Le choix du personnage de la Reine de Saba n’est pas anodin dans cette élégie. En effet, selon les textes canoniques qui relatent son histoire (mythique et non avérée), cette reine noire posséderait de nombreux atouts pour en faire une figure de l’Autre, en tant que fascinante étrangère. Elle apparaît dans le « Premier Livre des Rois » (I Rois 9,10) de l’Ancien Testament, dans le deuxième livre des « Paralipomènes » (XI, 1-14), dans « l’Évangile selon Luc » (11:31) du Nouveau Testament, dans le Second Targum Chaldaïque sur le livre d’Esther, dans la « sourate XVII » du Coran, ainsi que dans la tradition éthiopienne représentée par la Gloria Regum. Dans chacun d’eux, elle possède des caractéristiques semblables, plus ou moins appuyées. Il nous semble important de présenter d’abord la trame commune de ces récits, qui constitue le mythe de la Reine de Saba, pour ensuite étudier son adaptation dans l’œuvre de Senghor.
Le roi Salomon qui « a régné sur le trône de Jérusalem au Xe siècle, de 970 à 940 environ »1, est célèbre pour sa grande sagesse, reçue de Dieu lui-même. Dans la Bible, la Reine de Saba attirée par sa renommée quitta son royaume pour venir le mettre à l’épreuve par des énigmes. La suite somptueuse de cette Reine est décrite dans la Bible : « elle arriva à Jérusalem avec une suite très imposante, avec des chameaux chargés d’aromates, d’or en grande quantité et de pierres précieuses »2. Les énigmes posées par la Reine ne figurent pas dans l’Ancien Testament, seul son émerveillement devant la richesse et la sagesse de Salomon est décrit. Devant la grandeur de ce roi, elle qui adorait auparavant le Soleil, se convertit à la religion judaïque en prononçant ces mots : « Béni soit le SEIGNEUR, ton Dieu, qui a bien voulu te placer sur le trône d’Israël »3. Dans le Coran et le Second Targum Chaldaïque sur le Livre d’Esther, c’est une huppe voyageuse qui informe Salomon de l’existence d’un riche reine païenne et c’est le roi qui envoie des messager l’inviter à venir le rejoindre. Dans ces textes, Salomon éprouve lui même la perspicacité de la Reine à travers notamment l’épreuve du « plancher de verre » : il bâtit un palais en verre au dessus d’une rivière et demande à la Reine d’y pénétrer. Elle crut qu’elle allait marcher dans l’eau et souleva sa robe pour traverser. Salomon vit alors qu’elle avait les jambes velues (ceci est implicite dans le Coran) et lui en fait le reproche. C’est de ce détail qu’est née la légende de la « Reine pédauque » longuement commentée. Cette étape du mythe, qui n’est pas reprise dans la Bible, est pourtant fondamentale car elle renforce le symbolisme de la différence culturelle entre les deux rois (la reine étant une femme, venue d’ailleurs, apportant des trésors inconnus, et ignorante de la civilisation judaïque).Celle-ci se manifeste également par l’opposition de leurs croyances religieuses. « La Reine du Midi a donc pu, très tôt , représenter le paganisme sabéen confronté avec la religion judaïque dont Salomon, bâtisseur du Temple, est pour les juifs comme pour les Arabes, le plus brillant représentant »4.
La Reine de Saba est donc une souveraine mystérieuse, dont la culture est très différente de celle de Salomon. La voix poétique cherche donc à se confronter à l’Autre, en dédiant cette élégie à la reine noire, puisque qu’elle s’affirme elle-même comme son double dissemblable, « comme le roi blond Salomon » (v.18). En effet, à l’image du Cantique des Cantiques cité en épigraphe, l’Élégie pour la reine de Saba se veut le chant du roi Salomon adressé à la Reine de Saba. Mais les deux personnages sont presque des doubles inversés dans le mythe comme dans le poème de Senghor.
En premier lieu, leur différence tient à leur origine géographique. Par rapport à Salomon, la Reine est une étrangère : elle vient d’un région lointaine « Saba » dont la localisation est vague .André Chastel5 souligne que cette région peut à la fois correspondre à l’Arabie du Sud et à l’Éthiopie dans la Bible. La périphrase : « fille de l’ Éthiopie pays de l’opulence, de l’Arabie heureuse » (v.24) juxtapose les deux lieux. La Reine noire est donc celle qui vient d’ailleurs, celle qui appartient à un autre monde. Mais l’écart d’origine géographique des deux protagonistes du poèmes est corroboré par leur divergence culturelle et religieuse, dont nous avons déjà relevé les éléments majeurs. Par ailleurs, les particularités physiques de ces deux personnages contrastent : nous avons déjà suggéré leur différence de couleur de peau et de cheveux, liée à leurs différents lieux d’origines, mais nous devons aussi évoquer leur différence d’âge. Ainsi, dans les différentes variantes du mythe, la Reine de Saba est une figure de la femme-enfant, « cette variété si particulière qui a toujours subjugué les poètes parce que le temps sur elle n’a pas prise »6 ( Breton cite lui-même cette reine dans les exemples qu’il donne de personnages « femme-enfant »). Lors de sa visite au roi Salomon, la reine est en effet beaucoup plus jeune que le souverain, et sa grande beauté est accentuée par l’énergie du jeune âge de « la Reine-Enfant »(v.28) dont le « ventre [est] vierge » (v.71)7 et « les jambes [sont] vivantes » (v.75).L’écart entre Salomon et la reine est donc également générationnel. Le poète Salomon est donc une figure de l’expérience et de la sagesse, quand la Reine de Saba représente la nouveauté et la vigueur de la jeunesse. Mais plus encore que par son origine ou son âge, la Reine est étrangère à Salomon par son aspect énigmatique8. En effet, dans le mythe elle est une figure du Sphinx, dont le poème évoque la « langue de soie fine, la poseuse d’énigme » (v.34). Elle est celle qui manie le symbolisme des « nombres primordiaux » (v.60). La précision des indications numériques concernant sa suite contribue à le montrer (« soixante jeunes hommes, soixante jeunes filles » (v.77), « neuf forgerons » (v.60)), de même que son désir d’écouter les « paroles d’or »(v.91) du poète dont le «rythme et la mélodie en disposent les sphères dans le charme du nombre d’or » (v.93). La Reine possède donc une science ésotérique. Ceci est mis en valeur dans l’ensemble de l’œuvre de Senghor car l’ « éthiopienne »9 de l’Absente (qualificatif renvoyant à la Reine de Saba), possède des « sourcils secrets et purs comme des hiéroglyphes » et est elle-même « parée du pentagramme », comme celle de l’Élégie pour la Reine de Saba, l’est du « maska » (v.10). L’attrait du poète (qu’il s’agisse de l’auteur qui choisit ses thèmes, ou de l’éthos poétique, dyâli attiré par la Reine) pour l’occultisme participe d’un certain romantisme. Ainsi, Nerval, dans Voyage en Orient, attribue lui aussi à sa reine de Saba un savoir ésotérique qui n’appartient pas au mythe d’origine10. La Reine joue donc du secret. Mais, elle est elle-même une « présence allégorique »11 dans les poèmes de Senghor. (Comme nous l’avons vu en introduction, elle est une figure incarnant différentes notions chères au poète, comme la Femme noire, l’Afrique ou la Poésie). Elle est donc elle-même absconse : elle ne se livre pas mais demande un travail de déchiffrement à l’Autre12. La Reine de Saba, attire donc par son mystère. Et si elle fascine le lecteur en étonnant Salomon dans le poème, elle a d’abord intrigué l’écrivain Senghor qui raconte, dans Comme les lamantins vont boire à la source, sa rencontre avec la Reine de Saba, personnage d’une fresque de Giotto : « Devant (…) une fresque de Giotto (…) les voilà, les Nègres, saisis à l’aine, foudroyés par l’éclair. »13. Mais cette étrangeté qui l’entoure constitue un halo-frontière entre la Reine « vêtue de vert et de nuages », « incorruptible comme l’or »14et Salomon. La Reine semble condamnée à être à distance de l’Autre, à être absente pour l’Autre à qui elle échappe toujours en partie. Un autre élément qui fait de la Reine une étrange étrangère est son absence de nom. En effet, elle est toujours désignée par sa fonction et le nom de son royaume : « reine de Saba », mais n’a de nom propre ni dans l’Ancien Testament ni dans le Coran. Si elle prend un nom dans les autres récits ou dans les textes des commentateurs, celui-ci varie : elle est « Bilqis », dans les légendes arabes, parfois « Balkis » ou « Bilkis », « Makeda » dans la tradition éthiopienne, « Reine du Midi » dans le Nouveau Testament, « Reine du Matin » pour Nerval. Si Senghor transforme en nom propre le nom commun « reine de Saba » en lui apposant une majuscule, ce nom n’apparaît que dans le titre de son élégie. Le corps de son texte ne présente que de multiples périphrases : « fille de l’Éthiopie pays de l’opulence, de l’Arabie heureuse » (v.24), « la fille du Roi des rois, la Reine-Enfant, Reine du Sud ombreux et du Matin en l’an de l’ascension » (v.28)15. Personne ne peut la nommer : « son nom est cousu dans les bouches » (v.29), par conséquent le poète est réduit à en donner les « masques mouvants »16, c’est-à-dire des noms illusoires, qui changent selon les facettes de sa personnalité qu’elle dévoile. Ainsi, dans l’Absente, la « Reine de Saba » est aussi appelée « l’Absente » tout au long du poème. La Dame aimée est donc célébrée à distance, selon le modèle de l’amour courtois médiéval17. De même, elle ne porte pas de nom précis puisque « le nom de l’Absente est ineffable »18, seuls les éléments de descriptions qui lui sont associés permettent de l’indiquer. La Reine, qui n’a pas de nom, se signale donc par son absence.
Cela est renforcé par la filiation du poème avec le Cantique des Cantiques, texte qui présente les amours de la reine et du roi Salomon. En effet, ce chant amoébée se révèle être un dialogue souvent « in absentia ». Le Chant des chants montre en réalité le chassé-croisé de deux amants. Au point que le sémantisme général des verbes du texte est celui du déplacement et de la recherche. Nous pouvons en relever quelques exemples afin de les mettre ensuite en relation avec le texte de Senghor « le voici : il vient! », « retourne! » , « je cherche celui que j’aime »,«je le cherche, mais ne le rencontre pas » (repris trois fois), « mon chéri s’est détourné, il a passé », « où est allé ton chéri (…)? », « que nous le cherchions avec toi », « viens, mon chéri », et le cantique s’achève sur : « Échappe mon chéri! Et sois comparable, toi, à une gazelle ou à un faon de biche sur des monts embaumés»19. En s’insérant dans la continuité de ce texte biblique, Senghor reproduit en partie ce mouvement de recherche de l’Absent : « elle bondit au dessus des collines» (v.31), « elle attendit » (v.37), «l’un vers l’autre » (v.82), « je fus jeté loin » (v.86), « t’abandonnant, bien malgré moi, à ton attente vide » (v.87), ici la séparation du pronom de rang un et de celui de rang deux par deux virgules renforce leur éloignement, « tu courus à moi » (v.88), « mon élan à ton appel » (v.99), « notre attente » (v.102). Ainsi chaque mouvement du poème est constitué d’une succession de temps de tension et de temps de repos ( le poème lui-même imite la reptation serpentine). Ils manifestent de la présence-absence de l’Autre qui n’est jamais absolument présent à soi. (…)
La mission du dyâli est en effet celle de dépasser la résistance de la matière qui sépare les êtres pour rendre les absents à la présence , et ainsi de re-lier le « Toi » et le « moi » grâce à l’onde poétique.