Préambule
Zanzibar Epeme Théodore et les Têtes Brûlées (Ifrikiya, 2013), voici un livre tel qu’il en manque cruellement dans l’univers musical camerounais. C’est un fait, comme l’affirment si bien Joseph Fumtim et Anne CillonPerri, les auteurs de cet opuscule, l’insuffisant (pour ne pas dire l’inexistant) travail de critique musicale est l’un des facteurs qui ont largement contribué à dépérir la musique camerounaise au fil des années (144). En 159 pages, les auteurs remontent presqu’au détail l’existence énigmatique d’un des plus grands virtuoses de la musique camerounaise, Epeme Théodore alias Zanzibar. Vous l’aurez compris, il s’agit d’un essai biographique destiné aux mélomanes et à tous ceux qui s’intéressent à la musique camerounaise. C’est un coup de projecteur sur l’existence de Zanzibar à l’effet de rendre hommage à un homme qui aura marqué d’une pierre blanche l’histoire du Bikutsi par sa maîtrise inégalée des guitares basse et solo. On oublie très souvent que longtemps avant le football, la musique camerounaise fut la vitrine du Cameroun à l’étranger où elle contribua à vendre l’image et que le football vint seulement lui ravir la vedette. On en oublie tellement que la littérature sur la musique camerounaise se veutraricime. Et pourtant, et pourtant ! Que de grands noms la scène musicale camerounaise aura portés ! Que de grands noms qui ont su procurer de belles sensations à ce peuple, œuvrant ainsi de façon nom moins efficiente que les politiques au rayonnement et à cette stabilité sociopolitique dont le Cameroun se vante tant ! Qui fut Zanzibar et que représente-t-il dans l’histoire de l’évolution duBikutsi? Tels sontles points nodaux de ce livre qui conduisent inéluctablement les auteurs sur la piste de l’existence tumultueuse du très mythique groupe Les Têtes Brulées.
I. Le contenu de l’ouvrage
1. Zanzibar : d’Okola à Yaoundé
L’itinéraire existentiel de Zanzibar est celui que connait la plupart des grandes vedettes du monde de l’art: meurtri par leursexistences macabres, ils réussissent, par un jeu de sublimation, à transformerleurs tourments en ferment d’un succès artistique ; ce qui fait d’ailleurs dire aux auteurs que « zanzibar est le produit des hasards de la misère » (9)
a. L’adolescence tumultueuse de Zanzibar
Né avec 12 doigts à okola d’une famille paysanne qui n’a aucun passé musical, Epamé Théodoresemble prédestiné à un destin particulier. Très tôt orphelin de père, il doit rejoindre la capitale pour bénéficier de l’encadrement d’un de ses oncles qui y vit. Au terme de son cycle scolaire primaire à l’école publique de NgoaEkelle sanctionné par l’admission au concours d’entrée en première année du collège d’Enseignement Technique et Commercial de Monatélé, il renonce aux études en dépit de la forte levée de boucliers de sa famille. Ayant opté pour la musique, il s’initie vite à la guitare. Sous la forte pression de sa mèrequi le préfère taximan et qui ne voit en la musique qu’une affaire de fainéants et sans intérêt, il s’engage comme « motor boy » avant de renoncer également au bout d’un moment. Cette fois ci, la furie familiale sera sans effet. « Sorti précocement du système scolaire, [il] n’aura plus qu’un seul rêve dans la vie : démontrer à tous ceux qui ont cru que l’école était la seule voie pour réussir sa vie qu’on peut faire autrement » (105).
b. Voyage vers la musique
Epamé Théodore n’a que 14 ans, et nous sommes en 1976, lorsqu’il quitte définitivement sa famille pour se jeter à l’aventure : d’orchestre en orchestre, de cabaret en cabaret, de ville en ville et de misère en misère, Epamé suit peu à peu cette destinée qui le conduira des années plus tard à Zanzibar. En fait, Epamethédore« n’aurait jamais été Zanzibar sans un va-nu-pieds qui, n’ayant pas mangé depuis belle lurette décida un jour de vendre sa guitare [dans une de ces buvettes de Yaoundé qui constituaient pour lui des salles de spectacle] », question d’assouvir sa faim (9). Nah Nicodème qui achète ladite guitare est un cousin à Epamethédore. Et c’est avec cette guitare que ce dernier marque ses premiers pas dans le monde de la musique. Plus tard,ilfait ses premiers pas de musicien dans un groupe d’AngeEbogoEmérent où il est détecté par Jean Marie Ahanda (77). C’est d’ailleurs ce dernier qui l’aide à perfectionner son talent.
Influencé par le rock, le jazz, le blues, la rumba, le mérengue, le soukous, le bikutsi, le Bikutsi à la Zanzibar est un style essentiellement langoureux de par sa thématique qui fait de sa musique un lyrisme centré sur les tourments de son existence (83-87).La difficile existence de Zanzibar le mène à une angoisse existentielle et à un « complexe de persécution » (89), à tel point qu’on peut dire qu’il « n’a chanté qu’une seule et même chanson toute sa vie. Il l’a chantée en et sur des rythmes divers. Il l’a chantée tantôt en Français, tantôt en éwondo. A tous les coups, il exprimait une ineffable tristesse. Il chantait la déception, la déréliction, la médisance, la trahison, la déloyauté, l’exploitation éhontée, la haine et la jalousie dont il était ou se croyait l’objet … » (89) Zanzibar n’aborde que très rarement le sexe dans ses chansons. Ce quiparticularise également son style du Bikutsiau sens commun (90)
2. Le tournant décisif de l’existence de Zanzibar ou la rencontre avec Jean Marie Ahanda
a. La mort d’ Ozima Succès
Après une formation en arts graphiques et sa forte fréquentation du milieu artistique en général, notamment celui du show biz africain à Paris, JeanMarieAhandaretourneau bercail en 1978 pétri de connaissances artistiques et porteur de grands projets dont le plus important est sans doute la révolution du bikutsi. Recruté comme chroniqueur culturel à Cameroun tribune, un quotidien camerounais, il écume les lieux de divertissement de Yaoundé à la découverte des talents qui y pullulent. C’est ainsi qu’un jour, il fait la rencontre d’un groupe particulièrement talentueux appelé Ozima Succès que dirige AngeEbogoEmerent. Il en est tellement fasciné qu’il n’hésite pas lorsqu’on lui propose d’intégrer sa direction artistique. C’est ici qu’il fera la rencontre d’un guitariste bourré de talent : Zanzibar ; avec qui il donnera finalement corps à son projet artistique.
Pour la carrière de Zanzibar, sa rencontre avec J. M. Ahanda futdéterminante : Zanzibar doit toute sa grande réputation de musicien au génie créateur de J. M. Ahanda. Quoiqu’ayant fait une partie de son école chez AngeEbogoEmérent et considérant MessiMartin comme son maître(106), quoiqu’ayant été initié à la guitare solo par Lionel Manga, Jean Marie Ahanda est celui qui élèvera véritablement Zanzibar au sommet de sa virtuosité.
b. La naissancedes Têtes brûlées
C’est à la faveur des trajectoires de vie malheureusement interrompues que les Têtes brûlées voit le jour : cet artiste des bars qui, un jour de vache maigre, se verra obligé de brader sa guitare pour se soulager de sa faim, Zanzibar qui renoncera aux études auxquelles il n’arrivait pas à s’accommoder ,j.M.Ahanda qui mettra fin à sa formation académique après s’être vu dérober ses frais de scolarité, LionelManga, ce fils de la bourgeoisie camerounaise qui se verra couper les vivres à Paris et qui devra composer avec le système D pour joindre les deux bouts, Ange Ebogo Emérentqui verra les efforts d’une dizaine d’années de sa vie ruinés …autant de vies brisées ou sur le point de se briser dont le Bikutsi croisera les destins et qui, tout en étant pour elles un terrain de renaissance, lui apporteront un souffle de vie nouveau ; celui auquel il doit aujourd’hui son statut de musique moderne.
En effet, un jour de 1987, pendant qu’Ange Ebogo Emarent est en voyage en France, J. M. Ahanda vend avec succès son projet des Têtesbrûlées auprès de Zanzibar et des autres membres de la troupe qui désertent aussitôt Ozima Succès pour aller fonder les Têtes brûlées.(78) L’Objectif du groupe : « amener au monde un new Bikutsi capable de conquérir des plages internationales »(55), en faisant « du Bikutsi comme un groupe de rock. » (78)J. M. Ahanda est le concepteur et le maître à penser du groupe tandis que Zanzibar en est la pièce tournante, le maître à jouer (50-56). Derrière cet objectif, deux enjeux majeurs les animent : révolutionner le rythme Bikutsi en créant quelque chose d’inédit d’une part, faire en sorte que le Bikutsi rivalise ou surpasse le Makossa alors hégémonique d’autre part (56-57)
En fait, le trop grand renfermement du Bikutsi dans l’idéologie de la négritude en vogue dans les années 60 lui est fortement préjudiciable à cette époque en ce sens qu’il fait duBikutsi un rythme dépourvu d’originalité et le confine dans une perception péjorative et barbare. Bien plus inventif et ouvert à des influences étrangères, le Makossa répond par contre mieux aux aspirations esthétiques de la société camerounaise de l’époque ; ce qui explique alors son hégémonie sur la scène musicale nationale (58-59). Survient alors une « récession économique mondiale déclenchée par la crise de pétrole » (59) qui va bouleverser la conjoncture économique du Cameroun, entraînant avec elle une crise sociale et une angoisse existentielle collective avec pour suite logique la remise en question, entre autres valeurs, du modèle esthétique du Makossa. Le peuple, en proie à la misère, aspire à de nouveaux exutoires. (59-61) J.M Ahanda et Zanzibar saisissent cette opportunité pour lancer leur projet des Têtes brûlées non sans avoir analysé le contexte et développé des stratégies pour ravir la vedette aux ténors du Makossa.
Les Têtes Brûlées auront une approche extrêmement novatrice du Bikutsi », leur style se résumant en un syncrétisme parfaitement réussi(80) : des pas de danse puisés dans une danse traditionnelle appelée Bekoé , une danse d’un village environnant de Zoétélé,(79), des costumes adaptés de l’Olancha“ qui est une danse de Sangmelima et d’Ebolowa (80), le sautillement sur place en jouant des pieds inspiré du “Menga“ ou de l’EnyenguBebuni(80), un dandinement sur place qui procède d’une danse traditionnelle du sud Cameroun dont le nom est l’Anyend ou l’AkumbaMba (80). En définitive, Les Têtes brûléesapparaissent comme un croisement entre des emprunts d’Occident et le patrimoine artistique local.
c. Zanzibar et les têtes Brûlées au sommet de la gloire
Ce qui s’apparente finalement à un affrontement entre le Makossa et le Bikutsi se jouera sur un plateau de télévision, au cours d’une des émissions les plus regardée au Cameroun, le très légendaireTélépodium d’EvisKemayo. Nous sommes en 1987 et la télévision vient de voir le jour au Cameroun. Les Camerounais en ont fait une religion. Télépodium, une émission de variétés musicales, bénéficie alors d’une audience particulièrement forte. LeMakossa jouit d’une grande popularité sur l’ensemble du territoire nationale, d’où la régularité de ses acteurs sur les plateaux de télévision. Le Bikutsi quant à lui se confine encore dans le Centre-Sud, mal connu et peu apprécié ailleurs. Quand ElvisKemayo décide d’inviter le groupe de J. M. Ahanda sur son plateau habituellement écumé par les virtuoses du Makossa, c’est « la débandade psychologique » dans le rang des Têtes brûlées qui soupçonnent une conspiration pour les livrer à la raillerie populaire. Seul J. M. Ahanda contient ses émotions et voit en cette invitation l’occasion rêvée de relever le défi, de propulser les Têtes brûlées. Il finalise à cette occasion son concept des Têtes brûlées : en mettant à contribution ses autres attributs de peintre plasticien, il fait des Têtes brûlées un concept original qui joint la peinture à la musique. C’est donc dans un look totalement inédit que le groupe apparait sur le plateau de Télépodium le jour j, privant de parole jusqu’au présentateur de l’émission. C’est le début d’un succès qui ne tardera pas à transcender le territoire national pour s’étendre à l’international. Sur scène, les Têtes brulées séduisent et conquièrent la planète tout entière. Hélas, la forte montée du groupe en gloire est inversement proportionnelle à sa déchéance silencieuse inhérente aux rivalités entre ses différents leadeurs.
3. Dislocation du groupe, mort et héritage de zanzibar
a. Les Têtes brûlées en proie aux guerres de leadership
Sous l’emprise de mauvais conseillers comme Messi martin, Zanzibar, alors au pic de la gloire avec les Têtes brulées, commence à se prendre la tête : convaincu que les autres n’existent que grâce à lui et qu’il peut se passer du groupe, il affronte d’abord Atebassqui finit par prendre le large, et plus tard le fondateur du groupe,J. M.Ahanda[1].Sorti de l’anonymat, « Comme Œdipe, Zanzibar veut tuer le père, c’est-à-dire Jean Marie Ahanda » (108). « A 26 ans, il [est] au sommet de la gloire et n’accept[e] qu’aucune autre gloire se construise à côté de lui » (108).Même si « le succès des musiciens Atebass et Zanzibar sur scène prov[ient] d’une lutte sans merci que les deux musiciens se livr[ent] pour être les plus remarqués », c’est ce conflit de leadership qui entraînera peu à peu le groupe dans sa descente aux enfers, en ce sens qu’il en causera la scission en sous-groupes se revendiquant chacun le label Têtes brûlées(81-83).
Rendu au sommet de la célébrité avec tout ce que cela implique comme confort matériel, loin de sa misère d’antan, Zanzibar n’aura finalement pas su en profiter : il sombre dans une crise psychique qui l’empêche de jouir de sa belle situation (103). Dans l’anonymat comme au plus haut sommet de sa gloire, Zanzibar n’aura vécu que dans le tourment, dans une angoisse existentielle permanente : alors que son enfance fut des moins enviables, Zanzibar devenu musicien de grande renommée sera, comme l’affirme Joseph Fumtim et Anne CillonPerri, « un peu victime de sa gloire, des pouvoirs de l’argent et intérêts mercantilistes, d’une espèce de complexe de persécution dont il n’arrive[ra] pas à se départir, de son inexpérience, peut-être aussi d’un atavisme résurgent et d’une aristocratie du Bikutsi fétichiste, paresseuse et incapable d’innover » (105). Une situation qui sera essentiellement nocive à sa vie comme à celle du groupe.
b. Mort de Zanzibar/Têtes brûlées et héritage
« Qui tue par l’épée meurt par l’épée » : né des cendres d’Ozima Succès d’AngeEbogoEmerent,le groupe de Jean Marie Ahanda subira finalement pratiquement le même sort d’abord avec Atebass qui fonde son groupe Les martiens au détriment des Têtes brûléesdont il entraîne une bonne partie des membres, puis avec Zanzibar qui le trouve de trop à ses côtés (109). Renfermé dans une sorte d’angoisse existentielle, Zanzibar devient peu à peu insupportable, écartant systématiquement de son chemin tous ceux, comme lui, auraient pu mettre leursgénies au service du groupe.Ses déceptions amoureuses viendront en rajouter à son inconfort professionnel.“Maboya“, son dernier titre, sonne comme son chant de signe car il y dit explicitement son adieu: après y avoir affirmé son « extrême solitude sur terre », il conclut la chanson en ces termes : « voilà ma dernière parole.» (111) On le retrouve finalement mortà la suite d’une énième déception amoureuse, au lendemain d’une nuit tumultueuse passée dans la buvette deK-Tino, une artiste qui, comme lui, fitses classes chez AngeEbogoEmérent.(112) La thèse du suicide, quoique privilégiée, ne serait cependant pas exempt d’incertitude. Le groupe les Têtes brûlées ne survivra[2]pas à la mort de Zanzibar. De quoi conclureeffectivement que Zanzibaren était la plaque tournante. (119-120).
Toutefois, Zanzibar et les Têtesbrûlées lèguent à la postérité un lourd héritage : la révolution du Bikutsi. En effet, « Zanzibar peut être considéré à juste titre comme le père du Bikutsi moderne, [tout] comme l’est Messi Martin en ce qui concerne le Bikutsi tout court » (125). Les Thèses clairement défendues par le truchement des témoignages et des analyses de ce livre révèlent que Zanzibar eut une existence aussi courte que peu ordinaire, mais que son talent de musicien fait de lui un artiste inimitable, inégalé et éternel ; éternel parce que ses influences sur les « Bikutsites » qui l’ont suivi sont manifestes et l’érigent inéluctablement en têtes de proue du Bikutsi moderne. Les Têtesbrulées ont fixé quelques standards, des « canons « axiomes orienteurs » qui déterminent plus ou moins chaque composition du Bikutsi moderne (128). Ils ont « reconfiguré totalement l’esthétique de ce rythme originellement exécuté par les femmes de la forêt au Sud du Cameroun, en basant l’orchestration sur une prépondérance alternée du son balafon et de la basse. Une chorégraphie éclatée entre plusieurs registres artistiques, tantôt sportif (football), de la peinture (crânes particulièrement rasés, corps peinturlurés), du vestimentaire (sacs à dos, pantalons et culottes blessés), tantôt de la danse (mbali, Olancha,…) et un jeu textuel oscillant entre le populaire et l’élite, la morale et la désinvolture (…) »(128)
« L’irruption desTêtes brûléesdans la scène musicale camerounaise marque un tournant décisif pour le Bikutsi. Car jamais plus après zanzibar leBikutsi ne s’est joué comme auparavant. Ce groupe a fait école.Depuis Zanzibaren effet, les guitares basses et solo constituent les instruments primordiaux [du Bikoutsi] . La guitare basse ne se contente plus de rythmer seulement un morceau où la guitare d’accompagnement est très discrète, elle fait des solos qui se laissent parfois apprécier avec une rare acuité dans les temps morts. Cela explique le fait que tous les bassistes après l’avènement des Têtesbrûlées ajoutent systématiquement la particule “Bass“ à leurs noms d’artiste. En réaction à cela, [les solistes font de même avec la particule “Solo“] ». (91-92) C’est avec les Têtes brulées que le Bikutsi s’exporte pour la première fois et se vend à l’échelle planétaire[3] (92)
II. Débats, critique, intérêts et actualité de l’ouvrage
1. Débats et critique
a. Débats
Partant d’un fait tel que le conflit de leadership entre Zanzibar et J. M.Ahanda, ce livre suscite un débat digne d’intérêt:on peut en effet se demander du détenteur du génie et du détecteur du génie qui est plus déterminent dans le processus qui conduit à l’éclosion de la vedette.
Avoir du génie c’est une chose. Le découvrir, le faire prospérer et le rentabiliser en est une autre. Le parallèle avec le monde footballistique est assez édifiant à ce sujet: le milieu footballistique camerounais par exemple est farci de footballeurs dont le génie est égal voire supérieur à celui de Samuel Eto’o fils[4] mais qui n’atteindrons jamais le millième de la gloire de ce dernier. Un footballeur, aussi talentueux soit-il, a besoin d’un manageur qui croit en ce talent et qui sache l’exposer sur la place du marché afin que, par le truchement d’un coach dans un club, ce génie puisse éclore et être rentabilisé. Cela est aussi vrai pour le football que pour la musique. Au vu des éléments fournis par ce livre, J. M.Ahandafut à la fois un coach et un manageur pour Zanzibar. A la question donc de savoir : « que serait Zanzibar sans jean MarieAhanda ? », on pourrait répondre avec peu de probabilité de se tromper : « rien » ; « un musicien sans doute, mais un musicien ordinaire malgré son potentiel. » Tant qu’il n’est pas mis dans des conditions optimales d’éclosion, le génie n’est qu’un potentiel ; un potentiel avec lequel son porteur peut vivre et mourir dans l’anonymat absolu. J. Marie Ahandaa le mérite d’avoir sorti le talent de Zanzibar de son état brute (ou potentiel) pour l’élever à son état de virtuosité. En revanche, le faiseur de vedette est un parfait chômeur s’il n’existe point de porteurs de génie : le projet des Têtes brulées de J. M.Ahanda n’aurait certainement jamais vu le jour ou n’aurait guère eu le retentissement qu’il eut, sans des artistes de génie, au premier rang desquels Zanzibar, pour l’objectiver. On voit ici se dessiner la dialectique de l’œuf et de la poule. Bien malin qui la tranchera.
b. Critiques
Cet ouvrage se passe extraordinairement de l’ordre chronologique qui s’impose le plus souvent aux ouvrages de cette nature qui ressuscitent un nombre important de faits et d’évènements. Ce qui ne va pas sans nuire à sa lecture. Par ailleurs, il s’agit quand même d’un véritable exploit que de réussir à écrire un livre sur Zanzibar en éludant la question de la cause réelle de sa mort quand on sait combien cette mort est restée un mystèrequi alimente encore les conversations de nos jours. C’est d’autant plus un exploit que ce choix est délibéré et non dicté par une quelconque impossibilité de réunir les pièces du puzzle qui élucideraient cette mort : tout en reconnaissant n’avoir point résolu la question de la mort de Zanzibar(149), les auteurs montrent qu’ils avaient le moyen de le faire : Ils avouent n’avoir aucunement essayé de rencontrer K-Tino qui est, selon eux, la dernière personne à avoir vu Zanzibar avant sa mort. De même, ils affirment qu’ils n’ont pas essayé d’entrer en connaissance du dossier médical du défunt et encore moins de rencontrer sa fille : autant de pistes qui auraient pu élucider le mystère de la mort de Zanzibar, mais expressément négligées. Tout ceci donne l’impression non pas d’un simple désintérêt, mais d’une volonté de taire le sujet de la cause de la mort de ce cette grande vedette de la scène musicale camerounaise. Le comble du paradoxe c’est que, non content de mettre sous le boisseau une question d’une telle importance pour l’opinion publique camerounaise qui aurait légitimement envie de savoir de quoi est mort Zanzibar, les auteurs, se jouant d’une figure qui a tout l’ère de la prétérition, alimentent la spéculation sur la dite mort. Tout en ayant montré leur désintéressement au sujet des causes réelles de la mort de Zanzibar, ce qui constitue en soi un sérieux manquement pour un livre sur Zanzibar, ils réussissent, par des tournures aussi claires quevoilées, à soulever le sujet en braquant leurs projecteurs sur trois femmes (150) : les deux copines de Zanzibar (celle qu’il venait de répudier et celle qu’il considérait à tort comme sa nouvelle copine) et K-Tino. Cela s’apparente à une démarche subtile certes mais doublée d’un manque de logique pour désigner les coupables de la mort de Zanzibar : comment peut-on affirmer avoir éludée une question aussi grave[5] tout en y suggérant une réponse ? Fut-elle de façon voilée, la désignation des coupablesde la mort de Zanzibar contraste absolument avec l’aveu du refus d’une investigation quelconque à ce sujet ; la seconde thèse discréditant la première. Comme pour en rajouter à leur manque de cohérence et de logique, les auteurs affirment plus loin : «Zanzibar est mort d’un égo blessé au couteau de l’infidélité amoureuse (…), il n’a pas pu supporter l’humiliation d’un amour contrarié (…) » (150), confirmant ainsi la thèse du suicide déjà suggérée par la présentation des faits. Cette suite d’incohérences laisse un arrière mauvais goût à un livre pourtant bien écrit aussi bien du point de vue du style que de la récolte des données. Eu égard à ce flou artistique entretenu sur la question de la mort de Zanzibar, on en est à penser qu’il y a une volonté délibérée de la part des auteurs de dissimuler certaines informations ;une hypothèse qui trouve confirmation lorsqu’ils déclarent : « certains acteurs cités dans ce livre étant encore vivants, notre malaise devant des querelles qui se poursuivant aujourd’hui encore était difficile à camoufler » (151). Un camouflage ; le mot est enfin lâché car c’est bien de ça qu’il s’agit dans le traitement de la question relative à la cause réelle de la mort de Zanzibar dans ce livre. Sinon, comment et pourquoi peut-on se donner le pari d’écrire un livre sur Zanzibar aujourd’hui tout en éludant la question de la cause de sa mort alors même qu’on sait que l’horizon d’attente y sera focalisé?
Autre chose, les auteurs confère à Zanzibar une « rare humilité. » (152) Une humilité que la plupart des faits de sa vie retracés par le livre contredisent. Oui, on peut le dire sous l’éclairage de ce livre, ce génie de la musique Camerounaise est mort précocement par manque d’humilité. Ses guerres de leadership avec Atebass et Jean Marie Ahanda, le traitement affligéà sa copine[6] et ses autres frasques une fois devenu célèbre ne parlent aucunement en faveur d’une quelconque humilité de sa part.Zanzibar était une légende dans son domaine ; et on n’a pas besoin de le teinter tout en blanc pour le prouver, si preuveil en était encore besoin.
On pourrait ajouter à la liste des auréoles de ce bel ouvrage de Joseph fumtim et Anne Cillonperri la disparité dans l’orthographie de certains noms au référent pourtant identique : de Ange EbogoEmeran (31-78) à Ange EbogoEmerent (79-50) ; de Super Ozima (79) à Ozima Succès (62), tout ceci prête à confusion.
Toutefois, pour emprunter une formule chère aux présidents de jury des thèses, tout ce qui précède n’enlève en rien la grande valeur de ce livre pionnier dans un domaine qui reste incroyablement encore en friche, celui de la critique musicale camerounaise.
2. Intérêts et actualité
a. Intérêts
« L’insuffisant travail de critique musical » est l’un des facteurs qui ont largement outragé l’évolution du Bikutsi. Il s’agit d’une maladie commune aux musiques camerounaises en général qui souffrent d’un déficit de théorisation (144). On peut voir ici tout l’intérêt de cet opuscule car pour un public peut averti en matière d’art, le critique est le guide qui devrait l’aider à aiguiser sa culture et ses goûts musicaux sans se laisser prendre au piège de la tricherie musicale qui consiste à confondre musique et spectacle (144-145). Un autre aspect intéressant de ce livre, c’est la rencontre avec les protagonistes du sujet traité, notamment Jean Marie Ahanda, Ange Ebogo E…. qui sont au cœur de l’aventure des « Têtes brûlées », ce qui en fait une source d’information digne de foi sur l’histoire des « Têtes brûlées » et plus généralement du Bikutsi.
b. Actualité
Le Cameroun a cette particularité qu’il immole sans cesse ses valeurs au lieu de les célébrer. La retentissante crise des mœurs qui le secoue aujourd’hui et qui l’a pratiquement réduit en une république de kleptomanes en est la conséquence. A ce titre, on peut dire qu’au-delà de son contenu, ce livre est une double satisfaction : c’est la satisfaction qu’en fin nous semblions comprendre la nécessité d’inscrire durablement dans la mémoire collective nos valeurs et ou héros de manière à ce que celles-ci puissent fertiliser les générations à venir ; c’est également la satisfaction du choix porté en la personne de Zanzibar non seulement parce que son existence et sa mort suscitent toujours des passions, mais aussi parce que la brièveté de son existence occulte aux yeux de la jeune génération l’immensité de son talent ainsi que son apport dans leBikutsi moderne. Fort de ce qui précède, la préservation de l’art musical camerounais à travers la pérennisation (ou la célébration) de ses valeurs[7]est la perspective de lecture qui convient sans doute le mieux à cet ouvrage.
[1]Taxé de « négrier des temps modernes », on reproche à J. M. Ahanda de profiter du travail et du talent des musiciens, notamment de Zanzibar. (107)
[2] Même si le groupe est resté plus ou moins actif, il a perdu de sonaura.
[3] En 1990, « le célèbre musicien américain, Paul Simon compose dans ce rythme un titre connu sous le nom de Proof » avec la participation des Camerounais tels Vincent Nguini, les frères SabbalLecco…(92)
[4]Sans aucun doute le plus grand footballeur camerounais de tous les temps
[5] Il s’agit quand même d’une question qui relève de l’éventualité d’un assassinat et qui met en péril l’existence de ceux qu’on désigne indirectement comme coupables.
[6]Celle qui l’a supporté du temps de la vache maigre !
[7]Ce terme réfère à des principes esthétiques du Bikutsi ainsi qu’à des personnes incarnant le mieux ces principes par leur talent particulier en la matière.