Chaque société a sa façon de percevoir le monde. De là, elle exprime ses pensées selon sa propre perception. Ceci relativise la vision du monde et l’usage du langage sous toutes les formes. En dehors de la langue proprement dite, symboles et métaphores tiennent lieu de l’expression de la société par rapport à des situations vitales. Symboles et métaphores enrichissent le langage, ils sont donc une autre forme très appropriée d’expression à tel point que sa richesse confère au locuteur ou à la communauté une valeur socio-philosophique donnée. C’est le cas du Mutanga dans la communauté Lega dit Balega. Cette population de l’Est dans la République Démocratique du Congo, estimé à environ un million d’habitants, est riche en symboles et métaphores grâce à son code de sagesse appelé Mutanga. Des idéogrammes qui le composent de manière hétéroclite sont tirés de l’espace naturel par rapport aux réalités socioculturelles des Balega. Ceci explique la connaissance et la signification accordée à de tels idéogrammes. Ces symboles ne sont donc pas vides de sens. Ils sont pleins significations relatives à l’espace qui les engendrent. Ceci est autant vrai que la place de tout symbole ou de toute expression imagée est suggestive, codée au point que son sens se retrouve dans un décodage dont la connaissance appartient aux seuls initiés du système. Il en est ainsi du Mutanga. Il faut être initié à la lecture de ses données pour en dépasser les apparences. On y trouve des objets de souche différente : animale, végétale, marine, des représentations du monde abstrait, etc.
Au fait, les objets que constituent le Mutanga font allusion a la vie sociale du Mulega à tel point qu’il s’y réfère de temps en temps dans ses discours en toute circonstance socioculturelle: deuil, mariage, justice, résolution des conflits, fêtes, etc. Le Mutanga est ici non seulement le répertoire de la pensée elle-même mais celui de toute la pensée du peuple Lega. Quelle serait l’image du Mutanga pour un étranger. Au fait, nous allons nous servir de la définition de Georges DeFours à ce sujet afin de donner une lumière apparente à l’objet de notre présente étude. Pour ce dernier donc, dira-t-il :
Chez les Balega du Sud-Kivu, le Mutanga est un objet constitué d’une liane à laquelle pendent de petits objets en miniature, réplique exacte d’objets qu’on rencontre dans la vie courante : pirogue, corbeille, tambour, nasse, nattes enroulées, instruments de musique, etc.
(Defour, 1981)
Ce Père Xavérien Belge a vécu à l’Est du Congo depuis des décades. Il y a mené beaucoup des recherches qui vont de pionnier au vrai chercheur sur le plan anthropologique. Ses travaux sont une référence diversifiée dans la connaissance de ce milieu naturel. Professeur d’université, Georges Defours a donc non beaucoup publié à ce sujet. La description qu’il fait du Mutanga est ici vraie au point de pouvoir donner la vraie image au travers des mots utilisés. Il y a plus que lui, en ceci que l’on peut aussi se servir de la description d’un anglophone qui décrit ce répertoire de la pensé lega de la manière suivante : The mutanga of the Lega are collections of tiny objects, which seve as mnemonic devices. Each object is associated with a proverb either directly by reference or indirectly by embodying an idea or symbol.
Au fait ces quelques descriptions pourraient tant soi peu apporter un peu de lumière sur la connaissance du Mutanga. En fils du terroir Lega et usager du Mutanga, nous venons apporter notre propre contribution à la connaissance du Mutanga. En plus de sa représentation, nous en donnerons des fonctions diverses par rapport à l’espace culturel Lega.
Sans chercher à revenir sur les considérations des différentes descriptions précitées, il nous revient de signaler que les objets du Mutanga sont suspendus sur une liane, corde tissée au lukusa. De cette plante on peut faire différents types de corde dont le Mulega se sert dans ses travaux de tisserand aux côtés de raphia. Cette corde appelée Mutungu est à son tour attachée de gauche à droite à deux piliers dits piliers de l’univers. Si le côté gauche est fermé, le cote droit lui reste ouvert. La fermeture du côté gauche s’explique comme le début de l’univers auquel rien ne peut être ajouté. C’est pour cette raison que ce début est suspendu à un objet-symbole appelé ibulungu. Ibulungu est le nom d’un arbre bien reconnu pour sa dureté, son inflexibilité. Cet arbre est en lui aussi le symbole de la sacralité, de la primordialité. Au clair, il est ici question de l’expression de l’état premier de la vie, le début de l’univers dans son ensemble. C’est donc le symbole de l’irréductible Ceci semble référer à la pensée selon laquelle la nature a un début de vie donné. C’est pour cette raison que le Mulega, avant de commencer la lecture du Mutanga, doit nécessairement et obligatoirement dire : Kumutungu u kwanzil’ikila nu kwndaga wasweka. On peut dire littéralement que tout commence par une corde initiale à partir de laquelle on continuera à tisser son filet. En fait, le Mulega vit dans un espace forestier, il n’est donc pas surprenant qu’il parle du filet. Il est chasseur par excellence. Il vit de la chasse d’animaux qu’il attrape soit par des pièges soit par la chasse au moyen des filets ikila (singulier)/ makila (pluriel. Chasser aux makila est une affaire de tout le village alors que tendre des pièges peut-être individuelle.
C’est cette corde-là donc, le Mutungu, est pour le Mulega, le symbole du début de la vie ; c’est sur elle et grâce à elle que les choses sont reconnues comme telles. Par contre le côté droit du Mutanga reste ouvert, du moins il est faiblement rattaché. Une telle laisse permet d’y ajouter d’éléments nouveaux. Le Mutanga est donc à l’image de la vie, elle est infinie. Cette ouverture permet aussi de rajeunir des objets déjà détériorés. Le Mutanga est donc à l’image du monde, de l’univers. Il a un début mais la suite est un infini. Chacun laisse ses tracs sur la terre et continue son chemin.
Le Mutanga est de deux catégories. Une est populaire et l’autre est sacrée. Le Mutanga populaire est à la portée de tout le monde. Il est placé à des endroits publics comme le baraza, Luusu, ou le hangar où se reposent exclusivement des hommes, du moins c’est là qu’ils passent des journées pour se reposer ou palabrer. Ici, tout le monde y a accès, il n’y a donc aucune interdiction de toucher au Mutanga. Initié ou non, on peut lire le Mutanga et l’analyser comme tout le monde. Par ailleurs, il y a un autre Mutanga réservé aux Baami. Celui-ci est d’une nature plus aménagée par rapport à celui de tout le monde. Ces derniers s’en servent lors des affaires de leur niveau social. Les Baami sont des hommes et des femmes faisant partie de la classe des initiés d’une secte secrète dite Bwami. Ce sont des hommes et des femmes qui veuillent à la stabilité et à l’équilibre social du peuple Lega. A ce niveau, ce Mutanga est sacré et n’est pas exposé à des endroits publiques car seuls les Baami peuvent le voir et y toucher. Ces symboles sont de l’ordre du sacré que ne le sont ceux du Mutanga populaire. Ceci est compréhsible dans ce sens que les Baami ont un certain art bien prononcé comme on peut le lire chez Bybuck (1986). Ils sont incarnation de la morale sociale du peule Lega. Ils sont les garants du code de savoir vivre Lega. On voit déjà que le Mutanga, la source de la sagesse Lega fait déjà objet de classe.
En termes de fonctions, il faut avouer que le Mutanga sert de communication interpersonnelle. Toute personne Lega s’en sert pour communiquer avec l’autre. Aux palabres, les proverbes du Mutanga sont d’usage comme pour tout proverbe. Il s’agit ici de chercher à prouver la connaissance de la parole au niveau codé de manière. On démontre son éloquence, sa capacité à utiliser les proverbes du Mutanga à bon escient. Ainsi, des jeunes gens passent des moments à faire la compétition autour du Mutanga. Reconnu comme une école, chaque jeune garçon est appelé à réciter le Mutanga par rapport au symbole relatif. Quiconque en est plus capable que les autres est fier de sa connaissance ‘il s’en enorgueilli et passe pour un homme intelligent. Le Mutanga a donc une fonction sociale dans la communauté des Balega. Mais bien plus, il existe ici une fonction didactique aussi. Au fait, toute personne Lega apprend les données de la sa société par le biais du Mutanga. Le Mutanga enseigne, fait juger et aide à juger, le Mutanga est un code du bon langage des Balega. Cet ensemble des proverbes constituent une sorte de réceptacle de la culture Lega dite par le biais des symboles. Ici, le symbole donne sa fonction dans ses particularités significatives. Le Mutanga est une école de la sagesse Lega. Tout le monde s’en inspire pour exprimer son point de vue. Le Mutanga est un livre des symboles.
Voici, à titre illustratifs, quelques éléments et leurs représentations du Mutanga suivis de traduction littérale et de possible interprétation de la réalité.
Symbole | Message lega | Traduction littérale | Interprétation possible |
Motte de braise | Mukangania u wasigala, baketi basila kulenga | Il ne reste plus que la motte de braise, la cendre s’en est envolée | Quand décime un ennemi ou une catastrophe, seuls les éléments résistants et endurant survivent |
Une penne de poule | Ute na nkoko ntagomanie na mitamba | Celui/celle qui n’a pas de poule ne s’entendra pas bien avec les mitamba (toute femme mariée qui se retrouve en visite dans sa famille d’origine est mutamba dont mitamba est le pluriel. | La volaille est élevée notamment pour des moments importants comme la visite d’une autorité ou celle d’une femme qui revient rendre visite à sa famille. C’est dans ce sens aussi qu’un neveu reçoit les mêmes honneurs à cause de sa mère. Une famille qui n’a pas élevé de poules sera mal perçue par de tels visiteurs de marque que symbolisent les mitamba. |
Un morceau de lweku, de raphia | Botebote wa lweku, u wamwikizye ku mpala | C’est la tendresse de lweku qui l’avait fait arriver aux cérémonies seigneuriales | Les personnes à comportement tendre ont beaucoup de chance d’être acceptées dans des rangs réservés à des catégories spéciales. |
Une écorce de gousse d’arachide | Lwaselaga mu luuzi songo na mukulu na wanunile luzelu | Il eût fallu que l’arachide fût aquatique pour que tous les vieillards aient dû se faire mouiller la barbe pour en attraper | L’arachide est une denrée dont chaque Mulega raffole ; quel que fût l’endroit où elle eût pu se trouver, l’homme y descendrait. De même, tout ce qu’une personne aime tant, aucune entrave ne paraîtrait insurmontable pour en disposer. |
Une plante kinsale | Kinsale ; wamusiga ku makindu, ukamusanga ku mulungu | Surprenant kinsale ; on le laisse dans le village abandonné, et le voilà dans la cour du nouveau village | Le kinsale est une plante qui suit là où vit l’homme. On ne peut donc penser l’abandonner du simple fait d’avoir construit un nouveau village. On l’aura partout. Il en est de même d’une habitude, d’un frère ou d’un ami… Ce n’est pas en les fuyant qu’on doit croire les avoir abandonnés. Chasser le naturel, il revient au galop. |
Un petit paquet | Kakwe ka babili ; kabibu kukandula | Il est souvent difficile de déballer un paquet qui appartient à deux personnes | Une copropriété est toujours complexe à gérer. Lorsqu’une décision dépend de la volonté de plus d’une personne, sa gestion demande davantage de parcimonie |
Des feuilles d’un épi de maïs | Bet’izi kuvwala ; mwalola buvwala kibela | Que ceux qui ne savent pas s’habiller imitent la façon dont s’habille un épi de maïs | L’ignorance n’est pas une tare. Mais ne pas savoir se servir de l’expérience des autres qui ont excellé, c’est cela une tare. |
Un petit morceau de balai et un petit morceau de natte de ramassage de déchet | Benda balandana, ba lukuku be na kikuko | Ils sont bien liés – la natte de déchet et le balai | Ceux qui se ressemblent s’assemblent. Les personnes ayant des fonctions qui se rapprochent ont souvent tendance à se retrouver ensemble. La fonction rapproche les gens. |
Un bâton de roi minutaire | Mukulu wa mwami ; kalamo ka bana bage | La canne du chef est symbole de la vie de ses sujets | La parole d’un chef peut protéger ses sujets. Un bon chef constitue le bouclier pour ses sujets |
Une écaille de pangolin | Makaga kukwa, nu magamba kusigala | Quand meurent les pangolins, les écailles restent | La mort n’est pas une fin si l’on s’est reproduit. La progéniture fait survivre les morts. N’est pas mort qui laisse une progéniture. |
A la lecture de ce tableau et de différentes interprétations faites, on peut avoir une idée sur le Mutanga. Il est vrai que la meilleure compréhension exigerait la vue de l’appareil. On a pu voir la relation entre l’objet et le sens accordé à ce dernier. Toute signification est donc le produit de la connaissance de la culture. Car, à lui seul l’objet ne dit sans appartenir à la culture et être en relation avec l’espace culturel. Qui verrait une ébauche de ballai suspendu la prendrait pour un objet d’enfant. Il n’en est pourtant pas ainsi. Cette représentation est symbolique de quelque chose en rapport avec la société donnée. Il en est de même de tous les petits objets du Mutanga. Ils sont l’un et l’autre symbole et expressions d’une réalité sociale. Chacun a son sens particulier selon ce qu’il représente. Il n’y a pas deux objets pour une même réalité mais chaque objet est représentatif d’une réalité unique. Et chaque réalité est exprimée en proverbe, pas en un seul mot. Ce sont donc des proverbes qui font le Mutanga. Nous devrions dire avec Faik Nzuji (2000) ce qui suit : « Dans la vie courante, les symboles servent aux hommes à s’exprimer et à communiquer entre eux, à transcrire et à conserver leur histoire, leurs préceptes juridiques, leurs devises et leurs pensées philosophiques »(74).
En conclusion nous pouvons dire que nous avons présenté le Mutanga, cet ensemble des proverbes du monde Lega. Il a été question de faire part de son caractère métaphorique sous toutes les formes d’une métaphore. En effet, plus que des symboles, les représentations de la parole Lega par le biais d’objets hétéroclites qui composent le Mutanga, ces derniers sont des métaphores des réalités dont il est question dans cet assemblage. Seuls des initiés à la lecture du Mutanga son capables d’en décoder le contenu. Ceci est normal pour tout code car il est l’objet de la perception d’une société donnée. Ainsi, prendre ces objets dans leur état naturel serait méconnaitre la valeur intrinsèque que la société qui les génère leur accorde en dépit de leur nature en miniature. Ils perdraient alors tout sens de communication socioculturelle qui est la leur dans la société Lega.
En effet, chaque chose est signe ici : de deux piliers dits pourtant de la vie, en passant par la corde qui soutient les objets, pour déboucher sur les objets eux-mêmes, tout est porteur de sens et de message donné. Rien ne devrait donc pas être pris comme objet vide de sens. Si d’un côté le Mutanga est fermé hermétiquement et que de l’autre il est fermé de manière à l’ouvrir tout le temps si nécessaire, il en advient un sens de la vie. Elle commence et ne recule pas. Elle est gérée par des paroles qui la fondent. C’est par là, que le Mutanga devient une école pour la jeunesse Lega. Que tel ou tel autre objet soit apprécie sous sa forme naturelle et l’autre pris comme exécrable, comme c’est le cas de certains insectes dont l’apparence est méchante ou abominable, ou de certains objets dont la vue dégouterait, mais tout n’est pas là. C’est dans la profondeur de leur représentation que repose la valeur interne de ces objets. Ils sont chacun plus expressifs dans le contenu que dans l’apparence. Il est question de les décoder pour en dénicher le sens profond en rapport avec la société Lega. Il est ici le fondement de la culture Lega en ceci que personne ne peut se passer du Mutanga dans son parler quotidien. Femmes et hommes l’utilisent à tout moment pour démontrer le niveau de connaissance de la langue. Plus que la connaissance de la grammaire d’une langue c’est le niveau d’éloquence qui se fait apprécier ici.
A ce niveau donc le Mutanga recèle un caractère socio-éducatif par rapport à la culture qui le fonde. La donne verbale que l’on trouve dans ces objets est le fondement même du Mutanga. C’est cette parole que le Mulega utilise dans différentes manifestations verbales dans sa communauté. Quand bien même le verbe est dit, mais il reste de le décoder. La parole du Mutanga reste un langage codé. En effet, si l’objet est la métaphore de la réalité sociale donnée, la parole qui lui donne vie reste jusqu’à là non accessible à tous. Elle doit alors être prise dans son sens codé que des locuteurs initiés au Mutanga sont seuls capables de percevoir le sens.
Le Mutanga s’utilise selon différents besoins d’expression verbale du Lega. On s’en sert sagement soit pour argumenter, soit pour soutenir ou réfuter un argument ou une pensée donnée, soit pour démontrer le niveau de connaissance du locuteur. Plutôt que simple représentation des idéogrammes, le Mutanga est ici une école de la parole, de l’éloquence, de la rhétorique. En effet, des jeunes gens se font valoir par la connaissance suffisante du Mutanga, ils font des compétitions en accordant à chaque objet la valeur verbale qui est sienne. Nous avons aussi signalé la différence entre les deux types de Mutanga, le populaire et le sacré. Ici, les Baami ont occupent une place prépondérante dans le Mutanga en ceci que le leur est fait d’objets qui reflètent le niveau social.
Bref, le Mutanga est une école de la sagesse Lega. Les proverbes qui le composent par le biais des objets qui font sa vie, sont des expressions verbales vitales dans la solidification non seulement du parler mais de la sagesse Lega. C’est dans l’ensemble un code de conduite socioculturelle. Ce n’est pas pour rien que Georges DeFour a intitulé son livre : Le Mutanga : La corde de la sagesse Lega.
Références bibliographiques :
Biebuyck, Daniel. The Arts of Zaire: Volume II, Eastern Zaire. Berkeley: University of
California Press, 1986.
Bilembo, Bubo-Bubo. Le Mulega : l’homme de la tradition. Goma : Buumba, 1986.
DeFours, Georges. La corde la sagesse lega. Bukavu : Bandari, 1986.
Mulyumba wa Mamba, Itongwa. 1968. La croyance religieuse des Lega traditionnels.
Etudes congolaises. 11 (1986): 3-19.
Nzunji, Clémentine. Arts africains, signes et symboles. Paris: De Boeck Universite, 2000