Quand les vies basculent
En dépit de leur présence en divers festivals, il est de “petits” films dont les médias ne se font guère écho, et qui pourtant par leur sujet, le traitement qui en est fait, la beauté et la singularité de leurs images, l’investissement de leurs acteurs aussi, mériteraient plus grande audience.
Adapté du roman éponyme de Martin Arditi paru en 2016, sélectionné au Festival dans la section « Cannes Écrans Junior 2024 », L’enfant qui mesurait le monde, du réalisateur Takis Candilis, est de ceux-là. Et si vous lassent les ordinaires activités estivales, échangez la plage pour une salle obscure, immergez-vous dans la chaude et généreuse lumière qui irradie de l’écran. Lumière des lieux, le film prenant pour décor les rivages d’une île grecque, au large d’Athènes. Évitant les clichés de cartes postales, Takis Candilis filme une île sans touristes visibles, se positionne au plus près des habitants du bourg de Kalamaki, s’attache aux gestes de la vie quotidienne, bateaux que l’on calfate, poissons que l’on vend à la criée, stations attardées et discussions au soleil à la terrasse des cafés, cérémonies de Pâques, réunions à la mairie si nécessaire… Rivages magnifiés par la transparence d’une eau claire, rues étroites et ruelles, où quand passe Yannis chacun lui adresse un amical salut, auquel il ne répondra pas, car le héros du film n’est autre que ce jeune enfant autiste – il dira lui-même être Asperger (un syndrome qui se caractérise par des difficultés dans les interactions sociales). Yannis, petite silhouette qui hante les lieux, « rythme ses journées en mesurant l’ordre du monde : les bateaux qui accostent, les prises des pêcheurs, le va-et-vient des clients du café (Allociné) », mais encore le nombre de places à chaque gradin du théâtre. Son regard grave, sérieux et concentré, qui se plonge dans le vôtre comme à la recherche de votre vérité, ses gestes mesurés, son retrait si trop vite on l’a abordé, n’empêchent qu’il soit porteur lui aussi de cette lumière qui sourd partout de l’image.
Mutique, l’enfant autiste peu à peu s’ouvrira aux autres, et cette lente métamorphose se fera parallèlement à celle du monde où il vit, comme à celle des êtres qui l’entourent. Métamorphose de son grand-père, Alexandre, promoteur immobilier compromis dans une affaire de corruption, démis de ses fonctions, et qui débarque sur cette petite île grecque où vivait sa fille Sophia : elle vient de mourir, il ne l’avait pas vue depuis plus de dix ans, et ne connaissait pas l’existence de ce petit-fils Yannis, qui fait irruption dans sa vie. D’abord maladroit, convaincu que l’enfant doit quitter l’île pour être soigné correctement à Paris, Alexandre apprivoisera l’enfant autant qu’il se laissera par lui apprivoiser, acceptant de retrouver ses racines grecques, jusqu’alors niées, reniées, enfouies au profond de son âme. Métamorphose de Maraki : la jeune femme, qui a elle-même perdu un enfant, s’est toujours occupée de Yannis pendant que sa mère travaillait. Elle le défend comme une tigresse, méfiante à juste titre, exclusive, jalouse de l’affection qu’il pourrait donner aux autres, mais apprendra doucement à le partager avec Alexandre.
Si l’arrivée d’Alexandre vient d’abord, avant que ne se tisse une relation profonde entre l’homme et l’enfant, perturber le fragile équilibre de Yannis, l’île elle aussi sera sujette aux bouleversements de son quotidien. Une île où, sur fond de crise économique qui perdure, on vit au rythme des saisons et de la mer, en symbiose avec la nature, une île où chacun trouve sa place – y compris Yannis avec sa différence – entre le paisible présent et le passé qu’incarnent les gradins de pierre d’un théâtre antique. Une île un jour convoitée, c’était fatal, par des promoteurs immobiliers qui rêvent de construire sur le site, où se trouve aussi la maison de Yannis menacée d’expulsion, un complexe hôtelier, faussement censé créer des emplois pour les insulaires… et le projet vient semer la discorde dans une population jusqu’alors sereine. Qui sera pour, qui sera contre ?
La fiction qui nous dit la réalité d’un monde où seul compte le profit, où tout se monnaye y compris et peut-être surtout les hommes, n’est pas sans rappeler certaines affaires immobilières connues. Le dénouement, s’il peut paraître utopique, n’en reste pas moins porteur d’espoir en nos temps troubles et troublés. Il vient clore un récit initiatique. Initiatique pour Alexandre qui, oublieux de ses ambitions passées de “constructeur de tours”, après avoir paru soutenir le projet de complexe hôtelier le dénonce, révélant à la presse la collusion entre le maire et les promoteurs. Qui mieux que le comédien Bernard Campan pour dire, par les expressions mouvantes de son visage, le remords, la douleur qu’éprouve Alexandre d’avoir méconnu sa fille, elle qui aurait voulu bâtir sur le site, auprès du théâtre et en accord architectural avec sa structure, un centre d’accueil pour les enfants autistes ? Si le film ne le dit pas clairement, on devine que c’est ce projet-là qui verra le jour… Alexandre, fils d’immigrés grecs, désireux avant tout de s’intégrer et de devenir un « bon français » – n’allait-il pas jusqu’à refuser pour sa fille le prénom Sophia, lui préférant celui de Sophie ? – opère ici un retour aux sources, réintègre sa véritable identité, redevient, dans le sillage de Sophia, l’architecte que plus jeune il rêvait d’être. Récit initiatique encore pour Yannis, qui se réconciliant avec le monde adulte, accepte le fait d’avoir été abandonné par son père génétique, pardonne à ceux qui croyant bien faire lui cachaient la vérité. Et se réconcilie au même temps avec la mer, lui qui la craignait et ne savait pas nager ! Comme elle est lumineuse, familière et réjouissante, cette séquence finale où, réunis au sein des vagues vertes, Maraki, Alexandre et Yannis jouent, s’aspergent, nagent les uns vers les autres, dessinant symboliquement l’image d’une trinité unie dans le baptême de l’eau !
Un film qui, au-delà de son histoire simple, au-delà des « bonnes intentions » sur lesquelles d’aucuns lui reprochent d’être bâti, nous invite à réfléchir au sens de nos vies, au monde que nous voulons construire et habiter. Un film qui, à l’image d’Alexandre, nous suggère de remettre en cause nos certitudes, et d’emboîter le pas à l’enfant autiste, pour avec lui mesurer le monde.