Introduction
S’il y a aujourd’hui un continent qui intrigue de par ses problèmes devenus endémiques, l’étendue des défis auxquels il a à faire face et la complexité, c’est-à-dire le degré de difficulté de ses problèmes, c’est bien l’Afrique. Alors que l’Europe, l’Amérique et depuis quelques décennies l’Asie entrent dans le troisième millénaire avec fracas, l’Afrique patauge encore. Pourtant, disait-on il y a quelques années, le troisième millénaire sera africain ou ne sera pas. Pour l’heure, le troisième millénaire est là et, l’Afrique est la grande absente, du moins pour l’instant. Certes il n’est guère trop tard et on ose espérer un réveil mais en attendant, en tout cas, l’heure est à la réflexion, à la mobilisation des énergies, des forces vives du continent.
Sur le sujet « Afrique », on rivalise à l’envi d’ingéniosité intellectuelle. D’aucuns pensent en effet que les problèmes de l’Afrique appellent des solutions économiques. Pourtant les nombreuses politiques économiques ont été mises en place : du libéralisme le plus sauvage, de la privatisation tous azimuts à la centralisation et à la nationalisation les plus surannés. Quant aux Programmes d’Ajustement Structurel (PAS), ils ponctuent désormais nos histoires nationales. Ils connurent leur âge d’or dès les années 90 alors que sévissait une crise économique sans précédent. Et même la communauté économique régionale, consécutive à ce qu’on a appelé la régionalisation économique internationale (type CEDEAO (1)) n’a pas eu les effets escomptés. Plus d’une décennie après, l’Afrique est toujours à la case départ. D’autres avancent l’idée d’une refondation de l’Etat, une refondation institutionnelle somme toute : les maîtres mots en sont la décentralisation et sa conséquence la plus logique, la régionalisation politique ; quant aux fédéralistes, ils rêvent panafricanisme, Organisation de l’Unité Africaine (OUA), Union Africaine (UA), etc.
Pourquoi toutes ces tentatives n’ont-elles pas réussi à faire de l’Afrique une puissance, au moins à créer des « dragons » aux puissances économique et technologique de feu ? Pourquoi, les grandes théories économiques anglo-saxonnes (keynésianisme, malthusianisme, etc.) sont-elles vouées à l’échec en Afrique, alors qu’ailleurs, bien qu’appliquées partiellement (en Chine par exemple (2)), elles donnent des résultats probants ? Il y a véritablement un problème que nous entendons présenter et analyser. Notre postulat de départ, l’hypothèse que nous souhaitons vérifier et qui justifie l’intitulé « repenser la politique en Afrique : pour une « Bildung » à l’africaine ? » est la suivante : nous pensons qu’avant les grandes théories économiques, les grandes réformes de l’Etat, les grands chantiers sociaux, bref avant le développement économique, social et technologique, il importe d’opérer la révolution morale et culturelle dont l’Allemagne fut l’incarnation à travers sa « Bildung ». Nous entendons une révolution de l’état d’esprit, du rapport que l’Africain entretient avec l’histoire. Le travail à opérer, on le voit est plus abstrait qu’infrastructurel, plus « transcendant » que technologique ou économique. C’est toutes proportions gardées, l’opération morale et psychologique dynamique qu’a suggéré Marcien Towa dans une étude philosophique très importante. C’est dire peut-être que la refondation dont il est question de plus en plus devrait être une refondation de la superstructure idéologique et philosophique. Marcien Towa disait ceci en particulier :
« […] La décomposition de nos cultures résulte de la dépendance […]. L’essentiel, selon nous, n’est pas d’adopter ou de rejeter telle ou telle religion ou tout autre élément culturel mais de redevenir réellement créateurs. Pour mettre un terme à la longue série d’illusions et de désillusions de notre récente histoire, il nous faut rompre avec l’habitude de réagir seulement aux doctrines de nos dominateurs, de prendre conscience de nos besoins et de nos aspirations profondes et de nous constituer en centre autonome de conception, de décision et de réalisation pour toutes les sphères essentielles de notre vie. […] C’est seulement si nous devenons capables de concevoir, de décider et de réaliser nous-mêmes ce que nous voulons, si nous parvenons à nous constituer en monde non dominé, ayant lui-même son propre centre d’initiative et de création qu’il nous sera possible de sauver ce qui mérite de l’être » (3).
En d’autres termes, est-ce que nous voulons ? Les Africains ont-ils une volonté ? Dans l’affirmative, nous devons être en mesure de dire distinctement ce que nous voulons être. Voulons-nous devenir nous aussi acteurs de l’histoire ou bien nous obstinons-nous à être passifs, dépendants des autres ? Comment un individu ou une formation politique donnée prennent-ils en charge le destin national, collectif et comment le mènent-ils à bien ? Les politiques africains, puisque c’est d’eux qu’il s’agit dans cette étude, ont-ils la culture morale, philosophique pour comprendre l’intérêt de leur activité et de leur vocation à conduire les peuples ? Cette culture morale et philosophique du type « Bildung » à l’allemande ou de la nature d’une culture romantique française (4) (voir le rôle de la culture romantique dans les révolutions françaises de 1789, de 1830, 1848 et plus tard de 1968 par exemple) est-elle suffisamment forte pour concevoir l’idée de la transcendance de l’histoire collective sur l’histoire familiale, clanique ou tribale ?
Grosso modo, tel est l’arsenal de questions que nous souhaitons résoudre dans cette étude. Sans doute, cette exigence historique passe-t-elle par quelques conditions préalables de l’exercice de la fonction politique.
Notre intitulé se propose de rechercher en aval des solutions, de proposer un plan d’action susceptible de refonder, de transformer le rapport que l’Africain entretient avec la sphère politique. L’amont laisse apparaître un diagnostic plutôt triste de l’idée du politique, du rapport du politique africain avec la chose publique. Rapport assez particulier s’il en est puisque la politique est devenue le passage obligé pour accéder à la réussite matérielle. Autrement dit, la politique en Afrique est devenue le « sésame ouvre-toi », le moyen le plus sûr, voire le plus efficace d’accéder à la réussite matérielle et sociale. On se décrète homme politique souvent au grand dam du peuple, même si cela doit se faire à coups de canon et de guerres civiles comme en Côte d’Ivoire, au Togo ou ailleurs. La politique en Afrique est-elle un champ à la merci des influences politico-occultes d’une françafrique pour emprunter une terminologie chère à François-Xavier Verschave (5) ou plus généralement d’un Occident aux visées impérialistes ? Faut-il voir au contraire dans les dirigeants politiques africains une race décidément « maudite », frappée d’une malédiction congénitale, vice rédhibitoire qui les discréditerait d’avance de leur gestion de la chose publique ? L’urgence et l’acuité de la question nous amènent à poser cette question décisive : faut-il repenser le politique en Afrique ?
A ce stade de notre réflexion, nous voudrions risquer de répondre par l’affirmative pour l’unique et bonne raison que la politique africaine est le champ de toutes les possibilités, mêmes les plus aberrantes. C’est sans doute ce qui explique « pourquoi l’Afrique meurt » (6). Dans une perspective « compréhensive » (7), nous pensons qu’il existe une praxis sociale et culturelle en Afrique qui expliquerait tant de déviations de la politique africaine. Il existe en effet quelques paramètres explicatifs de la gestion gabégique – risquons le néologisme – de l’Afrique. Nous terminerons notre propos par quelques pistes de réflexion susceptibles de recentrer, de recadrer le champ politique africain qui est, en l’occurrence, un champ où s’exercent de façon sauvage de nombreuses pulsions et où règne l’homo manducans, autrement dit un champ régi par la métaphore de la « manducation » ou par ce que Gilbert Durand (8) a identifié comme étant « l’archétype de la chair ».
Pour une sphère publique ou un espace public (9) en Afrique : plaidoyer pour l’institutionnalisation du champ politique africain.
Comme tous les domaines de la vie sociale, la politique est un champ autonome ayant ses règles, c’est-à-dire « un ensemble de normes s’appliquant à un domaine d’activités particulier et définissant une légitimité qui s’exprime dans une charte ou un code » (10) pour emprunter une définition sociologique de l’institution (11); il s’agit d’un métier à part entière qui obéit à une déontologie précise. Il faut préciser, d’ores et déjà, qu’on ne naît pas homme politique et qu’on le devient. Nous voudrions surtout interpeller – nous croyons aux vertus de la pédagogie et de la sensibilisation – l’opinion africaine, les jeunes africains, les instances dirigeantes (Union Africaine, organismes sous-régionaux africains, société civile, etc.) pour qu’ils mettent en pratique ce qui peut apparaître comme une boutade : apprendre à devenir homme politique tout comme on apprend – aussi trivial que cela puisse paraître – à devenir médecin. La question du comment devient-on homme politique se pose en Afrique avec une particulière acuité. Il faut savoir que, comme le médecin des corps et des esprits, l’homme politique est le médecin des cités. Souvenons-nous que « politique » vient du grec « polis », la fameuse cité de la Grèce antique, l’homme politique étant celui dont la vocation – insistons sur le terme – est de gérer la cité (12). L’activité politique est donc un métier, un sacerdoce et implique une vocation tout comme le métier d’enseignant, de médecin, de pilote, etc. Le métier d’homme politique est un combat quotidien, une lutte de tous les jours en vue du bien-être des populations dont l’homme politique doit être le porte-parole. Ce qu’on considère aujourd’hui peut-être souvent de façon abusive comme les modèles de démocratie dont les formes les plus parfaites seraient les démocraties européenne (France, Grande Bretagne) et américaine (Etats-Unis) devrait susciter au sein de l’intelligentsia africaine quelques remises en cause. Pourquoi la politique africaine s’oppose-t-elle aux intérêts vitaux des populations africaines et gangrène-t-elle le continent ?
Le champ politique en Afrique : état des lieux.
Nous venons de montrer l’intérêt et la nécessité d’une institutionnalisation du champ politique africain. Un tel préalable méthodologique se justifie dans la mesure où ce que l’on peut appeler le « champ politique actuel » faute d’un terme plus opérationnel, n’existe pas, du moins pas encore. En fait, il s’agit encore d’un no man’s land, d’une sphère au sein de laquelle s’expriment des logiques qui défient la raison. En nous proposant de présenter l’état des lieux du champ politique africain, nous sommes bien conscient de mettre la charrue devant les bœufs. Le lecteur comprendra qu’il s’agit en réalité d’un préalable heuristique. Si l’on pose qu’il existe un champ politique en Afrique, alors risquons-en l’état des lieux.
A risquer un diagnostic de la politique en Afrique, on se rend vite compte que le tableau n’est guère reluisant. Un rapide parcours des médias occidentaux laisse vite apparaître que le continent n’a pas bonne presse : guerres civiles ou ethniques, coups d’état militaires, maladies dont le SIDA, crises économiques, Programmes d’Ajustement Structurel. Les titres des parutions sur l’Afrique ne montrent pas autre chose. Le continent se caractérise non seulement par une « banalisation » de ses Etats, lesquels sont très souvent auteurs d’une « politique du ventre » quand ils ne sont pas des « Etats criminels ». On l’aura deviné, ces attributs de l’Etat dressés par Jean-François Bayart (13) dans ses études ne sont nullement valorisants. Certains, comme Stephen Smith, s’enhardissent à trouver des causes à une prétendue mort de l’Afrique (14). Quant aux autres, les plus pessimistes pour qui l’Afrique refuserait le développement, leurs études font aujourd’hui école au sein de l’intelligentsia africaine (15). Les Africains eux-mêmes ne sont pas en reste quant au diagnostic de cette situation chaotique. Commentant les causes de la crise de l’Etat-nation en général, Hermann Yaméogo affirme ceci qui peut bien être appliqué à l’Etat en Afrique :
« A travers les causes endogènes et exogènes de la crise de l’Etat-nation en Afrique, nous n’avons fait qu’évoquer quelques aspects fondamentaux des griefs portés contre l’Etat-nation africain et les contraintes de plus en plus lourdes qui pèsent sur lui. Chômage, banditisme, pauvreté, désertification, terrorisme…, sont à l’origine de l’insécurité. Or la sécurité collective est la poutre maîtresse sur laquelle repose toute collectivité. Elle ne s’entend pas seulement de la protection du faible contre le fort […] ; elle s’applique aussi à des domaines sans cesse croissants en raison de l’émergence de nouveaux besoins qui demandent la protection de la collectivité » (16).
L’Etat africain est donc en crise parce que la politique africaine a failli à sa vocation. Cela va de soi. L’insécurité chronique et multidimensionnelle dont parle Hermann Yaméogo est la conséquence logique d’une politique aberrante et catastrophique, d’une gestion chaotique (17) de la cité. Les hommes politiques africains semblent ne pas se soucier du bien-être des populations dont ils ont la charge. La crise est en effet à plusieurs dimensions : morale, politique, économique, sanitaire, culturelle, etc. Pour ne citer qu’un seul exemple, la crise économique que vit l’Afrique tire ses origines dans la non maîtrise des moyens de production alors que les sociétés africaines sont paradoxalement des sociétés de consommation. L’absence des moyens de production rend les Africains dépendants de l’extérieur en important, outre les produits de consommation courante, les produits alimentaires manufacturés basiques qu’une maîtrise des outils de production leur aurait permis de produire sur place. Alors que l’Afrique est productrice d’huile de palme, d’ananas, de cacao, elle importe de plus belle, l’huile, le chocolat, le jus d’ananas. Voilà, entre autres, un des paradoxes auquel l’Afrique est confrontée aujourd’hui. Cet état de choses nous semble devoir être le fait de quelques facteurs que nous souhaitons rapidement passer en revue avant de dire ce qu’ils nous inspirent comme réflexions.
Aujourd’hui la situation désespérante de l’Afrique a donné lieu à plusieurs interprétations dont une voudrait voir l’impact de l’histoire dans le devenir existentiel de l’Afrique. Esclavage, colonisation, néocolonialisme bref une extraversion provoquée serait un facteur de la déperdition actuelle. Livrée en pâture aux puissances occidentales, l’Afrique serait donc la victime dans les mains de bourreaux, d’où son état de dégénérescence globale (18). Considérée comme le laboratoire de la modernité occidentale, l’Afrique paierait ainsi le lourd tribut lié à un tel statut. De nombreuses études l’ont démontré (19), le système colonial, dans sa mise en œuvre dans les territoires ex-colonisés, est né de la volonté d’une expérimentation des idées des puissances industrielles émergentes du 18ème siècle. Les pays ex-colonisés ont donc été des lieux d’expérimentation des idées libérales, une sorte de « laboratoire social de la modernité » (20). Ainsi, les puissances occidentales faisaient-elles ailleurs ce qu’elles ne pouvaient faire chez elles avec tout ce que cela comporte comme excès, échecs ou aberrations.
Cette interprétation privilégie la phylogenèse. Même s’il y a eu effectivement des aberrations, des contradictions imputables à ce système colonial, qu’en est-il des Africains eux-mêmes ? Hormis quelques auteurs, une telle question ne semble pas faire l’unanimité au sein des milieux intellectuels africains. Cela dit, l’explication de la situation du continent africain par des causes essentiellement externes semble avoir fait école. Ne serait-elle pas en définitive laxiste, victimiste et par ricochet dévalorisante ?
Dans le cadre de cette étude, il ne s’agit pas de faire le tour de toutes ces questions, nous entendons nous appesantir sur l’aspect moral et culturel de la crise. Que vaut l’économie, la technologie, la politique, le sanitaire, si la locomotive qui est la culture et la morale est défaillante ? La culture nous apparaît comme étant le socle, le ciment des grands chantiers technologiques et économiques. C’est pourquoi cette étude se veut un plaidoyer pour l’avènement d’un projet culturel commun, une sorte de « vulgate » culturelle et morale comme préalable à une action d’envergure. Bien entendu, ce projet culturel, cette superstructure, pour être efficace, doit s’appuyer sur une refondation institutionnelle, ce que nous avons appelé une institutionnalisation du champ politique africain.
En effet, très souvent la raison que l’on invoque pour expliquer les nombreuses déviances des acteurs politiques est leur absence de volonté politique. Il se trouve que les hommes politiques africains font preuve d’un déficit de volonté dans l’affirmation de certaines idées, de certains projets. La « volonté politique » est un terme au carrefour de la morale et de la culture. La « mauvaise volonté » ou le déficit de volonté politique pourrait en effet s’expliquer par une absence de repères moraux et culturels, d’où cet autre plaidoyer pour une transcendance de l’Histoire collective.
Pour une transcendance de l’Histoire collective.
La transcendance de l’Histoire collective que nous appelons de tous nos vœux doit être dictée par une réévaluation de ce qu’Edouard Glissant nomme la « conscience historique ». Elle pourrait se définir comme étant « le sentiment généralisé d’une mission à accomplir, d’une filiation à maintenir, d’un territoire à agrandir » (21). Le territoire dont parle Glissant doit être ici entendu dans une acception large. Plus qu’un territoire géographique, il doit inférer un territoire économique, culturel, technologique, etc. Il s’agit, grâce à cette « conscience historique », de répondre aux défis de l’Histoire, d’inscrire l’Afrique au cœur des défis majeurs de l’ère contemporaine. Or, en tout état de cause, le politique africain ne nourrit pas à l’égard du continent cette aspiration à participer activement à l’Histoire en dépit des exhortations diverses (22).
A notre avis, le mal de la politique en Afrique (il n’y a pas que la politique !) est ce sentiment qu’ont les Africains de se dessaisir de leur destin collectif et le sentiment de la vacuité de l’existence qui en découle. Pour aller vite, nous pensons que le rapport que l’Africain entretient avec la culture entendue dans son sens le plus large possible comme savoir-être, savoir-faire, vouloir-être, etc. est totalement déficient. La culture nous semble constituer la sève vivifiante de tout devenir historique, de tout-être au monde. Or en l’état actuel des choses, il faut bien reconnaître que les Africains, les Etats africains n’ont pas un projet culturel dynamique et évolutif tel que l’ont été notamment la Bildung ou le projet romantique en Allemagne et la culture française des 17ème et 18ème siècles (23). L’Afrique ne dispose aujourd’hui d’aucuns repères culturels hormis ceux de la « culture-ressassement » portée par un Senghor ou ceux de la culture pragmatique qui serait une sorte d’antithèse de la négritude senghorienne portée par Stanislas Adotevi ou Wole Soyinka (24). La problématique de la culture, au-delà du mythe fondateur de l’identité ou de l’identité atavique (Edouard Glissant), doit s’étendre, du moins supposer la culture morale et l’acquisition et l’utilisation des champs de connaissance.
Par exemple, quelles applications quotidiennes les élites africaines et plus précisément les intellectuels africains font-ils des différents champs de la connaissance pour orienter les populations dans leur relation avec elles-mêmes et dans leur rapport aux autres pour appréhender les problèmes sociaux, culturels, économiques ? Les intellectuels africains, ces fanaux qui conduisent les peuples dans la nuit de l’ignorance, ne sont-ils seulement que d’excellents élèves et de mauvais maîtres ? (25) Leur quête prométhéenne du savoir est-elle condamnée à rester lettres mortes ? En d’autres termes, la Bildung dont nous parlions précédemment et qu’Etienne François définit dans sa préface à l’ouvrage d’Aleida Assmann déjà cité selon un triple point de vue comme :
« 1. une des modalités possibles de l’universelle humanité et l’expression de la singularité allemande ;
2. un pôle de stabilité d’une société en transformation, comme l’indispensable contrepoids à la fuite de l’histoire et aux défis de la modernité, aux conflits de la politique et aux spécialisations de la technique ;
3. et enfin l’expression d’une communauté renforcée de préoccupations et d’interrogations avec le reste de l’Europe et avec la France en particulier » (26)
Ferait-elle tragiquement défaut aux pays africains ? Existe-t-il aujourd’hui une réflexion en amont et en aval sur la question d’une culture ainsi définie il y a quelques siècles par allemands et français ? La référence aux modèles occidentaux revêt, nous tenons à le préciser, une valeur opératoire. Elle n’a ici qu’un intérêt heuristique, c’est-à-dire devant servir à la réflexion. Et d’ailleurs comment en serait-il autrement si ces pays occidentaux sont aujourd’hui des modèles politiques enviables ? Allemands, Français, Américains, toutes ces grandes nations se définissent en effet, cela est indéniable, de par ce vouloir-être, lequel les amène à se transcender dans n’importe quelle situation de la vie : sport, économie, politique, technologie… Les pays africains ont-ils aujourd’hui ce complexe de valeurs qui les amènerait à se transcender. Ont-ils une culture de l’action ?
La culture de type Bildung ainsi définie pourrait être perçue comme un véritable pacte scellé entre les membres d’une communauté donnée et leurs représentants pour affronter les vicissitudes de l’Histoire. Les repères moraux, culturels étant inexistants, on assiste dans le champ de la politique, pour ne citer que ce seul domaine, à une vision de la réalité que nous appellerons léonine et que Jean-François Bayart et bien d’autres (27) ont appelé « la politique du ventre » fondée sur la loi du plus fort telle celle qui prévaut dans la jungle. Bayart affirme sur ce point à juste titre :
« L’invention du politique sur le mode coercitif s’effectue aussi par le biais de la contrainte, de la violence, de la terreur parfois ; et […] cette invention du politique sur le mode coercitif s’effectue également « par le bas » » (28).
Plus loin dans la même étude, Bayart montre que la politique en Afrique se caractérise essentiellement par « l’exacerbation de la « politique du ventre » dans ses pratiques les plus prédatrices (29); en quelque sorte celle du retour de l’Afrique « au cœur des ténèbres » non ceux de la tradition mais ceux de la traite, une traite contemporaine… » (30). Les populations africaines sont comme prises au piège d’une traite post-coloniale institutionnalisée qui annihile toute volonté de recours quel qu’il soit y compris juridique. Même si l’on peut reprocher à Jean-François Bayart sa propension à la généralisation abusive – il part de quelques cas africains (Cameroun par exemple) pour en arriver à toute l’Afrique, il faut lui reconnaître qu’il pose des questions de fond que l’on ne pourrait éluder. Les réflexes clanistes de nombre d’hommes politiques africains, voire d’intellectuels constituent aussi une des pesanteurs psychologiques, et non des moindres, dans la longue marche de l’Afrique sur le chemin de l’Histoire. C’est au nom du clan, de la famille que l’accumulation des richesses est devenue est une gouvernementalité tropicale puisque le clan s’octroie le droit de juger. C’est lui qui édicte les règles de conduite à suivre ; il constitue la référence archétypique en édictant le droit. Mais peut-on suivre à la fois les exigences du clan et les aspirations collectives au développement économique, technologique, démocratique ? Pour prendre un cas précis, l’opposition en Afrique ne ferait-elle de l’opposition que pour remplacer les dirigeants au pouvoir et tomber dans les mêmes travers ou dérives ? Ferait-on de l’opposition pour sacrifier au principe de la gouvernementalité tropicale ci-dessus évoquée ? (31) Une réflexion hardie sur la question d’un projet culturel commun avec pour fondements l’acquisition de champs de connaissance divers que l’on doit éviter systématiquement de « tropicaliser » et d’« adapter » coûte que coûte à une réalité africaine comme si l’Africain était une espèce humaine fondamentalement différente est vivement à souhaiter. La formation, nous entendons l’acquisition du savoir issu des champs de la connaissance mais aussi du savoir moral, doit inférer sa légitimation pour reprendre les propos d’Ambroise Kom (32). Les questions que pose Ambroise Kom pourraient nous faire réfléchir sur l’impact réel d’une culture, d’une Bildung acquise souvent dans la douleur :
« Can legitimation, even scientific, be built up outside the social framework that inspires the research? In other words, how can African research, and even research on African topics, be validated outside Africa itself ? »
Autrement dit, est-il encore possible pour les intellectuels africains de valoriser la culture ou le savoir issu des divers champs de connaissance hors d’Afrique ? N’est-ce pas en Afrique même que ce savoir doit être légitimé en pratique ? Doit-on condamner la culture (Bildung) à la mort en Afrique ou doit-elle être une culture vivante et pragmatique ? L’Afrique a-t-elle des modèles et veut-elle les suivre ? De quels repères moraux et culturels dispose l’Afrique ? Son sous-développement économique et social n’est-il pas la conséquence logique d’un sous-développement des idées ? Quel (s) exemple (s) les intellectuels montrent-ils au peuple ?
Il semble en effet, si l’on en croit Ambroise Kom, que les hommes politiques africains issus pour la plupart des grandes universités européennes et américaines et souvent bardés de diplômes n’échappent pas à ce « régime de subjectivité » qui détermine la politique africaine, voire l’Etat en Afrique. Dans cette optique, une formation aux métiers de la politique n’est-elle pas souhaitable ou envisageable ?
Former aux métiers de la politique ou professionnaliser la politique ?
Nous montrions tout à l’heure que la politique était une institution, une vocation, un métier ayant une charte et un code. Il existe une déontologie du métier d’homme politique et on comprend pourquoi tel diplômé, tel docteur ès sciences ou ès lettres peut se révéler piètre politique. L’ex-Président de la République populaire du Congo (Congo-Brazzaville), Pascal Lissouba, diplômé en sciences, Nicéphore Soglo du Benin et Laurent Gbagbo (33), docteur d’Etat en Histoire et actuel Président de la République de Côte d’Ivoire, même s’ils demeurent de grands universitaires ne se sont pas montré toujours à la hauteur de leur mission et des espoirs des populations qui avaient vu en eux des hommes capables de les sortir du sous-développement. Outre la définition d’un projet culturel, d’une sorte de superstructure idéologique qui façonnerait l’imaginaire africain, la formation des élites africaines au métier d’homme politique serait vivement à souhaiter. Il importe de mettre fin à cette banalisation de la politique en Afrique. L’exercice de l’activité politique est trop sérieux pour subir les humeurs épidermiques ou les volte-face les plus rocambolesques d’un individu. Mieux, l’on ne saurait davantage tolérer que le champ politique africain fasse l’objet d’imprévisibles lubies d’hommes en qui le peuple souvent trop naïf de sa misère, a mis sa confiance. Sont en jeu la survie des populations, leur bien-être, la survie des communautés nationales et leur pérennité comme entités nationales. Aux Etats-Unis, en France, en Grande Bretagne, il existe des départements de sciences politiques au sein de la plupart des universités. On y apprend la politique, les relations internationales, l’économie internationale, les hauts-lieux de la géopolitique internationale. On y inculque – en principe – les valeurs cardinales de la fonction « politique ». La France, modèle de démocratie s’il en est, regorge de personnalités politiques sorties qui, de la fameuse Ecole Nationale d’Administration (ENA) qui, de l’Ecole des Sciences Politiques de Paris (34). Les hommes politiques européens d’aujourd’hui ont très souvent à leur actif un parcours politique, une culture politique. Ils ne viennent pas à la politique par l’effet du hasard comme tel militaire africain arrivé en politique suite à un coup d’état. C’est à cette condition que la politique africaine ne sera plus le champ de l’imprévisibilité, de la probabilité, de la possibilité à l’instar du phénomène physique du Chaos (35).
Si la politique avait été l’apanage de parvenus, d’arrivistes, d’aventuriers sans foi ni loi, l’Europe, les Etats Unis n’auraient pas atteint ce niveau de développement qu’on leur envie parce qu’avant tout la gestion d’un pays implique un savant management au même titre que la gestion d’une entreprise. Une entreprise sans projet ni objectifs, c’est-à-dire sans « culture » d’entreprise peut-elle se maintenir sur le marché ?
Il importe, avant les rencontres au sommet sur les crises en Afrique qui, trop souvent, accouchent d’une souris, de redéfinir la profession « politique ». La déprofessionnalisation (36) du champ politique africain en fait le lieu de toutes les possibilités, de toutes les « gouvernementalités » y compris le règne de l’impunité. Sa professionnalisation et par conséquent son encadrement dans un arsenal juridique (par exemple une convention collective du métier qui énoncerait les droits et les obligations de l’homme politique africain) pourrait rendre les politiques africains redevables de leurs actes et de leurs actions devant le peuple ou devant des instances qui auraient été mises en place à cet effet (37). L’analyse du champ politique africain à laquelle nous nous astreignons interfère avec la question – déjà abordée – notamment par Max Weber dans son ouvrage Le savant et le politique de la place du savant par rapport à la politique. La présence presque normale de savants ou de scientifiques africains au sein de la sphère politique pose en réalité une question essentielle : quelles sont les personnes à même de diriger un pays en Afrique ? Les savants c’est-à-dire les intellectuels et universitaires ? Existe-t-il des compétences particulières pour gérer les cités africaines ? Une lecture attentive du champ politique africain montre en effet que les uns comme les autres ont souvent failli à leur vocation. S’il est vrai que très souvent les hommes politiques africains, du moins ceux d’une certaine époque, ont toujours failli à leur vocation de mener les peuples africains, de les guider, ceux que Weber nomme les savants (38) (intellectuels et universitaires africains) ne se sont pas montrés à la hauteur des espérances populaires. On revient toujours à la formation au métier d’homme politique. Le savant africain comme l’homme politique africain actuels sont deux catégories inaptes au métier d’homme politique. Il ne s’agit pas de les disqualifier a priori. Nous voudrions juste montrer que le savant africain comme l’homme politique actuel doivent atteindre une autre dimension que nous qualifierons de casuistique pour prétendre mener à bien leur vocation d’homme politique. Il manque aujourd’hui aux acteurs du champ politique africain cette dimension morale, c’est-à-dire la volonté ou le souci de prendre en charge le destin collectif et populaire avec tous les effets liés dont le principal est la transcendance du destin collectif : un pays demeure, seuls les hommes passent. Le destin individuel n’est qu’un épiphénomène dans le destin collectif. Tout au plus l’individu peut-il contribuer au destin collectif et national mais en aucun cas il ne peut s’y confondre (39). Cette volonté de l’individu d’être acteur de l’histoire revêt en réalité une dimension hautement morale. Mieux cela s’apparente à une métaphysique de la vie et de l’histoire.
Conclusion
Au terme de ce parcours au cours duquel nous avons tâché de présenter quelques pistes de réflexion dans ce que nous avons tenu à intituler « repenser le politique en Afrique », quels enseignements est-on en droit de tirer ?
Notre étude se situera certainement aux antipodes des études sur l’Afrique qui toutes, ont tendance à verser dans le tout-matérialisme, dans le tout-économique et dans quelles autres « ultra-tendances » encore ! De toutes les études sur l’Afrique, la nôtre pourrait être sans doute celle qui aura le plus mis l’accent sur l’aspect le moins tangible de la problématique générale. On pourrait être, par conséquent, taxé d’utopiste. Peut-être le sommes-nous. L’Afrique n’aurait-elle pas besoin d’ailleurs d’un brin d’utopie, de rêve ? Le fait est que la classe intellectuelle africaine est comme prise en otage par les modèles de réussite occidentaux en s’engageant dans une course folle où l’on veut rendre l’Afrique plus occidentale que l’Occident. Obnubilés par la réussite de l’Occident, nous voulons lui ressembler coûte que coûte, occultant les étapes. Nous confondons de ce fait vitesse et précipitation et, nous finissons par tomber dans l’inertie de l’action. Après la longue nuit coloniale et son avatar néocolonial, nous en sommes au même endroit. Les Africains ont tendance à occulter qu’il y a un travail à effectuer en amont. C’est ce travail dont nous nous sommes évertués à montrer l’intérêt et l’urgence. Les Africains oublient souvent que l’embellie économique, technologique qu’a connue l’Europe a succédé à une fondation culturelle, morale et axiologique. Soyons donc patients et commençons par le commencement comme le dit l’adage populaire. L’Afrique tirera plus de profit d’une politique sereine et lucide qu’une politique hâtive souvent imposée par les puissances occidentales.
Cela dit, les populations africaines sont-elles en droit d’attendre des effets positifs de la réforme de la politique en Afrique ? Au fond, la démocratie qui représente un des régimes politiques les plus défendus n’est-elle pas en définitive oligarchique ? Est-on en droit d’attendre les effets bienfaisants d’une éventuelle refondation de la politique en Afrique ? La précarisation croissante en Europe et en France et la vague de manifestations qui a suivi l’adoption du Contrat Nouvelle (et Première) Embauche (40) n’autorisent-t-elles pas à être prudents sur les effets bienfaisants de tout programme de gouvernement, donc de toute politique ? Plus généralement toute politique ne porte-t-elle pas déjà en elle-même les germes de ses propres négations ? La politique ne fait-elle pas d’une certaine façon le lit de l’injustice ? N’est-elle pas en définitive démagogique ?
En posant ces questions de fond, l’homme politique africain qu’il soit savant ou issu d’autres champs de la vie sociale aura déjà fait un grand pas vers une métaphysique de l’histoire, prolégomènes à une refondation institutionnelle de la politique en Afrique. D’ailleurs, ces interrogations, loin de dissuader les personnes de bonne volonté, devraient les sensibiliser à la gageure que représente ce noble sacerdoce que constitue la gestion de la cité.