Du 31 mars au 11 avril 2025, les spectateurs martiniquais ont pu assister dans le cadre du festival Ceiba à cinq spectacles rangés sous l’étiquette « théâtre ». Après une soirée dans la ville de Saint-Esprit, les autres « pièces » ont toutes été présentées à Fort-de-France dans le bâtiment de la Scène nationale, Tropiques-Atrium, certaines d’entre elles également décentralisées « en commune ».
Avant d’examiner chacune des pièces, dans l’ordre où elles ont été représentées, on ne peut que constater qu’elles forment un ensemble à la fois monochrome et monotone (1). Monochrome comme leurs interprètes et monotone dans la mesure où elles ressortissent d’une idéologie décoloniale, revendiquée chez Léonora Miano, mais sous-jacente chez les autres qui soulèvent à un moment ou à un autre, ne serait-ce que sur le ton de la comédie, les inconvénients d’être une personne « racisée » dans un Occident dominé par les Blancs. Seul Dorcy Rugamba fait exception, certainement pas par hasard car c’est un Africain désillusionné qui parle des Africains. Relatant les atrocités commises lors du génocide au Rwanda, il ne mentionne pas, comme il aurait pu le faire presque naturellement, la responsabilité portée par une armée française qui a laissé faire les massacres, ce qui est effectivement gravissime. Car ce qui l’intéresse n’est pas, en l’occurrence, ce qu’aurait dû faire tel ou tel agent étranger mais le scandale d’un massacre commis par des Africains sur d’autres Africains, de surcroît citoyens du même pays. Une Shoah africaine, en réalité, puisque le ressort principal était d’ordre ethnique.
Enfin, ce bilan ne serait pas complet sans ajouter que deux de ces pièces sont des adaptations de textes qui n’étaient pas écrits pour le théâtre, ce qui est un signe des temps, et que, autre signe des temps, le nombre de comédiens est réduit à la portion congrue : trois pièces faisant appel à un seul comédien accompagné d’un musicien, les autres mobilisant seulement deux comédiens (plus un danseur pour l’une d’elles).
Ampăwa !
Lundi 31 mars, une soirée composite lançait une série de représentations à Saint-Esprit. Après les allocutions protocolaires de rigueur sur le parvis de la médiathèque, le public était invité à prendre une tasse de thé (tisane), ce qui n’était pas de trop car la pluie était tombée juste avant le début des festivités et il faisait plutôt frisquet. Pendant ce temps, une partie du public tirée au hasard participait à une séance de « sonothérapie » ( ?), le reste du public étant invité à patienter à l’extérieur, avec néanmoins la possibilité pour de petits groupes de se réfugier dans une cabane édifiée pour la circonstance, à l’intérieur de laquelle étaient projetées des vidéos de Véronique Kanor filmées à Saint-Esprit avec la participation de certains habitants saisis dans leurs occupations habituelles. Enfin arriva ce que tout le monde attendait, à l’intérieur de la médiathèque Ampawa ! de et avec Daniely Francisque, accompagnée par Mawongany (voir la première photo), un musicien d’aujourd’hui, muni d’une tablette à partir de laquelle il lance une musique pré-enregistrée, sa prestation physique sur le plateau se limitant à agiter du gravier dans un gobelet ou à taper sur une calebasse en guise de tambour (!) Quant à Daniely Francisque, elle apparut costumée en japonaise, vêtement et coiffures compliqués dont elle finit par se défaire pour évoluer dans un pantalon moulant aux reflets métalliques et une brassière. Dans Ampawa ! elle se présente comme la femme forte et conquérante qu’elle est. Ampawa ! ce terme mystérieux est rapproché de l’anglais empowerment que l’on traduit par le vilain mot « autonomisation ». Mais c’est en créole (?) un beau mot poétique et puissant comme cette performance à propos de la quelle nous nous en tiendrons là, renvoyant à l’article signé « M’A » déjà sur Madinin’art.
Fallait-il vraiment le dire ? Fallait-il vraiment expliquer une nouvelle fois au public martiniquais que les Blancs sont d’affreux personnages, racistes, colonisateurs, esclavagistes et même génocidaires, à ces mêmes Martiniquais qui ne cessent de confirmer lorsqu’on les interroge à ce sujet qu’ils désirent toujours appartenir à une France peuplée de racistes, colonisateurs, etc., etc. ? On ne prétendra pas ici que les Blancs ne soient pas d’affreux personnages et qu’ils ou certains d’entre eux n’aient pas commis tous les crimes dont on les accuse. Mais enfin ils n’ont pas le monopole des ces horreurs, les Africains, pour ne citer qu’eux, pratiquaient l’esclavage et ce qui se passe actuellement au nord de la RDC n’a rien de bienveillant.
Ce qu’il faut dire est donc un pamphlet de Léonora Miano, autrice d’origine camerounaise qui publie ses romans en France et par ailleurs une militante passionnée de la cause des Noirs ou comme disent parfois certains, des « Kamites ». Malgré une fin volontairement consensuelle, Ce qu’il faut dire est d’abord un livre de combat dénonçant l’attitude des Blancs, leur hypocrisie – par exemple lorsqu’ils déplorent « l’immigration non choisie » alors qu’ils (leurs ancêtres en tout cas) l’ont eux-même pratiquée en tant que « migrants non choisis » par les populations autochtones partout où ils ont colonisé – et appelle à la réappropriation de soi (on retrouve l’empowerment) par les membres des minorités visibles.
Comment faire théâtre à partir d’un pamphlet ? Stanislas Nordey a déjà mis en scène ce texte avec trois comédiennes. Ici, c’est Karine Pédurand qui s’en charge seule. Elle est une comédienne aguerrie – admirable récemment dans Sélune pour tous les noms de la terre de Faubert Bolivar – et n’a aucune difficulté à varier son jeu, avec ou sans micro, en débardeur ou davantage habillée, accompagnée ou non par la musique. La faiblesse de cette pièce ne tient pas à ce qu’elle a été confiée à une seule comédienne, ni à la mise en scène de Catherine Vrignaud Cohen, ni à la prestation musicale de Triinu Tammsalu, chacune fait bien son travail. Le problème tient au texte qui n’est rien d’autre qu’une conférence, dont la forme est certes très travaillée mais qui ne parvient pas à sortir de l’exposé didactique (quant au fond, il y aurait beaucoup à discuter mais c’est une autre affaire).
Le public martiniquais a déjà eu l’occasion de voir porter sur le plateau de l’Atrium d’autres textes-conférences développant des thématiques voisines. On pense à Bloody Niggers de Dorcy Rugamba ou à Traces – Discours aux nations africaines de Felwine Sarr (interprété par Etienne Minoungou). Cependant Bloody Niggers (porté pour sa part par trois comédiens) échappait au piège du discours manichéen tandis que Traces choisissait, une fois n’est pas coutume, non de dénoncer les crimes de l’homme blanc mais de mettre les Africains face à leurs responsabilités.
Quels que soient les efforts et le talent déployés dans ce genre d’exercices, nous avouons préférer de beaucoup le théâtre authentique. Nous avons vu ici, par exemple, De ce côté de et avec Dieudonné Niangouna, les tribulations d’un Africain qui débarque à Paris, et, lors des dernières « Zébrures d’automne », ex « Francophonies de Limoges », Tiens ton cœur de Kouam Tawa avec Ana Lauro, l’histoire d’un autre Africain retourné au pays après avoir vécu en France. Deux pièces remarquables qui en disent bien plus et bien plus vrai, à notre humble avis, que tous les discours théoriques.
Kannari ka di chodyè (que l’on peut traduire par « L’hospice qui se moque de l’hôpital »)
Cette nouvelle pièce en créole de José Jernidier joue, entre autres, sur la rivalité entre la Martinique et la Guadeloupe représentées respectivement par un personnage. Ils sont deux en effet, un Martiniquais et un Guadeloupéen, soit Martin (Christian Julien) et Ernesto (Joël Jernidier) qui se retrouvent dans le même avion, lequel a décollé de Paris vers Pointe-à-Pitre où ils se rendent à l’enterrement d’un ami. Il s’agit d’une comédie qui agite des sujets sérieux et d’autres moins. Passent ainsi, au fil de la pièce, non seulement la critique du sentiment de supériorité (supposé?) des Martiniquais à l’égard des Guadeloupéens, leurs attitudes contrastées par rapport à l’indépendance (comprendre l’autonomie), mais encore le mépris (supposé?) des Métropolitains à l’égard des Antillais, les ravages du chlordécone (et les problèmes de prostate d’un vieil homme, qui n’ont pas nécessairement de rapport avec l’insecticide qui a empoisonné les sols antillais), les déconvenues des Négropolitains de retour au pays des ancêtres, le drame des « incels » (célibataires involontaires), etc. À quoi s’ajoute le drame qui conduisit l’ami défunt au suicide.
Tous ces sujets étant traités sur le ton de la comédie et avec des comédiens qui n’avaient pas peur d’en rajouter, on aurait pu s’attendre à des explosions de rire. Des rires, il y en eut bien mais sporadiques, dispersés, comme si le public se sentait tellement concerné par les sujets abordés dans la pièce qu’il n’avait pas le cœur à rire. À moins que l’auteur et le metteur en scène n’aient raté leur coup, que les saillies des personnages, le jeu des comédiens n’aient pas été aussi drôles qu’ils l’auraient dû…
Ce ne sont que des questions. En voici une autre : sachant que l’action a lieu constamment dans un avion (sauf dans l’épilogue), le metteur en scène pouvait-il s’affranchir de cette contrainte ? Tel est le parti adopté par José Exelis qui permet à ses comédiens de bouger sans entrave (pas la moindre ceinture de sécurité sur les sièges) et de haranguer, debout, le public, comme on ferait dans n’importe quelle pièce de théâtre située dans un environnement moins exceptionnel. Ce n’est qu’une suggestion, mais n’aurait-il pas été plus intéressant de jouer à fond sur la situation très particulière des passagers confinés dans une « bétaillère » aérienne, la promiscuité qui oblige à faire attention aux autres passagers (évoquée ici par gestes seulement une fois), la quasi-impossibilité de bouger avec toutes les gênes que cela entraîne. Dans la pièce telle que nous l’avons vue les conditions du vol transatlantique ne sont présentes que par le bruit de fond caractéristique du vol dans un long-courrier et les annonces en voix off du pilote (il y a encore d’autres bruits de l’avion et qui ne devraient pas se produire lors d’un vol mais on ne saurait en parler sans dévoiler ce que ce vol-là a d’exceptionnel). Enfin, lors de cette « première » subsistait un certain défaut de coordination entre les deux comédiens, par exemple quand, lors des turbulences, un comédien faisait trembler son siège et l’autre pas, pourtant assis à côté.
Hewa Rwanda – Lettre aux absents
Compte tenu de ce qui a été dit plus haut, je n’attendais ni mont ni merveille d’une nouvelle « pièce conférence », même si le drame du génocide au Rwanda ne pouvait, évidemment, laisser indifférent. Mal m’en a pris, le prestation de Dorcy Rugamba devant le public modeste mais fervent qui occupait sans les remplir les gradins de la salle « La terrasse » n’avait en réalité rien d’une conférence sur les malheurs du peuple rwandais, même si le texte (au départ un récit autobiographique publié comme tel) était lu avec un pupitre, mais tout d’une confession où l’auteur mettait tout son cœur, à la limite du possible lors d’une prestation qui demeure néanmoins un spectacle puisque répétée et, sinon stipendiée, dûment rémunérée.
Pendant cent jours, du 7 avril au 17 juillet 1994, suite à l’accident de l’avion qui causa la mort du président hutu Habyarimana, les extrémistes hutus massacrèrent sans distinction hommes, femmes et enfants de l’ethnie rivale des Tutsis. Il y eut entre 800 000 et un million de morts parmi lesquels quelques Hutus qui voulurent prendre la défense de leurs voisins. La famille proche de Dorcy Rugamba, ses parents, ses frères et sœurs, plus une domestique, soit presque une dizaine de personnes qui ont disparu dans les premiers jours de cette tourmente, assassinés ensemble chez eux par des « miliciens » hutus. Lui-même n’a pu échapper que parce qu’il n’était pas dans sa famille à Kigali mais à Butare où il avait monté une compagnie de théâtre et de danse tout en étudiant la pharmacie.
L’évocation de la famille dont une photo agrandie couvre le fond de scène n’est pas qu’émouvante, la personnalité du père, lui-même chorégraphe, poète et chanteur, athée converti à la religion catholique de son épouse institutrice après une année de dépression, la rend particulièrement intéressante. On apprend aussi des choses sur l’histoire du pays, par exemple que certains grands-parents de Dorcy furent baptisés en masse lors de ce que l’on appelait des « tornades », un prêtre debout sur une estrade envoyant à tout va de l’eau bénite sur les nouvelles ouailles pendant qu’un autre les pourvoyait d’un prénom chrétien. Lui-même élevé dans une religion catholique très stricte (2), il raconte s’être converti à l’islam et les tourments que cela a provoqués au sein de sa famille, les vains efforts de sa mère pour le ramener au christianisme, ses propres remords.
Mais l’essentiel est dans le génocide et dans les réactions qu’il a pu provoquer chez le survivant d’une famille décimée. Dorcy Rugamba confesse que chez lui le chagrin fut longtemps étouffé par la haine, plus forte que tout, qu’il ressentit envers les assassins. Et s’il conclut ce qu’il faut appeler malgré tout un spectacle sur une ode à l’amour, « seule vérité absolue », celle-ci paraît une réponse bien insuffisante aux atrocités dont les humains savent se montrer capables. À noter que Dorcy Rugamba n’a pas jugé utile de porter une appréciation sur le régime de Paul Kagame, le président tutsi du Rwanda (qui se maintient au pouvoir depuis 2000), ni sur les atrocités commises par le M23 en RDC avec le soutien actif de soldats rwandais. Moyennant quoi, l’horreur peut être dans tous les camps.
Nous avions déjà vu Dorcy Rugamba à la Martinique puisqu’il était l’un des trois interprètes de sa pièce Bloody Niggers. Formé au Conservatoire royal de Liège, après avoir achevé ses études de pharmacie, il est un comédien plutôt fluet, dont le physique convoque déjà une impression de fragilité, accentuée peut-être par le contraste avec son musicien, Majnun, plus grand et plus étoffé.
Quoi qu’il en soit son émotion est palpable tout au long d’une lecture dont le spectateur ne sort pas tout à fait indemne.
Last but not least, une pièce 100 % martiniquaise, comme Ampawa ! qui ouvrait cette série, pièce qui raconte la vie d’un boxeur originaire du quartier Trénelle à Fort-de-France, François Pavilla, triple champion de France dans la catégorie « welters » (3). José Alpha a accompli ici un remarquable travail de documentation puis d’écriture d’un texte écrit pour le théâtre (contrairement aux deux pièces issues respectivement de livres de Léonora Miano et Dorcy Rugamba). Il a en mains tous les matériaux nécessaires pour opérer la démarche inverse et écrire un livre sur François Pavilla.
Deux comédiens sont présents sur le plateau, Gladys Arnaud et Éric Bonnegrace, et plus rarement un danseur, Laurent Trudart. Tandis que les comédiens se partagent plusieurs rôles, L. Trudart n’incarne que le boxeur et, particularité qui ne peut manquer d’interroger, il reste muet, lors de ses rares apparitions. L. Trudart est donc un danseur et c’est cet aspect de sa personnalité qui est mobilisé ici. Par exemple, alors que l’on vient d’apprendre sa mort, il se lève de la chaise roulante sur laquelle il demeurait prostré et se lance dans une sorte de danse véritablement fantomatique sous une lumière bleue. C’est ici le moment de souligner la qualité de la bande son qui fait résonner dans nos oreilles au bon moment des musiques bien connues que nous avons plaisir à réentendre. Cette scène se termine lorsque le danseur atterrit entre les bras de Manuella, sa veuve clouée sur un banc par le chagrin. On aurait aimé que la pièce s’arrêtât sur cette si belle image : puisque le héros est mort, nous n’avions, pensions-nous, pas besoin d’en apprendre davantage. Sauf que ce n’est pas vrai dans ce cas et que les dernières scènes (un peu chaotiques lors de la soirée du 9 avril) sont riches d’informations et qu’il eût été dommage de les manquer. Mais sans doute eût-il été plus judicieux, pour finir en beauté, de positionner cette conclusion purement informative avant la piéta évoquée quelques ligne haut.
Les accessoires sont réduits à deux bancs, une table de bar (qui apparaît un peu tard par rapport à ce qui était prévu, apportée par un machiniste au vu du public, l’un des ratés de cette première (?) représentation de la pièce), la chaise roulante déjà mentionnée et un écran sur lequel sont projetées d’indispensables images de François Pavilla et de ses combats.
On ne pouvait que regarder avec bienveillance Manuella et le boxeur dont on n’attendait pas le même degré de professionnalisme que pour les pièces précédentes. Le public lui a réservé un accueil très chaleureux qui ne se justifie pas uniquement par des motivations affectives. C’est que le contrat est honnêtement rempli, le récit de la trajectoire du boxeur est bien mené (alors que Laurent Troudart, comme déjà signalé ne prononce pas un seul mot, une gageure !) et Gladys Arnaud (qui est loin d’être une comédienne inexpérimentée) sait trouver quand il faut des accents émouvants.
(1) En toute rigueur, il faudrait inclure dans ce bilan la pièce Frida présentée le 21 mars, soit le jour même du début du printemps mais celle-là, qui apparaît, il est vrai, totalement décalée par rapport aux autres, doit faire l’objet d’un autre article.
(2) En 2015 s’est ouvert le procès en canonisation du couple Rugamba « pour l’héroïcité de leurs vertus ».
(3) 64-69 kg. L’origine de ce terme reste sujette à caution, même pour les anglicistes.