Pour qui aime le genre fantastique : Un Festival au cœur de la forêt vosgienne
Cette année, la 31e édition du festival international du film fantastique de Gérardmer s’est déroulée, au cœur de l’hiver, du 24 au 28 janvier 2024. L’écrivain Bernard Werber, spécialiste entre autres choses de science-fiction, y présidait le jury des longs-métrages, et Bernard Minier celui des courts. Bien que n’étant pas “fan” de ce genre cinématographique, l’envie d’en parler ici est sans doute liée au fait que ce festival est original, qu’il a choisi pour cadre un des lieux les plus pittoresques et les plus recherchés de mes Vosges natales, cette petite ville touristique amarrée aux rives d’un mystérieux lac de montagne. Et du fond des eaux sombres, lorsque neige givre et gel enclosent la cité dans sa bulle hivernale, on imagine fort bien sortir des abysses quelque étrange et dangereuse créature, née de l’imagination féconde d’une ou d’un spécialiste du genre.
Or, si « le genre au cinéma c’est une boîte à outils narrative et formelle dans laquelle tu vas piocher », ainsi que le dit Jacques Audiard, il nous est loisible de nous interroger sur le film En attendant la nuit, de Céline Rouzet, qui cette année partage, avec Amelia’s Children de Gabriel Abrantes, le Prix du jury. Chercher les “outils” que la réalisatrice a retenus pour traiter du mythe du vampire. Deviner encore de quelles couleurs différentes une femme a su colorer ce mythe, le plus souvent exploité par des réalisateurs de sexe masculin, et savoureusement parodié dans son film Le Bal des Vampires, en 1967, par Roman Polanski.
Né au début du vingtième siècle, le genre prend son essor en 1922 avec le film Nosferatu de Murnau, qui met en scène le personnage de Dracula, tiré du roman de Bram Stoker. Un film considéré comme le chef-d’œuvre de l’expressionnisme allemand. S’ensuivront des créations plus ou moins bonnes, voire indigentes, et que l’on pourrait jeter sans remords aux oubliettes ! Mais on n’oubliera pas qu’avec Francis Ford Coppola, en 1992, Dracula est, dans le film du même nom, celui qui, fou de douleur, fait appel aux forces occultes pour ramener à la vie sa bien-aimée, et cela le transforme en vampire. Qu’en 1993, Tony Scott fait de Catherine Deneuve une “femme-vampire” immortelle, qui partagera dans Les prédateurs ce privilège de la vie éternelle avec son compagnon, incarné par David Bowie. Et puis, en 2008, c’est le déferlement de la saga Twilight qui, contant les amours impossibles entre un vampire et une lycéenne humaine, conquiert sans coup férir le cœur de bien des adolescents : peau diaphane et regard torturé, Edward Cullen y construit une image de « vampire sexy à souhait » !
Le film En attendant la nuit est aussi, empruntant ce même sillage, une histoire d’amour, ou plutôt d’amours diverses et tragiques. Amour du personnage-vampire Philémon, à l’étrange et déroutante beauté, pour sa jeune voisine Camila, qu’il dit être parfaite (et dont le prénom, d’origine arabe, signifierait précisément cela). Amour inconditionnel des siens pour celui qui ne se nourrit que de sang, et que l’on considère comme un fils et un frère à part entière – difficile et dérangeante pour le spectateur comme pour Philémon, cette scène de colère où le père le veut à la table, témoin du repas des autres, afin de malgré tout “faire famille”. Amour poussé jusqu’au sacrifice, puisque le personnage d’Élodie Bouchez, sorte de nouvelle “mère-courage”, transfuse chaque jour son sang à son fils, jusqu’à ce qu’épuisée, elle accepte de se faire voleuse, dérobant au centre de prélèvement où elle travaille des poches “déclassées”. Amour tout à la fois salvateur et coupable, puisque c’est en s’abreuvant au sang de la main blessée de Camila que Philémon rejoint la cohorte des vampires “traditionnels”, rejetant la transfusion pour l’ingestion directe ou le prélèvement au cou de ses victimes, rompant ainsi le second cordon ombilical – celui de la transfusion – qui le reliait à sa mère. Parce qu’elle l’aura compris, Camila s’offrira, dans un très bel enlacement solitaire et silencieux au centre de la place, à celui qu’elle a appris à aimer, celui qui depuis leur rencontre l’intrigue et la fascine (devenant cette “jeune assistante de cérémonie” dont le prénom serait aussi porteur de ce sens). Ce faisant, elle déchaînera l’ire de cette bande d’adolescents, dont au bord de la rivière Céline Rouzet avait su « rendre glaçants les corps bronzés », et menaçante la fausse insouciance, la mensongère décontraction, là où étaient en germe toutes les tensions, toute l’intolérance à venir. Philémon (dont le prénom dérivé du grec signifie “ami et seul”), pour mettre fin à la malédiction qui le hante et le torture s’offrira de sa propre volonté au soleil levant, face aux montagnes, au moment de franchir le pont, symbole de passage vers la délivrance. Il nous souvient que seule l’obscurité, au propre comme au figuré, savait, dans un monde fermé sur ses certitudes, convenir au vampire. Que Philémon, afin de rejoindre Camila et sa bande, ne pouvait entrer dans la lumière que quelques instants, à la façon dont un plongeur se tient en apnée.
Ce récit, au-delà du mythe revisité, est une réflexion sur l’identité et la façon dont elle se construit au contact des autres, sur la différence, l’acceptation ou le rejet, la solitude aussi de celui qui n’est pas notre semblable, et pour cela doit se tenir à la marge de la société. Une société elle-même inquiétante et violente : s’arrogeant le droit de rendre ce qu’elle croit être une justice populaire, elle s’en prend sauvagement à Philémon, ne lui laissant, ainsi qu’à sa famille, d’autre choix que la fuite.
S’il souffre de quelques longueurs, s’il n’est pas de l’ordre du chef-d’œuvre, ce film, sorte d’hymne à un amour maternel qui serait sans limites, s’avère plus profond qu’il n’en avait l’air au premier abord. Il reste attachant par son traitement de la différence et par le jeu des acteurs. Peut-être le film traitant de métamorphose vient-il un peu tard, moins percutant que Le Règne animal, de Thomas Cailley, où le duo père/fils de Romain Duris/Paul Kircher préfigurerait le couple Élodie Bouchez/Mathias Legoût Hammond. Cependant, on n’oubliera pas le visage d’Élodie Bouchez, miroir sur lequel, par le truchement de ses diverses expressions, on peut lire et comprendre ce qu’il advient de Philémon.