Mondes africains

Pour le militantisme littéraire en Afrique

De l’urgence de la pensée critique chez l’élite littéraire africaine

“A l’ère de l’impérialisme, quelle attitude [devons]-nous adopter ? (…) [Pouvons]-nous rester neutres, calfeutrés dans nos bibliothèques et nos disciplines universitaires, à marmonner dans notre barbe : je ne suis qu’un chirurgien, qu’un scientifique, qu’un économiste ; je ne suis qu’un critique, qu’un professeur, qu’un universitaire ? Comme dit Brecht aux étudiants (…) :
Votre science ne vaudra rien, vous verrez,
Et vos leçons apprises seront stériles,
Si vous ne vouez pas votre intelligence à lutter
Contre tous les ennemis de l’homme.”

Ngugi Wa Thiong’o (2011 : 158)

“Comment écrire alors que ton imaginaire s’abreuve, du matin jusqu’aux rêves, à des images, des pensées, des valeurs qui ne sont tiennent ? Comment écrire quand ce que tu es végète en dehors des élans qui déterminent ta vie ? Comment écrire, dominé ?”

Patrick Chamoiseau (1997 : 17)

 

Pour (quand même) introduire

Cet article souligne l’intérêt qu’il y a, pour l’écrivain africain (le penseur tout court), à se positionner pour la légitimité de son existence dans le monde des intellectuels en tant que force de proposition mais aussi de critique conceptuelle. Pour cela, quelle place occupe la pensée critique dans la consolidation d’une culture de l’indépendance mentale de l’écrivain noir ? Comment son écriture et sa pensée pourraient servir le monde noir dont il se fait obligatoirement, et par principe, le fervent défenseur ? Y a-t-il raison de postuler, dans les littératures et productions de certains auteurs africains, une forme de trahison de ses clercs dans leur renoncement à être critiques vis-à-vis d’instances internationales de légitimation/consécration des intelligences affidées ?

I- Quelles vertus pour la pensée critique ?

Jacques Boisvert (1999 : 2) pose que la pensée critique est une « stratégie de pensée » qui, selon Kurfiss qu’il reprend, est « une investigation dont le but est d’explorer une situation, un phénomène, une gestion ou un problème afin d’en arriver à formuler une hypothèse ou une conclusion qui intègre toute information disponible et qui peut alors se démontrer de façon convaincante. » (Ibid. 1999 : 3)

Il se dégage de cette réflexion que la pensée critique est un processus intellectuel qui, dans sa dynamique fonctionnelle, requiert chez celui qui la mobilise un « portrait du penseur critique » (ibid. 1999 : 6). Ce dernier, pour aller à l’essentiel, « recourt à l’autocritique…, recherche les preuves corroborant les deux aspects contraires d’une situation…, fait une recherche poussée…, accorde de la valeur à… l’efficacité de la pensée…, apporte des preuves mettant en cause les choix effectués par la plupart des individus. » (Ibid. 1999 : 6)
Cette prémisse dégagée, la pensée critique, on le dira encore, c’est la force d’une conscience autonome (indépendante donc) qui, dans son rapport à l’altérité, se pose en toute légitimité comme un existentialisme assumé.

En effet, il n’y a de pensée critique que dans le rapport duel de saisie de l’idée ou de l’existant. Elle est nécessairement une confrontation dialectique par essence et refuse toute préconception. La pensée critique est une quête, une conquête de vérité et suppose, par la même occasion, que rien n’est stable, encore moins acquis, que tout est muable et à acquérir asymptotiquement.
Toute pensée critique est une évaluation froide (mais surtout objective et sereine) des propositions parfois imposées par certaines formes de pensées collectives fortement marquées par ce qu’il convient d’appeler les pensées stéréotypées.

C’est précisément lorsque le quasiment admis s’impose, c’est lorsque les évidences semblent sauter aux yeux et à la raison que la pensée critique se doit d’intervenir. Comme un arbitre qui sanctionne la faute commise, parce que l’ayant perçue à temps, la pensée critique lève l’équivoque, remet la pendule à l’heure, rétablit l’équilibre rompu, impose (restaure ?) la justice (la justesse aussi) avec les mots justes, c’est-à-dire des mots qui ne tremblent pas. Des mots qui ne sont pas habités par ce qu’Albert Memmi (2007 : 16) appelle « une étrange paralysie de la pensée et de l’action ».

C’est pour y échapper que la pensée critique ne biaise pas. Elle s’exprime (et très souvent d’ailleurs) de manière frontale. La pensée critique, parce que régie par l’ « esprit indépendant » (Memmi 2007 : 64), n’est pas traîtresse en se faisant complice des institutions de légitimation ; elle les sanctionne par la force du propos acerbe. La pensée critique est humaniste et sociale (marxiste ?) ; elle ne collabore pas avec la pensée officielle qui est habituellement du côté des plus forts.
En réalité, la pensée critique est un risque à prendre. Puisqu’elle est toujours à l’opposé du communément admis ; ce qu’est à juste titre la pensée bourgeoise. La pensée critique s’avère féconde mais impopulaire.

Elle expose son utilisateur à l’isolement par ses adversaires. Elle est même capable d’exil, de censure, d’exclusion des cercles de légitimation (prix littéraires et autres distinctions honorifiques). Elle est, pire encore, la source même des meurtres d’Etat, de bâillonnements ou de mises en cachot. Toutefois, parce qu’elle est d’une évidente nécessité pour l’intellectuel, la pensée critique, malgré la promesse assurée de ses tourments, habite infailliblement les consciences éprises de liberté et de dignité chez l’homme.

II- Quelle exploitation de la pensée critique en contexte littéraire africain ?

Des exemples abondent en Afrique où de grandes figures ont sacrifié leurs vies pour rester intègres dans leur pensée. Que ce soit en politique ou en littérature. Les grands noms tels que Lumumba, Sankara, Samory Touré, Um Nyobé (il en existe bien d’autres) ou des libre-penseurs comme Achebé, Wa Thiong’o, Mongo Beti, Memmi, Anta Diop (la liste n’est pas très longue dans une Afrique qui a (encore) peur) ont connu, chacun à son niveau et à sa manière, les conséquences de leur positionnement idéologico-politico-paradigmatique.

A bien y réfléchir, on se rend compte que leur acte de pensée n’a rien été d’autre que pure conscience de leur responsabilité en tant qu’intellectuel issu d’un continent meurtri par moult injustices. C’est ce que Barthes (1966/1999 : 50) rappelle dans le devoir de l’écrivain : « se vouloir écrivain n’est pas une prétention de statut, mais une intention d’être. »
La pensée critique, en plus d’être un état d’esprit, est ainsi la manifestation d’une « utilité-de-soi » pour se faire utile pour les autres. Il ne saurait en être autrement. La pensée critique est un véritable serment d’holocauste car l’on mise de son image, de ses positions de privilèges et de sa vie qui sont, pour ainsi dire, jetées en pâture aux « loups » qui se nourrissent des désobéissants intellectuels. En un mot, c’est un renoncement à sa possible position de faveur pour plutôt embrasser la violence symbolique et institutionnelle des pouvoirs constitués par le régime d’une pensée dite universelle qui est elle-même encadrée par les officines de contrôle des masses.

L’acte de pensée critique, puisqu’il faut désormais le nommer de cette manière, étant donné le fait qu’il appartient au mode de l’agir, est un courage psycho-individuel qui s’incarne dans la force des mots et le désir profond de désigner les choses sans ménagement. L’acte de pensée critique ne discourt ni en marge, ni en sourdine ; il ne saisit pas la réalité récusée (récusable) de manière imagée en l’abordant subrepticement ; il ne lésine pas sur les moyens intellectuels et conceptuels : il n’a donc pas le souci de l’économie des mots et des idées ; il ne vise à faire plaisir qu’au principe de la raison éthique.

L’acte de pensée critique illumine la conscience de celui qui l’investit pour atteindre la conscience collective. Même si cet acte met en minorité celui qui le pratique, il l’installe dans le cénacle des consciences éternelles nobles. Celles-ci, par les combats menés, sont considérées comme des soldats braves de la lutte sacrificielle pour les idées humanistes.
Dans une Afrique qui ne peut pas encore se protéger et protéger ses ressources multiples, dans une Afrique qui a encore tout à produire, tout à penser, tout à construire, tout à inventer, il s’avère capital d’instaurer la pensée critique comme principe d’engagement des écrivains. On ne le dira jamais assez, la vive critique de contenu de Mongo Beti à l’égard de Camara Laye reste d’actualité. En effet, le manque d’expression politico-pragmatique du roman L’Enfant noir reposait sur la coloration utilitaire à devoir reconnaître au texte littéraire africain.

Dans un continent encore perturbé par les violences, les abus, les ingérences, les réflexes non républicains des bourgeoisies locales, la « littérature rose », telle que la dénonçait Mongo Beti (1955), apparaît comme un divertissement abusif. L’Europe littéraire s’est très peu divertie dans sa longue marche vers la construction de l’idéal démocratique. D’ailleurs, tous ceux qui ont essayé de se dérober du réel ou de se livrer à la littérature de cour ont eu en face d’eux des critiques virulentes non seulement des écrivains lucides, mais aussi de la postérité. Du Bellay, bien que faisant partie de la Pléiade, n’a pas beaucoup aimé la fascination de Ronsard pour la volupté en poésie et sa révérence par le mimétisme des Anciens au moment où le devoir d’émancipation de la littérature/langue française s’imposait et où l’ambition d’expérimenter le génie et la singularité de la culture française devaient s’affirmer.

Plus tard, l’on n’a pas beaucoup adhéré à la philosophie parnassienne initiée par Gautier en plein cœur d’un XIXe siècle meurtri par les conséquences dévastatrices de la révolution industrielles. Ce capitalisme outrancier et la dévalorisation de l’humanité ouvrière réduite en bétail de labeur ont suffi pour recommander aux écrivains une attention particulière à l’essentiel. C’est cela que Sartre, en périodes es guerres, va marteler dans les esprits, à savoir, l’engagement littéraire. Memmi (2007 : 16) souligne donc à juste titre que « c’est ce combat ce combat critique qui a donné leur visage et leur dynamisme conquérant aux sociétés démocratiques de l’Occident. »

D’où vient-il donc qu’en Afrique, l’on se sente une certaine excuse, face à la nécessité de s’engager, à se résoudre à l’évasion ? Comment comprendre que l’on puisse ignorer le fait, encore vivant, d’une continuité impérialiste (Ngugi 2011 : 19) sur le continent noir et habiller son propos de rares allusions dont la condamnation à peine à se dévoiler ? Peut-on être écrivain noir, parler du continent noir avec des gants, sans courir le risque d’être qualifié d’écriVAIN ? N’est-il pas vain de discourir sur l’Afrique, quitte à avoir reçu toutes les décorations et récompenses littéraires possibles, quand en réalité le constat d’absence de pensée critique est lancinant ?

Ces écriVAINS traitres, Ngugi (2011 : 144) les expose dans cette catégorisation empreinte d’ironie : « il existait deux types d’Africains : […] Le bon Africain était celui qui coopérait avec le colon européen et l’aidait à occuper et soumettre son propre pays. […] Le mauvais Africain était celui qui résistait à la conquête et à l’occupation de son pays par l’étranger. »
Dès lors, la littérature africaine doit (et se doit d’) être en faveur de l’Afrique. Dans un monde « africophage », l’esprit critique se doit de protéger le continent noir en tout lieu et en toute circonstance. Manquer de le faire, de la manière la plus ferme, c’est se rendre complice consciemment (ou inconsciemment ?) de tous ceux qui ne cessent d’exploiter ce continent.
Il faut à présent se poser une question nette et tranchante : écrire sur l’Afrique ou parler de/pour l’Afrique, c’est résoudre une équation dont l’inconnue serait de travailler à définir la portée d’un tel discours sur le rapport de ce continent aux autres communautés. Cette question est suffisamment sérieuse et mérite à l’identique le sérieux de quiconque pense honorablement l’avenir de l’Afrique.

Donc ! L’Afrique n’a pas encore le droit d’être en vacance littéraire. Elle n’a pas de raison de se féliciter d’avoir des fils qui, sur les tables de réflexion où ils sont conviés au plus haut niveau des institutions, passent à côté du sujet et taisent en eux la pensée critique.
La pensée critique, en s’inscrivant résolument dans les littératures africaines, construira en ses lecteurs, la culture citoyenne et responsable de personnes avisées et conscientes des mots tels que : liberté, dignité, indépendance mentale, fierté. Ce n’est que de cette manière que l’ouverture au monde se fera la tête haute, le cœur serein et… sans aucune fragilité, ni complexe.

Pour (ne pas) conclure

La pénible contrainte de la pensée critique ne doit décourager personne. Mis à part ceux qui se consacrent aux voies/voix de la facilité que procure la littérature pantouflarde. Quand il n’y a en face qu’acclamations et youyous adressés à un écriVAIN ou penseur, il devient hardi de faire entendre la pensée critique. Bien qu’étant une entreprise d’isolement subie par celui qui la convoque, bien qu’étant la voie d’accès à l’impopularité, la pensée critique doit rester une nécessité pour l’épanouissement et la continuité de la science véritable dans une littérature africaine responsable devant son Histoire, ses Fils et le Monde.

Bibliographie sélective

A.B. 1953. « L’Enfant noir de Camara Laye », in André DJIFFACK, 2007, Mongo Beti le rebelle, tome I. Paris : Gallimard, pp. 27-29.
A.B. 1955. « Afrique noire, littérature rose », in André DJIFFACK, 2007, Mongo Beti le rebelle, tome I. Paris : Gallimard, pp. 30-45.
Roland Barthes, Critique et vérité, Paris, Seuil, 1966/1999.
Patrick Chamoiseau, Écrire en pays dominé, Paris, Gallimard, coll. Folio, 1997.
Albert Memmi, Portrait du décolonisé, Paris, Gallimard, coll. Folio actuel, 2004/2007.
Ngugi Wa Thiong’o, Décoloniser l’esprit, Paris, La Fabrique, 2011.

OWONO ZAMBO
Professeur de Lettres modernes – Académie de Versailles
Spécialiste en Sciences du Langage