Tribunes

“Monstres”

Ils ont toujours fasciné. Ceux qu’on appelle « monstres ». Sacrés ou non, les foules s’agglutinent depuis toujours pour regarder ces êtres « différents » aux destins estimés particuliers.

Et les promoteurs ne s’y sont jamais trompés. Les « produits d’appel » des « Freak shows », notamment les spectacles de masse des zoos humains du XIXème siècle, suscitaient presque toujours une très forte émotion chez les spectateurs. Une tendance universelle, le voyeurisme !

Cette tendance à se repaître de ce qu’on pense être les malheurs d’autrui… L’air de rien et surtout si le cadre est dit légitime… Car les « monstres », simplement des êtres aux traits physiques différents ou qui venaient de loin, piégés ou sous-payés, reproduisaient à l’infini le scénario du « directeur artistique » ou « producteur », deus ex machina (1) qui parfois, à l’aide d’artifices, accentuaient les « défauts » pour susciter le succès populaire. Qui s’en souciait pourvu que cela fasse vrai ? On voulait y croire et on sortait de ces lieux convaincus d’en savoir plus sur les mystères de l’humanité…

Des nains soudanais exposés dans l’Egypte antique aux esquimaux présentés au roi de Suède en 1654 en passant par Saartjie Baartman, la « Vénus hottentote » sud-africaine présentée dans une cage à Londres en 1810 (2), l’histoire est malheureusement la même. Se sentir en sécurité, en nombre, protégé par la norme en vogue, quand l’autre, isolé, à qui l’on dénie son statut d’être sensible, est déshumanisé et humilié, bref « recréé »…

Parlant de création…

Mary Shelley, dans « Frankenstein ou le Prométhée moderne »(3), livre de base de la science-fiction moderne, donne la parole à la créature difforme à qui son héros transmet la vie. Elle lui donne une volonté indépendante de celle de son créateur, homme de science téméraire, et permet ainsi une autre perspective : le monstre se questionne, demande, essaie, poursuit, fuit et finit par se suicider. Il se sent différent dans le regard de l’autre et surtout du fait du rejet de son « concepteur ». Il ne voulait pas être seul… Sa laideur n’était pas également celle du caractère ?

Qui était donc le véritable monstre ? Docteur Frankenstein, scientifique qui décida de se débarrasser d’une vie dont il voulait auparavant mieux connaître l’essence, ou sa créature ?

Existerait-il une monstruosité psychologique ?

Dans cette éventualité, à l’image de Frankenstein, elle repousserait toujours plus loin les tabous instaurés dans le cadre sociétal pour sa propre gloire et la perte d’autrui. Elle semblerait même très en vogue dans ce 21ème siècle !

Postulons que le cadre serait le même que celui des « freak shows ». Au départ, le principe d’un lieu où l’on viendrait scruter celui qui est « autre ». Au cinéma, dans les médias ou à la télévision, sur l’internet, et plus les « nouveaux monstres » oseraient l’inimaginable, plus ils seraient populaires… Expérimenter l’interdit, mentir au vu et au sus de tous, choquer à dessein, humilier et même plus… Héros inéprouvés mais « vrais », ils feraient débat. Attention, ni justifiés, ni condamnés, juste exposés à tous et régulièrement : comment ont-ils pu ? Qui sont-ils vraiment ? Pourquoi ? Parfois eux-mêmes ne l’auraient jamais su ou ne voudraient pas le savoir. Qu’importe. Seuls captiveraient les détails de la liste de leurs « audaces ». Ils transgresseraient les frontières d’un monde peu connu, celui du mental, dans une société où consulter un psychologue ou un psychiatre serait pour beaucoup un tabou.

On se lèverait au quotidien en entendant parler de leurs crimes à la radio, dans ses alertes web, dans les journaux ou à la télévision. On pourrait voir leurs actions déclinées en analyses, fictions ou en documentaires historiques, on se coucherait devant leurs crimes.

Banal, en somme. On parlerait de la pluie et du beau temps comme on parlerait du énième acte de pédophilie qui viendrait d’être révélé, la photo du bourreau en première page. Et elle représenterait l’image de puissance avec laquelle il aurait piégé ses proies… Que saurions-nous exactement de la difficile reconstruction psychique des victimes qui auraient pu survivre ? Tabou. De toute façon, elles se cacheraient.

Une société blasée où il faudrait se faire violence pour ne pas penser l’horreur, que la souffrance d’autrui est normale…

Nouveaux monstres ?

Aujourd’hui, être une personne de petite taille ou être de peau noire est censé ne plus faire de vous une bête de foire, sinon gare. Mais qu’en est-il d’une jeune personne hypersensible qui pleure parce que ses camarades de classe écrasent une fleur ? Qu’en est-il de l’étudiant travailleur et boursier qui croit au système ? Nouveaux « monstres » d’une société grincheuse où le cynisme est devenu une qualité… Et comment évolueront-ils… Seuls ? Exposés ?

Quand on sait comment les zoos humains, basés sur le physique, ont pu façonner la pensée racialiste du 19ème siècle avec toutes les dérives, dont la biologie des races, qui ont suivi et influencé des régimes de pouvoir jusqu’au génocide, il y aurait de quoi s’inquiéter.

La sécurité, le plaisir ultime ou une fin glorieuse ne justifierait pas tous les moyens. L’être humain désintéressé qui se bat pour un idéal commun est encore crédible, pour ceux qui font l’effort de réaliser que les monstres n’existent pas.

Juste une multitude d’humains tous originaux sur une même planète et parmi eux, certains qui ne croient plus en l’humanité, en eux-mêmes, à s’en faire mal.

 

 

(1) Mots latins signifiant un dieu descendu au moyen d’une machine. Expression utilisée dans le milieu du théâtre.

(2) Source https://lejournal.cnrs.fr/articles/a-lepoque-des-zoos-humains
(3) Mary Shelley (1797 – 1851), née Mary Godwin, romancière, nouvelliste, dramaturge, essayiste, biographe, auteur de récits de voyage. Rendue célèbre pour son ouvrage « Frankenstein ou le Prométhée moderne » (1816).