À la croisée des mondes Mondes caribéens

Césaire- Lam, Picasso : Poésie et peinture en forêt d’Absalon

à la chère mémoire de Simone BOISECQ

artiste-sculpteur,

qui aima tant la poésie d’Aimé Césaire.

 

 

Césaire-Lam-Picasso : Nous nous sommes trouvés : Aimé Césaire, l’ami des artistes peintres.

Une exposition d’une exceptionnelle qualité se tient actuellement, en Martinique, dans les aîtres de la Fondation Clément, sous le mécénat de Bernard Hayot, grâce à l’heureuse initiative de Daniel Maximin[1].

Cette exposition qui met en scène le génie poétique et le génie pictural apparaît comme le couronnement de l’année mémorielle dévolue au poète et homme politique. Elle met en valeur une thématique trop rarement abordée, au regard de l’œuvre d’Aimé Césaire, la thématique du « dialogue du scriptural et du figural »[2].

L’heureuse alliance du poète et du peintre s’épanouit dans ce que Yves Peyré appelle le Livre de dialogue,  pratique  « née entre 1874 et 1876 dans un élan fondateur suscité par deux poètes visionnaires, Charles Cros et et Mallarmé et un peintre voyant, Manet… la peinture attend la poésie, mieux, elle l’atteint, l’ayant rejoint dans un mouvement de nécessité qui dépasse d’assez loin la seule volonté… l’égalité de deux expressions dans le surgissement d’une forme nouvelle… la peinture et la poésie frémissant de nouveau à l’unisson dans le livre sous le regard ravi de qui voit »[3]

En effet, nombreux ont été les artistes peintres dont l’inspiration picturale est née des volutes poétiques césairiennes : citons, en Martinique, entre beaucoup d’autres,  René-Corail, René-Louise[4], Victor Anicet, Ernest-Breleur… La richesse de cette relation Poésie-Peinture apparaît  déjà, dans la belle exposition Aimé Césaire, La force de regarder demain, conçue par Annick Thébia-Melsan, inaugurée lors du Sommet francophone de Cotonou, en novembre 1995, puis du Cinquantenaire de l’UNESCO (Dakar, Abidjan, Paris, 1996) et « enfin au pays natal » à Fort-de-France, enrichie de nouveaux apports picturaux et de nombreuses analyses, intitulée Aimé Césaire, Pour regarder le siècle en face.[5]

Ne pas oublier aussi la relation quasi fraternelle qui unit Aimé Césaire et le peintre Jean Pons (1913-2005), artiste qui fut sensible à la poésie du jeune poète, dès 1947. La rencontre eut lieu à Paris, à l’initiative de Jacqueline Leiner[6]. Aimé Césaire habitait le quartier du Val-de-Grâce, « Pons logeait à Montparnasse. Le peintre ne connaissait Césaire que par la revue Tropiques. Un jour, à l’invitation de Mme Jacqueline Leiner, Césaire se rendit au domicile de Pons et exclamation : “J’aime cette peinture. Elle est faite de révolte et de violence” Une admiration réciproque naquit entre les deux. L’érosion du temps et la séparation de quarante-quatre ans n’entameront pas l’enchantement de Pons pour Césaire… »[7] Nous devons à Jean Pons les admirables albums lithographiques illustrant Batouque, Configurations et le recueil de poèmes intitulé Florilège.

Par l’intercession de Jean Pons, Aimé Césaire fit partie un temps du comité d’honneur de l’Association Populaire des Amis des Musées (A.P.A.M.), en bonne compagnie avec Paul Éluard, l’urbaniste Le Corbusier et Pablo Picasso, entre autres… Le bulletin de l’A.P.A.M. (n°4, octobre 1947) publia, en primeur, le poème Barbare (Soleil cou coupé) qui appela le commentaire suivant du rédacteur en chef, Madeleine Rousseau[8] :

« … il est bien évident qu’écrite [la poésie] par un Noir, elle est avant tout destinée aux Noirs dont elle dit l’appel revendicateur. Mais elle ne saurait nous laisser indifférents, d’bord parce qu’elle utilise la forme qu’ont créée les poètes de notre temps, mais aussi parce qu’elle exprime est pour nous un avertissement qui nous rend sensible à la réalité brûlante du mal colonial »

Et la sculpture ! La poésie d’Aimé Césaire inspira aussi ces maîtres de la forme et du volume que sont les sculpteurs. Citons, notre amie tant regrettée, la sculptrice Simone Boisecq (1922-2012) qui nous offrit Soleil cou coupé, illustrant la couverture de l’un de nos livres[9]. Plusieurs sculptures de Simone Boisecq se réfèrant à des poèmes d’Aimé Césaire, notamment La Roue (Soleil coupé) et plusieurs Soleils [10]dont elle fit la lumineuse figure emblématique de la poésie césairienne[11].

 

Comment Césaire a-t-il rencontré Wifredo Lam et Pablo Picasso ?

D’abord Wifredo Lam. Remontons l’histoire, en 1938. Wifredo Lam, venant de Cuba en passant par l’Espagne, s’installe à Paris où il rencontre Picasso, rencontre primordiale pour le jeune peintre qui, ému, lui remet la lettre de recommandation du sculpteur Manolo Hugué.

« Même si tu n’étais pas venu avec la lettre de Manolo dans ta poche, lui dit Picasso, je t’aurais vu dans la rue et je me serais dit : – Je veux être l’ami de cet homme ».

Picasso ouvre toutes grandes, au jeune Wifredo, les portes des cénacles artistiques et littéraires parisiens. Il est introduit au sein du mouvement surréaliste et côtoie André Breton et Benjamin Péret

1940 – La grande débâcle. C’est l’épisode de Marseille. Lam rejoint ses amis surréalistes au Château Air-Bel accueillis par l’Américain Varian Fry et aidés matériellement par l’Emergency Rescue Commitee.[12]

1941 : Wifredo Lam quitte l’Europe en crise, pour rejoindre Cuba et les États-Unis avec tous ses autres compagnons, Breton, son épouse Jacqueline et sa fille Aube, Pierre Mabille, Marc Chagall, Max Ernst, Jacques Hérold, Victor Brauner, Claude Lévi-Straus. À l’escale de la Martinique, en avril 1941, se situe la fameuse rencontre entre Aimé Césaire et André Breton qui lui présenta son ami artiste peintre, Wifredo Lam. La rencontre de ces deux hommes, Aimé et Wifredo, de ces deux consciences blessées, relève tout simplement  d’un prodigieux “hasard objectif”.

Le passage de Wifredo est signalé dans la revue Tropiques. Le peintre est cité à plusieurs reprises et Tropiques ouvre ses colonnes à un important article de Pierre Mabille, intitulé La Jungle. Aimé Césaire signe un article  Introduction à un conte de Lydia Cabrera, dans la revue Tropiques.

Nous citons la revue Tropiques.

Tropiques, n°2, juillet 1941, p.77 :

Nouvelles : … À la Martinique :

Saluons également le passage de Wifredo Lam, l’étonnant peintre nègre cubain chez qui on trouve en même temps que le meilleur enseignement de Picasso, les traditions asiatiques et africaines curieusement et génialement mêlées.

Tropiques, n°6-7, février 1943, pp.61-62 :

Revue des revues – Correspondances.

 

* * *

 

Wifredo Lam.

En octobre dernier, l’exposition à New York des gouaches de W. Lam a eu le succès qu’elle méritait.

Voici un article de Pierre[13], – ce grand ami de Picasso, – qui fit connaître à Paris, l’œuvre de W. Lam.

« Un jour, il ya longtemps, très longtemps, un an peut-être avent cette guerre que les Américains appellent World War II, j’étais comme chaque soir à la terrasse d’un café qui s’appelait « Le Flore » dans une ville qui s’appelait Paris auprès de Picasso et son entourage familier.

Nous étions là, très serrés les uns près des autres dans cette atmosphère de malaise qui précède les cyclones, celles que sentent toutes les bêtes et quelques hommes… Picasso appela : Lam ! et je vous vis arriver, grand, très mince, vos longs bras terminés par de longues mains très fines. Votre visage d’Africain dessiné par un chinois raffiné et subtil, votre épingle de tête, coiffé d’un moelleux casque matelassé de ouate noire ! Vous ne saviez que quelques mots de français et sembliez très intimidé. C’est ainsi Lam, que je vous connus, que je sus que vous étiez peintre. Sur l’insistance de Picasso, je visitais votre atelier.

Quand on doute ou quand on est mis en présence d’une œuvre inconnue, on cherche à étayer un jugement, à le baser et je dis à Picasso : il est influencé par les nègres ! Picasso, furieux me répondit avec brusquerie : « Il a le droit, lui « Il est Nègre ! ».

Votre art n’était pas nouveau pour moi, cependant, je l’attendais. Depuis longtemps, je vivais entouré de sculptures pahouines de crânes ornementés de masque de la Côte d’Ivoire, de fougères arborescentes des Nouvelles-Hébrides, de flotteurs sculptés de Papouasie, de fétiches désolés de l’île de Pâques. Attiré par la beauté plastique des uns, par l’invention et par le mystère étrange des autres, j’aimais toucher quelquefois avec des précautions de chat, cette magie concrétisée.

Picasso, témoin anticipateur des convulsions d’un monde, Miro, l’homme des cavernes ont appuyé, vérifié, confirmé leur vision sur ces bois mystérieux.

Ébloui par les dernières fusées joyeuses qui s’élancent des pinceaux de Bonnard et de Matisse, bouquet final d’un grand feu d’artifice. Un monde tire son chapeau et s’en va…

Depuis plus d’un demi-siècle, sournoisement, à pas feutrés, l’homme de l’Extrême-Orient d’abord, l’Aztèque et le Maya, l’Africain et le Papou s’approchent de l’homme blanc.

Degas, Lautrec, Van Gogh se penchent sur Hok’Sai et sur Outamarro ; Matisse qui les suit examine de son regard de juge derrière ses lunettes à fine monture, l’artisan de Perse, l’ornemaniste arabe. Picasso et les Fauves s’entourent de divinités des rivières du Sud, des pagnes de Nouvelle-Guinée, vivent dans une atmosphère de sorcellerie. Et pas seulement pour des raisons plastiques.

Je repars à la guerre. Après la une, la deux. Elles m’amènent exsangue, désemparé ici chez vous Lam ! Je vous retrouve toujours plus maigre, plus long, dégingandé, dressant aux cieux vos longues branches si minces. Vos yeux roulent du profond au traqué. Vos silences donnent place à une volubilité excessive.

Comme Aimé Césaire, votre frère dont vous m’avez fait connaître les cris les plus déchirants qui soient sortis d’un cœur d’homme depuis Rimbaud, ces appels sourds du tam-tam issus des profondeurs de l’homme et de la forêt, je pense Lam, que vous avez beaucoup, beaucoup à dire.  Pierre.

Havane, 4 août 1942.

* * *

Et Picasso ? À quel moment et en quel lieu se tint  la première  rencontre du poète Césaire avec Pablo Picasso ? Tout d’abord, le premier contact sembla se faire indirectement, lors de la visite,  en Martinique, du grand marchand d’art français, Pierre Loeb, en 1945, qui, le premier, reconnut le talent de Wifredo Lam et exposa ses œuvres avec celles de Picasso, en 1939, à la Perls Gallery de New York. Ami des surréalistes, André Breton, Antonin Artaud, Jean Arp, Éluard, Pierre Loeb rencontra Aimé Césaire  lors d’un séjour à la Martinique. Il y prononça une conférence, au Lycée Schœlcher, en mai 1945 : La peinture et le temps présent :

« Le grand artiste est un historien. Il est le reflet de son temps. S’il a du génie, il est alors prophète. C’est un homme d’action… Antilles, croisée des chemins, où, ici même, à l’autre extrémité de la chaîne, jaillit la voix d’un grand poète, Césaire. Antilles, creuset de races, rencontre de civilisations, Antilles, point de départ d’élans nouveaux jeunes et forts, tandis qu’en France où Picasso depuis 45 ans choisit de vivre, se fait aussi l’Histoire, l’union, peut-être grâce à ce prodigieux génie des tendances encore indistinctes, opposées, antinomiques, même »[14]

Denise Loeb, la sœur de Pierre Loeb, se rendit à la Martinique, en 1948, à l’invitation d’Aimé Césaire. Celui-ci dédia  à Pierre Loeb le poème Cheval (Soleil cou coupé). Pierre Loeb connaissait bien Picasso  dont il exposait les œuvres et il est fort probable qu’il en entretint Aimé Césaire.

En outre, Wifredo Lam lui-même, sous l’aile désormais de Pierre Loeb, et de retour à Paris en juillet 1946, dut sûrement inviter son ami le poète et député Aimé Césaire à rencontrer Pablo Picasso, d’autant plus que les y incitaient l’inspiration communiste et l’esprit de révolte qui habitait les deux hommes.

Par ailleurs, Michel Leiris faisait partie du cénacle Picasso, Lam, Éluard, Matisse, Léger, Braque, Miro, Tzara… Il rencontra Aimé Césaire, à Paris, en 1945, lors de la fondation de la revue Présence africaine avec Alioune Diop.

« Mon amitié très vite étroite avec Césaire date de 1945 ou 1946, peut-être même de 1947. J’avais fait sa connaissance par Pierre Loeb, le marchand de tableaux. Je devais le connaître depuis peu près d’un an quand j’ai fait mon premier voyage aux Antilles, à l’occasion du Centenaire de la révolution de 1848 »[15]

La rencontre, bien identifiée, du jeune député Aimé Césaire, tout ébouriffé de sa jeune vocation communiste, avec Pablo Picasso, au faîte de sa gloire, eut lieu au cours du Congrès  mondial des intellectuels pour la paix de Wroclaw (25 au 28 août 1948)[16]. Ils visitèrent ensemble les camps de la mort d’Auschwitz et de Birkenau. C’est au cours de ce congrès, au cours d’une conversation à huit voix, qu’Aimé Césaire exposa avec ferveur sa conviction,  qui apparaît déjà comme les prémices de la Lettre à Maurice Thorez (24 octobre 1956) :

Pour nous, les Noirs… l’art c’est la manifestation de notre vie en tant que race, de la nécessité où nous sommes de lutter pour nous faire reconnaître… Mais vous comprenez, nos poèmes, même quand ils paraissent en appeler à la seule pitié, exprimer la seule angoisse, disent une chose… disent que nous sommes des Noirs, mais avant tout des hommes égaux de tous les autres hommes, et cela compte seul ; et nous voulons aussi avoir notre place dans les trains que vous exaltez, les trains que vous lancez sur les rails de votre orgueil: le train de la liberté, le train de l’égalité, le train de la fraternité. Ah ! je ne peux pas oublier le poème du noir Langston Hughes « Dieu ! ce que je l’ai attendu, le train de la Liberté… Y aura-t-il un blanc qui hurlera : « En arrière ! Les nègres n’ont pas à baguenauder sur la voie de la liberté ! » Ne croyez-vous pas que ce poème est une arme de combat ? L’art est un grand instrument de combat pour la seule paix possible, celle qui n’est pas  réservée à certaines couleurs de peau…[17]

 

« Rencontre du Volcan et du Minotaure…convergence amicale … convergence politique… »[18]

La profession de foi du poète ne pouvait que le rapprocher de l’artiste peintre : … poème arme de combat… L’art grand instrument de combat… L’osmose est parfaite entre les deux hommes, osmose vivifiée de manière éclatante par leur dévotion à l’Afrique,  sa mémoire blessée et son génie créatif. Pablo Picasso proclame cette ardente vocation politique de l’art comme Césaire la proclame pour la poésie :

« Que croyez-vous que soit un artiste ? Un imbécile qui n’a que des yeux s’il est peintre, des oreilles s’il est musicien, ou une lyre à tous les étages du cœur s’il est poète ? Bien au contraire, il est un être politique constamment en éveil devant les déchirants, ardents ou doux évènements du monde »[19]

Ces multiples convergences, cette harmonie des consciences entre le peintre et le poète se concrétisèrent par l’exceptionnelle édition de Corps perdu d’Aimé Césaire, illustré par Picasso, en tirage limité aux Éditions Fragrance, avec 32 eaux-fortes de Picasso, à Paris, en 1949. Cet ouvrage vient, heureusement, d’être intégralement publié, sous une forme abordable autorisant une grande diffusion[20]. Le frontispice est orné de la célèbre eau-forte et pointe sèche de Picasso représentant la tête noire du poète ceinte des lauriers de la Renommée.

 

Ainsi, grâce à de multiples contacts, d’heureuses rencontres, se tissa  un réseau littéraire et artistique autour d’Aimé Césaire, réseau aux linéaments internationaux comme le montre le  surprenant itinéraire du poème Lettre de Bahia-de-tous-les-saints (Noria), poème repris chez plusieurs éditeurs, Werner Spiess, Stuttgart, 1965, Présence africaine, 1973, Désormeaux,1976, Seuil,, 1994, 2006, Imprimerie nationale,1996.

Ainsi, ce poème  apparut pour la première fois, au retour d’un voyage d’Aimé Césaire au Brésil[21], sous le titre « Prose pour Bahia de tous les Saints » dans un ouvrage collectif intitulé « Pour Daniel Henri Kahnweiler »  publié en 1965 aux éditions Werner Spies, Hatje, Stuttgart puis repris par Lilyan Kesteloot et Bernard Kotchi in : Aimé Césaire, l’homme et l’œuvre, Présence africaine, 1973, p.90-91.

Une question s’impose : pourquoi ce poème, Lettre de Bahia-de-tous-les-saints fut-il, pour la première fois, publié en Allemagne, en 1965 ? Ce fait s’explique par le réseau intense de  relations qui unissaient à cette époque, Aimé Césaire, Wifredo Lam, Michel Leiris, Pablo Picasso. Rappelons que Wifredo Lam, à son arrivée en France, fut immédiatement adopté par Pablo Picasso qui, en 1938, le présenta au célèbre galeriste d’art Henry Kahnweiler. Par ailleurs, Michel Leiris épousa la fille de Henry Kahnweiler, Louise, qui devint propriétaire de la galerie d’art. Ainsi, Aimé Césaire, avec les liens étroits qui le liaient à la fois à Pablo Picasso, Wifredo Lam et Michel et Louise Leiris, ne pouvait que participer à l’hommage rendu à Henry Kahnweiler à l’occasion de son 80ème anniversaire, en 1965. Cet hommage prit la forme d’un livre regroupant la participation d’un grand nombre d’artistes et de poètes de l’époque. La contribution d’Aimé Césaire, revenant de son voyage récent au Brésil, fut le poème Lettre de Bahia-de-tous-les-saints. Un exemplaire de ce livre somptueux fut offert à Aimé Césaire avec une dédicace d’Henry Kahnweiler comme l’atteste  la notice de mise en vente de cet ouvrage :

« Spiess (Werner) (éd.). Pour Daniel-Henry Kahnweiler. Stuttgart, Gerd Hatje, 1965. In-4, toile bleue d’éditeur, jaquette illustrée d’une lithographie de Picasso, étui. Édition originale de ce mélange publié à l’occasion du 80e anniversaire de Kahnweiler et auquel ont collaboré de nombreux artistes, écrivains et philosophes, musiciens, critique d’art, etc., tels que Brassaï, Picasso, Aimé Césaire, Derain, André Masson, Ponge… L’ouvrage comporte de nombreuses illustrations et fac-similés d’autographes, dont 9 lithographies de Picasso, Élie Lascaux, Beaudin, André Masson, Suzanne Roger, Eugène de Kermadec, Yves Rouvre et Sébastien Hadengue. On compte deux lithographies de Picasso, la première sur la couverture. Un des 200 exemplaires de tête, celui-ci faisant partie des 100 réservés aux amis et collaborateurs, COMPRENANT UNE SUITE À PART DE NEUF LITHOGRAPHIES IMPRIMÉES SUR RIVES ET SIGNÉES PAR LES ARTISTES PRÉCIEUX EXEMPLAIRE D’AIMÉ CÉSAIRE, un des auteurs du recueil, portant un envoi amical de Kahnweiler, daté du 31 mars 1966. »

 

Le poème d’Absalon

Revenons à l’exposition actuelle Césaire-Lam-Picasso : Nous nous sommes trouvés.

Point d’orgue de l’année du centenaire de la naissance  d’Aimé Césaire, cette exposition  met en harmonie l’essence même des œuvres picturales de Picasso et de Wifredo Lam avec la poésie d’Aimé Césaire et, miraculeusement – « l’œil écoute »[22], ces œuvres se répondent en écho dans le violent chatoiement des couleurs, des formes, des rythmes, dialogues à la beauté hybride, à la fois picturale et scripturale. Le même idéal brûlait les âmes des artistes et du poète « non seulement la pensée de Césaire n’était pas étrangère à celle du peintre mais encore  pouvaient-elles, l’une et l’autre se renforcer réciproquement…Toute image, pour le peintre, se transforme en exorcisme, en arme – une arme pour tous.  Lam va y employer son art… sa volonté de lutter contre les pourrisseurs de la dignité rejoint celle d’Aimé Césaire, le poète des armes miraculeuses »[23]

Michel Herland nous présente une analyse sensible[24] de l’exposition du Grand Palais, à Paris, en 2011, « Année de l’Outre-mer » pilotée par Daniel Maximin, en des termes valables à l’identique pour l’Exposition actuelle de la Fondation Clément, en Martinique.

Il y est mentionné, notamment, une célèbre promenade en forêt d’Absalon qu’Aimé et Suzanne Césaire, accompagné de René Ménil et Georges Gratiant, offrirent à leurs amis, André et Jacqueline Breton, Wifredo Lam et André Masson. La forêt d’Absalon est l’un des plus beaux sites martiniquais, au nord de Fort-de-France, non loin des pitons du Carbet, du Jardin de Balata et du bourg de Colson – forêt d’une prodigieuse exubérance, voûte selvatique d’une touffeur parfumée de mousses, de fleurs profuses, de flaveurs exotiques, sylve baignant dans une lumière tamisée et une humidité profuse – authentique délire végétal. Les pluies y sont fréquentes et fort abondantes. La promenade des amis se fit sous une pluie battante.

André Breton et André Masson furent sensibles à la beauté d’exception de ce site qu’ils évoquèrent dans leur Dialogue créole[25] :

« Regarde cette tache blanche là-haut, on dirait une immense fleur… la forêt nous enveloppe ; elle et ses sortilèges, nous les connaissions avant d’être venus. Te souviens-tu d’un dessin que j’ai intitulé “délire végétal” ? Ce délire est là, nous le touchons, nous y participons… Oui, notre cœur est au centre de cet enchevêtrement prodigieux. Quelles échelles pour le rêve, ces lianes implacables ! ces branches, quels arcs tendus pour les flèches de nos pensées !… Oui, précipices, gouffres, cette splendide sylve est aussi un puits… Vois, ces explosions de bambous sont comme enveloppées de fumantes vapeurs, et les sommets des mornes sont enturbannés de nuées si lourdes… Emportons symboliquement la fleur du balisier belle comme la circulation du sang du plus haut au plus bas des espèces, les calices emplis jusqu’au bord de cette lie merveilleuse… »

 

Mais sait-on qu’Aimé Césaire fit une chronique de cette promenade en forêt d’Absalon ? – chronique sous forme d’un poème : Il s’agit du poème Femme d’eau- Nostalgique[26]

Ce poème subit plusieurs avatars. Il parut pour la première fois dans la revue Tropiques (n°6-7, février 1943) sous le titre Femme d’eau, en compagnie de trois autres poèmes, Entrée des amazones (dédié à Pierre Aliker), Fantômes à vendre (dédié à Georges Gratiant) et Tam-tam de nuit.

Ce poème faisait partie du recueil  Colombes et menfenils qu’Aimé Césaire adressa à André Breton, résidant à New York, par son envoi du 24 août 1945.

Femme d’eau fut repris en 1946 aux éditions Gallimard sous une  forme réduite à 10 vers.

Il reparut limité à 7 vers, aux éditions Gallimard, en 1970 sous un nouveau titre, Nostalgique.

 

Version Tropiques : Femme d’eau

le globuleux ronronnement voyagé par l’emmêlement fumeux des arbres à pain
je le perce sous le sein de son sang d’oiseau mouche et de musique d’eau de pluie
et je le recueille sur ma vitre dépolie de vent extatique
ô lances de nos corps de vin pur
vers la femme d’eau passée de l’autre côté d’elle-même
aux sylves de nèfles amollies
cheval cheval corrompu cheval d’eau vive
tombée fatale de pamplemousses tièdes
sur la ponte novice des ciels
davier de lymphes amères
nourrissant d’amandes douces d’heures mortes et de stipes[27] d’orage
de grands éboulis de flamme ouverte
la lovée massive des races nostalgiques

 

Version Gallimard 1946 : Femme d’eau

ô lances de nos corps de vin pur
vers la femme d’eau passée de l’autre côté d’elle-même
aux sylves de nèfles amollies
cheval cheval corrompu cheval d’eau vive
tombée fatale de pamplemousses tièdes
sur la ponte novice des ciels
davier de lymphes amères
nourrissant d’amandes douces d’heures mortes et de stipes d’orage
de grands éboulis de flamme ouverte
la lovée massive des races nostalgiques

 

Version Gallimard 1970 : Nostalgique

ô lances de nos corps de vin pur
vers la femme d’eau passée de l’autre côté d’elle-même
aux sylves de nèfles amollies
davier de lymphes amères
nourrissant d’amandes douces d’heures mortes et de stipes d’orage
de grands éboulis de flamme ouverte
la lovée massive des races nostalgiques

 

Première constatation : le poème rétrécit le long des années, passant de 13 à 7 vers, par suppression de segments sans aucun changement de forme.

Pourquoi ces variantes ? à quel choix obéit cette suppression qui ne semble obéir à aucune pression éditoriale ?

La rencontre de Breton et Césaire, en 1941, à Fort-de-France scella une amitié profonde entre les deux hommes, entre les deux couples, André-Jacqueline, Aimé-Suzanne, amitié qui se concrétisa par des envois de poèmes aussitôt publiés. André Breton, à New York, ouvrit son ami Aimé Césaire l’accès des éditions Hémisphères et VVV   et  Breton se vit offrir les pages de Tropiques. C’est ainsi que parut,  en avril 1942, dans Tropiques, son poème intitulé La lanterne sourde et que Césaire, dans ce même numéro, lui dédia  son texte En guise de manifeste littéraire :

 

La lanterne sourde

 

À Aimé Césaire, René Ménil,
Georges Gratiant à qui je dois
cet après-midi inoubliable

 

« Et les grandes orgues c’est la pluie comme elle tombe ici et se parfume : quelle gare à l’arrivée en tous sens sur mille rails, pour la manœuvre sur autant de plaques tournantes de ses express de verre ! À toute heure elle charge de ses lances blanches et noires, des cuirasses volant en éclats de midi à ces armures anciennes faites des étoiles que je n’avais pas encore vues. Le grand jour des préparatifs qui peut précéder la nuit de Walpurgis au gouffre d’Absalon ! J’y suis ! Pour peu que la lumière se voile toute l’eau du ciel pique aussitôt sa tente, d’où pendent les agrès du vertige et de l’eau encore s’égoutte à l’accorder des hauts instruments de cuivre vert. La pluie pose ses verres de lampe autour des bambous, aux bobèches[28] de ces fleurs de vermeil agrippées aux branches par des suçoirs, autour desquelles il n’y a qu’une minute toutes les figures de la danse enseignées par deux papillons de sang. Alors tout se déploie au fond du bol à la façon des fleurs japonaises puis une clairière s’entr’ouvre : l’héliotropisme y saute avec ses souliers à poulaine et ses ongles vrillés. Il prend tous les cœurs, relève d’une aigrette la sensitive et pâme la fougère dont la boucle ardente est la roue du temps. Mon œil est une violette fermée au centre de l’ellipse, à la pointe du fouet. »

André BRETON

 

La promenade des amis au gouffre d’Absalon se fit donc en avril 1941, un  « après-midi inoubliable », sous une pluie diluvienne. Il pleuvait des hallebardes pour reprendre l’expression populaire.

Cette promenade inspirée, sous la pluie et la sylve opulente de la Fontaine Absalon est contée par André Breton dans son dialogue avec André Masson, “Le dialogue créole”[29].

Au reçu de ce poème, La lanterne sourde, d’André Breton, Aimé Césaire répondit par son poème Femme d’eau. Le titre ne pouvait être mieux choisi pour évoquer cette promenade diluviale

De ce fait, Femme d’eau est la réponse poétisée d’Aimé Césaire au poème que lui a envoyé André Breton, ce qui est confirmé par la lettre du 20 avril 1942 : … merci pour votre beau poème “La lanterne sourde”… cette admirable vallée d’Absalon, nous ne la revoyons plus qu’avec vous et par vous : un des rares coins qui font que ce pays est encore supportable…[30]

Cette promenade inspirée, sous la pluie et la sylve opulente de la Fontaine Absalon est contée par André Breton dans son dialogue avec André Masson, “Le dialogue créole” (op.cit. pp.29-30)

« … attention le sol est mouillé, glissant, les feuilles sont vernies… Vois, ces explosions de bambous sont comme enveloppées de fumantes vapeurs, et les sommets des mornes sont enturbannés de nuées si lourdes… »

La pluie qui les enveloppe est clairement désignée dans le poème la Lanterne sourde :

« … toute l’eau du ciel pique aussitôt sa tente, d’où pendent les agrès du vertige et de l’eau encore s’égoutte à l’accorder des hauts instruments de cuivre vert. La pluie pose ses verres de lampe autour des bambous… »

Le texte de Breton, La lanterne sourde, est de lecture aisée avec une imagerie métaphorique clairement traductible à nos sens : un paysage selvatique dense, une végétation profuse, entremêlée, filtrant la lumière solaire à travers le prisme de la pluie, ambiance  indécise, diffuse, chimère de jour et de nuit, de lumières et de ténèbres, à la fois – atmosphère humide et blême qui évoque un sabbat de sorcières, d’où l’image étonnante de nuit de Walpurgis au gouffre d’Absalon. Tradition germanique et nordique la Nuit de Walpurgis célèbre la fin de l’hiver et de la nuit et la naissance de l’aube et du printemps. C’est aussi un sabbat de sorcières, célébration sulfureuse de la reconquête de la Lumière.

Notons le fait que les instances narratives de  La lanterne sourde,  se trouvent dans le poème de Paul Verlaine, Nuit du Walpurgis classique[31]

« … Et voici qu’à l’appel des cors
S’entrelacent soudain des formes toutes blanches,
Diaphanes, et que le clair de lune fait
Opalines parmi l’ombre verte des branches…
… S’entrelacent parmi l’ombre verte des arbres…
… et tressautant
Comme dans un rayon de soleil les atomes,
Et s’évaporant à l’instant
Humide et blême où l’aube éteint l’un après l’autre
Les cors… »

 

Aux visions  verlainiennes  répondent les images bretoniennes de La lanterne sourde où, dès le titre, apparaît le contraste de cette lumière assourdie, lueur indécise à l’éclat filtré et ambigu : … la lumière se voile… Parfaitement rendue est la diaphanéité de l’atmosphère mélange tiède et indécis d’eau et d’air – L’entrelacement végétal noté par Verlaine, est aussi relevé par Breton comme des corps enlacés dans l’étreinte d’une danse : … ces fleurs de vermeil agrippées aux branches par des suçoirs…les figures de la danse enseignées par deux papillons de sang[32]

La profusion végétale est majeure chez les deux poètes, Verlaine et Breton, soutenue par des images d’ombres vertes, de fleurs de vermeil… fleurs japonaises, bambous, fougère, sensitive…

 

Et Aimé Césaire… avec sa Femme d’eau… Nous retrouvons les mêmes variations imagières, métaphores  lumineuses, hydriques, vaporeuses. Le poème, comme son semblable bretonien, ruisselle d’images liquidiennes. L’eau est omniprésente sous sa forme avérée et sous forme de métaphores elliptiques et de référents aquatiques. Le titre Femme d’eau, lui-même, souligne la pluie féminisée, cette pluie que Breton nomme clairement dans son poème “La lanterne sourde” :

« Et les grandes orgues c’est la pluie comme elle tombe ici… toute l’eau du ciel pique aussitôt sa tente… la pluie pose ses verres de lampes autour des bambous… »

En fait, cette Femme d’eau, c’est la pluvieuse Martinique.

Le poème s’ouvre sur une image sonore liée à la profusion végétale :

…le globuleux ronronnement voyagé par l’emmêlement fumeux des arbres à pain

Il s’agit du martèlement continu des gouttes de pluie (les globules) sur les larges feuilles de l’arbre à pain, arbre que l’on trouve à profusion dans ce décor d’Absalon, – région pluvieuse et si humide que les opulentes voûtes de cette sylve tropicale paraissent embrumées (…emmêlement fumeux des arbres à pain) – ambiance de touffeur tropicale.

Notons que le poème de Breton, “La lanterne sourde”, s’ouvre aussi sur une image sonore :

« Et les grandes orgues c’est la pluie comme elle tombe ici… », formule familière de verticalité et de linéarité que l’on retrouve dans l’expression commune, “la pluie a sorti ses grandes orgues” ou encore « il pleut des hallebardes », pour désigner une pluie diluvienne.

Les images d’entrelacement vaporeux que nous avons relevées chez Verlaine et Breton, se retrouvent quasiment à l’identique chez Césaire, dès l’entrée du poème Femme d’eau :

le globuleux ronronnement voyagé par l’emmêlement fumeux d’un arbre à pain…

La musique, chez Breton, s’empare de la pluie et compose une fanfare avec cette « eau [qui] encore s’égoutte à l’accorder des instruments de cuivre vert »l’exécutant de cette symphonie étant le feuillage de cette masse végétale (l’instrument de cuivre vert) –

Notons qu’à l’ »instrument de cuivre vert » de Breton, répondent le  « cor » de Verlaine et la musique d’eau de pluie de Césaire.

Cet appel de la musique diluvienne trouve son écho dans le vers césairien :

le globuleux ronronnement… je le perce sous le sein de son sang d’oiseau mouche et de musique d’eau de pluie et je le recueille sur ma vitre dépolie…

De quelle vitre dépolie s’agit-il ? La scène se déroulant en pleine nature, il ne peut s’agir de la vitre d’une fenêtre, pas plus que de la vitre d’une automobile. Peut-être plus simplement du verre de lunettes que portait le poète. Et à l’image césairienne de la vitre dépolie répond l’écho d’André Breton : « la plume pose ses verres de lampe autour des bambous ».

Une curieuse image de lance apparaît dans les deux poèmes :

– André Breton, “La lanterne sourde” :

« À toute heure elle charge de ses lances blanches et noires, des cuirasses volant en éclats de midi »

 – Aimé Césaire, Femme d’eau :

… ô lances de nos corps de vin pur
vers la femme d’eau passée de l’autre côté d’elle-même

La symbolique pluviale se nourrit de la verticalité du trait. Cette image de lances répond au trait de pluie, la traînée verticale tracée par la goutte d’eau tombante. Le mot lances employé au pluriel est la vision métaphorique de la pluie qui tombe, en faisceaux denses. Cette image est fréquente, en poésie. Outre Victor Hugo, Baudelaire y a succombé lorsqu’il compare les traînées de pluie aux barreaux d’une prison :

« Quand la pluie étalant ses immenses traînées
D’une vaste prison imite les barreaux … »(Les fleurs du mal, Spleen)

Saint-John Perse s’y laisse aussi aller lorsqu’il évoque « le banyan de la pluie [qui] prend ses assises sur la ville »[33] – les racines aériennes du ficus-banyan plongent vers le sol en faisceaux compacts semblables à la pluie tombant en traits serrés.

Les mêmes termes, le même lexique, les mêmes images apparaissent comme une connivence visionnaire entre Breton et Césaire :

À « l’enchevêtrement de ces arbres spécialisés dans la voltige… ces explosions de bambous sont comme enveloppées de fumantes vapeurs » de Breton,  répond l’emmêlement fumeux des arbres à pain.

À l’affirmation de Breton : « Oui, précipices, gouffres, cette splendide sylve est un puits », répond la formulation césairienne : … aux sylves de nèfles amollies

La fleur de balisier dont les bractées calicielles rouge vif s’écartent comme une poitrine qui s’ouvre, apparaît chez Breton et Césaire :

– André Breton :

La fleur du balisier, belle comme la circulation du sang… c’est par toute une grille d’elle que nous passerons à travers les flammes…

– Aimé Césaire :

grands éboulis de flamme ouverte…

 

Ce déchaînement d’images énigmatiques est un procédé classique du style césairien . Le déchaînement des mots répond au déchaînement végétal mais le désordre n’est qu’apparent car l’ensemble obéit à un ordre rigoureux. En effet, l’opulente sylve de la Fontaine Absalon est une véritable éponge chlorophyllienne, dédale végétal, écheveaux emmêlés de racines aériennes, de branches folles, le tout baignant dans une lumière crépusculaire et une touffeur embrumée.

Les formes et les volumes sont d’une superbe étrangeté, évoquant des êtres hybrides, chimères animales et végétales. Les métaphores césairiennes ne sont pas gratuites, fruit d’un quelconque automatisme, mais plutôt images transfigurées[34] …cheval corrompu cheval d’eau vive… répond probablement à une forme naturelle, fleur, arbre, rocher que l’imagination du poète transfigure en coursier. Selon notre hypothèse, il s’agit de la cascade bondissante de la Fontaine d’Absalon, eau vive avec sa crinière d’écume.

Le poème tout entier est une symphonie rupestre, aquatique et végétale, dont chaque note, d’apparence discordante, répond à une réalité tangible que le flux mental jailli des profondeurs, métamorphose en mystérieuse apparition. Il en est ainsi des nèfles amollies[35] et leurs amandes douces, des pamplemousses tièdes, des lymphes mères (la sève), les stipes[36] la lovée massive des races nostalgiques évoquant l’emmêlement serpentiforme des espèces végétales, prises au piège et enfermées dans leur propre opulence.

 

Pourquoi ce poème subit-il trois versions successives et deux titres différents ? Notons tout d’abord qu’il s’agit d’amputation et non d’ajout de texte. De plus, le texte maintenu ne subit aucune variation dans le choix des mots ou de la forme par rapport au texte initial. Le seul changement est une suppression portant sur la première moitié du poème, celle marquée par les vers, les plus longs, les plus lourds aussi. Aimé Césaire recherche la forme épurée, allégée.

Ce qui nous paraît le plus important est que la partie supprimée se rapporte à la description de la promenade pluvieuse avec Breton. Toutes les références métaphoriques relevant de la pluie sont gommées. Le titre même Femme d’eau, c’est-à-dire la pluie, disparaît remplacé par Nostalgique.

Ne s’agit-il pas, dès 1943, de la marque d’une prise de distance à l’égard d’André Breton, un rafraîchissement des relations si cordialement nouées, une amitié qui s’effiloche ? Intéressante, la remarque de Jean-Claude Blachère[37] :

« Tropiques n°5 voit paraître le dernier poème adressé par Breton à la revue antillaise, La lanterne sourde, offrande accompagnée de cette dédicace « À Aimé Césaire, René Ménil, Georges Gratiant, à qui je dois cet après-midi inoubliable » la phrase subit en 1948, une modification majeure ; Breton supprime « à qui je dois cet après-midi inoubliable ». Effacée, la dette ; tombée dans l’oubli, l’excursion amicale. Comme pour le poème dédié à Suzanne Césaire, on dirait que Breton veut gommer ce qu’il y a de trop affectif dans ses relations avec les jeunes Antillais et mettre à distance ses premiers enthousiasmes. »

 

André Breton, venant de Haïti, s’arrête en Martinique quittée cinq ans plus tôt, y prononce trois conférences, les 7, 8 et 10 mars 1946 et accorde une interview à la revue Jeunes Antilles, le 2 mars 1946. Il demeure en Martinique jusqu’à fin mars 1946

Dans Début d’une conférence à la Martinique, Breton rend un chaleureux hommage à « des jeunes hommes comme Monnerot, Yoyotte, Ménil, Léro, Thésée » et évoque « les raisons qui, d’un élan fraternel le portaient et ne cesseront de [le] porter vers Césaire, Ménil, Gratiant, Maugée… je tiens ici tout d’abord à assembler ces noms qui ne forment qu’une seule lueur à l’avant de ma vie…»[38] Cette phrase reste la seule allusion à Aimé Césaire, dans ce texte.

Au cours de sa sixième conférence d’Haïti[39], Breton se répand en commentaires fort amènes et répétés sur Marceline Desbordes-Valmore, Aloysius Bertrand, Baudelaire, Gérard de Nerval, Théophile Gautier, occultant totalement le nom de Césaire, son voisin immédiat, à Fort-de-France, bien que le souvenir d’Aimé Césaire restât vivace en Haïti, après son séjour de plusieurs mois, en 1944, et les huit conférences qu’il y prononça[40].

 

Faute de documents précis et datés, il est difficile de suivre l’effilochage des sentiments entre Aimé Césaire et André Breton.

En 1942, André Breton publie dans Tropiques son poème « La lanterne sourde” avec cette chaleureuse dédicace : « À Aimé Césaire, René Ménil, Georges Gratiant à qui je dois cet après-midi inoubliable »

La réponse d’Aimé Césaire est chaleureuse comme en témoignent les termes de sa lettre du 20 avril 1942.

En 1946, seconde édition de Femme d’eau. Le titre est conservé, mais on assiste à la première amputation. Exit le globuleux ronronnement… l’oiseau mouche… la musique d’eau de pluie…

En 1948, troisième amputation : le titre Femme d’eau disparaît pour être remplacé par Nostalgie. Pourquoi cette Nostalgie ?

À cette date, Aimé Césaire, par sa lettre du 6 octobre 1948, fait part à André Breton de son étonnement peiné à la réception de la  dédicace qui ouvre Martinique charmeuse charmeuse de serpents. La lettre s’achève sur d’authentiques mots de rupture évoquant un dissentiment existant entre les deux hommes, mais désaccord limité et purgé de toute pensée mesquine.

Quel est le motif de cette dissension ?

Et Jean-Claude Blachère ajoute, évoquant l’intervention de Césaire à la mort de Breton (28 septembre 1966, à Paris) :

« L’aspect convenu et attendu des qualificatifs employés par Césaire (« incarnation de la pureté, du courage et des plus nobles vertus de l’esprit ») ne faisait que renforcer, en apparence, le caractère trop ritualisé de ces déclarations et renforcer le sentiment qu’une amitié était morte »[41]

 

Alors, le titre même Nostalgie, effaçant Femme d’eau, se comprend : regrets d’une amitié perdue et peut-être même regrets d’une complicité factice ?

Et c’est ainsi que le bonheur enthousiaste d’une promenade sous la pluie en forêt d’Absalon, éclata en poèmes et ne résista pas à la griffure du temps.

 

Affiche "Césaire-Lam-Picasso" Expo Martinique

Affiche “Césaire-Lam-Picasso” Expo Martinique

Simone BOISECQ - Soleil cou coupé

Simone Boisecq – Soleil cou coupé

René Louise - La Roue

René Louise – La Roue

Simone Boisecq - Le Grand Midi

Simone Boisecq – Le Grand Midi

Jean Pons et Césaire

Jean Pons - Soleil cou coupé - Coll. personnelle René Hénane

Jean Pons – Soleil cou coupé – Coll. personnelle René Hénane

Jean Pons - Configurations - Coll. personnelle René Hénane

Jean Pons – Configurations – Coll. personnelle René Hénane

 

Jean Pons - Batouque

Jean Pons – Batouque

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 


[1] Cette exposition reprend les thèmes de : Césaire-Lam-Picasso « Nous nous sommes trouvés » Exposition au Grand Palais, Paris, du 16 mars au 27 juin 2011 – UNESCO – Commissaires généraux, Eskil Lam et Daniel Maximin, commissaire général de l’Année des Outre-mer 2011.

[2] pour reprendre l’heureuse expression de Dominique Brebion dans son remarquable mémoire de DEA : Les armes miraculeuses d’Aimé Césaire et les armes enchantées de Wifredo Lam ou le dialogue du scriptural et du figural ; GRELCA – Université des Antilles et de la Guyane, sous la direction de Roger Toumson, 1995-1996

[3] Yves Peyré, Peinture et Poésie, Gallimard 2001, pp.6-9.

[4] René-Louise : Lors de l’échange épistolaire avec Aimé Césaire, pour la préparation de notre étude « Aimé Césaire et le questionnaire de Proust » (Mondes francophones, 20-10-2012), à la question : Quel est votre peintre préféré ? Césaire répondit en commentant « Wifredo Lam » Puis il nous rappela peu après, en nous disant : « Ajoutez René Louise, dont j’aime beaucoup l’éclat d’or de son œuvre » – René Louise, peintre martiniquais, diplômé de l’École Nationale Supérieure des Beaux-Arts de Paris (section peinture), Docteur es arts plastiques de l’Université Paris VIII. Membre fondateur du groupe Fwomagé,  créations acryliques sur métal, notamment Éboulis et Moi, laminaire…

[5] Aimé Césaire. Pour regarder le siècle en face, sous la direction d’Annick Thébia-Melsan, Maisonneuve et Larose, 2000

[6] Jacqueline Leiner, « Quand un peintre rencontre un poète… », Aimé Césaire, Le terreau primordial, tome 2, Gunter Narr, 2003n, pp.23-24.

[7] Adams Kwateh, Le pinceau sur les traces de la plume, France-Antilles, jeudi 24 juin 1993.

[8] La même Madeleine Rousseau évoquée  par Aimé Césaire dans sa lettre à André Breton en date du 6 octobre 1948, lettre dans laquelle éclate sa fureur, traitant cette dame de « dangereuse aventurière » pour qui il n’a que « mépris et haine » !

[9] Aimé Césaire. Le chant blessé. Biologie et poétique. jean Michel Place, 1999 – 1ère et 4ème de couverture.

[10] voir : Simone Boisecq, Le sculpteur et ses poètes, par Valérie Lawitschka et Anne Longuet-Marx, Hölderlin Gesellschaft, Tübingen, 1999.

[11] Simone Boisecq offrit une sculpture monumentale, à la Ville de Fort-de-France qui, selon ses dires fut installée dans un établissement scolaire de la ville. Nous n’avons pu trouver trace de cette sculpture. Toute information, à cet égard, nous serait précieuse.

[12] voir le récit détaillé de cette période dans la remarquable relation qu’en fait Mary Jayne Gould dans son livre Marseille Année 40, préface d’Edmonde Charles-Roux, Phébus, 2001.

[13] Il s’agit de Pierre Loeb,

[14] Pierre Loeb, « La peinture et le temps présent », Tropiques, n°13-14, 1945, Éditions Jean-Michel Place, 1978, pp.247-261

[15] Michel Leiris, C’est-à-dire, Entretien avec Sally Price et Jean Jamin, Jean-Michel Place,1992, p.19.

[16]Anne Egger, vidéo http://www.myboox.fr/video/anne-egger-quand-picasso-illustre-corps-perdu-de-cesaire-6781.html

[17] Dominique Desanti, Nous avons choisi la paix, Pierre Seghers, 1949, pp.19-20.

[18] Anne Egger, « Rencontre du Volcan et du Minotaure », Césaire et Picasso, Grand palais, HC éditions, 2011, pp.9-23.

[19] Pablo Picasso, in : Aimé Césaire. Pour regarder le siècle en face, sous la direction  d’Annick Thébia Melsan, Maisonneuve et Larose, 2000, p.102

[20] Césaire et Picasso, RMN Grand palis, HC éditions, 2011.

[21] Aimé Césaire se rendit au Brésil en 1963 (Salvador et Bahia) pour participer à un congrès sur les cultures de l’homme noir, en compagnie de l’ethnologue dahoméen Alexandre Adande (Césaire et Picasso, HC éditions, 2011, p111)

[22] Paul Claudel, L’œil écoute – Introduction à la peinture hollandaise.

[23] Max Pol-Foucher, Wifredo Lam, Éditions du Cercle d’Art,1976, pp.180 et 188.

[24] Michel Herland, Picasso-Lam-Césaire : Triangle de la création, Mondes Francophones, 8 novembre 2012.

[25] André Breton, Martinique Charmeuse de serpents, Jean-Jacques Pauvert, 1972, pp.17-33.

[26] Présentation et analyse in : René Hénane, « Les armes miraculeuses » d’Aimé Césaire – Une lecture critique, L’Harmattan, 2008, pp.187-192.

[27] stipe : Tige ligneuse des plantes arborescentes qui se termine par un faisceau de feuilles.

Autre sens : en religion et histoire de l’art – Partie dressée de la croix de la Crucifixion, ou patibulum, portant à son sommet l’inscription INRE.

 

[28] bobèche : Disque légèrement concave adapté aux chandeliers et destiné à recueillir la cire qui coule des bougies

[29] André Breton, Martinique charmeuse de serpents, J.J.Pauvert, 1972, p.28.

[30] Aimé Césaire écrit à André Breton, le 10 janvier 1943, pour lui demander s’il a reçu le n°5 de Tropiques (avril 42). Il s’agit du numéro où figure le poème La lanterne sourde et le texte En guise de manifeste littéraire, dédié à André Breton.

[31] Paul Verlaine, « Poèmes saturniens », Œuvres poétiques complètes, La Pléiade, Gallimard, 1951, pp.55-56.

[32] papillons de sang : image classique de la fleur de l’hibiscus, rouge vif, aux pétales en ailes de papillon.

[33] Saint-John Perse,  Œuvres complètes, Pléiade Gallimard, 1960, p.191.

[34] exemple : … la fleur foudroyée en oiseau… (Le Grand Midi, Les armes miraculeuses). Il s’agit de la fleur strelitzia, encore appelée oiseau de paradis.

[35] nèfle amollie : aux Antilles et en Guyane, nèfle que l’on met à sécher pour l’amollir ; encore appelée parinari ou parinaire (Dictionnaire de Bescherelle)

[36] stipe : Nom masculin ; du latin stipes, tronc. Tronc des palmiers et des fougères arborescentes.

[37] Jean-Claude Blachère, « Breton et Césaire, flux et reflux d’une amitié », in : Aimé Césaire, Europe, n°832-833, août-septembre 1998, pp.146-159.

[38] André Breton,[Début d’une conférence à la Martinique], Œuvres complètes, tome III, Pléiade Gallimard, 1999, p.211.

[39]  ibid. André Breton, 6ème conférence d’Haïti, pp295-311.

[40] Conférences de Césaire à Haïti, en 1944 : 1er juin, Baudelaire, poète moderne – 7 juin, Les tendances de la poésie française – 15 juin, Le drame de Rimbaud –  6 juillet, conférence sur Mallarmé – 9 juillet, conférence sur Giraudoux – 6 septembre, conférence sur les manuels scolaires – 9 septembre, discours de clôture, école d’été – 28 septembre, Poésie et Connaissance, Congrès international de philosophie consacré aux problèmes de la connaissance – 14 décembre, Crise de la civilisation occidentale et le surréalisme. Société haïtienne d’études scientifiques (cité d’après Thomas Hale, p.175)

[41] Jean-Claude Blachère, op.cit. pp.157-158.