Mondes africains

« Nedjma » de Kateb Yacine : « À la découverte des lignes »

Kateb Yacine, Nedjma, Seuil, 1956.

Nedjma paraît en 1956 aux éditions du Seuil. Depuis plusieurs années, le manuscrit y est lu, relu, on demande à son auteur de le retravailler, de le couper, de le remonter, de le rendre si possible plus lisible. Certains extraits paraissent même dans les livraisons de décembre 1954 et janvier 1955 de la revue Esprit, mais le roman finalement publié est malgré tout précédé d’un avertissement des éditeurs, censé préparer le lectorat de métropole à accueillir ce livre jugé étrange et déroutant. Ces péripéties éditoriales semblent bien ressortir de l’anecdote, tant le roman s’est imposé depuis comme un texte important de la littérature de la seconde moitié du XXe siècle, en particulier comme une œuvre fondatrice pour la littérature romanesque algérienne de langue française, suscitant une intense activité critique. Dans l’œuvre de Kateb Yacine, Nedjma occupe en outre une place à part, même si, comme le rappelle Saïd Tamba, le roman s’inscrit dans un ensemble plus vaste, qui transgresse les frontières de tel ou tel volume et les partitions génériques : certains des protagonistes (comme Lakhdar ou le personnage éponyme) apparaissent dans les pièces de théâtre (dont Le Cadavre encerclé, écrit parallèlement à Nedjma) ; Le Polygone étoilé, qui paraît dix ans plus tard, reprend entre autres des fragments du roman supprimés lors de sa parution. Kateb déclare lui-même dès 1956 : « J’ai décidé de travailler sur les trois fronts de la poésie, du roman, du théâtre » (1).

Mais, si le livre de 1956 peut apparaître comme une pièce découpée de façon contingente dans une trame plus vaste, il s’est imposé dès sa parution comme un objet singulier, considéré en lui-même. C’est sur la constitution de cet objet singulier et problématique que nous voudrions ici revenir, non pas d’un point de vue génétique, mais en nous arrêtant sur le caractère intempestif du livre de Kateb, qui d’emblée résiste aux catégories d’appréhension et de perception de ses lecteurs, exigeant d’eux une souplesse à l’égard des codes esthétiques et des normes axiologiques. Ce processus intéresse en premier lieu, et de façon évidente, la poétique de l’œuvre, dont le foisonnement narratif, la construction complexe et les ruptures énonciatives sont parfois perçus comme la source d’une certaine illisibilité. Ce cheminement à tâtons que Kateb propose (et impose) à son lecteur est cependant étroitement corrélé, nous voudrions ici le montrer, à la situation particulière que le livre occupe dans le paysage éditorial, l’œuvre convoquant et suscitant un lectorat qui ne lui préexiste pas. Plus précisément, elle se situe à l’intersection de plusieurs lectorats en cours de constitution et, selon le lieu d’où s’effectue la lecture, les contours du livre se trouvent sensiblement altérés : Nedjma le « roman algérien » n’est pas le même livre que Nedjma, le « nouveau roman », lui-même distinct de Nedjma le « roman-poème » qu’on peut y lire aussi.

Ces différentes manières de désigner l’œuvre ne relèvent pas simplement d’une taxinomie datée, mais engagent la façon dont est configurée l’œuvre dans la lecture, et ce d’autant plus que, par l’intrication des différentes lignes narratives et des différentes voix du texte, Kateb invite son lecteur à prendre la responsabilité d’articuler et de hiérarchiser les différents plans du texte. Le lecteur de Nedjma est ainsi amené à se lancer « à la découverte des lignes », tout comme Mourad, tel que le décrit Mustapha dans son journal.

Une causalité problématique

 

 « À la découverte des lignes » : le passage où apparaît ce fragment de phrase est symptomatique de la mise à mal dans le livre de la causalité, et de la notion même d’événement : inséré dans la quatrième partie du roman (qui en compte six), l’extrait du journal de Mustapha où l’expression apparaît revient sur le crime de Mourad, qui tue Monsieur Ricard, « l’entrepreneur », « propriétaire en rupture de ban » (2), le jour où ce Monsieur Ricard épouse Suzy, la fille de Monsieur Ernest, le contremaître. Ce meurtre est relaté dans le septième chapitre de la première partie, plus de cent vint pages plus haut, mais le geste criminel n’y était déjà qu’esquissé ; il intervient alors que la noce dégénère en pugilat :

Les coups pleuvaient. M. Ricard frappait avec une expression de niaiserie indignée ; il ne comprenait plus que la bonne offrît toujours son visage […] ; il savait maintenant, dans son ivresse éteinte, qu’il ne pourrait s’arrêter de frapper ni achever la proie chancelante sans se retourner contre les convives serrés en cercle autour de lui. Alors Mourad entra d’un pas feutré. Il ne bouscula pas les invités. Un coup de genou plia le corps de l’entrepreneur, juste au moment où Suzy le tirait en arrière, et Mourad à son tour s’acharna, ne put retenir ses coups. Lorsqu’il reprit conscience, il était solidement attaché près des deux corps qui semblaient fâchés pour l’éternité ; la bonne se mit à geindre, et le brigadier trancha la corde au poignet de Mourad (N, p. 25).

La nature du geste de Mourad est dans ce passage à peine intelligible : il est juste dit qu’il frappe, tout comme Monsieur Ricard quelques lignes plus haut, sans que la différence d’intensité dans les coups distribués soit indiquée ; l’action de Mourad semble donc dans un premier temps s’inscrire dans la continuité du récit qui précède, son intrusion dans la scène n’étant même pas marquée par un alinéa. Le crime n’est figuré qu’en creux, la perte de conscience de Mourad coïncidant avec une ellipse de la description des corps frappés. C’est, en contexte immédiat, par la présence du brigadier, et, en contexte plus large, par le récit qui sera fait de la scène, que la nature meurtrière du geste de Mourad se précisera.

Alors qu’un meurtre constitue souvent l’événement romanesque par excellence, le centre organisateur de l’intrigue, les conséquences du geste de Mourad sont dans un premier temps davantage perceptibles au plan de la narration que de la diégèse : Monsieur Ricard, sur qui le récit était centré durant les chapitres précédents, disparaît, et il n’en sera plus jamais question ; de même, les mentions de Suzy, objet du désir de Mourad en ce début de roman, se feront rares par la suite. Une partie du personnel romanesque esquissé en ce début de livre se trouve brutalement exclu de la narration, et tombe littéralement dans l’oubli : le meurtre ne donne pas lieu à une enquête criminelle – Mourad est immédiatement arrêté – pas plus qu’à une investigation psychologique sur les causes de ce geste. Il est en revanche l’occasion d’un décentrement brutal de la narration : les « petits blancs » – Monsieur Ricard et Suzy -, sur qui le récit semblait se fixer, sont subitement congédiés, tandis que Mourad et ses trois amis (Lakhdar, Rachid et Mustapha) occupent désormais le premier plan (3). Si l’action criminelle a bien des conséquences dans l’ordre de la diégèse, elles touchent en premier lieu ces quatre protagonistes : il est question par la suite, à plusieurs reprises, du séjour de Mourad au bagne. Surtout, c’est pour fuir les éventuelles représailles que Lakhdar, Rachid et Mustapha se séparent, au chapitre IX. Mais, là encore, cette dispersion ne prend pas immédiatement sens dans une série causale. Comme dans le cas du meurtre de Mourad, c’est d’une certaine manière la construction formelle qui fait de la séparation des protagonistes un événement.

En effet, le livre se clôt sur la reprise de ce chapitre, et constitue donc ce moment après-coup comme un point nodal de l’œuvre. La répétition d’un fragment de texte est en elle-même un appel à l’interprétation, mais rien ne permet de proposer un sens stable à cet épisode. Le statut privilégié qui lui est ainsi conféré permet de voir dans cette dispersion une figuration du mouvement même de l’œuvre, composée des trajectoires éclatées des quatre protagonistes qui tour à tour occupent le premier plan du récit, sont attirés puis repoussés par la même femme, Nedjma. Dans cette perspective, la scène de dispersion revêt une valeur métapoétique, l’éclatement des trajectoires des protagonistes faisant signe vers le nom du personnage éponyme, « Nedjma » signifiant « étoile » en arabe : « Si Mourad était là, ils pourraient prendre les points cardinaux ; ils pourraient s’en tenir chacun à une direction précise » (N, p. 30 et 244). La dispersion du groupe des quatre jeunes gens, consécutif au crime de Mourad, est implicitement reliée à l’éclatement du récit de Nedjma, qui lui non plus ne peut s’en tenir « à une direction précise », et multiplie au contraire les points de vue, les temporalités et les fils narratifs. La toute fin du livre, par la reprise littérale d’un fragment de la première partie, tend ainsi à constituer le crime de Mourad en un point origine dont découle la forme du livre.

Toutefois, Nedjma s’attache à décourager la démarche consistant à isoler un élément du récit pour en faire le point focal autour duquel organiser toute l’œuvre, et le livre propose à l’inverse, pour chaque fait relaté, des causalités multiples voire contradictoires. La dispersion des quatre protagonistes entre ainsi en résonance étroite avec la dislocation de la tribu de Keblout, telle que Si Mokhtar la raconte à Rachid (4). Cette dislocation fait suite elle aussi à un crime, utilisé comme prétexte par l’autorité coloniale pour détruire la tribu, et imposer la dispersion de ce qui était uni contre elle : « L’autorité nouvelle achevait son œuvre de destruction en distinguant les fils de Keblout en quatre branches, “pour les commodités de l’administration” » (N, p. 120). Les quatre protagonistes principaux du livre, tous Keblouti, sont issus des quatre branches ainsi créées, de sorte que leur dispersion, rappelée à la fin du roman, apparaît comme la répétition de cette première destruction. Dès lors, le crime commis par Mourad n’est que la cause accessoire de l’éclatement du groupe des jeunes gens, qui peut s’envisager comme le retour d’un événement ayant frappé les ancêtres, les protagonistes du roman étant soumis à une temporalité circulaire. Mais cette temporalité tragique et mythique est elle-même en concurrence dans l’économie de l’œuvre avec une causalité plus historique et ancrée dans les circonstances : le meurtre du « petit blanc » par Mourad, l’individualisation des trajectoires, dont la forme même du livre porte la trace, sont les résultantes d’un combat militaire et politique, celui de la colonisation, ayant débouché sur une défaite, mais pouvant connaître une autre résolution.

Le meurtre commis par Mourad ne s’impose pas immédiatement à la lecture comme un événement majeur de la diégèse, mais entre en résonance, plus ou moins explicitement, avec un certain nombre d’autres faits, avec lesquels il est possible de le placer dans une relation causale, sans que cette relation puisse être établie de façon certaine, le texte de Kateb juxtaposant les strates temporelles et les événements, et laissant à son lecteur la tâche d’établir ces relations. Revenons sur le commentaire déjà évoqué de ce crime par Mustapha, dans son journal. Il intervient, on l’a dit, bien après le récit du meurtre lui-même, à un moment où celui-ci n’est plus immédiatement présent à la mémoire du lecteur. Ce passage du journal de Mustapha est remarquable dans la mesure où il esquisse une explication du geste de Mourad, et semble en première approche échapper à la logique d’élision des liens causaux qui par ailleurs domine dans Nedjma. Mais ce retour réflexif sur le premier crime relaté dans le livre s’avère déceptif, du point de vue de l’élucidation causale, tant, en quelques lignes, tous les facteurs explicatifs sont enchevêtrés :

Qui sait de quelle ardeur héréditaire Mourad croyait s’être préservé lorsque, loin de Nedjma, en présence d’une tout autre femme, il eut ce geste de démence – et tous nous appartenions à la patrouille sacrifiée qui rampe à la découverte des lignes, assumant l’erreur et le risque comme des pions raflés dans les tâtonnements, afin qu’un autre engage la partie… Quant à Mourad, il a tué dans les ténèbres. Peut-être pressent-il dans la fureur impuissante du bagne l’instant où la force qui le poussa au crime le ramènera parmi nous, ignorant qu’il faudra revenir à la charge sous un ciel dont il n’avait pas su déchiffrer les signes ; il saisirait peut-être le sens de notre défaite, et c’est alors que lui reviendrait vaguement, comme une ironie exorcisante, le souvenir de la partie perdue et de la femme fatale, stérile et fatale, femme de rien, ravageant dans la nuit passionnelle tout ce qui nous restait de sang (N, p. 176-177).

La répétition tragique d’une malédiction ancestrale semble ici dans un premier temps écartée par Mustapha, qui propose une lecture plus historique de l’événement : l’« ardeur héréditaire » est désignée comme une explication trompeuse, et le meurtre de Monsieur Ricard comme une sorte d’acte manqué, accompli « dans les ténèbres » faute d’avoir su « déchiffrer les signes » de façon adéquate. Le crime est inséré par Mustapha dans un combat collectif, celui d’une génération dont la cause n’a pas encore abouti, mais s’inscrit résolument dans un temps historique et vectorisé, tourné vers une lutte à venir, peut-être menée par « un autre » qui « [engagera la partie] » : Mourad s’est trompé de femme, tuant le mari de Suzy alors que son désir se porte sur Nedjma, et ses coups ont manqué leur cible, son geste se cantonnant à la violence privée – celle d’un crime passionnel -, faute de s’inscrire dans une lutte politique (5). Mais cette interprétation, qui donne sens au geste criminel de Mourad, est immédiatement juxtaposée à d’autres considérations qui réintroduisent le temps cyclique d’abord congédié : dans le passage qui suit immédiatement notre citation, le « sens de [la] défaite » s’éclaire à partir d’un épisode ancien, celui du désir confus des « amants séniles » pour la « femme fatale et stérile ». Cette figure semble se référer à « la Française », qui attisa tour à tour le désir des pères (ceux des quatre protagonistes du roman) ; mais les deux termes, « fatale et stérile », sont finalement accolés à Nedjma elle-même, « notre perte, la mauvaise étoile de notre clan » (N, 178). Au terme de la longue phrase sinueuse qui clôt ce chapitre s’impose donc la confusion des générations, puisque la « partie perdue » par les pères face à la Française se confond finalement avec celle que les fils jouent avec Nedjma, cette partie semblant se répéter à l’identique. « L’ironie » évoquée par Mustapha et qualifiée d’abord d’« exorcisante », s’avère être aussi, quasi simultanément et concurremment, l’ironie tragique de la répétition. Alors que le journal de Mustapha laissait entrevoir une interprétation unifiée du crime de Mourad, Kateb fait ainsi coexister deux types de causalité et de temporalité en bien des points incompatibles sur un plan logique, mais entre lesquels le texte ne tranche pas.

« La découverte des lignes » qu’évoque Mustapha dans son journal renvoie à des lignes de front, celles d’une lutte en train d’éclore, d’une pensée politique en formation. Mais le vocabulaire militaire se mêle ici à celui du jeu, la « patrouille » étant composée de « pions », pris dans une « partie » déjà jouée par les pères. À cet égard, il est possible de conférer un sens métapoétique à cette « découverte des lignes » : la difficulté des protagonistes du roman à faire retour sur leurs actes, à les faire signifier et à les constituer en objets de discours (6) trouve son équivalent dans l’expérience que Kateb propose à son lecteur, confronté lui aussi à une multiplicité de lignes (narratives) qu’il lui faut organiser (7). L’événement, dans Nedjma, n’est pas donné dans le récit : il se constitue dans la lecture, et ce sont les « tâtonnements », « l’erreur » qui en quelque sorte font événement, amènent celui qui s’enfonce dans le texte à « revenir à la charge » pour, à nouveaux frais, « déchiffrer les signes ». Kateb place son lecteur au milieu des lignes – narratives, discursives, temporelles – et le met en position de configurer le livre.

Cet appel fait au lecteur, de l’intérieur du texte, pour qu’il participe activement à la configuration de l’œuvre dans le processus de la lecture, s’avère d’autant plus efficace du point de vue de la réception que Nedjma, dans le contexte de sa parution, et de façon durable, se situe à l’intersection de lignes de catégorisation et de perception divergentes.

Le lieu de la lecture

Lorsque le livre paraît au Seuil en 1956, il existe déjà une production émergente de romans algériens d’expression française : les livres de Mouloud Feraoun (Le Fils du pauvre ou La Terre et le sang) paraissent depuis 1950, également aux éditions du Seuil. Le public de métropole a en outre pu lire les œuvres de Mammeri (La Colline oubliée, 1952 et Le Sommeil du juste 1955) ou de Mohammed Dib (La grande Maison, 1952, L’Incendie, 1954). Pourtant, Nedjma ne s’insère pas aisément dans la série de ces œuvres, qui parfois louent l’humanisme français (Le Fils du pauvre) ou, si elles expriment un point de vue critique sur la colonisation, le font le plus souvent en empruntant les codes de cet humanisme (8). La rupture que constitue Nedjma par rapport à cette production romanesque conduit les éditeurs du livre à écrire un texte de présentation visant à rendre acceptables aux lecteurs de métropole les écarts que présente l’œuvre par rapport aux attentes de la lecture romanesque. L’« Avertissement » signé par « les éditeurs », s’il mentionne Faulkner, attribue à « la pensée arabe » le traitement de la temporalité dans le roman, et décourage par avance la rechercher d’une pensée et une esthétique singulières :

La pensée européenne se meut dans une durée linéaire ; la pensée arabe évolue dans une durée circulaire, où chaque détour est un retour, confondant l’avenir et le passé dans l’éternité de l’instant. On ne pourra donc suivre ici le déroulement de l’histoire, mais son enroulement (9).

Par ses présupposés, un tel texte rabat la création de Kateb sur une « pensée arabe » étrangère à toute rationalité, à toute pensée de l’histoire. À travers la mention de « l’éternité de l’instant », tout une imagerie exotique est même implicitement convoquée, où la sensualité de l’instant prend le pas sur une appréhension rationnelle et vectorisée du temps. Jean Déjeux a montré comment cet avertissement avait informé la première réception de Nedjma, dont le caractère déroutant est souvent qualifié de « mystérieux » ou d’« envoûtant », et renvoyé aux spécificités de « la pensée arabe », le roman étant parfois même qualifié d’« oriental », sans plus de précision (10).

Mais l’œuvre est bientôt envisagée d’un point de vue radicalement autre, puisqu’elle se voit rapprochée des tentatives remettant en cause les canons du genre romanesque. En mai 1957, l’expression « Nouveau Roman » apparaît dans Le Monde, sous la plume d’Émile Henriot, qui l’emploie à propos des Tropismes de Sarraute, et de La Jalousie, de Robbe-Grillet. Quelques mois plus tard, Maurice Nadeau, dans un article intitulé « Nouvelles formules pour le roman », se propose d’étudier l’effort d’un certain nombre d’écrivains pour renouveler le genre par la « rupture avec le romanesque ». Le nom de Kateb y côtoie ceux de Robbe-Grillet, Sarraute, Butor, Pinget ou Cayrol (11). L’année suivante, la revue Esprit consacre un numéro spécial au « Nouveau Roman », numéro que l’on peut considérer comme l’acte de naissance du mouvement, qui lui donne visibilité et consistance. La liste des « néo-romanciers » varie d’un article à l’autre, mais celui de Kateb revient par deux fois, dans le « Panorama d’une nouvelle littérature romanesque » dressé par Olivier de Magny, et dans la section intitulée « Dix romanciers vus par la critique » (12). Cette nouvelle façon d’appréhender l’œuvre, dans la constellation d’une littérature d’avant-garde, en modifie radicalement la portée et le sens, puisque Nedjma cesse d’être perçu en référence à l’Algérie et aux « événements » qui s’y déroulent. Pour Olivier de Magny, le point commun à tous les romanciers qu’il évoque est même de présenter un univers « où l’engagement n’a plus de place, où l’Histoire s’éclipse » (13).

Nedjma se situe donc d’emblée à l’intersection de plusieurs sous-catégories génériques, qui engagent profondément l’articulation des strates temporelles du texte et, partant, le sens conféré à l’œuvre : selon que le livre est considéré comme « roman algérien », ou qu’au contraire on y voit un « nouveau roman » se refusant à toute représentation de l’Histoire et tournant le dos aux impératifs d’engagement, la configuration de l’œuvre, que, nous l’avons vu plus haut, l’œuvre exige de son lecteur, varie radicalement.

Ce clivage dans la première réception ne se pose évidemment plus tout fait dans les mêmes termes par la suite ; il n’en demeure pas moins que la manière d’envisager l’œuvre dans une plus ou moins grande proximité avec le contexte algérien continue à structurer les choix interprétatifs et les débats critiques. Marc Gontard propose ainsi une lecture structurale du texte. Dans cette perspective, il s’attache à reconstituer la chronologie des différentes séquences de Nedjma, et à interroger les distorsions chronologiques. La « fragmentation caractéristique de l’événement » (14), que l’auteur rapproche à plusieurs reprises des œuvres de Robbe-Grillet, permet ainsi à Kateb de donner accès à un « temps mental » (15) (cette dernière expression étant empruntée à l’auteur du Voyeur), et coïncide avec le blocage de l’écoulement temporel : « Tandis que le souvenir provoque l’afflux incessant du passé dans le présent, l’obsession empêche le présent de passer, bloque le temps dans son écoulement et, par le retour des mêmes images, contribue à l’élaboration d’une durée circulaire qui parachève l’architecture géométrique du récit » (16).

À l’inverse, pour Jacqueline Arnaud, « Nedjma n’est pas un roman français, et il faut se garder de trop le rationaliser, parce que c’est un roman-poème dont les chapitres peuvent être lus comme des textes poétiques autonomes » (17). Dès lors, les rapprochements avec le mouvement du Nouveau Roman sont un leurre qui, en rabattant l’œuvre sur des expérimentations que la critique juge technicistes, occultent l’interrogation spécifique sur l’histoire de l’Algérie dont le roman est porteur (18). Elle conteste ainsi la datation des événements établis par Marc Gontard, et la querelle se concentre notamment sur l’épisode du Nadhor. Durant ce passage, Rachid revient sur le lieu d’origine de la tribu Keblout, en compagnie de Si Mokhtar et de Nedjma, enlevée à son mari Kamel. Marc Gontard situe l’épisode entre 1947 et 1950, et y voit la persistance d’un passé mythique et collectif dans le présent tel que vécu par les protagonistes du roman. Jacqueline Arnaud postule à l’inverse que cet épisode est rêvé, et caractéristique de l’échec de Rachid, qui s’abandonne à un passé mythique, se réfugie dans la consommation de drogue et n’accède pas au temps historique et à l’action politique ; il s’oppose en cela à Lakhdar et Mustapha, qui, dès le 8 mai 1945, s’engagent dans le combat indépendantiste. Cette interprétation infléchit notoirement le propos d’ensemble de Nedjma, et relativise le rôle de la circularité : les « données psycho-sociales » jouent pour Jacqueline Arnaud un rôle central dans la structuration de l’œuvre, dont la temporalité relève d’une vision matérialiste et dialectique, où « les valeurs ancestrales » sont convoquées « pour pouvoir prendre du recul et opérer les mutations qu’exige l’avenir » (19).

Notre propos n’est pas ici de trancher cette querelle concernant la datation des séquences du roman (20), les deux interprétations s’étayant du reste sur des éléments textuels solides et une lecture minutieuse de l’œuvre. Si ce différend interprétatif nous retient, c’est qu’il manifeste le coup de force que parvient à réaliser Nedjma, dont la poétique contraint sans cesse le lecteur à faire retour sur sa propre pratique, sur le travail de « découverte des lignes » que le texte le contraint à faire. Mais ce processus est indissociable de la prise en compte de la double inscription de l’œuvre, comme œuvre algérienne et/ou comme œuvre française : en invitant son lecteur à configurer le « polygone étoilé » qu’est déjà ce premier roman, Kateb l’amène simultanément à inventer le lieu de sa lecture, celui d’où il lit, et celui où il situe le livre.

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(1) Les Lettres françaises, 11 octobre 1956, reproduit par Jean Déjeux in Actualité de Kateb Yacine (Itinéraires et contacts de cultures, volume 17), Paris, L’Harmattan, 1993, p. 124.

(2) Kateb, Yacine, Nedjma, Paris, Seuil, 1956, rééd. « Points », 1996, p. 14. Ce titre est par la suite abrégé par N.

(3) Ce renversement de la perspective narrative à partir de la scène du crime, a souvent été interprété comme un mouvement symétrique et antithétique à celui de L’Étranger, dans lequel les Arabes sont cantonnés à un rôle de second plan, ne sont pas individués, de sorte que le crime de Meursault apparaît d’autant plus aisément comme un geste absurde privé de signification ; dans Nedjma, c’est le « petit blanc » M. Ricard qui se trouve ainsi brutalement réifié, sans que son élimination, physique et narrative, face réellement figure d’événement.

(4) Ce récit est lui-même enchâssé dans le récit de Mourad, qui est le narrateur de la première moitié de la troisième partie. La démultiplication des liens de causalité va de pair avec une diffraction des voix du récit.

(5) Ce passage est sous-tendu par la symbolique parcourant le livre, qui fait de Nedjma la figure de la nation algérienne en devenir, symbolique présente même si, précisément, le personnage de Nedjma ne saurait se réduire à un pur symbole abstrait.

(6) Sur la problématisation réflexive du récit dans l’œuvre, voir C. Bonn, Kateb Yacine, Nedjma, Paris, PUF, « Études littéraires », 1990, p. 57-62.

(7) On vient de le voir à propos du crime commis par Mourad et de la dispersion des quatre personnages principaux, qui, selon les perspectives et les moments de la lecture, peuvent apparaître comme des faits mineurs passant presque inaperçus, des occurrences d’actes ancestraux se répétant à l’infini, ou, en ce qui concerne la dispersion des jeunes gens, un point nodal autour duquel s’organise l’œuvre. Mais d’autres passages, d’autres actions peuvent jouer ce même rôle d’événement central, selon les choix de lecture opérés : certains critiques font ainsi de l’émeute de Sétif du 8 mai 1945, à laquelle prennent part Lakhdar et Mustapha, ou de la scène du chantier, au cours de laquelle Lakhdar frappe le contremaître M. Ernest, épisodes racontés tous deux à plusieurs reprises, les foyers organisateurs de l’œuvre.

(8) Charles Bonn écrit à ce propos : « L’Algérie n’est qu’objet dans des descriptions dont le système de valeurs implicite, quel que soit par ailleurs le militantisme de certains des écrivains, est étranger à la tradition arabo-maghrébine » (Kateb Yacine, Nedjma, op. cit., p. 18).

(9) In Kateb, Yacine, Nedjma, Paris, Seuil, 1956, p. 8.

(10) J. Déjeux, « Réception critique de Nedjma en 1956-1957 », in Actualité de Kateb Yacine (Itinéraires et contacts de cultures, volume 17), op. cit., p. 114-115.

(11) M. Nadeau, « Nouvelles formules pour le roman », Critique, nº 123-124, août-septembre 1957, p. 709.

(12) Esprit, nº 263-264, juillet-août 1958.

(13) O. de Magny, « Panorama d’une nouvelle littérature romanesque », Esprit, nº 263-264, juillet-août 1958, p. 12.

(14) M. Gontard, Nedjma, de Kateb Yacine. Essai sur la structure formelle du roman (1975), Paris, l’Harmattan, 1985, p. 73.

(15) Ibid., p. 98.

(16) Ibid., p. 82.

(17) J. Arnaud, La Littérature maghrébine de langue française. II. Le cas de Kateb Yacine, Publisud, 1986, p. 257.

(18) Ibid., notamment p. 273, 285 et 319, où Kateb, dans son traitement de la temporalité romanesque qui correspond pour lui à un « problème historique », est opposé à Robbe-Grillet, chez qui cette question est selon Jacqueline Arnaud un « problème intellectuel ».

(19) Ibid., p. 316. Charles Bonn, pour qui Nedjma ne se conçoit que dans cette époque de mutation radicale de notre perception du monde que fut la décolonisation », partage significativement l’hypothèse de Jacqueline Arnaud quant au caractère onirique de l’épisode du Nadhor (« Le jeu avec l’histoire dans Nedjma », in Kateb Yacine, un intellectuel dans la révolution algérienne, Paris, L’Harmattan / Université Paris 13, « Itinéraires et contacts de culture », 2002, p. 45.

(20) Cette querelle a connu un épisode plus récent, à l’occasion d’un article polémique de Marc Gontard publié en 1993 (« A propos de la séquence du Nadhor », in Actualité de Kateb Yacine, op. cit., p. 133-144.