Roger Planchon et Jean-Marie Boeglin : Une place au parterre du Théâtre National Algérien
Par : Mohamed-Karim ASSOUANE.
Maitre de conférences en littérature, département de français.Roger Planchon (1931-2009) et Jean-Marie Boeglin (1928) sont deux noms à inscrire dans l’histoire du théâtre contemporain en Algérie. Deux noms pour une même institution théâtrale, à savoir le Théâtre de la Cité à Villeurbanne (Lyon), tout comme ils revendiquent une même appartenance tant sur le plan de la pratique dramatique que politique. Les deux metteurs en scènes et comédiens ont marqués, de leurs empreintes, tout un mouvement de « remue-ménage » dans les formes européennes de représentations théâtrales de l’Algérie des indépendances. Les deux, épousèrent en 1957 à Lyon, la cause algérienne et se mettent À la disposition des fondateurs du TNA pour lancer la marche vers la nationalisation des salles d’opéras de l’ère coloniale en accueillant des spectacles d’un réel renouveau dramatique. C’est bien autour de ces deux dramaturges que nous tenterons d’apporter une réflexion sur une influence née de l’échange que désignent les deux noms, de même que leur apport à l’action culturelle des premières années d’indépendance et non de l’imposition d’un art culturel par un pouvoir idéologique.
Nous ne pouvons concevoir un théâtre algérien sans l’œuvre et la contribution d’hommes et de femmes qui l’ont initié, érigé, conçut et réfléchie. Des artistes de toutes nationalités confondus qui savaient que le 4e art est celui du regroupement de la masse agissante au regard de la représentation festive. Peut-on évoqué le terme d’influence dans un contexte d’enjeux politique liés aux relations entre une France mordue par son passé colonial et une Algérie sclérosée par ses passés tragiques.
L’actualité politique n’échappe nullement à la fracture historique algéro-française, une césure fertile pour établir cet échange – le terme nous semble adéquat dans le contexte académique – qui a permis à des œuvres artistiques en général, et théâtrales en particulier d’aborder en premier lieu des territoires aux histoires mêlées.
Ahmed Cheniki dans son étude sur Les Expériences culturelles et aventures ambiguës (2012), y voit dans le tandem Algérie-France, une question d‘altérité, de jeux identitaires et mémorial qui demeurent d’actualité. Le théâtre portera sa part de formes artistiques « adopté dans un contexte particulièrement tragique, celui de la colonisation » (1), qui marginalisera « les structures cultochtones ». L’auteur de la réflexion transculturaliste parle de traces culturelles françaises marquées par un discours raciste chez certains ou un appel à l’assimilation chez d’autres, en évitant d’évoquer une quelconque influence ou échanges chez les uns en direction des autres.
Nous pensons, en effet, que la réflexion du Pr. Cheniki ouvre une direction vers un débat beaucoup plus approfondie de l’outil culturel dans le contexte des indépendances politiques en réaffirmant l’appropriation des formes culturelles, dont le théâtral est perçus dans une double perspective archéologique et anthropologique. Nous concevons le contenu factuel de notre exposé comme pulsateur d’une petite partie de l’intérêt des auditeurs, tandis que l’apport principal d’un discours tient dans l’approche ou la méthode utilisée, dont chaque personne peut tirer profit.
Nous appellerons influence cette modalité de transmission et d’organisation d’un savoir-faire dans un savoir être entre deux cultures qui n’ont que peu de choses en commun. L’influence de l’Autre par imposition de ses actes culturels alimente la différence et fait surgir la réaction immédiate du rejet, de l’éloignement, enfin de l’exclusion. Dans le sens de la problématique de la présente manifestation scientifique, le Père des arts est conçus à partir d’un espace géographique, l’appartenance à l’aire algérienne, le tout est verrouillé d’un bloc souverainement désigné et lui permettant de s’affranchir d’une influence étrange et étrangère même.
De prime abord, nous retiendrons deux idées forces à travers les propos de M. Cheniki, entre « adaptation » d’un art dans un contexte temporel et historique et « marginalisation » de composants social à dimension culturelle. Deux concepts qui désignent fondamentalement deux espaces conflictuels entre celui de l’aspiration à la normalité (entendre, normes) et celui de la reconnaissance des droits culturels, les deux sont soumis à un intérieur géographique dont chacun des sujets tente de construire son propre biographie, avec son ambivalence, ses dangers et ses chances dans une relative confusion sociale dans des aires géographiques fixés par la dominante idéologique de la cartographie, cherchant à résoudre le paradoxe fondamental de l’autonomisation des individus et de leur intégration dans un ensemble plus ou moins stable et fonctionnel, dans une intériorisation au sein des institutions, des contraintes et des attentes sociales. Pour cela, les institutions ont inventés l’idée de société (Bauman, 2005) et généré de nouvelles sacralités (le droit, le territoire, la Nation …), dissimulé derrière les abstractions surplombantes (les rapports de production, la culture, la morale …), renvoyant le changement au rang de processus exogène ou d’illusion (Castoriadis, 1975). Les conduites des individus et les mœurs dépendent de la place qu’ils occupent dans ce système organisé et hiérarchisé, flanqué d’un horizon des possibles circonscrit sur un territoire clairement délimité.
Les 132 ans de présence coloniale française et européenne en Algérie ont donnés à la notion de territoire toute son importance, n’est-ce pas que nous codifions juridiquement et dans l’imaginaire, le découpage géographique hérité de la puissance coloniale, un outil politique permettant d’unifier la société au-delà des tensions sociales et culturelles devenant un cadre naturel de la convergence des consciences individuelles et collectives. Il s’agit, pour nous, de tenter de décrypter les codes qui définissent le « bon usage des lieux », se positionner par rapport à eux, s’en affranchir et les instrumentaliser, en analysant les « épreuves » et la « conflictualité » d’un espace qui, dans son dispositif architectural et sémiotique, est celui qui rend possible des actions nouvelles, en suggérant certains et en interdisant d’autres (Lefebvre, 1981). Cela propose certainement, de développer une conception du changement social plus sensible à la contingence (Rancière, 2009) et aux jeux du possible et à la contradiction sociale qui anime les lieux.
La mobilité croissante et la capitalisation de l’économie ont pu faire croire, dans les années 1950 à 1960, à l’inéluctable uniformisation de la planète et de la part des réalités culturelles dans l’organisation de l’espace a été sous-estimée depuis. Nous retenons comme élément d’échange intraculturel, en ce début des années 60 en Algérie, le TNA nouvellement nommé et institutionnalisé comme structure d’un espace qui s’actualise sur le terrain.
Au festival de La Lorelei (Allemagne, 1951), Arthur Adamov entend parler pour la première fois de celui qui fera de Lyon « l’épicentre du séisme artistique » (Alexandre Marie, 2006).
« Jean-Marie Boeglin me dit qu’un jeune Lyonnais nommé Planchon vaincra sa timidité et « montera » à Paris pour me voir, me parler, me demande de lui confier une de mes pièces » (L’Homme et l’Enfant, 1968, p.108).
Entre les deux dramaturges naitra une fructueuse collaboration et Planchon programmera en mars 1953, sur la scène du Théâtre du Marronniers, la plupart des textes d’Adamov et cela jusqu’en 1957. Ce qu’il faut retenir de cette rencontre est que les deux comédiens et metteurs en scènes se sont liés d’amitiés autour de la scène. Jean-Marie Boeglin connaissait Roger Planchon dans le contexte de la Lorelei qui fut le siège des rencontres européennes de la jeunesse durant l’été 1951. En réponse au Festival international de la jeunesse organisé à Berlin-Est pour promouvoir le socialisme. Le théâtre de plein air accueille conférences, débats, représentations théâtres, danses folkloriques, qui se succèdent durant cinq décades, de juillet à septembre. Plus de 35 000 jeunes y participent, pour l’essentiel des Allemands (60 %), des Français (20 %), dont des Algériens, à l’époque, et des Britanniques (10 %). Des thèmes très variés sont traités lors des différents séminaires, allant des relations internationales aux politiques économiques et sociales, mais selon une approche centrée sur l’idée fédérale.
Lors d’une émission télévisée, en 2003, sur le monde de la scène en France, Planchon déclare au micro de Dominique Darzacq, sur cette fructueuse rencontre :
« Et bien oui effectivement, c’est à la Lorelei pour la première fois que j’entendais parler – c’est en 1951, c’est juste, le Berliner Ensemble vient de démarrer, et j’entendais parler par Jean-Marie Boeglin, qui a travaillé ensuite avec moi, et tout ça, et dont le fils est Bruno Boeglin (…) qui est un grand metteur en scène, donc c’était par lui <J.M.B.> que j’entends pour la première fois le nom de Brecht ».
Planchon, cet ex-employé de banque et le plus jeune résistant décoré de France puisqu’il fut le courrier de la Résistance dans sa région natal, l’Ardèche, avait débuté son expérience théâtrale avec une petite troupe qui s’est lancé dans une petite entreprise de maçonnerie comme lieu de répétition, au milieu des maçons en plein travail. Là, il montait Faust de Marlowe. Mais le déclic venait bien de la rencontre du symposium de la jeunesse où il entamera sa tournée extérieure avec sa petite troupe composée d’Alain Mottet et Claude Lochy, huit jours après celle de Jean Vilar, qui était déjà TNP.
Planchon brechtien ? Pas tout à fait. Pour lui, il y avait un Brecht à trois niveaux : l’écrivain théoricien, le metteur en scène et le politique. Pour Planchon
« Toute une partie du théâtre de cette époque-là va comprendre de travers Le Petit organon de Brecht et certains acteurs et metteurs en scène pensent que si les acteurs ne jouent plus, parlent raides, ont les mains contre les cuisses, ils font de l’art, ils font du brechtisme à tout va (…) Je savais pertinemment qu’il y avait d’un coté Le Petit organon, qui sont des textes théoriques, et de l’autre coté des spectacles qui ont beaucoup d’humour, beaucoup de malices, beaucoup d’esprit, etc.. »
Les premiers contacts entre Planchon et Brecht ont durés 16 à 17heures de discussions et d’échanges d’avis sur le monde de la scène et ceci au Berliner Ensemble. Lors de cet échange un poète algérien entre dans la discussion c’était Kateb Yacine. Planchon témoigne :
« Il était très, très fiévreux, très angoissés, etc. Et il va dire à Brecht « Ne pensez-vous pas qu’il y a une superbe tragédie à écrire sur l’Algérie, sur ce qui se passe dans une guerre coloniale ? ». Et là j’ai vu Brecht, qui avait beaucoup de délicatesse et de finesse, va expliquer à Kateb Yacine quelque chose, d’ailleurs, que Kateb Yacine va pratiquement pas comprendre. Il est trop dans le sang, dans le drame, le sang, pour saisir ce que l’autre va raconter, ce que Brecht va raconter. Il va lui dire comme ceci : « C’est inouï, quand on y réfléchit, la pièce sur la décolonisation ne peut pas être une tragédie. Ça devrait être une comédie ou une bouffonnerie ». et Kateb va pas rentrer, il va pas comprendre ce qu’il raconte, enfin, il va toujours, allons… bon. Or en vérité, évidemment l’homme profond, c’était Brecht. C’était Brecht. Sur la décolonisation, c’était pas une tragédie qu’il fallait écrire. Et il a su lui dire. Kateb n’est pas renté. »
Un moment historique dans l’histoire du théâtre algérien, un Kateb Yacine encore connu pour être un poète n’ayant pas mis les pieds sur le seuil de la postérité littéraire et qui s’interroge sur le tragique théâtral lui qui avait lu et aimait Eschyle, se mettait dans tout ses états face à celui qui remit en cause la pratique artistique d’Aristote pour dire à l’enfant de Smendou qu’il n’est nullement nécessaire de porter sur une scène une tragédie vécu par son peuple et dans le réel du quotidien. Le théâtre n’est pas une illusion, il est plutôt affirmation des différents reflets de la réalité qui s’impose aux hommes. Et Roger Planchon reconnait, en rendant hommage à Jean Genet, que Les Paravents dans sa dimension bouffonne est le seul texte qui porta au théâtre la problématique de la décolonisation même si Genet ne le fit dans la conception que défendait Brecht dans le genre comique du théâtre.
Autour de Brecht, de son vivant, il y avait Jean-Marie Boeglin, un passionné de l’art qui refuse la création tangible au profil de celle éphémère. J.-M. Boeglin répugne à parler en prenant comme exemple son maitre à penser berlinois. Œuvrer pour l’art dans la plus grande sérénité et le silence des propos hors-scène. Rencontrer en avril 2012 par le magazine associatif marseillais Ce Qu’il Faut Débourser (CQFD), dans son numéro. Il dira que
« J’ai été une sorte d’idiot utile. Mais si c’était à refaire, je recommencerais. Avec cette distance de savoir que l’homme est mal fait et que, quand on vous parle de collectif, il y a toujours un malin pour ramasser la mise, derrière… mais oui, je recommencerais ! »
Le père de JMB était un ancien chef du réseau Francs-Tireurs Partisans pendant l’occupation nazi, et c’est dans se cadre familial qu’il s’aiguisera aux techniques de la clandestinité. En 1961, il est condamné à 10 ans de prison par contumace, pour soutien au FLN, et passe au Maroc, via l’Espagne, où il rejoindra l’ALN jusqu’en juillet 1962 où il gagne Alger sous les feux de la « lutte des frères » et il s’aperçoit qu’une lutte pour le pouvoir a bien débuté, en se disant que « c’est normal, c’est les séquelles du colonialisme. » Mais pour JMB, le théâtre dirige à nouveau sa vie et c’est avec Mohamed Boudia, qu’il a connu en France et Mourad Bourboune, que Boeglin fera partie aussi de la Commission culturelle du FLN et contribuera à la création du TNA en lieu et place de l’Opéra, et nationalise les salles d’Oran, Constantine et Annaba.
C’est Jean-Marie Boeglin qui initia, en octobre 1964, une tournée algérienne pour la troupe de Roger Planchon, avec sa mise en scène de George Dandin de Molière. Accueillit à l’aéroport de Dar-El-Beida, par Mohamed Boudia, la troupe du TNP débutera sa tournée par Oran (les 14-15/10), Sidi-Bel-Abbès (le 17/10), Alger (les 19-20/10), Constantine (23-24/10) et enfin Annaba (les 25-26/10). Mais pourquoi le choix de George Dandin ? Roger Planchon, plusieurs années après sa tournée algérienne, répond
« Tout d’abord, cette pièce en est une formidable pièce d’amour. Or, ce n’est jamais dit à l’époque (à l’époque de Molière – NDLR), c’est-à-dire que on jouait ça comme une pièce de farce insignifiante. Or, en vérité, si vous voulez pour quiconque se penche sur George Dandin, le couple qui est là, s’engueule sans arrêt, sans arrêt, sans arrêt, bien sûr. Jamais le mot « amour » est prononcé, mais à la fin, et je le dirais en acteur : vous ne pouvez pas si vous êtes acteur, insulter une femme, faire le procès d’une femme aussi longtemps, pendant 2 heures et demi, si quelque chose de très fort, ne vous porte pas. »
Le mot est prononcé par Planchon, la pièce avec sa mise en scène rompe avec les farces insignifiantes qui comblèrent le théâtre algérien pendant la colonisation. Le Molière politique était totalement vidé de son contenu critique social, et avec une telle tourné,
« C’est un paysan riche, un paysan péquenaud (…), qui est bête et qui comprend rien et qui veut s’allier etc. (…) C’est quelqu’un qui est suffisamment riche et même tellement riche qu’il peut subventionner grassement, largement… la noblesse ruinée, une famille de la noblesse ruinée. Toutes les contradictions du surgissement de la révolution de 89 sont dans cette pièce », précise Planchon.
La tournée algérienne de la trouve de Planchon fut certainement une belle leçon théâtrale pour le côté algérien, notamment, avec une mise en scène qui rompit avec les farces délirantes d’un Bachetarzi qui instituait un art de l’imitation aliénante dans le droit sens d’un art consciemment colonialiste.
Notes et références :
1 – Adamov, Arthur. L’Homme et l’enfant, (Première parution, 1968), coll. « Folio » (n) 1261), Paris, Gallimard, 1981.
2 – Bauman, Zygmunt. La Société assiégée, Arles, éditions Le Rouergue/Chambon, 2005.
3 – Castoriadis, Cornelius. L’institution imaginaire de la société, Paris, Éditions du Seuil, coll. « Esprit », 1975.
4 – Cheniki, Ahmed. Expériences culturelles et aventures ambiguës. In, Hommes & Migration, n° 1298, 4/2012.
5 – Copfermann, Emile. Théâtre de Roger Planchon, coll. « 10/18 », Paris, Union Générales des Éditeurs, 1977.
6 – Dictionnaire du théâtre français contemporain, Paris, Larousse, 1970.
7 – Lefebvre, Henri. Critique de la vie quotidienne, III. De la modernité au modernisme (Pour une métamorphose du quotidien), Paris, L’Arche éditeur, 1981.
8 – Planchon, Roger. Interview donnée à Dominique Darzacq, Paris, INA, 2003.
9 – Rancière, Jacques. Et tant pis pour les gens fatigués. Entretins, Paris, Éditions Amsterdam, 2009.
10 – Rencontre avec Jean-Marie Boeglin, in Ce Qu’il Faut Débourser (CQFD), n° 99, Marseille, avril 2012.