En partenariat avec l’Institut du Tout-Monde, le TOMA (Théâtre d’Outre-Mer en Avignon) a présenté du 16 au 18 juillet trois films documentaires consacrés respectivement à Edouard Glissant, au culte mélanésien de l’igname et pour finir au poète et écrivain tunisien Abdelwahab Meddeb. Chaque film était suivi d’une conférence, respectivement à nouveau par Patrick Chamoiseau, l’écrivain martiniquais bien connu, par le néocalédonien Wallès Kotra et par la philosophe Marie-José Mondzain.
Le film consacré à Edouard Glissant (Martinique 1928 – Paris 2011) est issu d’une série d’entretiens réalisés par Manthia Diawara, professeur à New York University, malien d’origine. Présent lors de la projection, il a expliqué comment les black studies, d’abord fortement influencées par Fanon et les auteurs de la négritude qui convergent dans l’affirmation de l’identité noire se transforment désormais dans la direction d’une créolisation, ou tout au moins d’une ouverture à l’autre conforme à la pensée de Glissant. « Agir dans son lieu ; penser dans le monde ». Cette maxime glissantienne, a rappelé M. Diawara peut servir aux Etats-Uniens à dépasser la violence qui naît d’abord de l’incompréhension de l’autre.
« Rien n’est vrai, tout est vivant »
Glissant est un penseur de la complexité. La connaissance de l’autre ne sera jamais parfaite, pas plus que celle que nous avons de nous-mêmes. Un fond d’opacité subsistera toujours. Y compris pour les choses les plus triviales (par exemple, dit Glissant dans le film, lui-même ne saura jamais pourquoi il n’aime pas les brocolis). Cette opacité est consubstantielle à la nature humaine. C’est pourquoi, dit encore Glissant, la barbarie commence quand on veut imposer à l’autre la transparence.
Pensée « archipélique », également, par opposition à la pensée « continentale » qui se plaît aux généralisations. Le diable est dans les détails : c’est donc là où il faut le débusquer. D’où encore l’accent mis sur les structures fractales, chaotiques, sur l’incertitude.
L’écriture
« Ecrire en présence de toutes les langues du monde ». Cette maxime invite au moins à admettre, pour un écrivain martiniquais comme Chamoiseau, qu’il n’y a pas à opposer le français, la langue de l’école, au créole, la langue de la rue. Il n’y a pas antagonisme mais « relation » au sens glissantien, c’est-à-dire complémentarité. Glissant avait ouvert la voie dans son roman Mallemort. Chamoiseau s’est appuyé sur l’exemple de son aîné pour créer, à son tour, une langue incomparable, avec le bonheur que l’on sait.
Mondialisation / Mondialité
P. Chamoiseau a centré la suite de son exposé sur un des aspects les plus politiques de la pensée de Glissant. A l’heure de la mondialisation économique nous sommes contraints de nous « penser dans le monde » (cf. supra). Mais ce que nous percevons du monde, c’est d’abord les guerres ou les tensions partout sur la planète, les usines qui se ferment ici pour s’ouvrir ailleurs, l’incertitude qui grandit, bref, un « chaos-monde ».
Affranchi des contraintes des sociétés traditionnelles, holistes, où chacun avait une place assignée, l’homo individualis contemporain a remplacé les vieux mythes fondateurs par le consumérisme, marquant ainsi le triomphe de la mondialisation néo-libérale. Mais nous percevons bien qu’un autre rapport au monde peut exister, que Glissant nomme « mondialité », dans lequel l’être, l’être ensemble serait plus important que l’avoir. Cependant notre perception de cet autre monde est également chaotique et opaque. D’où, a conclu Chamoiseau, l’importance chez Glissant d’une « poétique de la relation[i] » pour s’ouvrir aux divers possibles et accepter l’incertitude.
[i] Edouard Glissant, Poétique de la relation (Poétique III), Paris, Gallimard, 1990. Concernant la pensée d’E. Glissant, on ne saurait manquer de mentionner ici la somme d’Alexandre Leupin, Edouard Glissant philosophe, Paris, Hermann, 2016.