Fellag, une mosaïque de langues sur les planches
(regard sur l’alternance des codes en Algérie)
« C’est ma langue, le mélange des trois langues, c’est ma langue ; c’est ça que je parle naturellement, et elle est comprise naturellement, parce que le public est comme moi […] »
Fellag
Résumé
La pratique langagière du français en Algérie se fait dans un climat linguistique assez complexe du fait de la coexistence de plusieurs langues en interaction, le berbère avec toutes ses variétés et l’arabe dialectal (que certains, à l’instar de Kateb Yacine, préfèrent tout simplement appeler l’algérien). Cette complexité fait que le français présente des singularités qui le différencient du français standard. Les locuteurs Algériens utilisent, au besoin, la langue française et pratiquent systématiquement l’alternance codique, ce qui motive davantage les phénomènes de métissage linguistique, d’hybridation et d’emprunts réciproques. En outre les phénomènes de néologie et de jeux de mots ne peuvent être négligés vu le recours fréquent à ce type de procédés langagiers dans les différentes situations de communication.
Mots-clés : Langue, alternance codique, métissage linguistique, humour, particularismes lexico-sémantiques, jeux de mots, néologismes, emprunts, procédés langagiers, système vocalique, particularité phoniques.
Introduction
Dans cet article, nous soulignons une étude menée sur l’alternance codique et les particularismes lexico-sémantiques dans les spectacles de Fellag. Ce dernier est fort connu comme humoriste, acteur et comme écrivain qui a publié plusieurs ouvrages regroupant des textes de scènes de certains spectacles tels que Djurdjurassique Bled (1999), Comment réussir un bon petit couscous (2003) et Le dernier chameau et autres histoires (2004). C’est également un intellectuel engagé, par le biais de l’humour, qui traite sans tabous les thèmes qui agitent l’Algérie et bouleversent la vie des Algériens à l’instar des abus de pouvoir, des fléaux sociaux, des frustrations des jeunes, des rapports entre les femmes et les hommes, etc. Pour cela, il se présente comme un comédien engagé qui exprime tout haut ce que ses compatriotes pensent tout bas. Le discours humoristique de Fellag nous révèle le degré d’influence des variétés des langues locales sur le français, mais aussi une pratique langagière soumise à des stratégies discursives établies par l’humoriste afin de passer son message au public. Le traitement qui se fait dans cette perspective nous permet de concevoir les réalités sociolinguistiques et lexicales d’un français algérien, à travers les textes humoristiques et le vocabulaire d’un comédien connu pour son maniement des trois langues, française, berbère et arabe.
1. Le contexte sociolinguistique du français oral en Algérie
La langue constitue une composante instrumentale de la culture d’une communauté à travers laquelle l’individu exprime sa vision du monde. Elle porte toutes les marques culturelles d’une société. « C’est à la fois un produit social de la faculté du langage et un ensemble de conventions nécessaires, adoptées par le corps social pour permettre l’exercice de cette faculté chez les individus » (Saussure, 1916 :15), elle joue donc un rôle axial dans le système langagier des groupes sociaux.
Depuis que l’Algérie a retrouvé sa souveraineté, la langue française, principalement transmise par l’école, évolue et s’enrichit régulièrement au contact des réalités algériennes et des langues pratiquées par les locuteurs francophones locaux tels l’arabe algérien et les différentes variétés de la langue berbère. Son contact permanent avec ces langues locales lui attribue une particularité algérienne qui extrait sa substance des différentes cultures et identités marquant la réalité quotidienne des Algériens. Dans cette perspective le français algérien fait partie d’un ensemble de langues en interaction qui s’influent les unes sur les autres. Cette interaction permet de constater les traces d’un système linguistique dans un autre système. La société algérienne avec ses différentes cultures et origines ethniques varie dans l’usage de la langue française, les locuteurs recourent fréquemment au mélange de langues, que certains appellent bilinguisme. Dans ce cas, il ne s’agit pas forcément d’un problème linguistique (connaissance insuffisante du français), mais la question peut être identitaire et expressive : pour certains, être bilingue est une façon de montrer son appartenance à un certain groupe social tout en indiquant ses affinités avec des domaines d’activités prestigieuses (la médecine, l’économie, l’enseignement, etc.).
Différemment du français standard en usage dans les institutions scolaires et universitaires, le français utilisé dans la vie quotidienne des Algériens est teinté de différentes variétés en présence (de l’arabe et du berbère). Ces variétés ne sont que la preuve de l’attitude du sujet parlant algérien vis-à-vis du français. Ils visent en effet à lui donner un aspect « national algérien […] et signifient un refus de le réduire à une langue étrangère » (Queffelec et al, 2002 :120).
Le français algérien possède des particularités morphosyntaxiques qui l’éloignent quelque peu du standard et présente un écart lexical prépondérant. On parle d’un français teinté d’emprunts, de xénismes, de néologismes, de métissages linguistiques de tous ordres, ce qui lui donne une véritable spécificité locale et un aspect de langue hybride en rapport avec l’identité et la culture locales. Cette langue comprend une forte présence de mots migrants en provenance de l’arabe et du berbère. À cet effet Kateb Yacine considère que « le locuteur colonise à son tour la langue française et la charge d’écarts et particularismes pour exprimer son algérianité » [1].
1 Kateb Y., (1929-1989), Ecrivain algérien d’expression française et arabe, interview publiée par Jeune Afrique, n° 324, Paris, 1967, cité par Fitouri C., Biculturalisme, bilinguisme et éducation, Neuchâtel, Paris, 1983, p.136.
2. Une tendance à la créativité lexicale
- La néologie
La société évolue, il en va de même pour la langue en tant que composante sociale. On peut conclure alors que, pour une langue, le recours au processus néologique est un moyen de suivre l’évolution de la société, par le biais de ses usagers. L’influence de la société sur la langue affecte son lexique (les mots) plus que sa grammaire (la combinaison syntaxique entre autres). Suivant cette logique, l’apparition de nouveaux mots ne pourrait qu’être une figure qui témoigne et démontre l’ampleur de cette question. En effet, on observe chaque jour des unités lexicales qui apparaissent chez les locuteurs et même parfois sans que ces derniers ne s’en rendent compte.
Si l’on observe l’usage du français par les locuteurs Algériens on constate directement une atteinte au code de la langue en question, sur le plan de l’écrit et encore plus à l’oral. Ces deux modes d’expression mettent en lumière la présence de différents processus linguistiques -emprunts, néologie, code switching, et même usage de xénismes [2], engendrés principalement par des obligations et des circonstances vécues par les locuteurs.
La créativité lexicale caractérise une conquête de la langue française et traduit en même temps une certaine identité culturelle locale. C’est une particularité, entre autres, du français local qui se manifeste de manière visible et abondante. Son étude est liée principalement à la lexicologie et à la lexicographie, parce que c’est sur le plan du lexique qu’elle se manifeste chez des locuteurs stimulés par des motivations d’ordre social, idéologique, politique et culturel. Les particularités linguistiques du français local (algérien) peuvent se situer au niveau de la richesse de la variation lexicale. En effet le code oral pourrait regrouper un ensemble de lexies qui lui sont propres et qui ne relèvent pas souvent du même usage que l’on observe à l’écrit de la même langue.
Le français local peut regrouper davantage de particularités, mais il convient de signaler que le phénomène de la néologie ou de la créativité lexicale est le plus persistant et dominant dans ce cas de figure. Dans ce sens « L’observation des pratiques linguistiques des locuteurs algériens a montré une transgression relative du code de la langue française aussi bien au niveau de l’écrit que de l’oral. Ces deux modes d’expression mettent en évidence l’existence d’un processus néologique généré essentiellement par les contraintes sociopolitiques et culturelles vécues par le sujet » (Queffelec et al, 2002 : 125). L’auteur insiste donc sur le fait que la question de la néologie est relative à la différence dans l’usage oral et écrit du français, notamment dans les contextes socioculturels et politiques, car la variété de cultures (arabe et berbère) ainsi que l’absence des pressions normatives du côté du pouvoir quant à l’usage de cette langue favorisent le processus néologique. D’un autre côté, il met en évidence ce constat pour proposer les manifestations de la néologie dans le français local tout en les distinguant sous forme de particularités [3] lexématiques, sémantiques et grammaticales.
[2] (Pluriel) Mot pouvant comporter une ou plusieurs parties. Il n’est pas mis en morphologie parce que n’appartenant pas (ou pas encore) à la langue cible pour laquelle sa base est étrangère. [3] Queffelec A., Derradji Y. et al, (2002), op. cit. p.126.
- Arabismes/berbérismes
Très fréquents en tant qu’emprunts, dans plusieurs domaines traditionnels, ils sont souvent bien mis en morphologie dans la structure lexicale du français et ont donné lieu à des dérivés (formés avec l’ajout de suffixes et de préfixes français). On parle aussi de dérivés hybrides, parce qu’issus de la jonction d’un radical berbère ou arabe à un affixe français, à l’exemple de choumistes et de khoubzistes [4] ; hittiste de hitt (mur en arabe et en berbère) + suffixe -iste (Cocktail Khorotov) ; le substantif gabration de gabr (radical arabe/berbère qui signifie la captation par les yeux) + suffixe nominal –ation (Djurdjurassique Bled) ; le verbe hallaliser de l’adjectif hallal (qui veut dire licite en arabe) + suffixe verbal –iser (Un Bateau pour l’Australie).
La présence de ces particularismes lexicaux dans la pratique langagière explique des faits et des concepts relevant de la réalité physique et culturelle de la société algérienne. Elle souligne également une facilité de créer de nouvelles unités lexicales à chaque fois qu’il est question de désigner de nouvelles réalités relevant, ou pas encore, de la réalité socioculturelle locale.
[4] Les choumistes [Chemma (chique) + istes] sont les amateurs du tabac à chiquer. Les Khoubzistes [Khoubz (pain) + istes] sont les carriéristes qui tentent de gagner leur « pain » de n’importe quelle manière, avec opportunisme. Les deux exemples sont tirés du spectacle Cocktail Khorotov.
3. L’alternance codique dans les spectacles de Fellag
Le mélange de langues semble être l’une des spécificités de l’humour de Fellag, dans tous ses spectacles sans exception. Dans ses premières prestations, les langues dominantes dépendaient de son public. Il jouait en berbère devant un public majoritairement berbérophone, et en arabe devant un public arabophone. Mais le mélange était et est toujours présent avec des proportions différentes. Depuis qu’il est en France, le comédien fait du français la langue principale de ses spectacles, tandis que l’arabe et le berbère apparaissent en fragments (répliques verbales, interjections, insultes, etc.). Le recours à ce mélange de langues lui permet de mettre en lumière une réalité sociolinguistique algérienne, celle de l’existence d’une mosaïque de langues en contact.
La langue dominante dans le spectacle Cocktail Khorotov (1989) est l’arabe dialectal, vient ensuite le kabyle, alors que le français est utilisé avec une très petite proportion. Dans Bateau pour l’Australie et Djurdjurassique Bled le français domine. Sa prédominance est volontaire. C’est la langue de la narration, mais aussi des situations formelles, tandis que l’arabe et le berbère tendent, dans la plupart du temps, vers la traduction ou la répétition des expressions émises en français.
Le passage d’une langue à une autre dans ces spectacles est dû à plusieurs raisons :
3.1. Les fonctions des langues
Les trois langues en usage ne remplissent pas la même fonction. Parfois l’arabe et le berbère interviennent pour décrire la situation ou l’état affectif des personnages dans le spectacle.
Exemple 01. […] les grecs, ils ont inventé l’astronomie, les mathématiques, la littérature, la philosophie, le théâtre, la poésie, la démocratie. Et chez nous, walou […] (Djurdjurassique Bled).
- Walou : qui veut dire rien du tout en arabe algérien.
Exemple 02. […] chez nous par exemple, quand une fille rentre chez elle à la maison, elle dit à son papa : « papa tu sais ? J’ai rencontré un garçon et je l’aime ». –Inɛāddine vāvām ! (Réplique le père avec un coup de poing sur le visage de la fille) […] demain tu épouses ton cousin, mais il ne faut pas l’aimer […] (Djurdjurassique Bled).
- Inɛɛddine vāvām : insulte en kabyle dans la combinaison soit-maudite-la-religion-de-ton-père. Mais le sens véhiculé est que ton père soit maudit. Cette insulte souligne le caractère tabou de l’amour et des rapports entre les hommes et les femmes en Algérie.
Par contre la langue française est mise en scène par le comédien d’abord pour la narration des faits. L’existence d’un rapport de supériorité entre les personnages est aussi un facteur favorisant l’usage du français : Dans Djurdjurassique Bled, par exemple, le titi algérois s’adresse à ses compatriotes en grasseyant le [R], juste pour montrer sa supériorité à eux. Un autre élément favorise l’usage du français par les personnages, le sexe : lorsque le titi algérois s’adresse à la femme qui travaille au guichet du consulat ; ou quand Mohamed qui est en Suisse s’adresse à une suissesse, ils le font en français standard sans rouler le [r], ce qui n’est pas le cas quand le dernier s’adresse à son ami Kamal, venant de Bab-el-Oued.
3.2. Lieu du déroulement des évènements
L’espace géographique est également un facteur extralinguistique qui intervient dans le choix des langues utilisées. Dans les spectacles de Fellag, les personnages n’emploient pas les mêmes langues en raison de changement de code d’un endroit à l’autre.
Exemple 03. […] Les Phéniciens disaient à nos ancêtres : « salut au peuple d’ici, nous sommes venus de la Phénicie, pour faire des échanges commerciaux, civilisationnels et culturels avec vous ». Et nos ancêtres les berbères, la haut sur les falaises : -« Wâ-Syphax, ašu ḍ-rrəb əl ḥuθ-āggî !? » (Demanda l’un des berbères en s’adressant au roi Syphax) […] (Djurdjurassique Bled).
- Wâ-Syphax, ašu ḍ-rrəb əl ḥuθ-āggî !?: Syphax, qu’est-ce que c’est que ces poissons !?
Exemple 04. […] Mon père et ma mère un jour, sont allés en pèlerinage au mausolée du fameux Sidi-Abderahmane, le sait-patron de la ville d’Alger. Ils sont restés là sept jours et sept nuit en prière et en invocation : « yâ sidi Ɛəbdəṛṛəḥmâne, ô toi le grand marabout […] aide-nous à ne plus avoir d’enfants » […] (Un bateau pour l’Australie).
- Yâ sidi Ɛəbdərrəḥmâne : l’équivalent, en arabe, de ô Saint Abderrahmane. Dans ce passage le comédien tente d’utiliser l’originalité dans l’expression. Il est également conscient que le public comprendra son intention, vu sa nature.
3.3. Une volonté de briser le mur des tabous
Le passage d’une langue à un autre permet à Fellag de casser le mur des complexes et de certains tabous (en termes de paroles et de comportements) dont souffre la société algérienne. Le comédien affirme : « il y a des choses qui ne sont pas dites dans le spectacle, mais seulement suggérées ; et les langues que les Algériens maîtrisent le mieux, et avec lesquelles moi même je fais corps, (affirme Fellag) nous permettent d’accéder au non-dit. » (Caubet 2004 : 39). À ce propos, le fait d’introduire des mots ou des expressions tabous en langue française permet d’atténuer le degré de leur influence psychologique et mentale sur les esprits.
Exemple 05. […] wāḥed cheikh, wāhed cheikh təsɛine snā fi ɛəmru, lḥəq ɛənd əl pharmacien: « ɛənd-kum les compotes anglaises ? » […] (Cocktail Khorotov).
- Un vieux de quatre-vingt-dix ans demande au pharmacien: « avez-vous des compotes anglaises? » = préservatifs.
Exemple 06. […] les problèmes tāɛ əssoukna, les problèmes textuels, enfin sextuels ; kifech yqulu ? nsit gāɛ kifech yəqulu! […] (Cocktail Khorotov).
- Les problèmes du logement, les problèmes textuels, enfin sextuels ; comment on appelle ça? J’ai carrément oublié comment on appelle ça!
3.4. L’appartenance identitaire (culturelle et linguistique)
Le comédien tente de marquer, à travers le mélange de langues, son algérianité, son identité sociolinguistique et culturelle, voire l’aspect religieux de la société algérienne. Pour affirmer son appartenance à cette communauté, Fellag utilise certaines unités du discours et certaines expressions relatives aux spécificités et aux sensibilités de ses compatriotes. Dans cette optique, l’usage de ḥnāyā et nəkwni (qui veulent dire nous, respectivement, en arabe et en berbère) lui permet de s’identifier à la société algérienne.
Exemple 07. […] j’ai couru jusqu’en bas des escaliers. Qu’est-ce que je trouve en bas des escaliers, qui m’attendaient adossés contre le mur et qui me regardaient : deux énormes jambons ! Ah non, non, non, pardon ! C’était pas des jambons ! c’était des gigots d’agneau. Sməḥ-li ya rəbbi ! ya rəbbi sməḥ-li ! ya rəbbi sməḥ-li ! […] Bah oui, nous on n’a pas le droit de rêver de jambon ! (…). (Un bateau pour l’Australie).
- Sməḥ-li ya rəbbi ! ya rəbbi sməḥ-li ! ya rəbbi sməḥ-li : l’équivalent, en arabe, de pardonne-moi, mon Dieu ! ô mon Dieu, pardonne moi ! mon Dieu, pardonne moi. En le disant en arabe, et en demandant la grâce de Dieu, Fellag fait semblant d’avoir touché à la sensibilité des musulmans pour lesquels tout ce qui relève de la charcuterie est pêché, interdit par la religion.
Exemple 08. […] Ḥnāyā on ne produit que du vent. Mɛəmmra blādna b-ərriḥ, y en a partout […]. (Cocktail Khorotov).
- Ḥnāyā : nous en arabe algérien ; Mɛəmmra blādna b-ərriḥ : qui veut dire, en arabe algérien, notre pays est très riche en vent. Avec l’usage de ḥnāyā et blādna (notre pays), le comédien s’implique en interaction avec le public et affirme son appartenance à la société algérienne.
Exemple 09. […] mais les larves qui étaient programmées pour devenir nos ancêtres les berbères, déjà là en tant que larves : « je vais rester trois milliards d’années pour devenir un berbère nəkkini !? » s’intérroge une larve […] (Djurdjurassique Bled).
- Nəkkini : moi en kabyle. Ce pronom est utilisé pour insister sur l’identité berbère des larves qui, d’après Fellag, deviendraient ses ancêtres, les Berbères.
Exemple 10. […] d’ailleurs nos ancêtres, les Berbères allaient se mettre sur la frontière berbéro-égyptienne est disaient aux Pharaons : « […] attention votre civilisation, elle rentre ici chez nous ! Nəkwni, on est allergique nəkwni. Les pyramides, ça nous rend nerveux ḥnāyā.» […] (Djurdjurassique Bled).
- nəkwni : nous en kabyle ; ḥnāyā : nous en arabe. L’usage de ḥnāyā et de nəkwni est une façon d’affirmer son interaction avec les Algériens et son appartenance à cette société avec sa diversité linguistique.
Exemple 11. […] de Dunkerque jusqu’à Tamanrasset, le grand Erg Central. Et à ce moment là, de temps en temps, vous allez voir Maurice sur son chameau : « Sālām ɛəlikum Bernard » […] (Djurdjurassique Bled).
- Sālām ɛəlikoum : à travers cette expression (salutation) qui veut dire en arabe classique que la paix soit sur vous, Fellag fait référence aux valeurs culturelles et religieuses de son pays.
3. 5. Traduction ou répétition des expressions
Dans les spectacles de Fellag, le passage d’une langue à une autre se fait d’une façon très remarquable. Si le comédien fait recours à cette stratégie langagière, ce n’est pas un fait de hasard, mais il tente de faire une projection entre les langues, soit en reprenant une expression dans une autre langue, soit en reprenant une idée, déjà exprimée, dans une autre langue avec d’autres mots. Il varie également entre les langues, en utilisant des expressions différentes, avec un sens identique et dans un même contexte.
Exemple 12. Au début de son spectacle Cocktail Khorotov, Fellag salue le public en kabyle, en arabe, en français et en anglais : « Sālām ɛəlikum, ɛəslama n-wen, āzul fəllāwen, bonsoir tout le monde, hi ! […] (Cocktail Khorotov).
- Sālām ɛəlikum, ɛəslama n-wen, āzul fellāwen: Que la paix soit sur vous (en arabe), Content de vous retrouver, que le salut soit sur vous (en berbère).
Exemple 13. […] Il y a toujours tout, dāymən kāyən kuləch […] (Cocktail Khorotov).
- dāymən kāyən kuləch : La traduction, en arabe, de il y a toujours tout.
Exemple 14. […] Alors c’était deux énormes gigots de mouton qui me regardaient et m’ont fait : « Win rak rayəḥ ? Win rak rayəh? Wech rak əddir hnā f-ləḥuma ? Qu’est-ce que tu fais ici dans le quartier ? » […] (Un bateau pour l’Australie).
- Wech rak əddir hnā f-ləḥuma: répétition et traduction, en arabe, de qu’est-ce que tu fais ici dans le quartier.
Exemple 15. […] Ma mère, elle l’a mise dans une cocotte minute […] Elle l’a mise sur le feu. Et nous tous les quarante-sept, on est tous rentrés dans la cuisine pour ne rien rater de l’événement historique, et on était tous serrés là-dedans à attendre que ça cuisse : « A yəmma yəmma aujourd’hui on va manger de la viande ! A yəmma yəmma āssāgi ānətch āksum ! » […] (Un bateau pour l’Australie).
- A yəmma yəmma āssāgi ānetch aksum: répétition, en kabyle, de aujourd’hui on va manger de la viande. Il y a usage de A yəmma yəmma (qui veut dire ô ma mère en kabyle) qui souligne l’impatience et la joie des membres de la famille en attendant la cuisson de la poule.
Exemple 16. […] Et tout d’un coup je voulais me donner du courage et je me suis dit : « n’aie pas peur Mohamed (…) Mā Txāfəch a Muhəmmed, ur-tāgwādāra a Muhənd […] (Un bateau pour l’Australie).
- Mā Txāfəch a Muhəmmed : n’aie pas peur, Mohamed en arabe. Ur-tāgwādāra a Muhənd: n’aie pas peur, Mohamed en kabyle. Ce qui attire l’attention ici c’est le prénom Mohamed transformé en Muhand. C’est une spécificité culturelle patronymique chez les kabyles qui attribuent, pour une grande partie, le prénom Muhənd au lieu de Mohamed.
Exemple 17. […] les phéniciens, on les a sortis. Les romains sont venus. Les romains, on les a rendus fous ! Həbbəlna-hum γir bəṣṣmata […] (Djurdjurassique Bled).
- Həbbəlnā-hum γir bəṣṣmata : répétition de l’expression on les a rendus fous avec l’ajout de γir bəṣṣmata qui indique juste avec des ennuis.
Exemple 18. […] les Turcs sont venus, on les a sortis. Les Français sont venus, on les a sortis. Un silence de quelque seconde en signe de déception. On s’excuse ! Vous avez exagéré, c’est trop, bəzzāf. Si vous avez été gentils juste un peu, il y avait de la place pour tout le monde […] (Djurdjurassique Bled).
- Bəzzāf : veut dire en kabyle ou en arabe algérien trop ou beaucoup. La relance de trop par bezzef permet d’appuyer le degré d’exagération. La présence des deux termes indique une exagération immense.
Exemple 19. […] les femmes sont restées toutes seules pendant dix ans […] tous les hommes sont allés couler Carthage. Ils sont allés en mission, et les femmes elles étaient là. Un jour elles voient passer le bateau d’Ulysse et de ses marins. Les femmes quand elles ont vu ça : « […] des hommes, irgazen […] Faroudja, le grand blanc-là tu me le laisses pour moi s’il te plait, dhi lâanayam ! » […] (Djurdjurassique Bled).
- Irgazen : qui veut dire en berbère des hommes ; Dhi ləɛnāyām est la répétition en berbère de s’il te plait. Fellag tente d’indiquer l’identité berbère de ces femmes en répétant en cette langue les expressions déjà dites en français.
Exemple 20. […] un jour, ils ont décidé de se marier, la fille est allée voir son papa […]. -« je veux bien accepter qu’il t’épouse. Mais à une seule condition, qu’il devienne chrétien » répond le père. La fille est allée voir Mohamed : -« ô Mohamed, papa veut bien que tu m’épouses mais à condition que tu deviennes chrétien ». -« ānā nwəlli chrétien ānāya !? Et voilà les problèmes ! Moi je vais devenir chrétien moi !? » réplique Mohamed d’un air vexé. (Djurdjurassic Bled).
- ānā nwəlli chrétien ānāya : qui veut dire en arabe moi je vais devenir chrétien moi. Le personnage s’exprime en arabe algérien avec un étonnement expressif relatif à la sensibilité religieuse des sociétés musulmanes qui voient mal un musulman devenir chrétien. C’est à la fois une répétition de l’expression en français et une démonstration de son appartenance socioculturelle.
4. Le contact de langues et la créativité lexicale
Le contact de langues dans les spectacles de Fellag est remarquable également sur le plan lexical avec la création de nouveaux mots par métissage linguistique. Conçus comme étant des unités du discours marquant l’écart entre le français local et le français de référence, ces nouveaux mots reflètent le phénomène d’interférence qui se traduit par la présence d’éléments d’une langue donnée dans une autre langue. C’est un phénomène commun à toutes les situations de communication qui connaissent l’usage de plusieurs langues. En Algérie, par exemple, on fait appel au français par le biais de la création lexicale pour exprimer des réalités socioculturelles et politiques que l’on ne peut décrire d’une manière suffisante par une seule langue.
4.1. Création nominale
a) […] Avant, il n’y avait qu’un seul parti, le parti unique. Et après le mois de novembre, ils voulaient introduire les sensibilités politiques dans ce parti (…) Ensuite, ils se sont mis à créer des partis, donc les anciens partis commencent à réapparaitre, et d’autres ont été créés (…) Les Choumistes, les Khoubzistes […] (Cocktail Khorotov).
- Choumistes : avec l’ajout du suffixe français –iste au nom (arabe et berbère) chouma, Fellag parle d’un parti politique fondé par les amateurs du tabac à chiquer (la chique) ; idem pour les Khoubzistes (Khoubz qui veut dire pain en arabe + -iste), des opportunistes qui cherchent à gagner leur pain de manière opportuniste et corrompue.
b) Nous signalons également la présence, dans Cocktail Khorotv, de nouvelles formes de toponymes :
- Lalla-Bama : faisant allusion à l’État d’Alabama aux États Unis d’Amérique, avec l’ajout du formant berbère lalla qui signifie princesse.
- Oued Rhiou De Janeiro : fusion du toponyme algérien Oued-Rhiou avec le nom d’une ville brésilienne Rio-De-Janeiro.
- New-Delhi Ibrahim : fusion du nom de la capitale de l’Inde New-Delhi avec celui d’une ville d’Alger Deli-Ibrahim.
c) Dans le spectacle Un bateau pour l’Australie, Fellag évoque des noms propres obtenus par métissage linguistique :
- […] J’ai dit à la fille : « viens ! viens ! on va aller voir les fauves, et nous sommes allés voir les lions, enfin le lion, le seul lion d’Algérie […] Il a au moins cent quatre-vingt-dix ans. Je crois que c’est le Maréchal Abdelkader qui l’a offert à l’Emir Bugeaud. Toutes les générations algériennes le connaissent […] : substitution dans l’attribution de titres.
- […] Ben oui, nous on n’a pas le droit de rêver de Jambon. Vous vous souvenez qu’est-ce qu’il a dit, le grand psychologue algérien, Si Muhand Freud, il a dit : « si tu rêves le jambon ça veut dire c’est un désir qui est refoulé » […] : Il a procédé à la création d’une forme nominale propre hybride en remplaçant Sigmund (le prénom de Freud) par Si Muhand (un prénom berbère).
d) Hitt : mot très répandu dans pas mal de spectacles de Fellag, notamment dans Djurdjurassique Bled, Cocktail Khorotov et Le dernier chameau et à partir duquel il s’amuse à créer d’autres unités lexicales. Puisque c’est un mot à la fois arabe et berbère (qui signifie mur en français), le comédien procède à la dérivation hybride pour obtenir de nouvelles formes nominales : […] mon copain s’appelait Mohamed, comme moi […] Mohamed c’était un hittiste. Un hittiste en français, c’est un muriste. C’est tous les jeunes chômeurs d’Algérie qui sont collés aux murs toute la journée […] on les appelle les hittistes […] donc le hittisme est la nouvelle philosophie algérienne […] c’est tous les jeunes qui sortent des universités : Hittiste 4ème degré et qui vont rejoindre les murs […] mais Mohamed […] il était docteur en hittologie […] (Djurdjurassique Bled).
- Par l’ajout des suffixes –isme et –iste à hitt, Fellag parle d’une nouvelle doctrine hittisme et de ceux qui la pratiquent hittistes. De manière humoristique, il évoque un fléau social, le chômage, dont sont victimes les jeunes diplômés des universités.
- En procédant à la dérivation savante, il ajoute le suffixe –logie à l’unité hitt et obtient hittologie qui semble être une discipline suivie par ces jeunes chômeurs. Une exagération qui prouve de l’ampleur de ce fléau social.
e) Gabration : […] j’ai fait une heure de gabration intensive. La gabration pour ceux qui ne parlent pas l’arabe, c’est à peu près la captation avec les yeux […] oui parce que ces choses là chez nous, l’amour, les femmes et tout ça, on ne parle jamais de ça […] (Djurdjurassique Bled).
- avec le procédé de suffixation, Fellag rajoute le suffixe –ation au radical gabr d’origine arabe (qui s’emploie actuellement même en berbère) et obtient le nom gabration. Dans son passage, il a même tenu à expliquer le terme pour les francophones en précisant que c’est l’équivalent de la captation par les yeux.
Il convient de préciser que les formes nominales évoquées précédemment ont été l’objet d’une francisation voulue par Fellag, et ce avec une insertion dans leurs contextes par l’ajout d’affixes, de déterminants et de désinences du pluriel: le hittisme, les hittistes, hittologie, la gabration.
4.2. Création verbale
a) Hallaliser, Cachiriser : Obtenus par l’ajout du suffixe verbal –iser aux radicaux, à la fois berbères et arabes, Hallal (adjectif qui veut dire licite selon le rite musulman) et Cachir (nom qui signifie saucisson). Verbe utilisé dans le spectacle Bateau pour l’Australie : […] Les trois géants sont allés attraper Arezki. Ils l’ont guetté, ils ont fini par le trouver. Ils l’ont attaché. Ils l’ont hallalisé, merguézé, Cachirisé […] (Un bateau pour l’Australie).
b) […] Y en a même un, il est venu avec la bouteille de gaz. Il a dit : « je vais la gazer » […] Drouk ngaziha […] (Un bateau pour l’Australie).
- Ngaziha : qui veut dire je vais la gazer, en arabe dialectal. Le n– du début s’emploie avec la première personne du singulier et la première personne du pluriel lorsque le verbe est conjugué au présent. Le –ha à la fin est un article qui joue le rôle d’un complément d’objet direct, féminin singulier.
c) […] Ya kho, yak rakoum tstérilisiw lemwass tâakoum (…), qui veut dire : (…) mon frère, j’espère que vous stérilisez vos rasoirs […] (Cocktail khorotov).
- Tstérilisiw : du verbe stériliser conjugué, en syntaxe de l’arabe algérien, au présent de l’indicatif avec la deuxième personne du pluriel. Le t– au début est utilisé au présent de l’indicatif avec la deuxième personne du singulier et la deuxième personne du pluriel ; et le –iw à la fin est la terminaison des verbes, dont l’infinitif se termine avec –i, conjugués au présent de l’indicatif avec la deuxième personne du pluriel.
d) Déhahifier : [deĥaĥifje] avec aspiration du [h] tel qu’il est prononcé avec la lettre [ح] en arabe ou en berbère. […] un jour, ils ont décidé de se marier, la fille est allée voir son papa et lui a dit: « ô papa, ô tu sais ? J’ai rencontré un garçon magnifique et je l’aime papa ! » […] « Il s’appelle Mouhh- ». La fille, essoufflée, n’arrive pas à prononcer le [h]. […] Ils l’ont emmenée à l’hôpital, et lui ont enlevé le [ح] qui s’est accroché à la gorge. Alors, ils l’ont déhahifiée. Elle est revenue à la maison : « il s’appelle Mo-amed » […] (Djurdjurassique Bled).
- Déhahifier : exemple de création verbale par dérivation hybride. Ce verbe est obtenu par dérivation parasynthétique : le préfixe privatif dé– et le suffixe verbalisant –ifier joints à la base arabe hah. C’est une opération amusante, qui met en difficulté phonétique les francophones.
Le métissage linguistique dont Fellag fait preuve, nous explique que le français dans ses spectacles est à la fois une langue emprunteuse et empruntée [5]. Emprunteuse dans le sens où elle emprunte à l’arabe et au berbère des mots qui sont par la suite lexicalisés, mis en morphologie selon les règles de syntaxe de la langue française, c’est le cas de : Choumistes, Khoubzites, Hittistes, Hittologie, Hit-parade, Hittisme, Hallaliser, Cachiriser, Déhahifier, Gabrer. En revanche, la langue française peut être une langue empruntée dans la mesure où d’autres langues, comme l’arabe et le berbère lui empruntent des mots qu’elles mettent ensuite en leurs morphologies. C’est le cas des deux verbes Ngaziha et Tstérilisiw.
5 Derradji Y., (1999), “Le français en Algérie : langue emprunteuse et empruntée”, In Le Français en Afrique, pp. 71-82.
Bibliographie
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