Mondes caribéens

DEUX INÉDITS MANUSCRITS D’AIMÉ CÉSAIRE, présentés et commentés par René Hénane et Dominique Ruelle

Rumination de caldeiras[2], le manuscrit – Nobody, le poème

 

René HÉNANE, Dominique RUDELLE[1]

 

***

Rumination de caldeiras : manuscrit recto

Rumination de caldeiras : manuscrit verso

Rumination de caldeiras : transcription diplomatique du manuscrit recto (Dominique Rudelle)

Rumination de caldeiras : transcription diplomatique du manuscrit verso (Dominique Rudelle)

 

I – RUMINATION DE CALDEIRAS[3]

(version définitive Le Seuil 1994)

 

de l’être et de la soif

arroi[4]

au demeurant délabré

 

alphabet en aboi

à l’heure où dans le vent

il y a squales de l’orage

fulgurant le temps d’un bond

l’argent de leur gorge

les incroyables renversements de cécropies[5]

à l’heure où dans le vent et parmi les feuillages

il y a de grands tournoiements de chamans et de hoquets

à l’heure où dans le vent

il y a toujours rattrapant de justesse

la colline qui s’éboule

à bras le corps

à bras de racines

le grand conjurateur

le plus puissant des ceibas[6]

l’athlète-fétiche d’une ville à détruire

à l’heure où dans le vent

il y a des frissonnements

mais aussi l’impossible angoisse nattée rouge

au cœur des balisiers

il n’est quand même pas trop tard

pour remonter le haut roulis des défis et des colères

le temps de relayer la patience des couleurs

dans la reptation des lianes

et l’humeur toujours hilare

des genèses sous-marines

 

1Présentation du texte : le manuscrit et ses variations.

(voir la présentation des manuscrits en fin de texte)

Le manuscrit autographe inédit a été trouvé, à l’ouverture par la famille des archives du poète, parmi les documents laissés dans sa maison de Fort-de-France.

Le poème Ruminations de caldeiras, a été publié pour la première fois en 1994 aux Éditions du Seuil, dans le recueil inédit intitulé Comme un malentendu de salut. Ce recueil  rassemble une série de poèmes écrits sur une longue période et éparpillés dans les archives du poète –  les témoignages convergent, notamment celui de Lilyan Kesteloot. Rumination de caldeiras, rédigé sur un papier vieilli et usé, voisine avec le poème à travers… qui semble plus récent car rédigé sur un papier à en-tête et icone de l’Assemblée nationale, encre bleue, plus jeunes,  si l’on juge à la qualité du papier. En l’absence de date précise, Rumination de caldeiras semble avoir été composé dans la décennie 1950-1960, plus probablement vers 1955, car ce poème voisine aussi avec un autre poème Fantasmes aisément datable qui évoque un épisode précis de la guerre d’Indochine, menée par la France, en 1954[7]. Peut-être Césaire  lut-il dans un  journal la relation de cet évènement et l’épisode l’ayant frappé,  en fit-il un poème?

Rumination de caldeiras se présente comme un poème particulièrement difficile par l’opacité des images, le grand nombre de variations affectant l’écriture avec une graphie hâtive, impétueuse, escamotant les signes, résistant au déchiffrage.  La présentation du manuscrit à l’état brut, d’aspect touffu et tourmenté, ne permet qu’une approche partielle que la transcription diplomatique éclaire. Cette transcription permet d’obtenir une présentation réaliste, respectant la géométrie de l’ensemble, la dynamique de l’écriture, la présentation des détails chargés de sens, traits, ratures, ajouts, retraits, notes marginales, etc. imitant sans la dénaturer, la graphie d’origine en la rendant lisible.

Elle permet notamment de lire aisément les lignes manuscrites raturées et de saisir l’intention du poète : … assaille… escorte… du défi… à l’heure…, remplacées par … de l’être et de la soif… Elle met en lumière la didascalie  in fine préconisant le rejet de tout un paragraphe encadré à la fin (de quelle fin ?)

Le manuscrit se présente sur une seule feuille, recto-verso, sur papier à en-tête de l’Assemblée nationale – papier usé et défraîchi, taché de part et d’autre, effrangé. Il est écrit de la main du poète, à l’encre noire.

L’étude du manuscrit apporte des informations sur la genèse de cette œuvre qui comporte de nombreuses variantes.

Tout d’abord, la version éditée (Seuil 1994) a été amputée de toute la dernière partie du poème manuscrit (typographie respectée):

 

La où

À l’heure où dans le vent

il y a  surt   surtout

                        chandelier à sept branches

                        dans le déluge   (nl      nl)[8]

me flagrant[9] seul

        à fond de combe[10]

un seul et frêle miconia seul

et tetu et mot têtu

            toutes bougies allumées

       un frêle miconia[11] seul

 

                                   prospérant

                        (nl     nl)  sous le vent

                       

          lent partout des défis

                et des (nl    nl)

           

Une  fraction de vers  est barrée : … et frêle miconia seul / et tetu.

La dernière partie du poème, verso du manuscrit, supprimée, est remplacée par :

il n’est quand même pas trop tard

pour remonter le haut roulis des défis et des colères

le temps de relayer la patience des couleurs

dans la reptation des lianes

et l’humeur toujours hilare

des genèses sous-marines.

 

Nous constatons des différences majeures syntaxiques, sémantiques et imagières entre les deux textes, le recto et le verso et la version finale éditée (Seuil 1994).

Dans le texte verso, la locution … à l’heure…, d’allusion au temps, est barrée et remplacée par … là où…, d’inspiration spatiale. Noter que la locution  à l’heure où, barrée dans le manuscrit, a été rétablie dans l’édition définitive, le poète ayant supprimé le hiatus malsonnant des deux voyelles là ou.

Le document montre les multiples modifications apportées au manuscrit lors de sa rédaction :

–    deux notes marginales, à gauche : à l’heure où

–    une didascalie, en haut à droite : de l’être et de la soif,  à reporter in fine  –

–    des superpositions : là où, le grand conjurateur

–    de nombreuses ratures : à l’heure où barré et remplacé par là où.

Le contexte sémantique est différent, … surtout le chandelier à sept branches dans le déluge… évoque une insistante image hébraïque biblique, qui paraît inopportune dans le contexte.

La graphie tourmentée, rageuse, avec des ratures appuyées, évocatrices d’une insatisfaction, conduit logiquement à la suppression de cette partie finale.

2 – Commentaires.

Le poète se déploie en quatre tableaux et met en scène, donne la parole et écoute les ruminations d’une caldeira, d’un volcan, spectateur impassible du destin d’une île, la Martinique, qui déploie, à ses pieds, son désarroi, ses troubles, la détresse de son peuple, son identité muette, sa culture atrophiée, ses catastrophes naturelles, son destin sans avenir.

Le poème s’ouvre sur une phrase gnomique nominale, à l’allure de sentence :

de l’être et de la soif / arroi / au demeurant délabré / alphabet en aboi … quatre vers brefs entrecoupés de blancs typographiques.

arroi, aboi : arroi : mettre en ordre, équiper. L’arroi, terme ancien, désigne la mise en train, la mise en équipage. Le désarroi désigne un trouble, un désordre – aboi : cri du chien ; aux abois : moment où le cerf, cerné par les chiens qui aboient, est à la dernière extrémité – être aux abois : être en perdition, sans ressources.

D’emblée le climat est fixé  pessimiste, en plein désarroi : un être assoiffé, privé de l’eau vitale, se voit en arroi délabré, promis à la perdition.

alphabet en aboi : La culture des  Antilles est en perdition, réduite à sa dernière extrémité, accablée par trois siècles de dépendance, esclavagiste, coloniale et économique post-coloniale. Aimé Césaire s’est toujours élevé contre cet atrophiement de la culture antillaise :

… Terre muette et stérile. C’est de la nôtre que je parle. Et mon ouïe mesure par la Caraïbe l’effrayant silence de l’Homme… Mais ici l’atrophiement monstrueux de la voix, le séculaire accablement, le prodigieux mutisme. Point de ville. Point d’art. Point de poésie. Point de civilisation, la vraie, je veux dire cette projection de l’homme sur le monde… Point de ville. Point d’art. Point de poésie. Pas un germe. Pas une pousse… En vérité, terre stérile et muette…[12]

 

Le corps du poème se déploie d’un seul jet, s’articule en plusieurs tableaux rythmés par la locution-refrain : à l’heure où dans le vent…

– Premier tableau

à l’heure où dans le vent : représentation allégorique des Antilles, habituelle chez Aimé Césaire, les Îles sous le Vent, comme on les désignait au XVIIème siècle. Les Antilles sont soumises à l’empire des squales de l’orage.

il y a squales[13] de l’orage / fulgurant le temps d’un bond / l’argent de leur gorge / les incroyables renversements des cécropies … Suite complexe d’images énigmatiques.

Les squales de l’orage : Aimé Césaire met en scène le requin[14]  souvent associé à l’orage, au tonnerre de dieu, dans des métaphores marquées par le ressentiment violent et l’invective…écoute squale qui veille sur l’occident (Cahier…), … je t’emmerde geôlier… demeure faite de dents de requin / ah sacrée demeure faite de tonnerres de dieu (Demeure I, Soleil cou coupé). Dans ce poème, les squales de l’orage fulgurant le temps d’un bond … semblent désigner l’implacable vénalité des affairistes qui manipulent l’économie, faisant rendre l’argent de leur gorge aux Antillais assoiffés de consommation.

les incroyables renversements des cécropies… Nous sommes tentés d’interpréter les cécropies, plantes tropicales, usuelles aux Antilles, comme la représentation du Noir. En effet, Aimé Césaire compare les cécropies aux mains nègres, paume claire et dos sombre : Les cécropies ont la forme de mains argentées, oui, comme l’intérieur de la main d’un Noir.[15]

Ce premier tableau met en scène un peuple, opprimé, oppressé, soumis à l’emprise des requins de l’argent, déculturé, frustré de sa langue, frustré de sa religion, frustré de lui-même, comme le proclame, par ailleurs, Aimé Césaire.

Deuxième tableau

à l’heure où dans le vent et parmi les feuillages / il y a de grands tournoiements de chamans et de hoquets… – évocation des croyances, superstitions et cérémonies animistes et autres rites conjuratoires auxquels se livre le petit peuple antillais. Le poète évoque le ceiba ou fromager, arbre sacré par excellence au pied duquel les morts, les ancêtres, les « saints » africains de toutes les « nations » africaines et les saints catholiques vont dans cet arbre et l’habitent en permanence – Autre arbre sacré vénéré par les Martiniquais : Le grand Mapou, immense fromager aux racines apparentes et très puissantes qui se trouvait à l’entrée du bourg de Grand’Rivière, en Martinique[16], arbre disparu, détruit par la foudre … je profère au creux ligneux de la vague infantile de tes seins le jet du grand mapou (Bateke-Mythologie, Les armes miraculeuses)

Ce tableau semble évoquer les cérémonies chamaniques rituelles pratiquées au fond des forêts, à l’abri du regard des maîtres. Notre hypothèse s’appuie sur l’expression : … tournoiements des chamans et des hoquets… En effet, le hoquet ou hochet est un instrument de percussion dont se sert le prêtre  pour rythmer la cérémonie chamanique.[17]

Ce tableau évoque des rites conjuratoires, des cérémonies d’exorcisme afin de se libérer, parmi les feuillages de l’insupportable aliénation, objet du premier tableau.

– Troisième tableau

à l’heure où dans le vent… la colline qui s’éboule… Le poète évoque les catastrophes naturelles qui affligent la Martinique, cyclones, séismes, éruptions volcaniques… que le grand conjurateur / le plus puissant des ceibas  s’efforce d’exorciser.

…la colline qui s’éboule… image que l’on retrouve dans Histoire de vivre (Récit), poème écrit en 1942[18] dans lequel Aimé Césaire relate une cyclone qui ravagea Fort-de-France[19], en septembre 1941: … et les collines soulevèrent de leurs épaules… de leurs épaules d’eau jaune, de terre noire, de nénuphar torrentiel…

…le plus puissant des ceibas / l’athlète-fétiche… L’arbre-athlète, image récurrente de la personnification de l’arbre que l’on retrouve dans Espace-rapace : … ce sont les derniers lutteurs fauves de la colline…  et dans le poème Faveur des sèves (Ferrements) : …ceiba athlète qui par mystère équilibres la lutte noueuse… ou encore dans le poème Quand Miguel Asturias disparut : … le saman[20] basculait empêtré de ses bras fous…

Nous retrouvons, dans ce tableau, le grand conjurateur, l’arbre-fétiche, l’arbre totémique qui protège l’île des catastrophes telluriques, de la destruction : … la colline qui s’éboule… une ville à détruire…

 

– Quatrième tableau

à l’heure où dans le vent / il y a des frissonnements[21]Vient le moment de la conciliation, du calme, on sent un frémissement, un saisissement annonciateur de paix.

l’impassible angoisse au cœur des balisiers… Le balisier, la plante fétiche, d’Aimé Césaire symbole de la Martinique, est la représentation métaphorique du peuple martiniquais. L’angoisse n’est plus ressentie par les consciences libérées de leur souffrances[22] – il n’est pas trop tard pour surmonter l’agitation de la tempête (haut roulis des défis et des colères). Cette image du balisier sanglant rappelle une autre vision césairienne… dépoitraillement jusqu’au sang d’impassibles balisiers que nous avons rencontrée dans le poème Espace-rapace.

Cette image du balisier,  poitrine ouverte et sanglante, se trouvait déjà, en 1944, sous la plume d’André Breton[23] : « … la grande fleur énigmatique du balisier qui est un triple cœur pantelant au bout d’une lance…  »

Aimé Césaire nous parle du dépoitraillement jusqu’au sang… L’image est d’un profond réalisme. Le poète remarque que les bractées du balisier s’écartent l’une de l’autre, comme les deux volets d’un thorax ouvert et, dans l’entrebâillement, surgit une nouvelle bractée, flamme sang et or.

le temps de relayer la patience des couleurs / dans la reptation des lianes… formules énigmatiques que l’on est tenté de clarifier au mot à mot : relayer la patience des couleurs, prendre en compte la souffrance des Noirs, hommes de couleur (noter à cet égard, la négritude qui troue l’accablement opaque de sa droite patience, Cahier…) – Rappelons le sens que donne Aimé Césaire au mot patience, comme il nous l’a confirmé : patience au sens archaïque et littéraire du terme, signifie souffrance, douleur (un patient est un souffrant, au sens médical du terme).

Cette formule semblerait donc dire : il n’est pas trop tard, il est temps de prendre en compte la patience du peuple antillais, rester à son contact  sans égarer nos pensées en de stériles abstractions.

… les lianes : notons le sens que le poète donne à ce mot : il exprime les pensées comme le révèle le vers : … je démêle avec les mains mes pensées qui sont des lianes sans contractures (Et les chiens se taisaient) – formule identique dans le poème Dyali (Comme un malentendu de salut) destiné à Léopold Sédar Senghor : Le pont de lianes s’il s’écroule…

Ainsi apparaît l’image de la liane associée à celle de la pensée, toutes deux liées à la notion de réseau, d’entrelacs, les lianes enchevêtrées dans la forêt végétale comme les pensées en reptation dans la forêt du réseau neuronique cérébral.

– dans la reptation des lianes : image donc qui désigne la pensée concrète qui reste au contact des réalités de ce monde, du peuple martiniquais et non la pensée abstraite, conceptuelle, éloignée des soucis quotidiens.

et l’humeur toujours hilare / des genèses sous-marines… Le poème s’achève sur ces vers énigmatiques avec le jeu de mots-assonance humeur-hilare qui semble être une joyeuse cabriole lexicale.

Le texte édité (Seuil 1994) revient à la tradition césairienne avec, à la clausule, un élan de renaissance au temps, un appel aux puissances telluriques … la reptation des lianes… et … les genèses sous-marines…

En somme, le titre du poème nous paraît justifié et significatif. Il s’agit bien d’une rumination, c’est-à-dire d’une parole rentrée, un soliloque remâché, interminablement fixé dans l’esprit. Et l’acteur de cette rumination est la caldeira, c’est-à-dire le volcan de la Montagne pelée qui, comme une vigie tutélaire, veille sur la Martinique.

Le texte supprimé dans l’édition définitive 

Rappelons le texte, partie terminale du manuscrit original, texte supprimé dans la version éditée (Seuil 1994).

là où

à  l’heure où dans le vent

  il y a  surt   surtout

                        chandelier à sept branches

                        dans le déluge   (nl      nl)[24]

me flagrant[25] seul

        à fond de combe[26]

un seul et frêle miconia seul

   et tetu    et  mot  têtu

            toutes bougies allumées

       un frêle miconia[27] seul

prospérant

                        (nl     nl)  sous le vent

                        lent partout des défis

                                    et des (nl    nl)

Ce texte reprend la formule-refrain rythmique … à l’heure où dans le vent… précédée par un hésitant là où…

Nous sommes dans un autre monde tant le contexte de ce fragment paraît étrangement décalé du reste du poème. Rappelons que l’expression … à l’heure où dans le vent… signifie : « … à l’heure où les Îles sous le Vent (les Antilles)».

Les deux vers suivants sont d’inspiration hébraïque et biblique avec le chandelier à sept branches et l’évocation du déluge.

Suite énigmatique : longue phrase nominale, sans verbe d’action, sans mouvement phrase descriptive, longue métaphore filée où se succèdent des sujets de la religion (chandelier, déluge, bougies allumées), de la flamme au fond d’une vallée (flagrant seul à fond de combe), un frêle miconia seul, arbre solitaire, prospérant sous le vent…

Quel est cet arbre têtu, solitaire, flagrant, défiant le feu, prospérant sous le vent, lançant par sa présence obstinée un défit aux éléments telluriques et aux ans ? Ne serait-ce pas cet arbre-fétiche auquel tenait tant Aimé Césaire ? le seul arbre, dans la vallée, dans la combe, qui survécut au cataclysme de l’éruption de la Montagne Pelée. La forme même apparait avec une analogie : le chandelier à sept branches n’a-t-il pas la forme d’un arbre ? un arbre illuminé de bougies, comme tous les arbres porteurs d’une dimension divine.

Le poète vouait un attachement filial, quasi religieux, à cet arbre auquel il rendait régulièrement visite, en voiture, conduit par son fidèle chauffeur, cet arbre qu’il montrait à tous ses visiteurs et que l’on peut admirer encore, à quelques encablures, au pied du volcan.

Si l’on accepte cette interprétation, ce texte supprimé ne semble pas si étranger, ne semble pas si décalé, au regard des quatre tableaux précédents. Nous y retrouvons les mêmes éléments telluriques, le vent, la terre,  la végétation, ici le miconia, là le balisier.

Le poème Rumination de caldeiras s’achève par un souffle panthéiste purificateur de l’ambiance malsaine et délétère des squales de l’orage. Ce frêle miconia seul, qui a résisté au volcan, n’est-il pas l’image de ce fragile peuple antillais, qui résiste à toutes les blessures de l’Histoire.

Le texte supprimé est donc le prolongement de la rumination de la caldeira, en fait la rumination du poète métamorphosé en volcan, comme il le proclame :

je suis un homme de terre, de montagne et de feu

Le poète s’incarne dans une nature confuse chaotique bouleversée, métamorphose tellurique où les règnes entremêlés sont indiscernables[28], sa parole est celle d’une caldeira qui, impassible, dominant des sa hauteur l’île toute entière, rumine son histoire.

 

Pourquoi le poète a-t-il supprimé ce texte ? Peut-être l’a-t-il jugé trop hermétique, incongru, hors de propos avec ses intentions premières. Toujours est-il que la graphie tourmentée, rageuse, avec des ratures appuyées, évocatrices d’une insatisfaction, conduit logiquement à la suppression de cette partie finale.

 

le miconia seul et têtu…

Aimé Césaire (suivi par son conducteur) rend visite à son arbre-fétiche, le fromager de Saint-Pierre – Avril 1981 (Copyright : Françoise Thésée)

Le fromager appartient à la famille des grands arbres séculaires, au port majestueux, pouvant atteindre jusqu’à 70 m espèce endémique des zones tropicales et du Sud, qui s’est propagée en Afrique et dans les zones tropicales d’Asie. Il est l’emblème du Nicaragua, l’arbre national du Guatemala. Celui-ci, sur la route de Fonds Saint-Denis domine la baie et la ville de Saint-Pierre.

II – NOBODY

(Poème inédit)

Nobody : le manuscrit

 

Nobody – Transcription diplomatique (Dominique Rudelle)

c’est en fait personne

 

 

et puis zut

                       

            c’est très bien comme ça

 

seul avec mes souvenirs

                        mes détresses

                        mes espérances

           

              mes combats

                        mes luttes

                        mes victoires

            seul avec moi-même

mais en fait quel moi-même

 

les armes

            Pierre de Yougoslavie[29]

            où sont mes provinces illyriennes2

                        je ne cherche rien

                        quoi  chercher

                                    Rien à trouver

 

Nobody, bref poème dont le manuscrit non daté,  recueilli dans les archives d’Aimé Césaire ouvertes par la famille, semble d’écriture récente si l’on se fie à l’évolution de la graphie du poète.

 

Est-il possible de dater le manuscrit ? Peut-être la comparaison avec des textes de graphie identique peut-elle apporter quelque élément de datation. Ce poème est écrit sur un papier qui paraît de même qualité avec une écriture similaire à plusieurs autres documents datés, notamment une dédicace à une personnalité actuelle de Martinique, Frédérique Fanon-Alexandre et un poème inconnu, difficilement déchiffrable, où l’on reconnaît le vers … ai-je assez tourmenté d’arbres…, écrit aux alentours de l’an 2000.

 

Ce texte très aéré,  est net,  écrit d’un seul jet, sans ratures, ni aucun repentir, avec des décalages nets – y a-t-il eu un brouillon préalable ?

Sur une feuille blanche, de facture relativement récente, se déploie  une écriture rapide, hâtive, fébrile, fine, tremblée, presque de la micrographie, difficile à déchiffrer. Dans une graphie impétueuse, Les mots, abrégés, escamotés, s’achèvent en lettres déstructurées.

La présentation du manuscrit à l’état brut ne permet qu’une approche partielle. L’écriture est orientée comme de coutume, de bas en haut, de gauche à droite, avec une angulation de 10 à 20 degrés.

La transcription diplomatique numérique de ce manuscrit résistant au déchiffrage, réalisée à l’aide de logiciels scripturaux et picturaux, permet de reproduire le texte avec ses élans calligraphiques, ses formes, ses dynamiques, tout en le rendant lisible. Elle permet sans dénaturation profonde, d’imiter la calligraphie d’origine tout en la rendant lisible.

Le texte d’une grande clarté, ne présente aucune difficulté lexicale, sémantique ou grammaticale. Il s’agit d’un monologue. Le poète se parle à lui-même en  phrases brèves, tranchantes, nominales – chercher et trouver sont les seuls verbes d’action, au final, … je ne cherche rien / quoi chercher / Rien à trouver.

Aimé Césaire semble être sous le coup d’une intense préoccupation, d’une pénible réflexion, qui soudain, fuse dans une interjection excédée :

c’est en fait personne

et puis zut

L’expression c’est en fait personne qui ouvre le poème, est révélation d’un fait dont l’évidence, le fait s’impose au narrateur.

Le poème éclate sur une absence, un constat d’échec… nobody, personne…, suit l’interjection et puis zut… qui semble dire : le débat est clos !

La seule ressource dont il dispose est le repli résigné sur lui-même : … c’est très bien comme ça… je m’en accommode ! La phase d’exaspération se dilue alors, peu à peu, dans un monologue consolateur qui lui révèle combien il est seul, abandonné :

c’est très bien comme ça / seul avec mes souvenirs… le poète se rend compte de sa solitude,  de la vanité de son souci et, peu à peu le ton change, la tempête intérieure s’apaise, et commence le tête-à-tête du poète avec lui-même. Sa pensée se résout dans une parole jetée sur le papier sur une note de profonde déréliction. Abandonné de tous, il demeure seul avec ses souvenirs, ses détresses, ses espérances inassouvies, ses combats, ses luttes, ses victoires

Nous retrouvons ce climat d’amertume et de désillusion résignée, nous reportant vingt ans en arrière, lorsque le poète de Moi, laminaire… clame :

Ainsi va toute vie… entre soleil et ombre, entre montagne et mangrove, entre chien et loup, claudiquant et binaire.

Le poète, solitaire, méconnu,  n’a plus prise sur les évènements – Accents résignés qui contrastent avec l’ardente période où Aimé Césaire proclamait haut et fort : … ma vie est toujours en avance d’un ouragan…[30], reprenant ainsi la ferveur rimbaldienne : … la poésie ne rhythmera plus l’action ; elle sera en avant…[31]

Les trois premiers vers de la strophe terminale sont surprenants avec l’évocation avec l’évocation de la figure historique du roi Pierre II de Yougoslavie et des provinces illyriennes adossées à son royaume – tragédie d’un jeune roi qui, broyé par la guerre, fuit sa terre natale pour mourir sur une lointaine terre d’exil.

Quel lien contextuel peut exister entre le sort de Pierre II de Yougoslavie et celui du poète ? Peut-être l’inanité d’une gloire royale qui ne résiste pas au sort funeste qui la détruit…

où sont mes provinces illyriennes…

La royauté, symbole du pouvoir absolu, presque d’essence divine, qui, soudain, a tout perdu, est vidée de sa substance,  pour se retrouver nue, sans force, sans personne et sans âme – celui qui était Tout devient celui qui n’est Rien – nobody…

Autre question que soulève ce poème : pourquoi, précisément, l’image du roi Pierre II de Yougoslavie surgit-elle brusquement au sein d’une rêverie accablée et mélancolique ?

Peut-être, Aimé Césaire avait-il dans la pensée, sous les yeux, une relation journalistique attachée au sort de ce jeune roi ? la nouvelle de sa mort ? Ce qui signifierait que ce poème fut composé en 1970 ? – hypothèse peu probable – Nobody fut sûrement postérieur à cette date comme en témoigne la graphie dégradée du texte, plus conforme à celle des années terminales.

Ce poème soulève un point particulier, rarement évoqué dans les gloses césairiennes : la place du poème circonstanciel. Aimé Césaire n’hésite jamais à évoquer des faits réels, quotidiens, historiques, dans la trame de ses poèmes. Nous en connaissons de multiples exemples ; l’un des plus typiques est le poème Fantasmes (Comme un malentendu de salut) qui évoque un épisode précis de la guerre d’Indochine menée par la France[32]. Seul l’hermétisme du texte masque la réalité des faits qui, ainsi, échappe à nos sens.

De plus, les archives du poète révèlent aussi la multitude de notes recueillies sur le quotidien, les faits divers et de société, la médecine, les sciences, l’histoire, la géologie, etc. Cette abondante documentation alimente parfois le contenu de ses poèmes. La poésie d’Aimé Césaire  est particulièrement riche en poèmes circonstanciels reliés à des évènements ou des faits de société,  Histoire de vivre[33] (Tropiques), Sur l’état de l’union, À la mémoire d’un syndicaliste noir (Ferrements) par exemple.

Nous pensons plus probable le fait que le poète, féru de lectures historiques, ayant sous les yeux, un livre ou un texte évoquant le sort de ce jeune roi, fut ému par cette disgrâce et, par saisissement, par communication de conscience, en ressentit la peine. Ce phénomène d’empathie avec ses neurones-miroir,  est fort connu des psychologues et neurobiologistes qui en ont décelé partiellement les mécanismes.

Aimé Césaire se sent  en harmonie. Le poète aussi connaît la disgrâce, l’ingratitude, l’échec. Il connaît  la solitude, doute de lui-même, il abandonne sa quête de vérité, il n’est plus rien, il est nobody

… mais au fait

… quel moi-même

je ne cherche rien

                   quoi chercher

                               Rien à trouver

 


[1] Professeure  agrégée  de mathématiques et informatique, de l’Université de Bordeaux.

[2]caldeira : Cavité volcanique aux parois verticales faites de laves, due à l’effondrement d’un cratère – Il s’agit de la caldeira de la Montagne Pelée en Martinique.

[3] Dominique Rudelle, René Hénane, « Aimé Césaire : “Rumination de caldeiras” », Génésis, n°33, novembre 2011, pp.127-134.

[4] arroi : Archaïsme : du verbe aroier (1180) : mettre en ordre, équiper. L’arroi, terme ancien, désigne la mise en train, la mise en équipage. Le désarroi désigne un trouble, un désordre.

[5] cécropie : Arbre d’Amérique tropicale, au bois très dur appelé bois-trompette ou bois-canon.  Aimé Césaire le compare aux mains nègres, paume claire et dos sombre : Les cécropies ont la forme de mains argentées, oui, comme l’intérieur de la main d’un Noir

[6] ceiba : arbre tropical, synonyme de bombax ou fromager, kapokier (Bombax ceiba ou Ceiba pentendra).

[7] Voir analyse du poème fantasmes (Comme un malentendu de salut), in : René Hénane, Aimé Césaire, le chant blessé – Biologie et poétique, Jean-Michel Place, 1999, pp.121-125 – voir aussi l’article de Paris-Match n°255, 3-20 février 1954.

[8] (nl     nl) : non lu, non déchiffré.

[9] flagrant : néologisme au sens de brûler – du latin flagrans, flagrare, brûlant et du grec phlegein, brûler.

[10] combe : vallée étroite encaissée entre deux montagnes.

[11] miconia  ou micone (Miconia calvescens) arbre originaire du Mexique et d’Amérique centrale et du Sud – appelé Cancer vert à Tahiti. Le miconia est une plante à croissance extrèmement rapide, originaire d’Amérique latine (Colombie, Équateur, Argentine, Brésil, Pérou) et introduite en Poynésie par un collectionneur britannique. Elle a envahi Tahiti, la Nouvelle-calédonie, le nord de l’Australie et, aux Antilles, la Jamaïque et Grenade. Le miconia est considéré comme l’une des pires plantes envahissantes, perturbatrice des écosystèmes, grande menace pour les espèces endémiques qu’elle étouffe par sa croissance exubérante.

[12] Aimé Césaire, « Présentation », Tropiques, Jean-Michel Place, 1978, p.5.

[13] squales : le mot requin (synonyme de squale) désigne les hommes d’affaires, malhonnêtes, exploiteurs – les requins de la finance (Littré) –  l’expression requinisme désigne ce comportement rapace.

[14] Voir René Hénane, « Le requin », in : Césaire et Lautréamont, bestiaire et métamorphose, L’Harmattan, 2006, pp.149-152.

[15] Aimé Césaire, Entretien avec J. Cahen, Afrique Action, 21 novembre 1960, p.23.

[16] Simonne Henry-Valmore, Dieux en exil, Gallimard 1984, p.84.

[17] Hoquet ou hochet: ces deux mots ont étymologie commune et, en vieux français, désignent la secousse (Dictionnaire étymologique de la langue française, O. Bloch et W. v Warburg, pp.322 et 324) Le hochet est une courge qui pend à son arbre. Séchée et creusée, la courge est remplie de petits cailloux ou des graines et sert d’instrument de percussion afin de battre le rythme. Selon Maryse Condé, le hochet directionnel est utilisé par le prêtre dans le culte vaudou vévé afin de battre le rythme – citée in : Aimé Césaire : Lyric and dramatic poetry. C.Eshleman, A. Smith, Caraf Books, Univ.Press of Virginia, 1990, p.234.

[18] Tropiques, n°4, janvier 1942.

[19] Voir analyse de ce poème in : René Hénane, Les  jardins d’Aimé Césaire, L’Harmattan, 2003, pp.185-194.

[20] saman : Arbre d’Amérique tropicale qui peut atteindre des dimensions impressionnantes. Son est port magnifique et peut atteindre des dimensions impressionnantes ; son bois brun traversé de zones sombres, mi-dur, mi-lourd, est utilisé en menuiserie et en ébénisterie. Le plus bel arbre de Martinique est un saman aux bras gigantesques que l’on peut admirer à l’Habitation Céron, près de l’anse Céron, au nord de Saint-Pierre.

[21] frissonnement : ce mot définit un frémissement, un saisissement, une sensation brève, un acte qui ne se prolonge pas, alors que le frisson qui est synonyme désigne l’état prolongé de celui qui frissonne ; on parle du frisson de la fièvre et du frissonnement  sous l’effet d’un saisissement brusque ou du frissonnement des feuilles sous l’effet du vent

[22] impassible, dérivé de passible, du latin passibilis, souffrir – du vieux français, passibleté, faculté de souffrir – impassible qui ne ressent plus la douleur, la souffrance

[23] André Breton, Martinique charmeuse de serpents, J.J.Pauvert, 1972, p.100.

[24] (nl     nl) : non lu, non déchiffré.

[25] flagrant : néologisme au sens de brûler – du latin flagrans, flagrare, brûlant et du grec phlegein, brûler.

[26] combe : vallée étroite encaissée entre deux montagnes.

[27] miconia  ou micone (Miconia calvescens) arbre originaire du Mexique et d’Amérique centrale et du Sud – appelé Cancer vert à Tahiti.

[28] La métamorphose tellurique chez Aimé Césaire, cf : René Hénane, Césaire & Lautréamont, Bestiaire et métamorphose, L’Harmattan 2006, pp.215-218.

[29] Pierre de Yougoslavie : Il s’agit du roi Pierre II de Yougoslavie (1923-1970) de la dynastie des Karaƌorƌević, fils du roi Alexandre 1er qui mourut assassiné, à Marseille, en 1934. Pierre II de Yougoslavie fut couronné roi en octobre 1934, sous la régence du prince Paul Karaƌorƌević. Il s’exile en Angleterre, en 1941, fuyant l’invasion allemande et la capitulation de son royaume. En 1945, Pierre II est déposé par l’Assemblée constituante communiste qui instaure le règne du Maréchal Tito. Pierre II refuse d’abdiquer, reste prétendant au trône jusqu’à sa mort – il souffre d’une affection hépatique grave – aux États-Unis, à Los Angeles, le 3 novembre 1970. Il est enterré au monastère orthodoxe de Libertyville (Illinois).

2 Les provinces illyriennes : Ensemble de territoires d’Europe centrale annexés et occupés par Napoléon Bonaparte et créées par le Maréchal de Marmont, en 1805 : La Carinthie, la Croatie, les territoires de Trieste, de Raguse (Dubrovnik), de Slovénie (Ljubljana), de Dalmatie – Langue officielle le français et le Code civil napoléonien. À la suite du Congrès de Vienne (1815), la souveraineté de ces territoires est dévolue à l’Autriche.

[30] Aimé Césaire, La femme et la flamme, Soleil cou coupé.

[31] Arthur Rimbaud, Lettre à Paul Démeny, 15 mai 1871, Œuvres, Classiques Garnier, 2000, p.366.

[32] Voir : René Hénane, Aimé Césaire, le chant blessé : Biologie et poétique, Éditions Jean-Michel Place, 1999, pp.121-125.

[33] Histoire de vivre (récit) : ce poème composé en 1942 relate le cyclone qui dévasta Fort-de-France, le 23 septembre 1941. Cf : René Hénane, Les jardins d’Aimé Césaire, L’Harmattan, 2003, pp.185-200.

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Nos plus vives remerciements aux héritiers d’Aimé Césaire qui ont permis la publication de ces inédits.