La Halle Saint-Pierre, musée parisien dédié avant tout à l’art naïf, accueille en ce moment les œuvres de quatre vingt créateurs qui se rattachent plutôt, à un degré ou à un autre, à la catégorie de l’art brut. Une catégorie prise ici dans un sens très extensif, avec l’inclusion de quelques peintres passés par des écoles d’art. C’est par exemple le cas de quelqu’un comme Alex Grey, peintre psychédélique, ancien élève du Columbus College of Art and Design puis de la School of the Museum of Fine Arts de Boston. Et que faut-il penser, par ailleurs, de tous ces dessinateurs abonnés aux ateliers des institutions psychiatriques, à l’instar d’un Johann Garber pensionnaire de la « Maison des artistes » de l’hôpital de Klosterneuburg (Autriche) ? Comment évaluer dans leur cas la part qui revient aux art-thérapeutes dans leurs œuvres, sachant que, à côté de celles qui se résument à un geste dénué de toute sophistication, d’autres font preuve d’une étonnante maîtrise.
Il est vrai qu’il existe des artistes géniaux, capables d’atteindre la perfection formelle par leurs seuls moyens. Tel est le cas dans la sélection de la Halle Saint-Pierre, d’un certain Von Stropp (« l’homme aux 133 pseudonymes »), un Anglais autodidacte qui peint des tableaux fantasmagoriques jouant sur la déformation progressive des mêmes personnages représentés plusieurs fois.
On ne regrettera pas néanmoins que les commissaires de l’exposition (Martine Lusardy et John Maizels) aient ouvert largement le spectre et accueilli des artistes dont le seul point commun est de rentrer chacun, à un titre ou à un autre, dans la catégorie de « l’art singulier ». Car on ne peut que s’émerveiller à découvrir tant de créateurs, de talent certes très inégal, mais qui expriment tous une spontanéité, une sincérité qu’on aimerait rencontrer plus souvent dans les expositions d’art contemporain. Et si le visiteur ne sera pas touché à chaque fois, le choix proposé est si divers que, à moins d’être rétif par principe aux manifestations de l’art brut et de ses dérivés, les occasions de se montrer surpris et séduit ne lui feront pas défaut.
Quoi de commun, en effet, entre un Willem Van Genk, l’auteur du portrait reproduit sur l’affiche, qui a passé sa vie dans un atelier pour handicapés mentaux à La Haye, et un Chéri Samba, devenu artiste vedette à Kinshasa après avoir commencé comme peintre d’enseignes ? Ou bien entre les terres cuites de Shinichi Sawada, japonais, autiste, et les poupées de chiffon de Michel Nedjar, parisien de Belleville ? Ou encore entre les dessins si touffus de Johann Garber, avec leurs petits hommes nus, fesses proéminentes et sexe bandé, et les silhouettes longilignes d’Oswald Tschirtner, autre pensionnaire d’un hôpital psychiatrique autrichien, tracées d’un seul trait ? Ou enfin entre Dalton Ghetti, rénovateur de maisons dans le Connecticut, qui sculpte les mines de crayon, et Nek Shand qui aligne ses escouades de statues sur des hectares au Rock Garden de Chandigarh ?
La veine érotique est évidemment présente, mais plutôt moins que sur les cimaises du musée du Louvre, un Roy Ferdinand, peintre des ghettos de la Nouvelle Orléans, auteur de portraits saisissants de prostituées sauvages et tristes, faisant plutôt exception parmi des artistes en proie à leurs démons singuliers.
Il y a peu de bricoleurs dans cette sélection réservée pour l’essentiel aux peintres et dessinateurs. On remarque cependant les « machines poétiques » de François Monchâtre, par exemple celle intitulée « Accident à la bibliothèque Mazarine », que l’on aimerait bien voir fonctionner mais qui est ici, hélas, condamnée à l’immobilité. Par contre les bâtisseurs sont à l’honneur grâce à un diaporama qui rend justice à leur imagination fantaisiste et nous invite à découvrir le Palais idéal du facteur Cheval, la Maison Picassiette de Raymond Isidore, la Maison de celle qui peint de Danielle Jacqui ou la Maison à vaisselle cassée de Robert Vasseur,… (pour s’en tenir à quelques-unes des improbables demeures que l’on peut visiter sans quitter la France).
Raw vision, Halle Saint-Pierre (au pied de la butte Montmartre, à Paris), jusqu’au 22 août 2014.