Mondes africains

Du “Mongo gaulois” au “Mongo Béti”: complément d’éclairage sur un “non-dit” de Fame Ndongo

Mongo Béti  dans ses romans et essais, répond en témoin privilégié du devenir de l’Afrique: des conflits, des intrigues politiques, tribales et bien d’autres drames de sa terre natale, le Cameroun, et dans une échelle plus grande, ceux du continent africain grandement constitué de pays quinquagénaires (cinquante années d’indépendance); « libres » certes!  mais balbutiants. Ces pays éprouvent toujours un mal fou à atteindre l’indice de maturité. En effet, les romans de l’auteur conceptualisent le vécu quotidien de nos peuples, en y mettant en scène des forces rétrogrades, des pesanteurs et des blocages. Les critiques (Kom, 2003 ; Fandio, 2005) considèrent cet auteur, à la fois comme historien et peintre du présent, qui dans sa thématique scrute l’Afrique sans état d’âme et  apparaît à plus d’un, comme le nègre fidèle, serviteur de la norme et de belles lettres françaises; en quelque sorte une véritable réplique du grand Voltaire.

Mongo Béti est un créateur rusé dont l’esthétique doit être démystifiée, car derrière une apparence trompeuse de surface, il se cache en profondeur un véritable descendant de la tribu des Béti, et cela ne se découvre pas facilement. Le tout mène vers un sous-entendu ou lanon-présence), celle du « Mongo Gaulois »  (fils de la tribu des Gaulois). Cependant le pseudonyme populaire Mongo Béti (fils des Béti), qui s’oppose ouvertement à la première impression susmentionnée,  jette de la confusion sur l’identité réelle de notre auteur. C’est autour de cette contradiction sur l’identité qu’intervient ainsi notre théorie analytique de la « déconstruction » qui se définit non pas comme « le démantèlement des structures du texte,  mais  la démonstration que le texte en toute évidence, s’est  lui-même  démantelé ». En nous servant de la théorie derridienne de la «différance», pièce maîtresse de la « déconstruction »,[1] nous ferons une relecture de l’identité bétienne, dont les signes suggèrent une réalité différente de celle à laquelle nous ont habitué certains critiques. Fandio,[2] par exemple, s’efforce de montrer le rapprochement possible entre deux auteurs quasi inconciliables sur le plan de l’esthétique, à travers une lecture croisée des textes, Trop de Soleils tue l’Amour (Julliard, 1999) de Mongo Béti et En attendant le Vote de Bêtes Sauvages (Seuil, 1998)  d’Ahmadou Kourouma. En effet le critique note que les deux textes:

Constituent un bilan assez  critique des transitions démocratiques en cours sur le continent noir depuis la fin des années 80. Mongo Béti et Kourouma construisent une nouvelle « communauté de destin » à la notion même de pouvoir et de ses modes d’exercices dans la fiction romanesque africaine.

Au-delà de cette euphorie thématique des textes, nous nous inspirerons au contraire des dissonances entre Béti et Kourouma pour lever l’ambigüité onomastique autour de l’identité de Mongo Béti. En comparant ces deux auteurs, nous constaterons que  la substance malinké dans l’expressivité d’Ahmadou Kourouma (« guerrier » en Malinké) se juxtapose de visu avec la norme classique du français, alors que le style de Mongo Béti est artificieux. Deux procédés permettront à titre comparatif de mettre en évidence l’esthétique chez ces auteurs: la juxtaposition explicite chez Ahmadou Kourouma, aux antipodes de la superposition implicite chez Mongo Béti. Le pseudonyme Mongo Béti inscrit sur les romans, serait-il approprié ou inapproprié lorsqu’on se réfère à la langue hautement standard dans ses textes narratifs? Le signe est-il à son endroit ? Quel est donc le vrai Béti qui se dissimule derrière le faux Mongo Béti en surface ? Comment résoudre cette anomalie identitaire  pour combler le vide que l’on découvre dans l’analyse de Fame Ndongo qui se trouve à ce point fragmentaire ?

Mongo Béti et les écrivains Francophones  face au dilemme de la langue étrangère

Tout commence par la langue héritée des colons, outil essentiel de travail chez tout  écrivain, et le plus souvent sujet à toutes sortes de controverses, le français par exemple. Sous l’emprise de la langue française, s’est opéré chez beaucoup d’écrivains africains Francophones, ce que Gauvin décrit comme:

Une sorte de déchirement identitaire ou encore …crise identitaire qui s’explique par un tiraillement entre  deux pôles distants: le « moi » culturel occidental et le « moi » culturel africain, transparaissant visiblement dans leur écriture… (1997:7)

Autrement dit, en écrivant en français ces auteurs colonisés semblent être en même temps “possédés” par l’esprit de leur langue et Ngalasso  résume cette crise identitaire en ces termes :

Beaucoup ne cachent pas leur malaise à s’exprimer dans la langue étrangère qu’ils maitrisent sans doute bien, mais qui a l’inconvénient majeur de n’être pas comprise par la majorité de leurs concitoyens pour qui honnêtement ils ont l’ambition d’écrire au lieu de rêver d’un large public occidental qui les ignore… s’ils n’écrivent qu’en langue française… c’est pour mieux la subvertir pour parvenir à l’expression totale  de  leur identité spécifiquement africaine… (1989:20)

L’on aboutit au bout du compte à la forge d’un matériau nouveau, d’une « écriture nouvelle,  pour dire des expériences nouvelles. Ce matériau nouveau c’est la langue hybride et l’expérience nouvelle ; c’est la problématique sociale et la politique africaine à l’ère postcoloniale, l’exil et la rencontre des cultures. » (Ricard (1989:13)). Ahmadou kourouma, Sony Labou Tansi, Henri Lopes et bien d’autres encore, sont des auteurs qui pensent en leur dialecte et écrivent par nécessité en français. Cette assertion nous renvoie à une appréciation sur les littératures dites mineures (Deleuze et Guattari, 1937 :8); c’est-à-dire celles qu’une minorité fait dans une langue majeure qui est généralement celle de l’ex-colonisateur. En effet ils  pensent aussi, dans ce cas d’espèce, que l’écrivain (africain) écrit pour trouver son propre patois. (Ibid. :8)  Penser dans une langue et écrire dans une autre, relève d’un véritable éclectisme et c’est en plus de la dichotomie qui s’opère dans une seule et même identité, le « moi » multi face et pluriel, qui génère la création transculturelle.[3] On peut appliquer cette observation à un écrivain comme l’auteur de Les Soleils des Indépendances, qui épouse l’opinion selon laquelle Ahmadou Kourouma écrit en français, mais c’est pour mieux parler le malinké… (Ibid. :9).

  La «  juxtaposition  explicite » chez Ahmadou Kourouma

« Juxtaposer », c’est placer côte à côte des éléments compatibles ou incompatibles.  L’on note la dichotomie chez l’auteur de Les Soleils des indépendances, car son écriture fait ressortir de façon explicite, directe et sans fards, l’adstrat culturel occidental, jouxtant le substrat culturel malinké, ainsi que le montre cette juxtaposition:

« Juxtaposition explicite » : adstrat culturel occidental + substrat  culturel malinké = création transculturelle

A priori, l’usage de la langue française comme outil de communication chez Kourouma est déjà un pacte d’adhésion automatique et irréfutable à la culture occidentale, d’où l’adstrat culturel occidental; car il ne fait point l’ombre d’un doute que dans son texte narratif en français cet auteur fait aussi recours à plusieurs reprises à la norme . Les Soleils des Indépendances de Kourouma sont une fresque en français des lendemains des indépendances en Afrique, avec ses remous, ses incertitudes et ses frustrations. L’auteur fait partie de cette première génération de la jeunesse africaine dite « génération sacrifiée » c’est pourquoi il écrit un roman engagé au sens progressiste du terme. Kourouma, en développant une thématique des indépendances, interpelle la conscience des Africains sur le sens de l’autonomie. Les indépendances africaines, furent-elles une ère de la liberté pour ensuite, asservir l’homme noir ainsi libéré? Quelques extraits du roman Les Soleils des Indépendances [4] expriment cet amalgame tragique:

La colonisation, les commandants des cercles … Les indépendances, le parti unique et la révolution, sont exactement les enfants de la même couche, des étrangers au Horodougou, des sortes de malédiction inventées par le diable.  Et pourquoi, pour ces diableries  se diviser… casser… la fraternité… (1970 : 25)

Comment la juxtaposition du substrat culturel Africain et l’adstrat culturel occidental se perçoit-elle dans le texte narratif Les Soleils des Indépendances de Kourouma? L’analyse du contenu objectif du macro-texte laisse entrevoir des structures morphosyntaxiques et idiomatiques calquées du malinké. Celles-ci font parfois ressortir des termes dans un français africanisé ou « malinkisé ». Ces structures prennent des distances vis-à-vis du français académique, comme on peut voir entre autres écarts : il y avait une semaine qu’avait fini koné dans la capitale …Ibrahima Koné a fini …pour vouloir dire « Koné est mort ». Fama avait fini… (« Fama était mort ») (Ibid.: 205), le verbe transitif direct a fini employé ici, marque un écart vis-à-vis de la norme du français. Ce sont des traductions mot pour mot des structures linguistiques du malinké, que l’auteur a préférées au simple collage. Kourouma fait violence  sur le mot, au sémantisme et à la phrase française; il engage délibérément une guerre ouverte entre le signifiant français et le signifié malinké: « assois tes fesses et ferme ta bouche (Pour dire, reste tranquille!)» (ibid. : 14).  « Salimata le marché a-t-il été favorable? (As-tu fait de bonnes affaires ?)» (Ibid. : 55); « lève-toi! L’heure de la première prière te passera (…tu seras en retard à la première prière…)» (ibid. : 41); «Au point de la troisième prière, on la courba ensemble (courber ensemble une prière voudrait dire se prosterner ensemble)» (ibid.  : 138).

Après les attaques ouvertes sur la morphosyntaxe, l’on note aussi une agression contre l’architecture classique de l’œuvre romanesque en français. Dans le roman classique français généralement, l’action se noue autour d’une idée centrale en se développant allègrement  et progressivement sans  digressions excessives, ou flash-back excessifs, vers le dénouement. Pourtant Kourouma développe une norme esthétique personnelle avec des successions de digressions sur le passé de Salimata et avec des passages sans transitions d’un événement à l’autre. Dans une perspective sémiologique, Chemain à propos de l’art de Kourouma, parle d’ «un récit fragmenté…déconstruit comme le continent qui l’inspire, donne lieu à une puissante restructuration de la pensée» (2004 :230). ll y a aussi défiance à la logique externe caractérisant la structure classique du roman français. Le mouvement du récit dans Les Soleils des Indépendances est chaotique, saccadé, fragmenté et c’est ici la sémiologie même de la fragmentation identitaire qui nous intéresse fort dans cette étude. Kourouma ne se voile pas pour juxtaposer, ce que Kotchy  nomme, « l’intrusion des structures non-cartésiennes dans l’exploitation de l’expression d’une langue très cartésienne. » (1985 :22). Ce qu’on doit retenir au regard de l’intrusion du malinké dans un français distordu,  est que dans son esthétique, Kourouma place côte à côte le culturel français, et le culturel malinké. C’est ici que se pose le problème du « vouloir dire » et  Soubias écrit à propos :

L’usage original du français par Kourouma … contribue à brouiller le sens … Cette langue inouïe, nourrie d’archaïsme autant que d’interférences, provoque un sentiment d’étrangeté, à la lecture. Que ce soit une syntaxe inédite … ou d’un discours excessif … l’humour d’Ahmadou Kourouma nous place en permanence en état … d’incertitude … nous ne saurons jamais ce que ce texte, littéralement, veut dire… (2004 : 146)

Badday qui a écouté  Kourouma, rapporte ces propos de l’auteur :

Le roman a sa technique propre. Fama et Salimata mes personnages sont décrits selon ma propre technique … j’ai simplement donné libre cours à mon tempérament en distordant une langue trop classique, trop rigide pour que ma pensée s’y meuve. J’ai donc traduit le malinké en français en cassant le français pour restituer le rythme africain. (1985 :27)

Dans l’œuvre de Kourouma, il n’y a pas d’énigme. Dialecte du malinké et  langue française classique sont juxtaposés; car ce qu’il dit, on le voit écrit noir sur blanc dans les structures françaises parfois classiques et dans la plupart des cas, perverties par le  désir de l’auteur d’exprimer sa différence culturelle. Il utilise donc des structures morphosyntaxiques et idiomatiques appartenant au Malinké sans se soucier de savoir si le lecteur pourra le comprendre. En dirait-on  autant de Mongo Béti ?

Contrairement à ce que nous avons vu avec Kourouma, la création transculturelle  se perçoit autrement et de façon plus originale chez Mongo Béti, dans le  sens où cet écrivain dont l’esthétique consiste à donner en superficie l’impression d’un acculturé qui, tout en exprimant les histoires de son pays et de l’Afrique empêtrés dans les travers coloniaux et néocoloniaux dans un français impeccable, au « vouloir dire » non frelaté et même très recherché;  mais en réalité  il manipule habilement et  secrètement  les schèmes discursifs de l’ewondo ( dialecte Béti).

Grand pilier du roman postcolonial camerounais, Alexandre Biyidi, alias Mongo Béti, alias le « Pape des opposants politiques exilés en France » (Célestin Monga 1990: 102) a été et demeure très connu pour sa verve critique ; son caractère  syndicaliste  frondeur et polémiste à la manière de Voltaire; par sa plume incisive et sa fougue marxiste. Mongo Béti met l’accent sur la libération des classes pauvres et la prise du pouvoir par le peuple. C’est la quintessence même de son idéologie ou de l’esthétique marxiste telle qu’il le confie dans un entretien avec Monga :

J’ai été et démeure marxiste, c’est-à-dire celui qui croit en la lutte des classes. La vision marxiste que j’ai des sociétés africaines se traduit par ceci : je ne crois pas au combat entre les tribus mais plutôt entre les riches et les pauvres. Le conflit des classes est inévitable … L’histoire est faite de contradictions. (Ibid.: 103).

Natif ewondo du Sud-Cameroun, opposant politique intrépide,  patriote et nationaliste,  Mongo Béti fut exilé politique en France depuis 1959,  parti de  son pays natal le Cameroun. Pris entre plusieurs feux  policiers (flics de France et flics camerounais), il y est resta jusqu’ à son décès en 2001. C’est auteur fut l’écrivain africain exilé le plus dérangeant en France, son pays d’accueil, qu’il a toujours considéré comme « complice et parrain des régimes sanguinaires, impopulaires et néocoloniaux d’Afrique »[5].  Ecrivain le plus redouté par les tyrans africains compromis à la solde de Paris et de plus, le plus recherché à la fois des polices et des autorités politiques de son pays d’origine le Cameroun, Mongo Béti  déclarait:

J’ai publié Main Basse sur le Cameroun, qui était une analyse critique du système Ahidjo. Le Gouvernement Pompidou a interdit le livre. ll m’a fallu cinq ans de procès contre l’Etat français pour lever cette interdiction. Enfin ma femme et moi avions été soumis à une surveillance policière. Combien de fois des flics sont venus fouiner chez et interroger ma famille, ceci dans un pays comme la France que l’on dit éminemment démocratique. (1990:104)

Mongo Béti vivra en exil dans les milieux français toute sa vie sans trop souvent retourner se ressourcer au pays natal pour s’y imprégner allègrement de sa culture. La mystification est une réalité chez Mongo Béti, car l’emploi de nombreux pseudonymes en lieu et place du nom pour narguer l’intuition du lecteur est un des signes révélateurs des méandres identitaires chez l’écrivain: d’abord il passe pour Eza Boto, et lorsque cela ne lui sied plus, il opte pour Mongo Béti. L’étude de Fame Ndongo démystificatrice elle aussi, nous propose un inventaire stylistique  de textes narratifs de Mongo Béti ; il s’agit du « dit explicite », ce qui se voit et se sait de la poétique chez Béti, car elle  révèle à nos yeux, l’esthétique d’un auteur féru des belles lettres françaises et  de  norme classique.

 Inventaire du « dit explicite » dans le texte de Mongo Béti. 

Mongo Béti  dans ses textes est fidèle à l’architecture classique, car on peut suivre allègrement le récit chronologique avec très peu de digressions ou de « flash back ». A l’opposé de Kourouma, il s’agit chez Béti, d’une organisation classique du récit dans la pure tradition littéraire française. L’auteur qui écrit dans un français tout à fait irréprochable, éprouve essentiellement du souci pour le lecteur de culture française. D’après les investigations de  Fame Ndongo (1985 :352) on note entre autres exemples l’usage obsessionnel du passé simple en combinatoire avec l’imparfait de l’indicatif dans Perpétue (1974). L’intervention de la troisième personne (la non-personne) ou la personne hétéro diégétique est un fait marquant du récit dans les textes de Mongo Béti.

Six traits classiques du roman français sont inclus dans l’éthique bétien:

* l’écriture en prose ;

* le mélange entre dialogue-narration et description ;

* la peinture des faits concrets en plus de la rêverie;

* la fiction romanesque;

* le narrateur démiurge et hétéro diégétique

* des intrigues bien tissées.

Selon le même auteur, la satire et l’antiphrase chez Mongo Béti  situent le texte bétien dans le contexte d’un public de culture française. Ce public-cible qui comprend aussi bien l’argot que le français soutenu, retrouve ainsi sa norme lexicale et culturelle chez un auteur dit acculturé, qui a baigné toute sa vie dans la société française. Un registre varié dans Perpétue (1974), par exemple, montre des termes tels que « salope », « flic », « tralala » « mamelouk », « cul terreux »… qui sont des lexiques difficilement accessibles chez l’Africain moyen. On peut lire d’autres exemples tels que, « fiasco » (ibid.:65), « facétieux » ; (ibid. :131) « superfétatoire », (ibid. : 134) « thaumaturges », (ibid. :146) « mener à résipiscence », (ibid. : 172) « valétudinaire », (ibid. : 224)  «  semnopithèque » (Jacques Fame Ndongo (1985)). Un peu comme chez le poète Aimé Césaire, on a bien souvent besoin d’un dictionnaire pour décrypter ces mots rares contenus dans le texte narratif de Mongo Béti.

Dans les Deux Mères de Guillaume Ismael Dzewatama(Buchet, 1982) roman le plus francisé de Mongo Béti, l’on retrouve des termes tels que « sibylline » (ibid. :26), « vizir » (ibid. :41), « Cro-Magnon » (ibid. : 156), « Véhémence Robespierrenne » (ibid. :159).

Toutefois on retrouve ainsi éparpillées dans son texte narratif quelques expressions du milieu culturel africain ou quelques « camerounismes » provenant du pidgin English (langue véhiculaire) (Ndongo,1985); par exemple, il y a des formes du parler populaire camerounais (ou « camerounismes ») dans Perpétue (ibid. :94) « komeça » (Transformation du francais le commissaire), « dokita » (transformation de l’anglais doctor ou aussi c’est une façon d’appeler l’infirmier). dans Perpétue : « big massa »(grand monsieur, grande personnalité) (ibid. : 206 ) ; « koundreman » (paysan (countryman)) (ibid. :162). Dans Remember Ruben «bushman» (Sauvage, sous-évolué) (ibid. :128).

Il existe chez Mongo Béti d’autres écarts stylistiques qui, malgré leur présence peu intimidante, n’influencent ni l’aspect sémantique, ni la structure morphosyntaxique du texte narratif en général très bien ordonnée en français, et non point distordue comme chez Kourouma, lequel trahit clairement ses couleurs locales. Tout cela en général montre bien que par la complexité de son vocabulaire, l’auteur est resté collé à la langue de Molière et donc,  la culture gauloise ; on peut dire que culturellement il est plus proche de l’ascendant gaulois, que de l’univers linguistique africain duquel il se réclame. Car si le pseudonyme Mongo Béti existe, ce  n’est qu’un simple figurant pour signer la paternité du texte narratif en français, la  trame (l’univers colonial et néocolonial africain) dans le texte.  Toutefois il ne reflète pas le « fils de la tribu Béti » dans  l’esthétique  narrative en français très correct. Pourquoi donc  l’appeler Mongo Béti ?

Inventaire du « non-dit » implicite, ou la substance Béti, dans Mongo Béti.

Kom écrit sur Mongo Béti : « Agrégé de lettres classiques et très imprégné de la culture française  et occidentale, il avait passé plus de quarante ans de sa vie en France … Mongo Béti revendiquait farouchement son africanité » ( 2003 :54) Pourtant, la critique a emboîté ainsi le pas à Fame Ndongo, lequel dans son étude démontre que malgré cette adhésion aux sources culturelles classiques françaises en surface, il transparaît en structure profonde dans l’œuvre de Mongo Béti le substrat de sa culture bantou pahouine, car Ndongo écrit:

Mongo Béti qui  répugne au traditionalisme ostentatoire a bâti une œuvre dont les structures profondes s’enracinent dans la culture pahouine alors même que la structure de surface est marquée … du sceau de la tradition littéraire française. (1985 :349)

En effet la culture orale traditionnelle Béti contient des références esthétiques, topologiques, onomastiques qui forment ce substrat caché en profondeur, pénétrant la texture de l’adstrat et parfaitement intégrée au tissu du discours romanesque en langage occidental.

Au départ certes, l’auteur nous a semblé complètement assimilé à l’occident, mais ce n’était en vérité qu’un trompe-l’œil ou bien une simple illusion de perception d’un auteur qui a plus d’un tour dans son sac. Car en réalité cette apparence n’est rien d’autre que la couverture visible reposant sur un socle non perceptible, mais qui forme l’ossature de l’œuvre et de toute la culture orale de Mongo Béti, natif de la tribu des Béti. L’encodeur, c’est Mongo Béti qui restitue une stylistique ethno-structurale que le lecteur doit décoder en comprenant le code et ceci n’est pas facilement perceptible par un non-initié à la culture Béti (ewondo). Autrement dit, le texte narratif bétiesque est un réseau de signes qui tendent vers leurs signifiants et signifiés, qu’il faudrait décrypter dans une aventure sémiotique (Jacques Fame Ndongo 1986 :20).

Scrutant l’œuvre de Béti, l’on note en effet des éléments de l’oralité éwondo dans les profondeurs de son texte narratif et à ce sujet l’étude de Jacques Fame Ndongo (1986) nous y éclaire parfaitement ; car étant lui-même un fils légitime des Béti, son étude démontre le fonctionnement de l’esthétique pahouine dans le roman de Mongo Béti à partir d’un répertoire traditionnel oral de textes des parémies Béti de Mvelle (1986), soit 566 proverbes pahouins dont quelques-uns auront servi de spécimens à Fame Ndongo. Celui-ci montre que sur le plan de l’esthétique de la langue, une analyse morphosyntaxique dans l’œuvre romanesque de Mongo Béti demontre les sources orales pahouines : la répétition et les itérèmes par exemple sont des  constantes linguistiques dont les ressources sont liées à la technique littéraire pahouine. Dans les proverbes pahouins il y a fréquence dans la répétition des syntagmes, des sons (allitérations, onomatopées) des mots et groupes de mots. Toutes les catégories de mots sont répétées: verbes, substantifs, adjectifs, adverbes, pronoms, articles et conjonctions. Le mot peut revenir deux fois (duplication) tel que dans les proverbes, le mot peut revenir trois fois (triplication, reduplication) ; s’il revient quatre fois c’est la quadruplication… tout cela marque fortement l’insistance dans le système linguistique pahouin. Fame Ndongo explique qu’en transposant l’esprit de cette réitération lexicale dans une œuvre de Mongo Béti notamment le Pauvre Christ de Bomba (1956) l’on note un exemple de réduplication reflétant le système linguistique pahouin: Je tapais, tapais, tapais, … (1956 :148)

En effet le modèle narratif pahouin marque  l’insistance par accumulation de mots répétés ; c’est l’expression de l’excessif en lieu et place d’un adverbe qui suggère le continuel « toujours », qu’on ne retrouve pas dans cette langue.  Comme ça manger, manger.. manger… (manger toujours comme ça sans arrêt) (Ibid.:248). Cette structure correspond à la structure grammaticale pahouine, ndi,   ndi,   ndi,  nale … (manger, manger, manger, comme ça). Par extension la langue bamiléké du Cameroun (constituée de près de huit différents dialectes majeurs) appartenant au groupe Tikar (semi-Bantou), possède à peu près les mêmes traits que sa consoeur pahouine. Dans l’interface pahouin-bamiléké, c’est la même structure morphosyntaxique que l’on retrouve dans cette langue, la même phrase citée ci-dessus va correspondre à,  mfe, mfe, mfe, paa.

Dans La Ruine presque cocasse d’un Polichinelle (1979 :22) on note :  « lui, il boit, il boit, il boit… (du vin)». Expression de l’excessif par les adverbes de quantité, beaucoup, toujours,  qui se traduisent en pahouin:  « aa.. nouh, nouh , nouh … (meyock)». En bamiléké : ii nouh  nouh nouh ( melou)

Par ailleurs l’onomastique / l’homologie est répétée dans toute l’œuvre de Mongo Béti. En effet les toponymes (noms de villes) et celui des personnages ou les anthroponymes, sont cycliques (reviennent de temps en temps). C’est-à-dire que les mêmes villes et personnages se retrouvent éparpillés dans quelques romans, créant ainsi un cycle proche de celui des contes traditionnels africains de la tortue et du lièvre, prototypes d’animaux intelligents et rusés qui gardent les mêmes  fonctions gnomiques, revenant plusieurs fois dans une multitude de contes africains, tel que le l’exprime  Fame Ndongo (1985 :258) dans son analyse ; les mêmes villes reviennent plusieurs fois dans plusieurs œuvres de Mongo Béti, respectant l’esthétique cyclique du conte éwondo:

La ville de « Fort Nègre » est réitérée dans Perpétue, La Ruine Presque Cocasse, et Remember Ruben.

La « ville d’Ayolo » est mentionnée dans Perpétue mais elle revient aussi dans Remember Ruben,  La Ruine presque cocasse d’un polichinelle.

La cité «   d’Ekoundoum »  revient dans Remember RubenLa Ruine Presque Cocasse.

Des personnages dans l’œuvre de Mongo Béti sont aussi réitérés d’après la même esthétique cyclique tout en conservant les mêmes fonctions:

« Ruben » figure dans Perpétue, Remember Ruben, et La Ruine Presque Cocasse conservant les mêmes fonctions de héros et de guide spirituel de la révolution.

« Abena », « Jo le jongleur » et « Mor Zamba » figurent dans Remember Ruben et dans la  Ruine presque cocasse ; c’est le trio révolutionnaire en révolte contre le pouvoir dictatorial de “Baba Toura”.

« Akomo » figure dans Remember Ruben, et La Ruine presque cocasse…. il conserve ses fonctions de traitre et allié au pouvoir du tyran “Baba toura”.

Le personnage « Baba Toura » revient dans Remember Ruben, La Ruine presque cocasse, et Les Deux Mères de Guillaume Ismaël Dzewatama,  remplissant les mêmes fonctions de despote au pouvoir, président honni et impopulaire.

Comme dans le système des contes cycliques béti, l’on peut ainsi noter la redondance des types de personnages avec leurs fonctions. Cela prouve que  Mongo Béti va ainsi se ressourcer dans l’oralité, car il y a parenté entre le roman postcolonial bétiesque et les structures esthétiques pahouines qui sont des structures répétitives des proverbes et contes. Cela ne parait pas évident aux yeux du lecteur non-initié.

Ndongo (1985 : 230 ) mentionne aussi la Zoomorphisation qui consiste à donner à une personne, un objet, une idée ou à un fait, des attributs relatifs aux animaux. Cette technique littéraire est très courante dans la langue de la parémie pahouine ou l’on traite généralement les êtres vivants de chien (mvu (beti)) (mvo (bamiléké)), d’éléphant (« Zok» ou de singe. Cette technique qui est une caractéristique de l’univers mental pahouin se retrouve dans l’œuvre postcoloniale de Mongo Béti, à l’instar de Remember Ruben,  où le chef Mor Bita est un « Orang-outan» un  «  monstre » (1974 :  69).

Dans La Ruine Presque Cocasse d’un Polichinelle, le même Mor Bita est un « butor» un « chimpanzé» un « gorille » une « vipère » tandis que les antinationalistes ont des « groins de cochons » ou bien ils sont des « crapauds » (1979: 229).

Ndongo montre aussi que l’homologie se retrouve au niveau de l’onomastique, car il existe une ressemblance entre le signifié pahouin et les noms des personnages dans la diégèse du roman en français. Cela aussi est susceptible d’échapper au lecteur non-initié et resté collé à la surface.

Toujours dans le cadre de l’homologie, il faut noter que les personnages dans l’œuvre de Mongo Béti ont eux-mêmes des noms enracinés dans la culture orale pahounine; le signifiant du nom des personnages se concrétise dans l’action du roman; c’est un fait qui pourrait échapper à la vigilance de  tout lecteur non-averti.  Par exemple dans Remember Ruben:

« Abena » en langue éwondo est un patronyme pahouin qui signifie « celui qui refuse »  ( aben), le rebelle; c’est le refus de se soumettre. « Abena » est héros et ami d’enfance de « Mor Zamba » car  il dirige une rébellion de l’extérieur contre le régime du tyran « Baba Toura ». Abena est l’allié fidèle de « Ruben ».

« Alou » est un patronyme pahouin qui signifie en langue éwondo, « la nuit » ; dans ce même roman c’est le personnage des ténèbres et de la médiocrité car il connote l’échec:

C’est Alou confirma Robert à Mor Zamba c’est le jeune frère de ma première femme.  Il vient de gagner 100,000F … c’est un ivrogne invertébré, Dans trois semaines il aura bu tout son argent. (1974 : 158)

Dans Perpétue, des noms de personnages  se comprennent mieux en profondeur et ne paraissent pas évidents  aux yeux du lecteur non-initié et étranger à la culture pahouine, comme le démontre Fame Ndongo dans ses textes narratifs :

«  Essola » vient du pahouin « essolan » qui signifie s’évader, car cela dénote dans le roman Essola, l’évadé de prison qui renonce à son militantisme rubéniste pour devenir professeur de C.E.G (comme un transfuge qui change d’organisation ou de parti politique).

« Mor Bita » signifie, « l’homme de la guerre ». Car ce personnage dans le roman est un homme violent, un chef impopulaire imposé au peuple d’Ekoundoun par le colon français. C’est un tyran sanguinaire que l’on surnomme « vieux cochon ».

« Mor Elougou » dans Remember Ruben est un patronyme pahouin qui signifie, « personne hypocrite et fourbe ». dans le roman, malgré ses apparences de bonne foi à l’égard de « Mor Zamba et de Ngwane », il trahit la cause juste et fait arrêter Ngwane Eligui.

« Mor Zamba » signifie en pahouin l’homme-Dieu. C’est un personnage essentiellement tolérant et généreux. « Mor Zamba » est un nationaliste modéré apparaissant comme l’élu de Dieu, sans être chrétien. C’est le personnage le plus humain de l’œuvre de Mongo Beti.

Ces noms propres ci-dessus cités extraits des œuvres de Mongo Béti sont puisés dans le répertoire  culturel pahouin. Ndongo montre bien le lien de signifiance entre l’esthétique traditionnelle pahouine et sa manifestation dans le texte de langue française et il mentionne à ce sujet  que, « Mongo Béti a voulu respecter la fonction du nom dans la société pahouine, l’incarnation de l’idée par le patronyme pahouin  » (1986:320).

Au- delà du « non-dit  implicite » de Fame Ndongo , un nouvel éclairage                                 

L’étude de Fame Ndongo sur la sémiologie des structures narratives dans les romans de Mongo Béti, (du « dit explicite » au « non-dit implicite »), nous donne l’impression que l’auteur de cette étude tout en montrant la richesse esthétique de l’œuvre de Mongo Béti s’est évertué  à décrypter le signe du texte  pour en dévoiler à tous, la riche poétique béti enfouie dans les méandres du texte, et qui « ne saute pas » explicitement aux yeux d’un lecteur non-initié,  « stricto sensu », montrant bien que Mongo Béti n’est pas acculturé/aliéné, comme beaucoup pensent. C’est le « non-dit » de l’écriture ; car elle fait découvrir de  façon précise et détaillée  une   poétique pahouine que l’on trouve dissimulée en profondeur dans les énoncés narratifs du texte. Car Mongo Béti, en réalité, a  fait l’effort astucieux d’insérer des formes très expressives de son patrimoine pahouin dans l’écriture à vrai dire, très classique d’apparence seulement.

Cependant l’étude de Fame Ndongo ne résout pas un certain clair-obscur, car elle entretient une certaine ambigüité onomastique: Mongo béti est-il en réalité ce « Mongo Béti » (fils légitime et culturel de la tribu Béti), dont le pseudonyme est  imprimé sur la couverture de ses romans ? N’y aurait-il pas un amalgame lorsque Fame Ndongo, s’acharne plus à révéler le vrai Mongo Béti des profondeurs, sans altérer ou déconstruire la fausse  identité de surface (Mongo Béti) qui au demeurant, est en réalité le reflet d’un aliéné ou un suppôt de l’occident ? Au bout de cet exil forcé et tenace, l’esprit plus moulé dans les usages / coutumes de la société française et des belles lettres, Mongo Béti (fils du clan des Béti) a  donc  laissé aux uns  l’impression d’être «  le plus Français des écrivains africains » et aux autres, l’impression d’être « le plus grand prosateur d’Afrique noire francophone », écrivant comme Stendhal ;  polémiste à la « Voltaire » ; un « Voltaire » fils original  du  clan des Béti  ? N’est-ce pas un étrange paradoxe?  Nous inspirant donc des travaux de Fame Ndongo  nous évoluerons au-delà des limites de la perception fragmentaire précédente,  pour déconstruire l’identité de Mongo Béti  et en  restituer le signifié complet, vue de surface comme vue en  profondeur, par la déconstruction

La théorie de la « déconstruction », de Jacques Derrida (1978) avait pour objet de s’accaparer rigoureusement du sens d’un texte, pour en ressortir les contradictions. Le texte n’est pas une entité isolée et discrète, mais il contient  des contradictions et s’ouvre à  plusieurs  interprétations. Lucie et Josiane écrivent:

Jacques Derrida’s theory of the sign fits into the poststructuralist movement, which runs counter to Saussurian structuralism. He maintains that the signifier (form of the sign) refers directly to the signified (content of sign). The theory of deconstruction emphasizes the fact that, the notion of a direct relationship between signifier and signified is no longer tenable, and instead, we have infinite shifts in meaning relayed from one signifier to another. (2011)

[La théorie du signe selon Jacques Derrida, s’intègre dans le mouvement poststructuraliste qui va à contre-courant du structuralisme saussurien. Il maintient que le signifiant (forme du signe) renvoi directement au signifié (contenu du signe). La théorie de la déconstruction insiste sur le fait que la notion d’un lien direct   entre le signifié et le signifiant n’est plus tenable; au lieu de cela, nous avons plutôt une possibilité infinie de modifications de sens d’un signifiant vers un autre.] (Notre traduction.)

Le signe linguistique renvoi donc à quelque chose de  différent. La relation structurelle entre le signifié et le signifiant considérés comme  deux entités liées et distinctes, s’établit grâce à la « différantiation » qui se représente dans notre tableau,  ainsi qu’il suit :

« Présence »  et  « différance » (appelée non –présence)     

1-Mongo Béti   =     Est-ce « Mongo Gaulois » ? en surface=  faux Béti.

2-Mongo  Béti  =   « Mongo Béti »en profondeur, par le contenu culturel de l’énoncé = vrai Béti du texte bétien

Mongo Béti est le signe linguistique présent dans le texte, c’est la présence ; mais  la différance (1) ou non-présence c’est  la réalité d’un « Mongo Gaulois » appliquée à ce même contexte ; c’est aussi la signification à la   surface ou  « adstrat ». Toutefois  à partir du signe, une nouvelle différance (2) se crée, restituant  au signifiant « Mongo Béti »  sa signification profonde ou le « substrat ». C’est par la différance  que nous allons appliquer  la déconstruction derridienne à la restitution en surface de l’identité véritable de Mongo Béti. Sur la « déconstruction » Hottois écrit : « A deconstructionist approach can establish a constant tension between reality and fiction (which creates)…the “Binary thinking” » (1998). [L’approche déconstructioniste peut établir une tension constante entre la réalité et la fiction (qui crée)… en quelque sorte la « pensée binaire »] (notre traduction).

Superposition implicite chez Mongo Béti.

Appliquée chez cet auteur, la « pensée binaire » susmentionnée montre en surface Mongo Béti, fils des Béti,  dans un texte en français classique ; pourtant on y voit moins l’homme culturel Béti ; c’est une forme de superposition implicite, que nous représentons telle deux strates  transparaissant dans l’écriture bétienne : L’une en structure de surface visible (l’adstrat culturel occidental qui nous obsède le plus) et l’autre cachée en profondeur moins évidente et insoupçonnée (le substrat culturel africain), d’où l’idée de superposition stratifiée tel que nous représentons dans le schéma suivant, opposé  au précédent, celui de Kourouma : 

1)  Adstrat culturel occidental    (surface) (fausse identité)

“Superposition implicite” =  ———————————— ————————————-= création transculturelle

2) Substrat culturel pahouin, Béti (vraie  identité en profondeur)

La couche la plus visible et frappante dans l’écriture bétienne est  l’adstrat culturel exclusivement occidental. Presque tous les critiques tels que Kom, Ricard, Rial, Pageart…, sont unanimes sur le fait que Mongo Béti écrit comme Voltaire ou Stendhal ; bien loin des hybridismes de Kourouma. A ce titre ce n’est plus un « mongo » (fils) des Béti, mais un « mongo » des Gaulois.  Il faut voir ici une carapace pour camouflage dont s’est revêtu cet auteur de l’ethnie culturelle éwondo. En structure de surface, la fiction romanesque de Mongo Béti véhicule un message esthétique dans une langue française classique, limpide et très standard,  faisant parfois recours aux idiolectes et à la culture de sa terre d’accueil la France et non pas à ceux de sa terre éwondo (sous-groupe Béti). Voilà le rejeton « Gaulois » à la peau noire, qui, tout au long de sa carrière d’écrivain et de professeur agrégé des lettres en France, s’est servi d’une langue française correcte et élégante afin que son œuvre (le « vouloir dire ») soit reçue sans « querelle » (comme dans le cas de  Kourouma) dans une aire géographique plus vaste, au-delà là de l’Afrique. C’est surtout grâce a cette langue classique et non-travestie que l’écrivain Mongo Béti est aisément lu aussi bien en France, au Canada, en Belgique, en Afrique et Madagascar, …etc.  Mongo Béti a trop souvent évité de se mêler des particularismes et à ce sujet, Gusdorf  (1973:112) écrit :

A trop vouloir particulariser le français, l’on se heurte au problème de communication. On comprend aisément la truculence d’un langage très recherché chez  Mongo Béti, un auteur à la plume autoritaire, toujours en quête de vocabulaire rare pour exprimer les maux de son temps, diagnostiquer les troubles, les maladresses et gaucheries du leadership politique africain du présent, et la vie misérable des peuples noirs indépendants d’Afrique.

Pourquoi Mongo Béti nous apparaît-il comme un classique pur? C’est dans la mesure où figurent dans son écriture des éléments se rattachant à l’esthétique du roman traditionnel Français où, en  principe, la lecture est au service de l’idée. En effet, en parcourant les textes de Mongo Béti l’on constate de nombreuses connotations et dénotations discursives qui situent son texte dans le contexte d’un public de culture française (gauloise). Ricard affirmera qu’«il faudrait situer l’auteur (Mongo Béti) dans son contexte de textualisiation (la culture française)» (1989:143). Pageart  quant à lui a vu en Mongo Béti,   le meilleur prosateur actuel de l’Afrique noire d’expression française (1966:143).

En clair, le meilleur prosateur tel que compris ici, ne peut être que celui qui est resté fidèle à la norme classique de la langue, de la culture française et au diktat linguistique du maître blanc. C’est ce qui justifie pourquoi  l‘adstrat culturel occidental favorisé par son « vouloir dire » limpide, saute agressivement aux yeux du  lecteur. Mongo Beti en structure de surface s’illustre donc comme un adepte de la culture française. En réalité, cet auteur ne répond pas au diagnostic psychanalytique de  Gauvin car il ne crée pas sa langue à lui, ne normalise pas le parler vernaculaire (comme Kourouma) et il ne négocie rien avec la langue française, mais il se conforme à la norme classique. Il assume avec lucidité son éternel exil sans être forcément sous l’emprise du syndrome de la perversion linguistique ou bien de l’intranquilité  que Lise Gauvin nomme «surconscience linguistique» (1997: 8).

Mongo Béti nous apparaît sain dans la description de son univers sociopolitique africain, un univers plutôt malsain et anormal. Faisant allusion à la virtuosité, à la pureté et l’aisance avec laquelle il s’installe au cœur de la culture classique française, Mongo Béti apparaît bien aux yeux de tous comme un déraciné.  Pour nous, il est un «Mongo Gaulois» (arrière-petit-fils culturel de la tribu des  Gaulois) revêtu de parure, prétextant être un  Mongo Béti (fils du clan des Béti). C’est un pur paradoxe que de l’appeler Mongo Béti, alors que cet auteur dans son texte  culturellement très francisé, trahit très difficilement ses origines. Dans un premier temps en vue de surface, l’écrivain répondrait à la description de Ricard qui trouve en Mongo Béti un assimilé culturel, à cause de « son goût pour le classicisme jouant sur plusieurs registres… (ses) écritures peuvent ainsi se lire à partir de ces contextes de leur textualisation. » (1986:13)

Pour tout dire, Rial (1972:21) proclame sarcastiquement le « déracinement » et l’aliénation de Mongo Béti dans cette antiphrase : « Enfermé dans son exil français, l’auteur de « Pauvre Christ de Bomba » sait-il  seulement qu’un habitant de Mbalmayo a baptisé son bistrot, « Mongo Béti Bar » ?

En clair, Rial nous apprend que Mongo Béti est un amnésique  doublé d’aliéné culturel, pur produit de la société française ; un homme noir, qui s’est « blanchi » culturellement, en éradiquant sa substance africaine (Béti); car longtemps absent de son univers nègre, il a  jeté sa culture aux oubliettes de l’exil. Il a même oublié ce qui se faisait dans son petit village de Mbalmayo, perdu quelque part en Afrique forestière. Pourtant, auscultant à fond cette identité, peut-on souscrire à l’hypothèse selon laquelle que Mongo Béti soit  réellement cette  entité vidée de sa substance nègre, en d’autre termes un aliéné culturel, un « Mongo Gaulois » ?

Même exilé, l’homme vient de quelque part, d’un mille culturel précis dont il en conserve secrètement la saveur. L’exil certes est un déracinement géographique et parfois culturel ; mais est-il-toujours synonyme de renoncement ou de dénuement ? Lorsque Ricard souligne que « les écritures de Mongo Béti se lisent à partir des contextes de leur textualisation (recours à des normes scolaires extrêmes du français, des registres variés)» (1983:13), il  présume que le style s’est fondu dans le texte que l’auteur écrit. Mais il ne faut pas toujours rechercher le style dans le texte, car comme le disait Buffon (XVIIIème siècle). le style c’est l’homme, c’est-à-dire l’homme comme produit d’un milieu civilisé et nourri aux ferments de la culture de sa terre natale. C’est ainsi que malgré l’éloignement et l’exil coercitif, il faut  lire Mongo Béti, le métis culturel, en cherchant aussi à appréhender en lui l’homme bantou / pahouin, sans trop s’obnubiler par le type culturel Français, donc Gaulois. Par ce stratagème, Mongo Béti se donne une réelle mission de décoloniser l’esthétique négro-africaine, s’inspirant des riches ressources et de la technique, puisées dans sa riche tradition Béti.  Ricard (1983:13) aurait été assez naïf et superficiel lorsqu’il interprète ce goût pour le classicisme (Chez Mongo Béti) comme « une façon de garder ses distances » (fuir des formes du langage hybride en français comme dans le cas Kourouma). Cependant comprenant en profondeur l’œuvre de Mongo Béti grâce à la substance phare qu’apporte cette étude de Fame Ndongo, nous pourrions rétorquer à cette évaluation quelque peu hâtive de Ricard que, si Mongo Béti « gardait ses distances », ce n’est pas pour s’enfuir en occident, mais à notre sens, c’est en réalité pour “mieux assumer la proximité » à sa terre natale.     

 Binarité homologique

« Mongo Béti » c’est le pseudonyme, qui aura valu à l’auteur autant de querelles d’écoles que de théories psychanalytiques. Mais c’est en réalité « personne»; c’est le fils de tout le monde, un « nemo »  un blanc de personnage. Comme nous l’avons déjà noté, l’auteur conserve une fausse identité (Mongo Béti qui en surface s’apparente à « Mongo Gaulois »), en vue de la restitution de l’identité véritable en profondeur. Ceci se démontre lorsque nous déconstruisons Mongo Béti le «fils des Béti» qui se double en surface vraisemblablement  d’une non présence (le « fils culturel des Gaulois»); tout simplement parce qu’il écrit comme  un descendant d’ancêtre gaulois. Se basant sur le pseudonyme inscrit sur les œuvres,  le lecteur se serait attendu en toute logique à voir, par exemple, l’auteur écrire dans une langue française travestie ou empêtrée dans l’éwondo (dialecte pahouin) comme chez un Kourouma, le «fils des Malinké». En réalité ce «fils des Béti», Mongo Béti, laissant à peine transparaître ses racines culturelles dans l’écriture, trompe ainsi la vigilance de son lecteur (en surface) ; En d’autres termes la fausse identité n’est qu’une forme d’ascèse pour un  retour esthétique vers la véritable identité ; pour une légitimation de son appartenance inaliénable à la culture pahouine. Le schéma déconstructionel montre cette binarité homologique superposée de la manière suivante:

(Présence)

Pseudonyme (Mongo Béti  ou «  l’envers  »), sans lien véritable avec l’adstrat culturel occidental

(C’est plutôt « Mongo Gaulois »  ou « l’endroit »)

Mongo Béti =  Substrat culturel pahouin et véritable rapport identitaire (véritable Mongo Beti) en profondeur.

(non-présence) ou « non-dit »  revélé par Fame Ndongo

Mongo Béti (1990:22) s’était déjà prononcé sur cette identité énigmatique:

J’ai opté pour Mongo Béti qui signifie «fils du pays des Béti»… cela me semblait suffisant pour ne désigner personne. Les soi-disant critiques littéraires qui ont cherché des explications psychanalytiques et Freudiennes sur l’origine de ce pseudonyme se sont foudroyés.                                                 

Conclusion

L’universalité, la mondialisation, c’est aussi dans les formes esthétiques et le recours à des canons esthétiques classiques occidentaux. Pourtant, Mongo Béti illustre bien le proverbe africain  selon lequel « la branche d’arbre séjournant dans l’eau pendant des années, ne deviendra jamais caïman »; ceci aussi prouve que vivre pendant des décennies au cœur de la culture occidentale n’implique pas forcément de brader son âme d’Africain. Lui, qu’on disait être un suppôt de la culture classique européenne, a prouvé que par sa plume et son style incisif, est quand même resté mythiquement présent, bravant tous les harcèlements policiers, tout en se faisant  la voix des «sans-bouche» et autres larbins de la liberté. Mongo Béti est même passé en première ligne dans la guerre contre le complot occidental de la déraison politique, de la dictature et de l’instigation à la  pauvreté sous toutes ses formes.  On a cru bien l’avoir dompté ; pourtant  l’auteur exilé est mis à contribution lorsqu’il démontre qu’il n’est pas dompté culturellement par le mythe esthétique occidental, mais qu’au contraire, la culture pahouine qu’il porte toujours dans ses insondables profondeurs, est métaphoriquement la racine sous-jacente qui soutient et dompte l’arbre que constitue l’adstrat culturel occidental.  Samba Diop, à propos de complicité entre les écrivains africains et le pays natal, écrit que ceux-ci peuvent « déterritorialiser le roman…sans renoncer au fonds anthropologique du Cameroun, du Togo… La voix de ces écrivains n’est plus repliée sur l’espace Africain, mais elle en garde le timbre et les accents d’origine» (2004 :58). Force nous est ainsi de reconnaître que dans un texte narratif en langue française, l’écriture bétienne est certainement une forme très originale de création transculturelle. L’étude de Fame Ndongo, après un nouvel éclairage, retrouve ainsi le fragment qui lui faisait défaut, à savoir remettre le signe de l’envers  à l’endroit. Car cet écrivain en quête de sa « Bétitude », n’est Mongo Béti qu’en profondeur et en surface il est  « Mongo Gaulois ». Au vu de toutes ces formes linguistiques sous-jacentes, il n’est pas très présomptueux d’affirmer que Mongo Béti  parle « discrètement » l’éwondo (sous-dialecte béti) mais, en écrivant dans un français fortement classique. Cela a pour conséquence de prendre à contre-pied,  tel une feinte de footballeur, le lecteur/critique qui croyait bien maîtriser le substrat du texte betiesque. Ceux des pontifes de la critique littéraire comme Rial qui crurent que Mongo béti,  était un assimilé, aliéné et déraciné « en rupture de faune et de flore » avec sa terre natale (comme dit Césaire dans son Cahier…), étaient trop vite allés en besogne; Mongo Béti de façon très originale a bâti sa culture occidentale sur du limon insoupçonné de sa riche tradition orale pahouine. Ainsi démystifie-t-il l’esthétique négro-africaine en donnant une perception originale de la « création transculturelle ». Mongo Béti romancier camerounais, est virtuellement resté le même enfant prodigue éwondo, fils du pays des Béti, univers avec lequel il ré-établit secrètement dans son texte, le lien ombilical, trompant ainsi la vigilance du lecteur/critique borné et plus absorbé par une pseudo-identité de surface. Seul l’initié pourrait saisir la véritable identité de Mongo Béti. Cet auteur par sa ruse aura apporté une orientation littéraire nouvelle, sur le plan esthétique et structurel. L’on peut ainsi mesurer l’immense naïveté chez un tel critique «  qui est pris, alors qu’il croyait prendre  » Mongo Béti.

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[1]  Jacques Derrida est l’auteur de la théorie de la “différance” qui s’intègre dans le mouvement post-structuraliste, allant à contre-courant du structuralisme saussurien.

[2] Article de Pierre Fandio portant sur Mongo Beti et Ahmadou Kourouma : “Deux Extrêmes, un Bilan des Transitions Démocratiques en Afrique”. African Studies Quarterly ,< http://www.africa.utl.edu. > Page 1,

[3] La création  transculturelle est La juxtaposition des substrats culturels traditionnels et les substrats culturels de l’Occident. Conférence de Johanesburg sur  le theme “Du Bambara aux négropolitains: crations transculturelle dans les literatures africaines post-coloniales. 2005

[4] Les Soleils  des Indépendances ont été publiées d’abord au Québec en 1968, au terme d’une difficile recherche d’éditeur. Mais ce roman est devenu plutard un classique Africain.

[5]     Mongo Beti, propos extraits d’une interview accordée à Célestin Monga, pour “Jeune Afrique Economie”. p.103, (1990)

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