Comptes-rendus Mondes caribéens

A la redécouverte de l’écrivain Jean-Claude Charles

Ferdinand débarque de Paris à l’aéroport JFK. Il est noir, haïtien (du moins d’origine). Il arrive à New York en partie poussé par des raisons professionnelles mais surtout par le manque de son amour, Jenny, avec laquelle il entretient une relation tumultueuse à travers l’océan. Hélas, entre rupture et retrouvaille, Jenny est partie avec John. Le projet professionnel s’écroule, Ferdinand rencontre quelques amis, trouve un nouvel amour, sans pouvoir oublier le premier, et pour finir écourte son séjour. Telle est la trame de Manhattan blues, publié pour la première fois en 1985, encensé par une partie de la critique, par Marguerite Duras, et dont les éditions Mémoire d’encrier nous donnent une réédition en poche. Puisque ce roman ne peut guère retenir par son intrigue, il faut qu’il offre autre chose, un style, une langue apparemment simple, brute, comme on dirait l’art brut, en réalité très travaillée, avec des formules percutantes, des séquences complètement inattendues, moins pour ce qui s’y raconte que pour la manière de raconter, et tout cela baigné dans une sorte de morale tragique.

Comme son héros, Jean-Claude Charles (1949-2008) est noir, né en Haïti, écrivain, journaliste de presse écrite (Le Monde où il publie des récits de voyage, …) et audio (France Culture, …). Poète de « l’enracinerrance », il inaugure sa carrière de romancier avec un livre au titre énigmatique, Sainte Dérive des Cochons (1977). Malgré ce titre mystérieux, le mot « dérive » résume parfaitement l’atmosphère de romans dans lesquels le narrateur semble lancé dans un mouvement perpétuel, d’une ville à l’autre, d’un endroit à l’autre. Une phrase typique : « Et la suite à pied dans les rues, ou dans le métro tatoué de graffiti ». J.-Cl. Charles a l’art des formules lapidaires – « ce n’est pas ma faute si je suis né au-dessus de mes moyens » – et des portraits chocs – « des hurlements de hyène lancés contre le ciel du Bon Dieu par une vieille clocharde aux dents inexistantes, sa bouteille de whisky à peine escamotée dans un sac en papier brun, frappée par le Saint-Esprit des ivrognes ».

L’auteur n’hésite pas devant des formules triviales mais pas moins éloquentes – « c’est con mais y’a mon cœur qui se met à battre très fort » – qui contrastent avec les évocations poétiques et tendres de l’acte amoureux – « elle a des oiseaux jusqu’au ventre, des oiseaux qui migrent vers les seins, vers le visage, je lui prends le visage dans les mains, elle ne dit rien, elle a des oiseaux dans la bouche, j’ai des oiseaux dans la bouche, nous parlons la langue des oiseaux… ».

Le style, nerveux, devient celui d’une course rapide quand le narrateur s’enfuit du Musée d’art moderne après s’être livré à un geste indélicat envers un gardien dont l’attitude lui déplaisait – « … nous bifurquons à gauche vers une double porte qui porte l’inscription EXIT STAFF ONLY, nous l’ouvrons en appuyant sur une barre métallique horizontale, nous tombons sur un autre escalier qui mène à une sorte de dépôt, un magasin d’accessoires ou que sais-je, la trappe, le piège, nous ressortons en vitesse… »

La comédie ne dure pas toujours, pas plus que l’amour quand la dispute fait rage – « des corps dressés face à face et qui trament dans les hurlements la mort de l’autre –, d’autant que se déplacer dans la vie avec légèreté n’empêche pas de se scandaliser contre les injustices – « Je te regarderais, je te parlerais de la beauté, je te parlerais des femmes que j’ai aimées et je penserais à la grande injustice de la disgrâce. Et que je ne m’habituerai jamais au spectacle de la disgrâce ».

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Après le prélude new-yorkais, la fugue parisienne. Les éditions Mémoire d’encrier republient parallèlement à Manhattan blues la suite que lui a donnée J.-Cl. Charles deux ans plus tard. Comme l’indique le titre, Ferdinand je suis à Paris se situe dans la capitale de la France où notre héros développe la plupart de ses activités professionnelles. C’est cependant Jenny, son amoureuse de New York, qui lui annonce par un message laissé sur son répondeur qu’elle vient d’arriver à Paris. Ferdinand s’empresse pour la rejoindre mais ce sera plus difficile que prévu, d’autant qu’une autre femme est là qui n’a pas envie de laisser sa place. Et un lapin nommé Cassegrain (reproduit sur l’illustration de couverture), pas le moindre souci du narrateur. New York ou Paris, pour Ferdinand la vie est toujours aussi compliquée et pleine d’incertitudes. Le lecteur d’un âge certain retrouvera dans ce roman les concierges d’immeubles, les appareils photos avec leurs pellicules à ré-enrouler après usage, les automobiles Peugeot 304 ou Citroën 2CV (la « deuche »), toutes personnes et choses depuis longtemps disparues de notre vie quotidienne.

D’Amérique en France, J.-Cl. Charles n’a rien perdu de sa verve satirique. On en jugera par une évocation des désagréments des vols transatlantiques dans des avions bondés qui n’a rien perdu de son actualité – « … des corps en overdose de bonbons d’apéros de repas de cinéma et petites collations avant l’atterrissage, des corps en ras-le-bol de contacts prolongés, matières imprégnées des mêmes satanées exhalaisons, des vues en contre-plongée sur de grandes ombres maternelles, des fœtus assoupis dans des ronronnements de moteurs à réaction, des pisseurs qui vous écrasent les doigts de pied et sont désolés oh sorry, des hostilités charmeuses de dents blanchies au dentifrice fluoré… ».

Après la chute de Jean-Claude Duvalier (« Bébé Doc ») en 1986, l’auteur est parti en reportage en Haïti, un voyage dont il reviendra traumatisé, ce dont témoigne le livre – « il n’y aura bientôt plus d’eau dans cette ville livrée à la gabegie, au pillage, l’eau devenant un privilège dans un pays dont la terre s’en est allée vers la mer à mesure, les arbres s’en sont allés, les gens s’en sont allés, et maintenant il va falloir s’atteler à cette reconstruction, en aurons-nous les ressources mentales ? » – qui comporte également une belle page sur la condition d’exilé – « À l’âge de vingt ans, j’ai dû affronter, seul et pauvre, des cultures qui n’étaient pas les miennes à l’origine, apprendre des langues étrangères, m’adapter à des paysages nouveaux, m’initier à des règles du jeu jusque là inconnues, apprendre à esquiver les coups, à les rendre quand ils me tombaient tout de même sur la gueule… ».

Dans sa préface à cette réédition, Patrick Chamoiseau souligne la « jubilation » que lui procure la lecture des ouvrages de J.-Cl. Charles, tout en voyant chez cet auteur un cas particulièrement exemplaire de cet « état poétique » qui saisit l’artiste authentique au moment de la création (analysé en détail dans Le conteur, la nuit et le panier, 2021).

Jean-Claude Charles, Manhattan Blues (1985), Montréal, Mémoire d’encrier, collection de poche « Legba », 2021, 288 p., 12 € et Ferdinand je suis à Paris (1987), Montréal, Mémoire d’encrier, 2021, 224 p., 19 €.

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