Mondes caribéens

Aimé Césaire : Une poésie de l’énigme ?

L’image poétique césairienne, avec sa puissance métaphorique et son opacité, est au centre de nos attentions car nous pensons que depuis Arthur Rimbaud aucune voix ne s’est élevée dans le champ poétique français, d’une telle souveraine beauté, d’une telle force et d’une telle fulgurance. La poésie d’Aimé Césaire est difficile et dit-on, hermétique. Trop souvent, l’analyse de l’image bute sur l’opacité du vers césairien.

Mais le mystère que recèlent les mots n’est souvent que la marque de notre propre ignorance. L’« hermétisme » qui est la marque de la poésie d’Aimé Césaire ne résiste pas à décodage approfondi ; et la connaissance des faits qui ont allumé l’imagination du poète se révèle après une recherche aussi attentive que patiente.

Nous proposons une définition de la célèbre image Soleil cou coupé, du mot verrition et de deux poèmes extraits du recueil Soleil cou coupé : Démons et Le coup de couteau du soleil dans le dos des villes surprises

1 – SOLEIL COU COUPÉ

Titre d’un recueil de poèmes d’Aimé Césaire, titre repris du poème d’Apollinaire Zone, extrait d’Alcools :

« Adieu Adieu
Soleil cou coupé »

Notons que Apollinaire avait initialement écrit « Adieu Adieu Soleil levant cou tranché » comme cela apparaît dans un poème publié dans les Soirées de Paris, en décembre 1912 (Pléiade p.1042) L’intention poétique paraît évidente : il s’agit bien d’une image de décapitation de l’astre solaire, image qui apparaît à plusieurs reprises dans la poésie d’Apollinaire et où la lune rejoint le soleil pour se faire trancher le cou (Alcools, “ J’observe le repos du dimanche ”, Pléiade p.133). La décapitation pullule en poésie apollinarienne. Nous la retrouvons dans deux autres poèmes d’Alcools :

Les têtes coupées qui m’acclament
Et les astres qui ont saigné
Ne sont que des têtes de femmes 
(Le brasier)

et :
Il vit décapité sa tête est le soleil
Et la lune son cou tranché (Les fiançailles)

Le lyrisme visionnaire, délirant et transgressif d’Apollinaire annonçait la poésie et la peinture surréalistes.

L’image de la décapitation apparaît aussi chez Aimé Césaire : rappelons-nous son poème Défaire et refaire le soleil, extrait de Soleil cou coupé :

« demeure faite d’on ne sait à quel saint se vouer
demeure faite d’éclats de sabre
demeure faite de cous tranchés »

Mais s’est-on avisé que “cou coupé” pouvait avoir un autre sens ?

Le cou coupé est un oiseau, de l’espèce gros-bec, une sorte de bouvreuil tropical, oiseau originaire du Sénégal ; c’est l’amadine fasciée ou amadina fasciata.

Pourquoi ce nom cou coupé ? car son plumage gris tacheté de blanc est marqué par une collerette de plumes rouges, collerette hémi-circulaire, ce qui lui donne l’aspect d’un oiseau égorgé.

Ajoutons que cet oiseau était très à la mode dans les milieux mondains, du temps d’Apollinaire, au début de ce siècle. L’écrivain Ludovic Halévy raconte dans ses Carnets, en 1908 (Alcools fut publié en 1913) : « Je suis venu tout exprès à Paris, pour ramener avec moi une charmante cou coupé, dans une petite cage »

Il est surprenant que l’oiseau cou coupé n’ait jamais été retenu par les commentateurs aussi bien d’Apollinaire que d’Aimé Césaire pour éclairer, en fonction de cette nouvelle acception du mot, le sens du titre Soleil cou coupé. Ce nom se trouve dans tous les dictionnaires et le cou coupé est décrit dans tous les traités d’ornithologie. Et il n’est pas exclu que le poète Aimé Césaire soit tombé et séduit par l’image de cet oiseau au sein des nombreuses encyclopédies qui composent son bureau.

Cela autorise une nouvelle vision de l’image césairienne : Soleil cou coupé – soleil oiseau – oiseau de feu – phénix – ce qui débouche sur le paradigme poétique de la destruction, de la mort et de la renaissance.

Amadine fasciée

2 – VERRITION

« c’est là que je veux pêcher maintenant la langue maléfique de la nuit en son immobile verrition »

C’est sur cette image énigmatique que s’achève le Cahier d’un retour au pays natal.

Je ne ferai pas l’historique connu de tous, de cette étrange verrition qui, depuis plus d’un demi-siècle, défie tous les commentaires.

Deux sens ont prévalu : du latin vertere, tourner, verrition désignerait un mouvement tournant, tourbillonnaire. Du latin verrere, balayer, verrition désignerait un mouvement de balayage, d’élimination.

André Claverie m’a fait part d’un entretien qu’il eut avec le poète, celui-ci lui indiquant que la verrition était “un mouvement tournant, mouvement ample, comme celui de l’esclave tournant la meule, l’esclave qui tourne dans la calebasse de son île”, en accompagnant ce propos d’un vaste mouvement circulaire d’embrassement. Témoignage précieux.

La définition qui m’a paru la plus pertinente a été celle de Jean-Claude Bajeux qui, dans son étude Antilia retrouvée, fait dériver verrition d’un vieux mot français qualifiant la transparence, la translucidité. J’ai adhéré à cette interprétation ayant retrouvé le vieux mot verri attesté par le Dictionnaire de l’ancienne langue française du IXème au XVème siècle de Godefroy (1895) : verri signifie ce qui est luisant comme du verre, diaphane. J’en ai déduit que verrition était la qualité de ce qui est verri, c’est-à-dire diaphane, translucide.

Mon hypothèse s’est avérée inexacte. En effet, verrition n’a rien à voir avec la transparence, la diaphanéité.

En fait, le mot verrition n’est pas d’Aimé Césaire.

Ce mot a été créé en 1825, par Anthelme Brillat-Savarin, dans son unique œuvre La Physiologie du goût.[1] Voici ce qu’écrit Brillat-Savarin , p.56-57 :

« La langue de l’homme, par la délicatesse de sa contexture, annonce assez la sublimité des opérations auxquelles elle est destinée. J’y ai, en outre, découvert au moins trois mouvements inconnus aux animaux et que je nomme mouvements de spication, de rotation et de verrition (du latin verro, je balaie) Le premier a lieu quand la langue sort en forme d’épi d’entre les lèvres qui la compriment ; le second, quand la langue se meut circulairement dans l’espace compris entre l’intérieur des joues et le palais ; le troisième (la verrition) quand la langue, se recourbant en dessus ou en dessous, ramasse les portions qui peuvent rester dans le canal semi-circulaire formé par les lèvres et les gencives »

Ceci fut écrit en 1825.

Ainsi la verrition définit le mouvement de la langue qui balaie les particules alimentaires nichées dans l’espace buccal entre les lèvres et les gencives.

Cette définition est pertinente avec la phrase terminale du Cahier : « La langue maléfique de la nuit en son immobile verrition »

Aimé Césaire a lu Brillat-Savarin et sa Physiologie du goût. Je pense en avoir deux preuves. D’une part, je suis allé rôder dans les rayonnages de la bibliothèque de l’École normale supérieure, cherchant les traces césairiennes et y ai retrouvé, entre autres, une vénérable édition de la Physiologie du Goût.

D’autre part, récemment, au cours d’un sympathique déjeuner chez Françoise Thésée, à Châtillon-sous-Bagneux, en compagnie de Lou Laurin Lam, Éliane Favier se souvient d’Aimé Césaire évoquant avec son ami Auguste Thésée, la figure de Brillat-Savarin et sa Physiologie du goût.

Le physiologiste que je suis ressent une certaine satisfaction en constatant que le mot le plus énigmatique du lexique césairien relève de la physiologie – une fois de plus !

Mais un peu désenchanté aussi car le mot perd son mystère. La verrition est un mouvement,somme toute, assez trivial. Nous pratiquons tous la verrition après avoir croqué des cacahuètes ou à la fin d’un repas. Et cela, nous l’ignorions.

Alors ? Une part de rêve s’envole ? Pas du tout ! car nous connaissons tous la gloire poétique dont la poésie césairienne revêt les termes les plus communs et cette “ langue maléfique de la nuit en son immobile verrition ” continuera encore longtemps à bercer notre imaginaire.

 

3 L’IMAGE ÉNIGMATIQUE “MONSTRUEUSE” 

AUTOUR DES POÈMES DÉMONS ET LE COUP DE COUTEAU DU SOLEIL DANS LE DOS DES VILLES SURPRISES

Notre essai de mise en lumière et de décryptage textuel de l’image poétique césairienne se poursuit, modestement, à petits pas,

« à petits pas de pluie de chenilles
à petits pas de gorgée de lait…»

Nous savons que l’image énigmatique n’est jamais gratuite, jamais arbitraire, dans la poésie d’Aimé Césaire et souvent notre impuissance devant le mystère de l’image n’est que le reflet de notre ignorance des sources.

Nous pensons aussi que la complexité du poème appelle l’humilité et la clarté du commentaire.

Ainsi le mot “monstre” qui apparaît à plusieurs reprises dans l’œuvre, notamment dans la lettre d’Aimé Césaire à Lilyan Kesteloot :

« En nommant les choses, c’est un monde enchanté, un monde de monstres que je fais surgir sur la grisaille mal différenciée du monde ; un monde de puissances que je somme, que j’invoque et que je convoque »

Monstres” est aussi le titre d’un poème de Moi, laminaire…

« le monstre… le sortant de ma poitrine j’en ferai un collier de fleurs voraces
et je danse Monstre je dansedans la résine des mots et paré d’exuvies
nu »

“monstre”apparaît encore dans le poème Tutélaire que le poète dédia à la mémoire de sa mère :

« dressée à les frapper au front et les faire reculer,
je ne vois que toi contre les monstres, jaillie »

Sans refaire le parcours étymologique complet ni son champ sémantique, retenons que le mot monstre désigne entre autres, les images fantastiques qui se forment dans l’imagination. Du latin monere qui signifie avertir, se souvenir (racine que l’on retrouve dans monument), monstre a une connotation divine car les Anciens regardaient les monstres comme des avertissements des Dieux.

Le monstre apparaît alors comme le produit d’une imagination débridée, libérée du carcan de la logique et de la raison, comme une échappée dans le domaine du mythe, dans le domaine des dieux. Et Césaire nous le dit : un monde enchanté… un monde de puissance que j’invoque et que je convoque

Nous trouvons le monstre césairien dans deux poèmes, entre autres, de Soleil cou coupé : Démons et Le coup de couteau du soleil dans le dos des villes surprises.

Démons :

Je frappai ses jambes et ses bras. Ils devinrent des pattes de fer terminées par des serres très puissantes recouvertes de petites plumes souples et vertes qui leur faisaient une gaine discernable mais très bien étudiée. D’une idée-à-peur de mon  cerveau lui naquit son bec, d’un poisson férocement armé. Et l’animal fut devant moi oiseau. Son pas régulier comme une horloge arpentait despotiquement le sable rouge comme mesureur d’un champ sacré né de la larme perfide d’un fleuve. Sa tête ? je la vis très vite de verre translucide à travers lequel l’œil tournait un agencement de rouages très fins de poulies de bielles qui de temps en temps avec le jeu très impressionnant des pistons injectaient le temps de chrome et de mercure

Déjà la bête était sur moi invulnérable

Au-dessus des seins et sur tout le ventre au-dessous du cou et sur tout le dos ce que l’on prenait à première vue pour des plumes étaient de lamelles de fer peint qui lorsque l’animal ouvrait et refermait les ailes pour se secouer de la pluie et du sang faisaient une perspective que rien ne pouvait compromettre de relents et de bruits de cuillers heurtées par les mains blanches d’un séisme dans les corbeilles sordides d’un été trop malsain

Aimé Césaire nous décrit une rencontre avec une bête monstrueuse, chimérique, faite de chair et de métal. La description imagée parle clairement à nos sens, aucune métaphore énigmatique n’interrompt le cours de la narration fantastique : un animal féroce aux pattes griffues, couvertes de plumes et pleines de mécanique, dont les ailes sont recouvertes de lamelles de fer…

C’est un avion !

Aimé Césaire fait un rêve éveillé. Il transfigure une situation réelle, vécue à l’état d’éveil, en image onirique.

Comme il le dit clairement « d’une idée-à-peur de mon cerveau lui naquit son bec » C’est donc bien une image angoissante qui germe dans son imagination : c’est un monstre.

En fait, le poète prend simplement l’avion sur un aéroport africain.

Pourquoi l’Afrique ? Parce qu’est évoqué le sable rouge, la latérite africaine.

Suivons le poète dans le déroulement kaléidoscopique des images de ce film imaginaire.

Cela commence par un coup de baguette magique :

« je frappai ses jambes et ses bras…»

La bête apparaît miraculeusement inquiétante avec ses “pattes de fer terminées par des serres très puissantes recouvertes de petites plumes…” C’est le train d’atterrissage de l’avion que le poète dans sa vision illusoire, perçoit comme des pattes de fer. La comparaison est évidente, voire banale. Les roues du train d’atterrissage sont recouvertes de plumes rouges et vertes. Certes ! Paradoxale logique de l’onirisme ! Les roues ne peuvent qu’être couvertes de plumes puisque l’avion est rêvé comme un oiseau. Eût-il été un poisson ou un félin, que ses pattes seraient recouvertes d’écailles ou de poils.

« d’une idée-à-peur de mon cerveau lui jaillit son bec, d’u poisson férocement armé » Les angoisses de l’enfant martiniquais surgissent des profondeurs de son imaginaire. C’est le “pouesson armé” des contes antillais, le poisson féroce qui tue “coulibri”.

Le rêveur englué dans les volutes de son imaginaire voit le monstre s’avancer. Il ne discerne pas sa forme : oiseau, poisson ? C’est un oiseau !

Le rêveur est au contact de la bête. Elle a une tête de verre translucide. C’est le cockpit avec ses hublots de verre, le cockpit plein de rouages mécaniques…

L’avion est animalisé. C’est une bête avec un ventre et des seins. Étrange cet oiseau possédant des seins ! En fait, on s’en doute, il s’agit des deux moteurs proéminents comme des seins de femme. Le ventre et le dos de l’animal, l’animal-avion, l’animavion, sont recouverts de lamelles métalliques que le poète prend encore pour des plumes.

L’imagination s’enfièvre, elle s’emballe ! Les immenses ailes battent. Logique de l’irrationnel ! Si cela avait été un poisson, le poète aurait vu palpiter les ouïes et battre les nageoires.

Voilà maintenant le rêveur dans le ventre de l’oiseau-avion. Que ressent-il confusément ? « une perspective », celle du couloir central. Il ressent des odeurs (« relents »), il entend des bruits de cliquetis des cuillers, des verres, des bouteilles, s’entrechoquant dans les secousses du chariot (« séisme »), le chariot de l’hôtesse aux « aux mains blanches »

« Séisme dans les corbeilles sordides d’un été trop malsain »

Étrange image ! En fait, l’œil attentif du poète a tout simplement remarqué que, dans les corbeilles (pas très propres, sordides, de sordes, la saleté ), des fruits trop mûrs, blets, abîmés par un « été trop malsain », étaient servis aux voyageurs.

Notons un autre détail : la présence insistante des couleurs rouge et vert. Les plumes sont vertes, le sable est rouge, le chrome et le mercure (le mercurochrome), les lamelles de fer couleur sang… Le rouge et le vert sont les couleurs emblématiques dominantes de quasiment tous les états africains, couleurs que l’on retrouve sur les étendards et sur les avions.

Démons. Pourquoi ce titre ? Aimé Césaire a toujours le souci du mot juste dont le sens est attesté par l’étymologie et l’histoire. Le sens originel du mot démon (daimon, en grec) désigne une force intérieure qui gouverne les consciences et donne une couleur propre aux affects, aux pulsions profondes de l’âme.

Comme le Démon de Maxwell des physiciens, comme le Démon de Socrate, comme le Démon de Baudelaire, le Démon de Césaire est cette voix intérieure directrice, cette énergie qui transporte l’être hors de l’espace rationnel et l’emporte vers les limbes de l’illusion et du rêve.

 

Autre poème “ monstrueux ” : Le coup de couteau du soleil dans le dos de villes surprises

Nous avons fait par ailleurs la lecture détaillée de ce poème au titre étrange et meurtrier[2]. La symbolique en est d’une grande richesse. Nous indiquons seulement les images-clés majeures qui permettent le décryptage du poème.

Le coup de couteau du soleil dans le dos des villes surprises         

 Et je vis un premier animal
il avait un corps de crocodile, des pattes d’équidé une tête de chien mais lorsque je regardai de plus près à la place des bubons c’étaient des cicatrices laissées en des temps différents par les orages sur un corps longtemps soumis à d’obscures épreuves
sa tête je l’ai dit était de chiens pelés que l’on voit rôder autour des volcans dans les villes que les hommes n’ont pas osé rebâtir et que hantent éternellement les âmes des trépassés
 et je vis un second animal
il était couché sous un bois de dragonnier des deux côtés de son museau de chevrotain comme des moustaches se détachaient deux rostres enflammés aux pulpes
et je vis un troisième animal qui était un ver de terre mais un vouloir étrange animait la bête d’une longue étroitesse et il s’étirait sur le sol perdant et repoussant sans cesse des anneaux qu’on ne lui aurait jamais cru la force de porter et qui se poussaient entre eux la vie très vite comme un mot de passe très obscène il s’étirait sur le sol perdant et repoussant sans cesse des anneaux…
alors ma parole se déploya dans une clairière de paupières sommaires, velours sur lequel les étoiles les plus filantes allaitent leurs ânesses
le bariolage sauta livré par les veines d’une géante nocturne
ô la maison bâtie  sur roc la femme glaçon du lit la catastrophe perdue comme une aiguille dans une botte de foin une pluie d’onyx tomba et des sceaux brisés sur un monticule dont aucun prêtre d’aucune religion n’a jamais cité le nom et d’une étoile sur la croupe d’une planète
sur la gauche délaissant les étoiles disposer le vever de leurs nombres les nuages ancrer dans nulle mer leurs récifs le cœur noir blotti dans le cœur de l’orage
nous fondîmes sur demain avec dans nos poches le coup de couteau très violent du soleil dans le dos des villes surprises.

Authentique récit “monstrueux” rempli de scènes fantasmagoriques avec des monstres hybrides, des chimères : un crocodile à patte de cheval et tête de chien maudit, une chèvre dont la tête s’arme de deux rostres, un ver immense, interminable, qui déroule ses anneaux sans fin.

Ce bestiaire monstrueux est-il hallucinatoire ? Non ! En fait, c’est la nuit, le poète regarde le ciel et voit les constellations dont les formes s’organisent selon un bestiaire céleste.

Le Crocodile est un saurien représenté par la Constellation du Lézard (Lacerta) Le Cheval, l’équidé, figure dans la Constellation de Pégase. Le Chien existe dans le ciel avec les constellations du Grand Chien et du Petit Chien. Le monstre au museau de chevrotain est la réplique de la constellation du Capricorne.

Quant à l’immense ver qui déroule ses anneaux, c’est la constellation du serpent. Il n’est pas jusqu’au bois de dragonnier qui n’évoque la constellation du Dragon.

Quels sont les mots-clefs évocateurs de la voûte astrale : d’abord d’authentiques termes d’astronomie : étoiles filantes, géantes nocturnes, planète. Ensuite des métaphores : la femme glaçon est la métaphore elliptique de l’Étoile polaire.

« les étoiles filantes allaitent leurs ânesses…» métaphore de la blancheur lactée : c’est la Voie Lactée, la Galaxie.

Pourquoi l’image des ânesses ? Rappelons-nous le lait d’ânesse si prisé de la femme de Néron, la belle Poppée qui devait son teint d’albâtre justement aux bains de lait d’ânesse.

Le poème s’achève sur une image d’une violence inouïe. La nuit déchirée, poignardée, s’éteint avec tout son cortège de constellations zoomorphes.

Le jour nuveau, “demain”, éclate sur un coup de couteau d’un soleil meurtrier et se répand comme un jet de sang “dans le dos des villes surprises”. Il est vrai que sous les Tropiques la nuit profonde est brutalement déchirée, éblouie, par l’éclat du jour. La ville s’éveille comme un dormeur secoué par le sursaut d’une nuit de cauchemar.

Le poète se résigne difficilement. Le charme de la nuit avec son ballet nocturne des constellations, est brutalement détruit par l’irruption du jour assassinant le rêve.

Cette image assassine du jour ou de la nuit apparaît à plusieurs reprises dans l’œuvre d’Aimé Césaire. Ainsi, le poème Au-delà (Les armes miraculeuses), la nuit assassine le jour :

« et des bandes réconciliées se donnèrent richesse dans la main d’une femme assassinant le jour »

Ainsi, ces deux poèmes Démons et Le coup de couteau du soleil dans le dos des villes surprises masquent dans l’énigme des images, un récit factuel, narratif, un récit vécu, un voyage en avion, une rêverie sidérale. Il ne s’agit pas d’un récit hallucinatoire car l’hallucination est une perception sans objet. Or, là, nous avons un objet. Il s’agit en fait, d’une illusion, c’est-à-dire de la perception métamorphosée d’un objet en un autre. Nous sommes en présence d’un “dérèglement de tous les sens” au sens rimbaldien qui transfigure le réel en “monstres”, en figures fantasmagoriques parées de toutes les magies et de tous les mystères de l’imaginaire poétique.

Par la métamorphose l’homme, brisant l’enveloppe charnelle, s’efforce d’accéder aux privilèges des Dieux. Il aspire à la divinité – souvenons-nous de l’étymologie : monstre, monere, l’avertissement des Dieux.

Et Aimé Césaire nous rappelle lui-même cet élan vers la déité lorsque citant Hölderlin, le poète fou, il nous dit : « Le poète est attentif à la trace des dieux enfuis »

 

[1] Brillat-Savarin – Physiologie du goût. Champs Flammarion 1982.

[2] Les Jardins d’Aimé Césaire. à paraître 2003