa réflexion :
qu’une civilisation, quel que soit son génie intime, à se replier sur elle-même, s’étiole ; que l’échange est ici l’oxygène, et que la grande chance de l’Europe est d’avoir été un carrefour, et que, d’avoir été le lieu géométrique de toutes les idées, le réceptacle de toutes les philosophies, le lieu d’accueil de tous les sentiments en a fait le meilleur redistributeur d’énergie.
Tout est là, dans l’isolement ou pas. Il suffit de regarder une carte du monde pour voir la différence essentielle entre l’Afrique et l’Europe, qui explique leurs évolutions différentes. L’Afrique est un bloc massif, avec des côtes rectilignes, peu de grandes presqu’îles et îles, peu de péninsules s’avançant dans l’océan, pas de mers intérieures. L’Europe au contraire est une « péninsule de péninsules » (Jones, 2003), avec de vastes mers intérieures, des îles et presqu’îles à profusion. Cela facilite les échanges, le commerce, la spécialisation, la croissance. Cela favorise aussi la formation de nations stables, entourées de frontières naturelles. Une géographie favorable qui va entraîner une rivalité féconde issue de cette division politique, et qui va entraîner aussi échanges multiples et croissance économique. Les deux facteurs favorisant à leur tour le développement des sciences et des techniques (voir Cosandey, 2007).
Rien de tel en Afrique où la barre sur la côte est un obstacle à la navigation, donc aux échanges, où l’absence de découpage côtier empêche les rencontres, l’assimilation d’autres cultures, d’autres produits, d’autres techniques, pas d’échange, pas de spécialisation, pas de croissance. L’aspect isolé de l’Afrique noire, entourée d’océans de toutes parts, à l’est et à l’ouest, l’océan Indien et l’océan Atlantique, l’infini vers l’Antarctique au sud, et le grand océan de sable qu’est le Sahara au nord, explique le retard, le fait que l’Afrique ait été touchée très tardivement par la révolution néolithique, celle de l’agriculture, n’ait pas connu la roue ou l’écriture, l’architecture élaborée ou la monnaie, la navigation hauturière ou l’administration étatique avec tout ce qu’elle implique, en termes d’institutions favorables à la sécurité, au droit et au respect des contrats. La même chose peut être dite de l’isolement des aborigènes d’Australie, au stade paléolithique au XIXe, ou des Indiens du nord de l’Amérique du Nord, vivant également de chasse et de cueillette, et aussi des civilisations précolombiennes des Andes, de l’Amérique centrale et du Mexique, un isolement qui explique le retard par rapport aux peuples de l’Eurasie et du bassin méditerranéen. L’ensemble eurasiatique formant la plus vaste concentration démographique de l’humanité, en contact permanent, sans l’obstacle des océans pour en isoler aucune partie.
Ainsi, juger en termes moraux des exactions de l’Europe impérialiste et colonisatrice n’a guère de sens. Tous les peuples, à toutes les époques, sauf justement depuis un siècle, où on assiste aux premiers balbutiements d’un ordre supranational, aux premières tentatives d’organisation des nations sur la base de la justice plutôt que de la force brute, tous les peuples ont usé d’un avantage technique ou militaire temporaire pour asservir ou envahir les autres, depuis les Hyksos détruisant l’empire de Pharaon 1700 ans avant l’ère chrétienne parce qu’ils disposaient de la roue et des chars à roue dans les guerres, jusqu’aux Européens au XIXe parce qu’ils avaient la machine à vapeur et la mitrailleuse. Les Africains n’étaient pas différents, avec la conquête bantoue – grâce à des techniques supérieures, notamment la maîtrise du fer et même de l’acier – dans tout le continent, conquête s’étalant depuis un millénaire avant le Christ jusqu’au Ve siècle (voir Diamond, 1997 (6)).
La colonisation est condamnable parce que c’est une domination de peuples plus forts sur d’autres, c’est une imposition par la force armée, par des tueries et des pillages, des exactions et des mises en esclavage ou diverses formes de servage, il n’y a pas à contester cela. Mais elle s’est faite l’agente inconsciente de l’histoire, comme le Napoléon de Hegel étendant les idées des Lumières à travers toute l’Europe, pour sortir des continents et des peuples entiers de situations figées, archaïques, féodales ou préféodales, pour les faire entrer, de gré ou de force, dans la modernité, dans le progrès scientifique, technique, médical, social, économique, industriel et politique. Il s’agit là d’un fait incontestable, l’augmentation de l’espérance de vie, la chute de la mortalité infantile, la lutte efficace contre les grandes endémies, la hausse des indicateurs sociaux (éducation, nutrition, santé, alphabétisation, conditions de vie), la hausse des niveaux de vie, tout témoigne – en dépit de la misère qui subsiste, et toujours des inégalités, du chaos, des guerres et des famines – des changements positifs réalisés par rapport aux époques antérieures. Ce sont des changements gigantesques qui ne peuvent être jugés avec une vision à court terme, en se focalisant sur les catastrophes actuelles ici ou là. Ceux qui estiment que l’Afrique a vu sa situation se détériorer n’ont strictement aucune idée de ce qu’étaient les conditions de vie des Africains avant la Deuxième Guerre mondiale.
On peut citer Marx (7) à cet égard, à propos de la colonisation de l’Inde, analyse qu’un marxiste comme Césaire a bien tort d’oublier :
L’intervention anglaise détruisit ces petites communautés semi-barbares, semi-civilisées, en sapant leurs fondements économiques et produisit ainsi la plus grande, et à vrai dire la seule, révolution sociale qui ait jamais eu lieu en Asie. Or, aussi triste qu’il soit de voir ces myriades d’organisations sociales patriarcales, inoffensives et laborieuses, se dissoudre, se désagréger et être réduites à la détresse, et leurs membres perdre en même temps leur ancienne forme de civilisation et leurs moyens de subsistance, nous ne devons pas oublier que ces communautés villageoises idylliques, malgré leur aspect inoffensif, ont toujours été une fondation solide du despotisme oriental, qu’elles enfermaient la raison humaine dans un cadre extrêmement étroit, en en faisant un instrument docile de la superstition et l’esclave des règles admises, en la dépouillant de toute grandeur et de toute force historique… Nous ne devons pas oublier que ces petites communautés portaient la marque infamante des castes et de l’esclavage, qu’elles soumettaient l’homme aux circonstances extérieures, au lieu d’en faire le souverain, qu’elles faisaient d’un état social une fatalité toute puissante, origine d’un culte grossier de la nature, dont le caractère dégradant se traduisait dans le fait que l’homme, maître de la nature, tombait à genoux et adorait Hanumân, le singe, et Sabbala, la vache.
Il est vrai que l’Angleterre, en provoquant une révolution sociale en Hindoustan, était guidée par les intérêts les plus abjects […]. Mais la question n’est pas là. Il s’agit de savoir si l’humanité peut accomplir sa destinée sans une révolution fondamentale dans l’état social de l’Asie? Sinon quels que fussent les crimes de l’Angleterre, elle fut un instrument inconscient de l’histoire en provoquant cette révolution.
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(1) Éditions Réclame en 1950, Présence africaine en 1955. Voir détails ici.
(2) Le texte complet est en annexe.
(3) Terme introduit par Victor Hugo dans L’Homme qui rit, il s’agit de trafiquants d’enfants (« qui achètent les petits », compra chicos en castillan), pour les utiliser ou leur faire subir toutes sortes de traitements horribles : « En Chine, de tout temps, on a vu la recherche d’art et d’industrie que voici : c’est le moulage de l’homme vivant. On prend un enfant de deux ou trois ans, on le met dans un vase de porcelaine plus ou moins bizarre, sans couvercle et sans fond, pour que la tête et les pieds passent. Le jour on tient ce vase debout, la nuit on le couche pour que l’enfant puisse dormir. L’enfant grossit ainsi sans grandir, emplissant de sa chair comprimée et de ses os tordus les bossages du vase. Cette croissance en bouteille dure plusieurs années. À un moment donné, elle est irrémédiable. Quand on juge que cela a pris et que le monstre est fait, on casse le vase. L’enfant en sort, et l’on a un homme ayant la forme d’un pot. C’est commode : on peut d’avance se commander son nain de la forme qu’on veut. » L’Homme qui rit, chapitre 2
(4) Sois sauf.
(5) Voir J. Brasseul, « Le déclin du monde musulman, une revue des explications », Région et développement, 19, 2004.
(6) “With the addition of iron tools to their wet-climate crops, the Bantu were unstoppable in the subequatorial Africa of the time… To the south lay 2000 miles of country thinly occupied by Khoisan hunter-gatherers, lacking iron and crops. Within a few centuries, in one of the swiftest colonizing advances of recent history, Bantu farmers had swept all the way to Natal, on the east coast of what is now South Africa.” (Diamond, op. cit. chap. 19: “How Africa Became Black”).
(7) La domination britannique en Inde, New York Daily Tribune, 25 juin 1853.
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Références bibliographiques
Caillois, Roger, « Illusions à rebours », La Nouvelle Revue française, déc. 1954 et janv. 1955.
Césaire, Aimé, Discours sur le colonialisme, Présence africaine, 2000.
Clark, Gregory, A Farewell to Alms, A Brief Economic History of the World, Princeton University Press, 2007.
Cosandey, David, Le Secret de l’Occident, Vers une théorie générale du progrès scientifique, Arléa, 1997 ; Champs, Flammarion, 2007.
Diamond, Jared, Guns, Germs and Steel, Chatto & Windus, 1997.
Jones, Eric, The European Miracle: Environments, Economies and Geopolitics in the History of Europe and Asia, Cambridge University Press, 2003.
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Voir une réponse à cet article par André Ferdinand Takounjou Ngueho, ici même : Relecture d’une critique sur le Discours sur le colonialisme, ainsi que le débat dans les commentaires.
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Annexe : Discours sur le colonialisme
Une civilisation qui s’avère incapable de résoudre les problèmes que suscite son fonctionnement est une civilisation décadente. Une civilisation qui choisit de fermer les yeux à ses problèmes les plus cruciaux est une civilisation atteinte. Une civilisation qui ruse avec ses principes est une civilisation moribonde.
Le fait est que la civilisation dite « européenne », la civilisation « occidentale », telle que l’ont façonnée deux siècles de régime bourgeois, est incapable de résoudre les deux problèmes majeurs auxquels son existence a donné naissance : le problème du prolétariat et le problème colonial ; que, déférée à la barre de la « raison », comme à la barre de la « conscience », cette Europe-là est impuissante à se justifier ; et que, de plus en plus, elle se réfugie dans une hypocrisie d’autant plus odieuse qu’elle a de moins en moins chance de tromper.
L’Europe est indéfendable.
Il paraît que c’est la constatation que se confient tout bas les stratèges américains.
En soi cela n’est pas grave.
Le grave est que « l’Europe » est moralement, spirituellement indéfendable.
Et aujourd’hui il se trouve que ce ne sont pas seulement les masses européennes qui incriminent, mais que l’acte d’accusation est proféré sur le plan mondial par des dizaines et des dizaines de millions d’hommes qui, du fond de l’esclavage, s’érigent en juges.
On peut tuer en Indochine, torturer à Madagascar, emprisonner en Afrique, sévir aux Antilles. Les colonisés savent désormais qu’ils ont sur les colonialistes un avantage. Ils savent que leurs « maîtres » provisoires mentent.
Donc que leurs maîtres sont faibles.
Et puisque aujourd’hui il m’est demandé de parler de la colonisation et de la civilisation, allons droit au mensonge principal à partir duquel prolifèrent tous les autres.
Colonisation et civilisation ?
La malédiction la plus commune en cette matière est d’être la dupe de bonne foi d’une hypocrisie collective, habile à mal poser les problèmes pour mieux légitimer les odieuses solutions qu’on leur apporte.
Cela revient à dire que l’essentiel est ici de voir clair, de penser clair, entendre dangereusement, de répondre clair à l’innocente question initiale : qu’est-ce en son principe que la colonisation ? De convenir de ce qu’elle n’est point ; ni évangélisation, ni entreprise philanthropique, ni volonté de reculer les frontières de l’ignorance, de la maladie, de la tyrannie, ni élargissement de Dieu, ni extension du Droit ; d’admettre une fois pour toutes, sans volonté de broncher aux conséquences, que le geste décisif est ici de l’aventurier et du pirate, de l’épicier en grand et de l’armateur, du chercheur d’or et du marchand, de l’appétit et de la force, avec, derrière, l’ombre portée, maléfique, d’une forme de civilisation qui, à un moment de son histoire, se constate obligée, de façon interne, d’étendre à l’échelle mondiale la concurrence de ses économies antagonistes.
Poursuivant mon analyse, je trouve que l’hypocrisie est de date récente ; que ni Cortez découvrant Mexico du haut du grand téocalli, ni Pizarre devant Cuzco (encore moins Marco Polo devant Cambaluc), ne protestent d’être les fourriers d’un ordre supérieur ; qu’ils tuent ; qu’ils pillent ; qu’ils ont des casques, des lances, des cupidités ; que les baveurs sont venus plus tard ; que le grand responsable dans ce domaine est le pédantisme chrétien, pour avoir posé les équations malhonnêtes : christianisme = civilisation ; paganisme = sauvagerie, d’où ne pouvaient que s’ensuivre d’abominables conséquences colonialistes et racistes, dont les victimes devaient être les Indiens, les Jaunes, les Nègres.
Cela réglé, j’admets que mettre les civilisations différentes en contact les unes avec les autres est bien ; que marier des mondes différents est excellent ; qu’une civilisation, quel que soit son génie intime, à se replier sur elle-même, s’étiole ; que l’échange est ici l’oxygène, et que la grande chance de l’Europe est d’avoir été un carrefour, et que, d’avoir été le lieu géométrique de toutes les idées, le réceptacle de toutes les philosophies, le lieu d’accueil de tous les sentiments en a fait le meilleur redistributeur d’énergie.
Mais alors je pose la question suivante : la colonisation a-t-elle vraiment mis en contact ? Ou, si l’on préfère, de toutes les manières d’« établir contact », était-elle la meilleure ?
Je réponds non.
Et je dis que de la colonisation à la civilisation, la distance est infinie ; que, de toutes les expéditions coloniales accumulées, de tous les statuts coloniaux élaborés, de toutes les circulaires ministérielles expédiées, on ne saurait réussir une seule valeur humaine.
Il faudrait d’abord étudier comment la colonisation travaille à déciviliser le colonisateur, à l’abrutir au sens propre du mot, à le dégrader, à le réveiller aux instincts enfouis, à la convoitise, à la violence, à la haine raciale, au relativisme moral, et montrer que, chaque fois qu’il y a au Viêt-Nam une tête coupée et un œil crevé et qu’en France on accepte, une fillette violée et qu’en France on accepte, un Malgache supplicié et qu’en France on accepte, il y a un acquis de la civilisation qui pèse de son poids mort, une régression universelle qui s’opère, une gangrène qui s’installe, un foyer d’infection qui s’étend et qu’au bout de tous ces traités violés, de tous ces mensonges propagés, de toutes ces expéditions punitives tolérées, de tous ces prisonniers ficelés et « interrogés », de tous ces patriotes torturés, au bout de cet orgueil racial encouragé, de cette jactance étalée, il y a le poison instillé dans les veines de l’Europe, et le progrès lent, mais sûr, de l’ensauvagement du continent.
Et alors, un beau jour, la bourgeoisie est réveillée par un formidable choc en retour : les gestapos s’affairent, les prisons s’emplissent, les tortionnaires inventent, raffinent, discutent autour des chevalets.
On s’étonne, on s’indigne. On dit : « Comme c’est curieux ! Mais, bah ! C’est le nazisme, ça passera ! » Et on attend, et on espère ; et on se tait à soi-même la vérité, que c’est une barbarie, mais la barbarie suprême, celle qui couronne, celle qui résume la quotidienneté des barbaries ; que c’est du nazisme, oui, mais qu’avant d’en être la victime, on en a été le complice ; que ce nazisme-là, on l’a supporté avant de le subir, on l’a absous, on a fermé l’œil là-dessus, on l’a légitimé, parce que, jusque-là, il ne s’était appliqué qu’à des peuples non européens ; que ce nazisme-là, on l’a cultivé, on en est responsable, et qu’il sourd, qu’il perce, qu’il goutte, avant de l’engloutir dans ses eaux rougies de toutes les fissures de la civilisation occidentale et chrétienne.
Oui, il vaudrait la peine d’étudier, cliniquement, dans le détail, les démarches d’Hitler et de l’hitlérisme et de révéler au très distingué, très humaniste, très chrétien bourgeois du XXe siècle qu’il porte en lui un Hitler qui s’ignore, qu’un Hitler l’habite, qu’Hitler est son démon, que s’il le vitupère c’est par manque de logique, et qu’au fond, ce qu’il ne pardonne pas à Hitler, ce n’est pas le crime en soi, le crime contre l’homme, ce n’est pas l’humiliation de l’homme en soi, c’est le crime contre l’homme blanc, c’est l’humiliation de l’homme blanc, et d’avoir appliqué à l’Europe des procédés colonialistes dont ne relevaient jusqu’ici que les Arabes d’Algérie, les coolies de l’Inde et les nègres d’Afrique.
J’ai beaucoup parlé d’Hitler. C’est qu’il le mérite : il permet de voir gros et de saisir que la société capitaliste, à son stade actuel, est incapable de fonder un droit des gens, comme elle s’avère impuissante à fonder une morale individuelle. Qu’on le veuille ou non : au bout du cul-de-sac Europe, je veux dire l’Europe d’Adenauer, de Schuman, Bidault et quelques autres, il y a Hitler. Au bout du capitalisme, désireux de se survivre, il y a Hitler. Au bout de l’humanisme formel et du renoncement philosophique, il y a Hitler.
Et, dès lors, une de ses phrases s’impose à moi :
« Nous aspirons, non pas à l’égalité, mais à la domination. Le pays de race étrangère devra redevenir un pays de serfs, de journaliers agricoles ou de travailleurs industriels. Il ne s’agit pas de supprimer les inégalités parmi les hommes, mais de les amplifier et d’en faire une loi. »
Cela sonne net, hautain, brutal, et nous installe en pleine sauvagerie hurlante. Mais descendons d’un degré.
Qui parle ? J’ai honte à le dire : c’est l’humaniste occidental, le philosophe « idéaliste ». Qu’il s’appelle Renan, c’est un hasard. Que ce soit tiré d’un livre intitulé : La Réforme intellectuelle et morale, qu’il ait été écrit en France, au lendemain d’une guerre que la France avait voulue du droit contre la force, cela en dit long sur les mœurs bourgeoises.
« La régénération des races inférieures ou abâtardies par les races supérieures est dans l’ordre providentiel de l’humanité. L’homme du peuple est presque toujours, chez nous, un noble déclassé, sa lourde main est bien mieux faite pour manier l’épée que l’outil servile. Plutôt que de travailler, il choisit de se battre, c’est-à-dire qu’il revient à son premier état. Regere imperio populos, voilà notre vocation. Versez cette dévorante activité sur des pays qui, comme la Chine, appellent la conquête étrangère. Des aventuriers qui troublent la société européenne, faites un ver sacrum, un essaim comme ceux des Francs, des Lombards, des Normands, chacun sera dans son rôle. La nature a fait une race d’ouvriers, c’est la race chinoise, d’une dextérité de main merveilleuse sans presque aucun sentiment d’honneur ; gouvernez-la avec justice, en prélevant d’elle, pour le bienfait d’un tel gouvernement, un ample douaire au profit de la race conquérante, elle sera satisfaite ; une race de travailleurs de la terre, c’est le nègre ; soyez bon pour lui et humain, et tout sera dans l’ordre ; une race de maîtres et de soldats, c’est la race européenne. Réduisez cette noble race à travailler dans l’ergastule comme des nègres et des Chinois, elle se révolte. Tout révolté est, chez nous, plus ou moins, un soldat qui a manqué sa vocation, un être fait pour la vie héroïque, et que vous appliquez à une besogne contraire à sa race, mauvais ouvrier, trop bon soldat. Or, la vie qui révolte nos travailleurs rendrait heureux un Chinois, un fellah, êtres qui ne sont nullement militaires. Que chacun fasse ce pour quoi il est fait, et tout ira bien. »
Hitler ? Rosenberg ? Non, Renan.
Mais descendons encore d’un degré. Et c’est le politicien verbeux. Qui proteste ? Personne, que je sache, lorsque M. Albert Sarraut, tenant discours aux élèves de l’École coloniale, leur enseigne qu’il serait puéril d’opposer aux entreprises européennes de colonisation « un prétendu droit d’occupation et je ne sais quel autre droit de farouche isolement qui pérenniserait en des mains incapables la vaine possession de richesses sans emploi. »
Et qui s’indigne d’entendre un certain R.P. Barde assurer que les biens de ce monde, « s’ils restaient indéfiniment répartis, comme ils le seraient sans la colonisation, ne répondraient ni aux desseins de Dieu, ni aux justes exigences de la collectivité humaine » ?
Attendu, comme l’affirme son confrère en christianisme, le R. P. Muller : « … que l’humanité ne doit pas, ne peut pas souffrir que l’incapacité, l’incurie, la paresse des peuples sauvages laissent indéfiniment sans emploi les richesses que Dieu leur a confiées avec mission de les faire servir au bien de tous ».
Personne.
Je veux dire : pas un écrivain patenté, pas un académicien, pas un prédicateur, pas un politicien, pas un croisé du droit et de la religion, pas un « défenseur de la personne humaine ».
Et pourtant, par la bouche des Sarraut et des Barde, des Muller et des Renan, par la bouche de tous ceux qui jugeaient et jugent licite d’appliquer aux peuples extra-européens, et au bénéfice de nations plus fortes et mieux équipées, « une sorte d’expropriation pour cause d’utilité publique », c’était déjà Hitler qui parlait.
Où veux-je en venir ? À cette idée : que nul ne colonise innocemment, que nul non plus ne colonise impunément ; qu’une nation qui colonise, qu’une civilisation qui justifie la colonisation – donc la force – est déjà une civilisation malade, une civilisation moralement atteinte, qui, irrésistiblement, de conséquence en conséquence, de reniement en reniement, appelle son Hitler, je veux dire son châtiment.
Colonisation : tête de pont dans une civilisation de la barbarie d’où, à n’importe quel moment, peut déboucher la négation pure et simple de la civilisation.
J’ai relevé dans l’histoire des expéditions coloniales quelques traits que j’ai cités ailleurs tout à loisir.
Cela n’a pas eu l’heur de plaire à tout le monde. Il paraît que c’est tirer de vieux squelettes du placard. Voire !
Était-il inutile de citer le colonel de Montagnac, un des conquérants de l’Algérie :
« Pour chasser les idées qui m’assiègent quelquefois, je fais couper des têtes, non pas des têtes d’artichaut, mais bien des têtes d’hommes. »
Convenait-il de refuser la parole au comte d’Herisson :
« Il est vrai que nous rapportons un plein baril d’oreilles récoltées, paire à paire, sur les prisonniers, amis ou ennemis. »
Fallait-il refuser à Saint-Arnaud le droit de faire sa profession de foi barbare :
« On ravage, on brûle, on pille, on détruit les maisons et les arbres. »
Fallait-il empêcher le maréchal Bugeaud de systématiser tout cela dans une théorie audacieuse et de se revendiquer des grands ancêtres :
« Il faut une grande invasion en Afrique qui ressemble à ce que faisaient les Francs, à ce que faisaient les Goths. »
Fallait-il rejeter dans les ténèbres de l’oubli le fait d’armes mémorable du commandant Gérard et se taire sur la prise d’Ambike, une ville qui, à vrai dire, n’avait jamais songé à se défendre :
« Les tirailleurs n’avaient ordre de tuer que les hommes, mais on ne les retint pas ; enivrés de l’odeur du sang, ils n’épargnèrent pas une femme, pas un enfant… À la fin de l’après-midi, sous l’action de la chaleur, un petit brouillard s’éleva : c’était le sang des cinq mille victimes, l’ombre de la ville, qui s’évaporait au soleil couchant. »
Oui ou non, ces faits sont-ils vrais ? Et les voluptés sadiques, les innombrables jouissances qui vous friselisent la carcasse de Loti quand il tient au bout de sa lorgnette d’officier un bon massacre d’Annamites ? Vrai ou pas vrai ?* Et si ces faits sont vrais, comme il n’est au pouvoir de personne de le nier, dira-t-on, pour les minimiser, que ces cadavres ne prouvent rien ?
Pour ma part, si j’ai rappelé quelques détails de ces hideuses boucheries, ce n’est point par délectation morose, c’est parce que je pense que ces têtes d’hommes, ces récoltes d’oreilles, ces maisons brûlées, ces invasions gothiques, ce sang qui fume, ces villes qui s’évaporent au tranchant du glaive, on ne s’en débarrassera pas à si bon compte. Ils prouvent que la colonisation, je le répète, déshumanise l’homme même le plus civilisé ; que l’action coloniale, l’entreprise coloniale, la conquête coloniale, fondée sur le mépris de l’homme indigène et justifiée par ce mépris, tend inévitablement à modifier celui qui l’entreprend ; que le colonisateur, qui, pour se donner bonne conscience, s’habitue à voir dans l’autre la bête, s’entraîne à le traiter en bête, tend objectivement à se transformer lui-même en bête. C’est cette action, ce choc en retour de la colonisation qu’il importait de signaler.
Partialité ? Non. Il fut un temps où de ces mêmes faits on tirait vanité, et où, sûr du lendemain, on ne mâchait pas ses mots. Une dernière citation ; je l’emprunte à un certain Carl Sieger, auteur d’un Essai sur la Colonisation :
« Les pays neufs sont un vaste champ ouvert aux activités individuelles, violentes, qui, dans les métropoles, se heurteraient à certains préjugés, à une conception sage et réglée de la vie, et qui, aux colonies, peuvent se développer plus librement et mieux affirmer, par suite, leur valeur. Ainsi, les colonies peuvent, à un certain point, servir de soupape de sûreté à la société moderne. Cette utilité serait-elle la seule, elle est immense. »
En vérité, il est des tares qu’il n’est au pouvoir de personne de réparer et que l’on n’a jamais fini d’expier.
Mais parlons des colonisés.
Je vois bien ce que la colonisation a détruit : les admirables civilisations indiennes et que ni Deterding, ni Royal Dutch, ni Standard Oil ne me consoleront jamais des Aztèques et des Incas.
Je vois bien celles – condamnées à terme – dans lesquelles elle a introduit un principe de ruine : Océanie, Nigéria, Nyassaland. Je vois moins bien ce qu’elle a apporté.
Sécurité ? Culture ? Juridisme ? En attendant, je regarde et je vois, partout où il y a, face à face, colonisateurs et colonisés, la force, la brutalité, la cruauté, le sadisme, le heurt et, en parodie de la formation culturelle, la fabrication hâtive de quelques milliers de fonctionnaires subalternes, de boys, d’artisans, d’employés de commerce et d’interprètes nécessaires à la bonne marche des affaires.
J’ai parlé de contact.
Entre colonisateur et colonisé, il n’y a de place que pour la corvée, l’intimidation, la pression, la police, l’impôt, le vol, le viol, les cultures obligatoires, le mépris, la méfiance, la morgue, la suffisance, la muflerie, des élites décérébrées, des masses avilies.
Aucun contact humain, mais des rapports de domination et de soumission qui transforment l’homme colonisateur en pion, en adjudant, en garde-chiourme, en chicote et l’homme indigène en instrument de production.
À mon tour de poser une équation : colonisation = chosification.
J’entends la tempête. On me parle de progrès, de « réalisations », de maladies guéries, de niveaux de vie élevés au-dessus d’eux-mêmes.
Moi, je parle de sociétés vidées d’elles-mêmes, des cultures piétinées, d’institutions minées, de terres confisquées, de religions assassinées, de magnificences artistiques anéanties, d’extraordinaires possibilités supprimées.
On me lance à la tête des faits, des statistiques, des kilométrages de routes, de canaux, de chemins de fer.
Moi, je parle de milliers d’hommes sacrifiés au Congo-Océan. Je parle de ceux qui, à l’heure où j’écris, sont en train de creuser à la main le port d’Abidjan. Je parle de millions d’hommes arrachés à leurs dieux, à leur terre, à leurs habitudes, à leur vie, à la vie, à la danse, à la sagesse.
Je parle de millions d’hommes à qui on a inculqué savamment la peur, le complexe d’infériorité, le tremblement, l’agenouillement, le désespoir, le larbinisme.
On m’en donne plein la vue de tonnage de coton ou de cacao exporté, d’hectares d’oliviers ou de vignes plantés.
Moi, je parle d’économies naturelles, d’économies harmonieuses et viables, d’économies à la mesure de l’homme indigène désorganisées, de cultures vivrières détruites, de sous-alimentation installée, de développement agricole orienté selon le seul bénéfice des métropoles, de rafles de produits, de rafles de matières premières.
On se targue d’abus supprimés.
Moi aussi, je parle d’abus, mais pour dire qu’aux anciens – très réels – on en a superposé d’autres – très détestables. On me parle de tyrans locaux mis à la raison ; mais je constate qu’en général ils font très bon ménage avec les nouveaux et que, de ceux-ci aux anciens et vice-versa, il s’est établi, au détriment des peuples, un circuit de bons services et de complicité.
On me parle de civilisation, je parle de prolétarisation et de mystification.
Pour ma part, je fais l’apologie systématique des civilisations para-européennes.
Chaque jour qui passe, chaque déni de justice, chaque matraquage policier, chaque réclamation ouvrière noyée dans le sang, chaque scandale étouffé, chaque expédition punitive, chaque car de C.R.S., chaque policier et chaque milicien nous fait sentir le prix de nos vieilles sociétés.
C’étaient des sociétés communautaires, jamais de tous pour quelques-uns.
C’étaient des sociétés pas seulement anté-capitalistes, comme on l’a dit, mais aussi anti-capitalistes.
C’étaient des sociétés démocratiques, toujours.
C’étaient des sociétés coopératives, des sociétés fraternelles.
Je fais l’apologie systématique des sociétés détruites par l’impérialisme.
Elles étaient le fait, elles n’avaient aucune prétention à être l’idée, elles n’étaient, malgré leurs défauts, ni haïssables, ni condamnables. Elles se contentaient d’être. Devant elles n’avaient de sens, ni le mot échec, ni le mot avatar. Elles réservaient, intact, l’espoir.
Au lieu que ce soient les seuls mots que l’on puisse, en toute honnêteté, appliquer aux entreprises européennes hors d’Europe. Ma seule consolation est que les colonisations passent, que les nations ne sommeillent qu’un temps et que les peuples demeurent.
Cela dit, il paraît que, dans certains milieux, l’on a feint de découvrir en moi un « ennemi de l’Europe » et un prophète du retour au passé anté-européen.
Pour ma part, je cherche vainement où j’ai pu tenir de pareils discours ; où l’on m’a vu sous-estimer l’importance de l’Europe dans l’histoire de la pensée humaine ; où l’on m’a entendu prêcher un quelconque retour ; où l’on m’a vu prétendre qu’il pouvait y avoir retour.
La vérité est que j’ai dit tout autre chose : savoir que le grand drame historique de l’Afrique a moins été sa mise en contact trop tardive avec le reste du monde, que la manière dont ce contact a été opéré ; que c’est au moment où l’Europe est tombée entre les mains des financiers et des capitaines d’industrie les plus dénués de scrupules que l’Europe s’est « propagée » ; que notre malchance a voulu que ce soit cette Europe-là que nous ayons rencontrée sur notre route et que l’Europe est comptable devant la communauté humaine du plus haut tas de cadavres de l’histoire.
Par ailleurs, jugeant l’action colonisatrice, j’ai ajouté que l’Europe a fait fort bon ménage avec tous les féodaux indigènes qui acceptaient de servir ; ourdi avec eux une vicieuse complicité ; rendu leur tyrannie plus effective et plus efficace, et que son action n’a tendu a rien de moins qu’à artificiellement prolonger la survie des passés locaux dans ce qu’ils avaient de plus pernicieux.
J’ai dit – et c’est très différent – que l’Europe colonisatrice a enté l’abus moderne sur l’antique injustice ; l’odieux racisme sur la vieille inégalité.
Que si c’est un procès d’intention que l’on me fait, je maintiens que l’Europe colonisatrice est déloyale à légitimer a posteriori l’action colonisatrice par les évidents progrès matériels réalisés dans certains domaines sous le régime colonial, attendu que la mutation brusque est chose toujours possible, en histoire comme ailleurs ; que nul ne sait à quel stade de développement matériel eussent été ces mêmes pays sans l’intervention européenne ; que l’équipement technique, la réorganisation administrative, « l’européanisation », en un mot, de l’Afrique ou de l’Asie n’étaient – comme le prouve l’exemple japonais – aucunement liés à l’occupation européenne ; que l’européanisation des continents non européens pouvait se faire autrement que sous la botte de l’Europe ; que ce mouvement d’européanisation était en train ; qu’il a même été ralenti ; qu’en tout cas il a été faussé par la mainmise de l’Europe.
À preuve qu’à l’heure actuelle, ce sont les indigènes d’Afrique ou d’Asie qui réclament des écoles et que c’est l’Europe colonisatrice qui en refuse ; que c’est l’homme africain qui demande des ports et des routes, que c’est l’Europe colonisatrice qui, à ce sujet, lésine ; que c’est le colonisé qui veut aller de l’avant, que c’est le colonisateur qui retient en arrière.
Au fait, le dossier est accablant.
Un rude animal qui, par l’élémentaire exercice de sa vitalité, répand le sang et sème la mort, on se souvient qu’historiquement, c’est sous cette forme d’archétype féroce que se manifesta, à la conscience et à l’esprit des meilleurs, la révélation de la société capitaliste.
L’animal s’est anémié depuis ; son poil s’est fait rare, son cuir décati, mais la férocité est restée, tout juste mêlée de sadisme. Hitler a bon dos. Rosenberg a bon dos. Bon dos, Junger et les autres. Le S.S. a bon dos.
Mais ceci :
« Tout en ce monde sue le crime : le journal, la muraille et le visage de l’homme. »
C’est du Baudelaire, et Hitler n’était pas né !
Preuve que le mal vient de plus loin.
Et Isidore Ducasse, comte de Lautréamont !
À ce sujet, il est grand temps de dissiper l’atmosphère de scandale qui a été créée autour des Chants de Maldoror.
Monstruosité ? Aérolithe littéraire ? Délire d’une imagination malade ? Allons donc ! Comme c’est commode !
La vérité est que Lautréamont n’a eu qu’à regarder, les yeux dans les yeux, l’homme de fer forgé par la société capitaliste, pour appréhender le monstre, le monstre quotidien, son héros. Nul ne nie la véracité de Balzac. Mais attention : faites Vautrin, retour des pays chauds, donnez-lui les ailes de l’archange et les frissons du paludisme, faites-le accompagner, sur le pavé parisien, d’une escorte de vampires uruguayens et de fourmis tambochas, et vous aurez Maldoror.
Variante du décor, mais c’est bien du même monde, c’est bien du même homme qu’il s’agit, dur, inflexible, sans scrupules, amateur, comme pas un, « de la viande d’autrui ».
Pour ouvrir ici une parenthèse dans ma parenthèse, je crois qu’un jour viendra où, tous les éléments réunis, toutes les sources dépouillées, toutes les circonstances de l’œuvre élucidées, il sera possible de donner des Chants de Maldoror une interprétation matérialiste et historique qui fera apparaître de cette épopée forcenée un aspect par trop méconnu, celui d’une implacable dénonciation d’une forme très précise de société, telle qu’elle ne pouvait échapper au plus aigu des regards vers l’année 1865.
Auparavant, bien entendu, il aura fallu débroussailler la route des commentaires occultistes et métaphysiques qui l’offusquent ; redonner son importance à telles strophes négligées – celle, par exemple, entre toutes étrange de la mine de poux où on n’acceptera de voir ni plus ni moins que la dénonciation du pouvoir maléfique de l’or et de la thésaurisation ; restituer sa vraie place à l’admirable épisode de l’omnibus, et consentir à y trouver très platement ce qui y est, savoir la peinture à peine allégorique d’une société où les privilégiés, confortablement assis, refusent de se serrer pour faire place au nouvel arrivant, et – soit dit en passant – qui recueille l’enfant durement rejeté ? Le peuple ! Ici représenté par le chiffonnier. Le chiffonnier de Baudelaire :
Et sans prendre souci des mouchards, ses sujets, Épanche tout son cœur en glorieux projet. Il prête des serments, dicte des lois sublimes, Terrasse les méchants, relève les victimes. Alors, n’est-il pas vrai, on comprendra que l’ennemi dont Lautréamont a fait / ‘ennemi, le « créateur » anthropophage et décerveleur, le sadique « juché sur un trône formé d’excréments humains et d’or », l’hypocrite, le débauché, le fainéant qui « mange le pain des autres » et que l’on retrouve de temps en temps ivre mort « comme une punaise qui a mâché pendant la nuit trois tonneaux de sang », on comprendra que ce créateur-là, ce n’est pas derrière le nuage qu’il faut aller le chercher, mais que nous avons plus de chance de le trouver dans l’annuaire Desfossés et dans quelque confortable conseil d’administration ! Mais laissons cela. Les moralistes n’y peuvent rien. La bourgeoisie, en tant que classe, est condamnée, qu’on le veuille ou non, à prendre en charge toute la barbarie de l’histoire, les tortures du Moyen Âge comme l’inquisition, la raison d’État comme le bellicisme, le racisme comme l’esclavagisme, bref, tout ce contre quoi elle a protesté et en termes inoubliables, du temps que, classe à l’attaque, elle incarnait le progrès humain.
Les moralistes n’y peuvent rien. Il y a une loi de dés humanisation progressive en vertu de quoi désormais, à l’ordre du jour de la bourgeoisie, il n’y a, il ne peut y avoir maintenant que la violence, la corruption et la barbarie.
J’allais oublier la haine, le mensonge, la suffisance.
J’allais oublier M. Roger Caillois.Or donc, M. Caillois à qui mission a été donnée de toute éternité d’enseigner à un siècle lâche et débraillé la rigueur de la pensée et la tenue du style, M. Caillois donc vient d’éprouver une grande colère.
Le motif ?
La grande trahison de l’ethnographie occidentale, laquelle, depuis quelque temps, avec une détérioration déplorable du sens de ses responsabilités, s’ingénie à mettre en doute la supériorité omnilatérale de la civilisation occidentale sur les civilisations exotiques.
Du coup, M. Caillois entre en campagne.
C’est la vertu de l’Europe d’ainsi susciter au moment le plus critique des héroïsmes salvateurs.
On est impardonnable de ne pas se souvenir de M. Massis, lequel, vers 1927, se croisa pour la défense de l’Occident.(Cf. Roger Caillois : « Illusions à rebours », La Nouvelle Revue Française, décembre et janvier 1955)
On veut s’assurer qu’un meilleur sort sera réservé à M. Caillois, qui, pour défendre la même cause sacrée, transforme sa plume en bonne dague de Tolède. Que disait M. Massis ? Il déplorait que « le destin de la civilisation d’Occident, le destin de l’homme tout court » fussent aujourd’hui menacés ; que l’on s’efforçât de toutes parts « de faire appel à nos angoisses, de contester les titres de notre culture, de mettre en question l’essentiel de notre avoir », et M. Massis faisait serment de partir en guerre contre ces « désastreux prophètes ». M. Caillois n’identifie pas autrement l’ennemi. Ce sont ces « intellectuels européens » qui, « par une déception et une rancœur exceptionnellement aiguës », s’acharnent depuis une cinquantaine d’années « à renier les divers idéaux de leur culture » et qui, de ce fait, entretiennent, « notamment en Europe, un malaise tenace ». C’est à ce malaise, à cette inquiétude, que M. Caillois, pour sa part, entend mettre fin.
Il est significatif qu’au moment même où M. Caillois entreprenait sa croisade, une revue colonialiste belge, d’inspiration gouvernementale (Europe-Afrique, nº 6, janvier 1955), se livrait à une agression absolument identique contre l’ethnographie : « Auparavant, le colonisateur concevait fondamentalement son rapport avec le colonisé comme celui d’un homme civilisé avec un homme sauvage. La colonisation reposait ainsi sur une hiérarchie, grossière assurément, mais vigoureuse et nette. » C’est ce rapport hiérarchique que l’auteur de l’article, un certain M. Piron, reproche à l’ethnographie de détruire. Comme M. Caillois, il s’en prend à Michel Leiris et Lévi-Strauss. Au premier, il fait reproche d’avoir écrit, dans sa brochure, La question raciale devant la science moderne : « II est puéril de vouloir hiérarchiser la culture. » Au second, de s’attaquer au « faux évolutionnisme », en ce qu’il « tente de supprimer la diversité des cultures, en les considérant comme des stades d’un développement unique qui, partant d’un même point, doit les faire converger vers le même but ». Un sort particulier est fait à Mircea Éliade, pour avoir osé écrire la phrase suivante : « Devant lui, l’Européen a maintenant, non plus des indigènes, mais des interlocuteurs. Il est bon qu’on sache comment amorcer le dialogue ; il est indispensable de reconnaître qu’il n’existe plus de solution de continuité entre le monde primitif (entre guillemets) ou arriéré (idem) et l’Occident moderne. » Enfin, pour une fois, c’est un excès d’égalitarisme qui est reproché à la pensée américaine – Otto Klineberg, professeur de psychologie à l’Université de Columbia, ayant affirmé : « C’est une erreur capitale de considérer les autres cultures comme inférieures à la nôtre, simplement parce qu’elles sont différentes. »Décidément, M. Caillois est en bonne compagnie.
Et de fait, jamais, depuis l’Anglais de l’époque victorienne, personnage ne promena à travers l’histoire une bonne conscience plus sereine et moins ennuagée de doute.
Sa doctrine ? Elle a le mérite d’être simple.
Que l’Occident a inventé la science. Que seul l’Occident sait penser ; qu’aux limites du monde occidental commence le ténébreux royaume de la pensée primitive, laquelle, dominée par la notion de participation, incapable de logique, est le type même de la fausse pensée.
Là-dessus on sursaute. On objecte à M. Caillois que la fameuse loi de participation inventée par Lévy-Bruhl, Lévy-Bruhl lui-même l’a reniée ; qu’au soir de sa vie, il a proclamé à la face du monde avoir eu tort « de vouloir définir un caractère propre à la mentalité primitive en tant que logique » ; qu’il avait, au contraire, acquis la conviction que « ces esprits ne diffèrent point du nôtre du point de vue logique… Donc, ne supportent pas plus que nous une contradiction formelle.. . Donc rejettent comme nous, par une sorte de réflexe mental ce qui est logiquement impossible ».
Peine perdue ! M. Caillois tient la rectification pour nulle et non avenue. Pour M. Caillois, le véritable Lévy-Bruhl ne peut être que le Lévy-Bruhl où le primitif extravague.
(Les Carnets de Lucien Lévy-Bruhl, Presses Universitaires de France, 1949)
II reste, bien sûr, quelques menus faits qui résistent. Savoir l’invention de l’arithmétique et de la géométrie par les Égyptiens. Savoir la découverte de l’astronomie par les Assyriens. Savoir la naissance de la chimie chez les Arabes. Savoir l’apparition du rationalisme au sein de l’Islam à une époque où la pensée occidentale avait l’allure furieusement prélogique. Mais ces détails impertinents, M. Caillois a vite fait de les rabrouer, le principe étant formel « qu’une découverte qui ne rentre pas dans un ensemble » n’est précisément qu’un détail, c’est-à-dire un rien négligeable.
On pense bien qu’ainsi lancé, M. Caillois ne s’arrête pas en si beau chemin.Après avoir annexé la science, le voilà qui revendique la morale.
Pensez donc ! M. Caillois n’a jamais mangé personne ! M. Caillois n’a jamais songé à achever un infirme ! M. Caillois, jamais l’idée ne lui est venue d’abréger les jours de ses vieux parents ! Eh bien, la voilà, la supériorité de l’Occident : « Cette discipline de vie qui s’efforce d’obtenir que la personne humaine soit suffisamment respectée pour qu’on ne trouve pas normal de supprimer les vieillards et les infirmes. »
La conclusion s’impose : face aux anthropophages, aux dépeceurs et autres comprachicos, l’Europe, l’Occident incarnent le respect de la dignité humaine.
Mais passons et pressons, crainte que notre pensée ne s’égare vers Alger, le Maroc, et autres lieux où, à l’heure même où j’écris ceci, tant de vaillants fils de l’Occident, dans le clair-obscur des cachots, prodiguent à leurs frères inférieurs d’Afrique, avec tant d’inlassables soins, ces authentiques marques de respect de la dignité humaine qui s’appellent, en termes techniques, « la baignoire », « l’électricité », « le goulot de bouteille ».
Pressons : M. Caillois n’est pas encore au bout de son palmarès. Après la supériorité scientifique et la supériorité morale, la supériorité religieuse.
Ici, M. Caillois n’a garde de se laisser abuser par le vain prestige de l’Orient. L’Asie, mère des dieux peut-être. En tout cas, l’Europe, maîtresse des rites. Et voyez la merveille : d’un côté hors d’Europe, des cérémonies type vaudou avec tout ce qu’elles comportent « de mascarade burlesque, de frénésie collective, d’alcoolisme débraillé, d’exploitation grossière d’une naïve ferveur », et de l’autre – côté Europe -, ces valeurs authentiques que célébrait déjà Chateaubriand dans le Génie du Christianisme : « les dogmes et les mystères de la religion catholique, sa liturgie, le symbolisme de ses sculpteurs et la gloire du plain-chant ».
Enfin, ultime motif de satisfaction :
Gobineau disait : « II n’est d’histoire que blanche. » M. Caillois, à son tour, constate : « II n’est d’ethnographie que blanche. » C’est l’Occident qui fait l’ethnographie des autres, non les autres qui font l’ethnographie de l’Occident.
Intense motif de jubilation, n’est-il pas vrai?
Et pas une minute, il ne vient à l’esprit de M. Caillois que les musées dont il fait vanité, il eût mieux valu, à tout prendre, n’avoir pas eu besoin de les ouvrir ; que l’Europe eût mieux fait de tolérer à côté d’elle, bien vivantes, dynamiques et prospères, entières et non mutilées, les civilisations extra-européennes ; qu’il eût mieux valu les laisser se développer et s’accomplir que de nous en donner à admirer, dûment étiquetés, les membres épars, les membres morts ; qu’au demeurant, le musée par lui-même n’est rien ; qu’il ne veut rien dire, qu’il ne peut rien dire, là où la béate satisfaction de soi-même pourrit les yeux, là où le secret mépris des autres dessèche les cœurs, là où, avoué ou non, le racisme tarit la sympathie ; qu’il ne veut rien dire s’il n’est pas destiné qu’à fournir aux délices de l’amour-propre ; qu’après tout, l’honnête contemporain de saint Louis, qui combattait mais respectait l’Islam, avait meilleure chance de le connaître que nos contemporains même frottés de littérature ethnographique qui le méprisent.
Non, jamais dans la balance de la connaissance, le poids de tous les musées du monde ne pèsera autant qu’une étincelle de sympathie humaine. La conclusion de tout cela ? Soyons justes ; M. Caillois est modéré. Ayant établi la supériorité dans tous les domaines de l’Occident ; ayant ainsi rétabli une saine et précieuse hiérarchie, M. Caillois donne une preuve immédiate de cette supériorité en concluant à n’exterminer personne. Avec lui les nègres sont sûrs de n’être pas lynchés, les Juifs de ne pas alimenter de nouveaux bûchers. Seulement, attention ; il importe qu’il soit bien entendu que cette tolérance, nègres, Juifs, Australiens, la doivent, non à leurs mérites respectifs, mais à la magnanimité de M. Caillois, non à un diktat de la science, laquelle ne saurait offrir de vérités qu’éphémères, mais à un décret de la conscience de M. Caillois, laquelle ne saurait être qu’absolue ; que cette tolérance n’est conditionnée par rien, garantie par rien si ce n’est par ce que M. Caillois se doit à lui-même. Peut-être la science commandera-t-elle un jour de débarrasser la route de l’humanité de ces poids lourds, de ces impedimenta, que constituent des cultures arriérées et des peuples attardés, mais nous sommes assurés qu’à l’instant fatal la conscience de M. Caillois, qui, de bonne conscience, se mue aussitôt en belle conscience, arrêtera le bras meurtrier et prononcera le Salvus sis.
Ce qui nous vaut la note succulente que voici : « Pour moi, la question de l’égalité des races, des peuples, ou des cultures, n’a de sens que s’il s’agit d’une égalité de droit, non d’une égalité de fait. De la même manière, un aveugle, un mutilé, un malade, un idiot, un ignorant, un pauvre (on ne saurait être plus gentil pour les non-Occidentaux), ne sont pas respectivement égaux, au sens matériel du mot, à un homme fort, clairvoyant, complet, bien portant, intelligent, cultivé ou riche. Ceux-ci ont de plus grandes capacités qui d’ailleurs ne leur donnent pas plus de droits, mais seulement plus de devoirs… De même, il existe actuellement, que les causes en soient biologiques ou historiques, des différences de niveau, de puissance et de valeur entre les différentes cultures. Elles entraînent une inégalité de fait. Elles ne justifient aucunement une inégalité de droits en faveur des peuples dits supérieurs, comme le voudrait le racisme. Elles leur confèrent plutôt des charges supplémentaires et une responsabilité accrue.»
Responsabilité accrue ? Quoi donc, sinon celle de diriger le monde ?Charge accrue ? Quoi donc, sinon la charge du monde ?
Et Caillois-Atlas de s’arc-bouter philanthropiquement dans la poussière et de recharger ses robustes épaules de l’inévitable fardeau de l’homme blanc.
On m’excusera d’avoir si longuement parlé de M. Caillois. Ce n’est pas que je surestime à quelque degré que ce soit la valeur intrinsèque de sa « philosophie » (on aura pu juger du sérieux d’une pensée qui, tout en se revendiquant de l’esprit de rigueur, sacrifie si complaisamment aux préjugés et barbote avec une telle volupté dans le lieu commun), mais elle méritait d’être signalée, parce que significative.
De quoi ?
De ceci que jamais l’Occident, dans le temps même où il se gargarise le plus du mot, n’a été plus éloigné de pouvoir assumer les exigences d’un humanisme vrai, de pouvoir vivre l’humanisme vrai – l’humanisme à la mesure du monde.
Des valeurs inventées jadis par la bourgeoisie et qu’elle lança à travers le monde, l’une est celle de l’homme et de l’humanisme – et nous avons vu ce qu’elle est devenue -, l’autre est celle de la nation.
C’est un fait : la nation est un phénomène bourgeois…
Mais précisément, si je détourne les yeux de l’homme pour regarder les nations, je constate qu’ici encore le péril est grand ; que l’entreprise coloniale est, au monde moderne, ce que l’impérialisme romain fut au monde antique : préparateur du Désastre et fourrier de la Catastrophe : Eh quoi ? les Indiens massacrés, le monde musulman vidé de lui-même, le monde chinois pendant un bon siècle souillé et dénaturé ; le monde nègre disqualifié ; d’immenses voix à tout jamais éteintes ; des foyers dispersés au vent ; tout ce bousillage, tout ce gaspillage, l’humanité réduite au monologue et vous croyez que tout cela ne se paie pas ? La vérité est que, dans cette politique, la perte de l’Europe elle-même est inscrite, et que l’Europe, si elle n’y prend garde, périra du vide qu’elle a fait autour d’elle.
On a cru n’abattre que des Indiens, ou des Hindous, ou des Océaniens, ou des Africains. On a en fait renversé, les uns après les autres, les remparts en deçà desquels la civilisation européenne pouvait se développer librement.
Je sais tout ce qu’il y a de fallacieux dans les parallèles historiques, dans celui que je vais esquisser notamment. Cependant, que l’on me permette ici de recopier une page de Quinet pour la part non négligeable de vérité qu’elle contient et qui mérite d’être méditée.
La voici :
« On demande pourquoi la barbarie a débouché d’un seul coup dans la civilisation antique. Je crois pouvoir le dire. Il est étonnant qu’une cause si simple ne frappe pas tous les yeux. Le système de la civilisation antique se composait d’un certain nombre de nationalités, de patries, qui, bien qu’elles semblassent ennemies, ou même qu’elles s’ignorassent, se protégeaient, se soutenaient, se gardaient l’une l’autre. Quand l’empire romain, en grandissant, entreprit de conquérir et de détruire ces corps de nations, les sophistes éblouis crurent voir, au bout de ce chemin, l’humanité triomphante dans Rome. On parla de l’unité de l’esprit humain ; ce ne fut qu’un rêve. Il se trouva que ces nationalités étaient autant de boulevards qui protégeaient Rome elle-même… Lors donc que Rome, dans cette prétendue marche triomphale vers la civilisation unique, eut détruit, l’une après l’autre, Carthage, l’Égypte, la Grèce, la Judée, la Perse, la Dacie, les Gaules, il arriva qu’elle avait dévoré elle-même les digues qui la protégeaient contre l’océan humain sous lequel elle devait périr. Le magnanime César, en écrasant les Gaules, ne fit qu’ouvrir la route aux Germains. Tant de sociétés, tant de langues éteintes, de cités, de droits, de foyers anéantis, firent le vide autour de Rome, et là où les barbares n’arrivaient pas, la barbarie naissait d’elle-même. Les Gaulois détruits se changeaient en Bagaudes. Ainsi la chute violente, l’extirpation progressive des cités particulières causa l’écroulement de la civilisation antique. Cet édifice social était soutenu par les nationalités comme par autant de colonnes différentes de marbre ou de porphyre.
« Quand on eut détruit, aux applaudissements des sages du temps, chacune de ces colonnes vivantes, l’édifice tomba par terre et les sages de nos jours cherchent encore comment ont pu se faire en un moment de si grandes ruines ! »
Et alors, je le demande : qu’a-t-elle fait d’autre, l’Europe bourgeoise ? Elle a sapé les civilisations, détruit les patries, ruiné les nationalités, extirpé « la racine de diversité ». Plus de digue. Plus de boulevard. L’heure est arrivée du Barbare. Du Barbare moderne. L’heure américaine. Violence, démesure, gaspillage, mercantilisme, bluff, grégarisme, la bêtise, la vulgarité, le désordre.
En 1913, Page écrivait à Wilson :
« L’avenir du monde est à nous. Qu’allons-nous faire lorsque bientôt la domination du monde va tomber entre nos mains ? »
Et en 1914 :
« Que ferons-nous de cette Angleterre et de cet Empire, prochainement, quand les forces économiques auront mis entre nos mains la direction de la race ? »
Cet Empire… Et les autres…
Et de fait, ne voyez-vous pas avec quelle ostentation ces messieurs viennent de déployer l’étendard de l’anti-colonialisme ?
« Aide aux pays déshérités », dit Truman. « Le temps du vieux colonialisme est passé. » C’est encore du Truman.
Entendez que la grande finance américaine juge l’heure venue de rafler toutes les colonies du monde. Alors, chers amis, de ce côté-ci, attention !
Je sais que beaucoup d’entre vous, dégoûtés de l’Europe, de la grande dégueulasserie dont vous n’avez pas choisi d’être les témoins, se tournent – oh ! en petit nombre – vers l’Amérique, et s’accoutument à voir en elle une possible libératrice.
« L’aubaine ! » pensent-ils.
« Les bulldozers ! Les investissements massifs de capitaux ! Les routes ! Les ports !
– Mais le racisme américain !
– Peuh ! le racisme européen aux colonies nous a aguerris ! »
Et nous voilà prêts à courir le grand risque yankee.
Alors, encore une fois, attention !
L’américaine, la seule domination dont on ne réchappe pas. Je veux dire dont on ne réchappe pas tout à fait indemne.
Et puisque vous parlez d’usines et d’industries, ne voyez-vous pas, hystérique, en plein cœur de nos forêts ou de nos brousses, crachant ses escarbilles, la formidable usine, mais à larbins, la prodigieuse mécanisation, mais de l’homme, le gigantesque viol de ce que notre humanité de spoliés a su encore préserver d’intime, d’intact, de non souillé, la machine, oui, jamais vue, la machine, mais à écraser, à broyer, à abrutir les peuples ?
En sorte que le danger est immense…
En sorte que, si l’Europe occidentale ne prend d’elle-même, en Afrique, en Océanie, à Madagascar, c’est-à-dire aux portes de l’Afrique du Sud, aux Antilles, c’est-à-dire aux portes de l’Amérique, l’initiative d’une politique des nationalités, l’initiative d’une politique nouvelle fondée sur le respect des peuples et des cultures ; que dis-je ? si l’Europe ne galvanise les cultures moribondes ou ne suscite des cultures nouvelles ; si elle ne se fait réveilleuse de patries et de civilisations, ceci dit sans tenir compte de l’admirable résistance des peuples coloniaux, que symbolisent actuellement le Viêt-Nam de façon éclatante, mais aussi l’Afrique du R.D.A., l’Europe se sera enlevé à elle-même son ultime chance et, de ses propres mains, aura tiré sur elle-même le drap des mortelles ténèbres.
Ce qui, en net, veut dire que le salut de l’Europe n’est pas l’affaire d’une révolution dans les méthodes ; que c’est l’affaire de la Révolution ; celle qui, à l’étroite tyrannie d’une bourgeoisie déshumanisée, substituera, en attendant la société sans classes, la prépondérance de la seule classe qui ait encore mission universelle, car dans sa chair elle souffre de tous les maux de l’histoire, de tous les maux universels : le prolétariat.
Aimé Césaire (Discours sur le colonialisme, 1955)
* Il s’agit du récit de la prise de Thouan-An paru dans Le Figaro en septembre 1883 et cité dans le livre de N. Serban : Loti, sa vie, son œuvre. « Alors la grande tuerie avait commencé. On avait fait des feux de salve-deux ! et c’était plaisir de voir ces gerbes de balles, si facilement dirigeables, s’abattre sur eux deux fois par minute, au commandement d’une manière méthodique et sûre… On en voyait d’absolument fous, qui se relevaient pris d’un vertige de courir… Ils faisaient en zigzag et tout de travers cette course de la mort, se retroussant jusqu’aux reins d’une manière comique… et puis on s’amusait à compter les morts… », etc. (Note de Césaire dans le Discours)