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La Frontière : Le tabou du regard

 

La Frontière, Pascal Quignard, Gallimard folio nº 2572, 1994.

 

             Très précocement, dès L’être du balbutiement, publié en 1969 (sous-titré Essai sur Sacher-Masoch), puis dans Le sexe et l’effroi, dans Le nom sur le bout de la langue, dans Vie secrète, et dans La nuit sexuelle en particulier, P. Quignard inscrit dans son œuvre la question du tabou du regard. Méduse – « l’attrape regard » par excellence, la figure de l’innommable qui suscite l’effroi et pétrifie – est, en ce sens, une figure fondatrice dans l’œuvre. Elle donne corps aux rêves, aux fantasmes, aux obsessions et ouvre à la pensée de l’impensable. C’est cela même que l’écrivain met en scène dans La frontière, un récit bref et intense, commande du marquis de Mascarenhas pour célébrer le tricentenaire de son palais Fronteira à Lisbonne (1). Le schéma narratif du récit reprend celui d’une des histoires des Métamorphoses d’Apulée et s’inspire de l’histoire d’une vengeance que racontent les azulejos (2) qui ornent le palais que le marquis a reçu en héritage de son lointain ancêtre Francisco de Mascarenhas, compagnon d’armes de Monsieur de Jaume, un français, voleur, violent, débauché, mais non sans charme, habile à manier l’épée, qui vit à Lisbonne et fréquente les grands du royaume. Il voit grandir Melle d’Alcobaça, la fille d’un de ses amis, qui devient, en ce milieu du XVIIe siècle : « l’une des plus belles jeunes filles de Lisbonne » (LF, p. 13). Il conçoit un amour démesuré pour elle et éprouve une jalousie sans bornes quand M. d’Oeiras épouse l’objet de sa convoitise. Il désire alors se venger de ce dernier et pour cela devient son ami. Au cours d’une chasse au sanglier, grâce à une machination ingénieuse, il le tue tout en faisant croire que son rival a péri sous les assauts du sanglier. À la mort de son époux, la jeune madame d’Oeiras est la proie d’une douleur excessive, voyante, qui la pousse à ne plus manger, ne plus s’habiller, à se retirer de toute société, serrant sans fin « l’effigie » de son mari « contre son sein » et dormant avec ses chats. Jaume, qui feint lui aussi la douleur la plus profonde, s’empresse autour d’elle et s’efforce de la consoler.

             Le mari défunt et les images de sa mort apparaissent, de façon récurrente, dans les rêves de la jeune femme. Il lui parle et, au fil des nuits, lui reproche de ne pas avoir su lui donner le plaisir qu’il attendait d’elle tout en lui révélant la vérité de son désir à elle. Les visions nocturnes tout autant que les paroles de son époux la hantent et retentissent en elle comme des avertissements d’avoir failli du côté de cet autre manquant qu’est le désir dans la relation qu’ils ont entretenue. Monsieur d’Oeiras l’exprime ainsi une nuit : « J’ai remarqué dans ma courte vie que quand la mort envahissait le passé, les chevaux n’avançaient plus. Alors je les plie et je les range dans ma boîte à mouchoirs. » Énigme dont il lui donne peu après la clé : « Ma boîte à mouchoirs, c’est vous. Mon cheval, c’était mon désir. » (LF, pp. 61-62) Discours à entendre comme la traduction des pensées inconscientes de son épouse et l’élaboration fantasmatique de son désir à elle. En clair, contrairement à ce que son chagrin démonstratif pourrait faire entendre, elle n’a pas donné d’amour à son mari ; autrement dit, elle ne lui a pas donné d’être l’objet de son désir. Elle n’a attendu de lui que du « bonheur » (LF, p. 27), succédané dégradé du plaisir qu’il attendait d’elle. Sa souffrance démonstrative dans le deuil est l’écho de sa jouissance inconsciente, ce que le Roi (3) précise, en quelque sorte, à la fin du récit : « Le désir nous affole tous les jours et sa carence nous abandonne aux ombres. » (LF, p. 87)

             Une nuit, une vision la trouble plus encore : « L’ombre de son époux lui apparut devant les yeux » (LF, p. 63) ainsi que l’image effrayante de son visage blessé, de son corps ensanglanté dans la forêt. Elle fait appeler Jaume et lui confie son rêve. Il tire parti de l’évènement et parvient, deux jours plus tard, à faire d’elle sa maîtresse. Leur relation n’est alors en rien amoureuse mais sexuelle. Les reproches nocturnes de son époux mort ne sont pas étrangers au fait qu’elle cède à l’affolement du désir de Jaume et à ses plaisirs qui lui font connaître à elle « quelques plaisirs » qu’elle n’a pas connus avec son époux et : « de beaucoup plus nombreux qui ressemblaient à ceux de son rêve et qui lui répugnaient. / Particulièrement un dessin qu’il avait sur la peau de sa queue et qui s’accroissait avec le désir, et qu’il lui faisait baiser. » (LF, p. 64) Jaume réitère, au gré de leurs échanges, une demande perverse qui joue avec le désir trouble et coupable de sa maîtresse. Il : « voulait qu’elle eût aussi un dessin sur le bas-ventre qui fît pendant à celui qu’il avait lui-même. » (LF, p. 66) Faut-il voir, dans cette demande surprenante du commun partage d’une marque au vif de leur chair, une intimité secrète qui neutraliserait en apparence la différence sexuelle ? Ce désir de l’amant de voir le sexe de sa maîtresse tatoué comme le sien, figures en pendant, comme deux tableaux en pendant, est-il une esthétisation de la béance ? Est-il l’expression d’un désir innommable ? Parce que le tatouage voile ce qui est à voir, détourne le regard de la béance menaçante du sexe féminin, est-il une ruse, comme le double dégradé de celle de Persée, pour poser son regard sur le sexe féminin ? À moins que ce désir ne soit pour lui un rituel destiné à apprivoiser la violence organique du corps désirant, en faisant barrage, par l’image tatouée sur le sexe de sa maîtresse, à sa peur d’un féminin cannibalique et menaçant lors de l’étreinte sexuelle. En faisant en sorte que son sexe à elle soit aussi tatoué, en « pendant » du sien, il cherche à s’approprier ainsi le corps de sa maîtresse plus totalement. Il fait du sexe tatoué un objet fétiche destiné à le protéger de son angoisse de castration. Enfin, sa demande élabore peut être un désir ancien né lorsqu’il vit, par surprise, les fesses « belles et robustes » (LF, p. 26) de la jeune femme, sur le point de se marier, soulageant son « ventre dérangé » dans l’obscurité du jardin du palais Fronteira. Désir qui ne peut s’assouvir que dans la satisfaction de la pulsion sexuelle adhésive à la pulsion de mort.

             Dans un premier temps, elle refuse d’accéder à la demande de Jaume sous le prétexte : « qu’elle ne souffrirait pas qu’un maure vînt avec des aiguilles, les lui piquât dans la peau après qu’elle eut dévoilé ses parties intimes aux yeux de cet homme et qu’elle eut reçu l’humiliation qu’il rasât son ventre. » (LF, p. 66) Son refus porte, non sur la douleur de la piqûre brûlante, mais sur son sexe devenu objet du regard d’un « maure » (faut-il y voir la figure convenue de l’envahisseur et de la brute, comme figure stéréotypée du masculin ? ou encore l’homophonie maure/mort ?), d’un homme qui, du fait de la captation par son regard de « ses parties intimes », sera dans le secret de son désir supposé. Son sexe sera pour elle l’abject. Une nuit, alors que son mari lui reproche en songe sa conduite, elle confie sa frayeur à Jaume qui lui avoue être le meurtrier de son époux. Elle feint de lui pardonner mais se lève pour vomir, brûle le petit miroir que jadis il lui avait offert et dont la valve : « représentait Judith toute ronde en train de trancher le cou d’Holopherne endormi » (LF, p. 13) puis s’endort. En rêve, elle voit la scène du meurtre. Elle entend à nouveau la voix de son époux qui lui demande de : « repousser la main » de celui qui l’a tué. Elle décide alors de se venger, réitérant ainsi le geste même de Jaume. Pour cela, elle lui manifeste la plus grande tendresse. Elle accepte le tatouage qu’elle vit comme la réminiscence de la scène du meurtre de son époux : « L’image de son époux était sans cesse devant ses yeux. […] Elle ne cria pas tandis que le maure introduisait l’aiguille enflammée sur son pubis. Elle songea à la lance de Monsieur de Jaume retournée contre le corps de son mari. » (LF, p. 72)

             La nuit venue – alors que Jaume, tout entier du côté de la pulsion sexuelle, se rend au rendez-vous qu’elle lui a fixé et pense sans doute atteindre le secret objet de son désir – elle organise, dans l’obscurité voulue de sa chambre, un dispositif qu’elle lui explique : « J’ai préparé une mise en scène pour te donner à voir mon ventre ». Consciemment, elle rend visible, elle livre au regard de son amant ce qui ne doit pas être vu sous peine d’en mourir. Entre vierge et putain : « Plus belle que Marie, […] plus belle que Vénus », précise le texte, elle l’enivre puis mêle au vin un somnifère. Elle lui montre son tatouage et lui dit : « Voilà l’homme qui me désire : une couille flétrie ». La trivialité du mot (qui contraste dans le récit avec sa langue choisie) et l’identification de l’homme désirant à son impuissance soulignent l’animalité du désir de Jaume et le lieu où l’attend sa maîtresse. L’homme n’est plus ici que sa couille ; le mâle, quand il est livré à sa seule pulsion sexuelle, n’est plus qu’une couille flétrie, une sorde. La métonymie le réduit à rien ou presque rien, à un reste, à un abject. Madame d’Oeiras signifie ainsi que sa pulsion le retranche du désir, c’est-à-dire de son inscription dans le langage et de ce fait de son destin humain. Elle ajoute : « Tu verras qu’il est possible que tu ne désireras plus beaucoup. » (LF, p. 75) Elle caresse son sexe puis : « Elle sort un petit couteau. Elle tranche d’un coup les deux bourses. Il hurle. Elle l’émascule enfin ; le sang jaillit à gros bouillons ». (LF, p. 76) La violence perpétrée par elle est rendue possible par le fait qu’inconsciemment, elle se situe au lieu même du symptôme, du désir à mort de Jaume, au plus exactement de sa pulsion connectée à la mort. Elle a retenu la leçon de Judith (4). Elle répond à Jaume au lieu même de sa jouissance : « Elle fourre dans la bouche de Monsieur de Jaume les deux couilles qu’elle lui a coupées. Elle conserve le pénis et le dessin qui est gravé sur son fourreau » comme l’objet abject et, se rendant sur sa tombe, elle dit à son époux: « La vulve où tu as plongé a rejeté ce petit fourreau de peau qui lui fait honte. » (LF, p. 76) Madame d’Oeiras rend visible ainsi, en levant le tabou du regard, ce que Clélia dans La chartreuse de Parme refuse de voir, l’innommable de la jouissance. La dernière scène du récit est le dispositif théâtralisé de la mise au jour de la honte. Dans l’église, à proximité de la tombe de son époux, devant la ville rassemblée : « Elle plonge le couteau dans son sein » en faisant le récit de la mort de son époux et de sa propre infamie. Enfin, juste avant de mourir, dans les mots sans suite qu’elle prononce, on distingue les noms de Jaume et d’Afonso (5).

             La leçon de l’histoire, si tant est qu’il puisse y en avoir une, pourrait être la suivante : « Il faut éviter le regard direct ». (Le sexe et l’effroi, p. 280) C’est en tout cas l’idée sur laquelle revient Pascal Quignard au fil de son œuvre : voir de face est interdit. Regarder de face le sexe féminin, voir l’objet de son désir tue, parce qu’il y a confusion en un même regard du désir, de l’amour et de la mort. Orphée, Psyché, Œdipe, Tirésias, Ovide sont les victimes de la fascination meurtrière du regard. Eurydice est condamnée par le regard d’Orphée, la Gorgone meurt : « victime de son reflet dans le miroir. (SE, p. 281)». Seul Persée a prévu des ruses pour neutraliser la puissance mortifère du regard. Seul l’écrivain peut, par l’écriture, y faire écran.

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(1) Le palais Fronteira, (la frontière) était ainsi nommé parce qu’au moment de sa construction au 17e siècle, il se trouvait à la limite de Lisbonne. Il est aujourd’hui pris dans l’espace urbain et fait partie du quartier nord ouest de la ville, Benfica. La frontière, c’est le seuil, la séparation, le lieu du passage, la limite entre l’extérieur et l’intérieur. Limite dans le récit entre deux espaces, la ville de Lisbonne où se joue le pouvoir et la forêt où l’on chasse, où l’on tue, la limite aussi entre le visible et ce qui ne peut se voir et qui est pourtant agissant. C’est aussi le seuil franchi de la perversion.

(2) Les azulejos du palais Fronteira sont « l’illustration la plus remarquable de l’éclosion du baroque portugais. […] Certaines compositions ornementales libres, de volutes de feuillages et de mascarons dérivés des grotesques, apparaissent au hasard des jardins. […] Les autres compositions de la quinta (le terme désigne en portugais ce type de propriété) témoignent d’audaces plus surprenantes pour l’époque, notamment certaines allégories profanes et de nombreuses scènes burlesques, voire irrévérencieuses et libertines. Elles étaient entièrement novatrices par rapport à la production antérieure soumise à l’austérité des commandes religieuses. » Ce sont ces dernières qui ont, sans doute, inspiré Pascal Quignard dans l’édition brochée de La frontière. Sont représentées sur maints azulejos, des scènes de chasse, des scènes carnavalesques d’hommes animaux regroupées dans un Bestiaire, in La frontière, pp. 69-125, Editions Chandeigne, 2003.

(3) Le roi est dans le récit la figure du « sage » qui semble comprendre les enjeux sexuels des rivalités entre ses courtisans et la nécessité, en leur permettant, après les règlements de compte par les armes, d’y mettre bon ordre par l’expression artistique.

(4) L’histoire qu’imagine ici Pascal Quignard rappelle le récit biblique que P.- L. Assoun analyse dans le chapitre qu’il consacre à La Vénus à la fourrure de Sacher Masoch et l’histoire de la Judith biblique et sa postérité dans la littérature, in Le couple inconscient, pp. 114-124, Editions Economica, Anthropos, 1992. Certes, les motivations conscientes de Judith sont différentes. Cependant, dans les deux récits, il est question d’un couple qui se constitue, sans amour et sans passion, et dont l’homme est sacrifié. La décapitation d’Holopherne équivaut à une castration. Comme Judith, la veuve vertueuse, s’offre au regard d’Holopherne en s’étendant dans sa tente, Me d’Oeiras s’offre au regard de Jaume qu’elle a auparavant enivré, comme Judith l’avait fait. Les deux hommes, qui incarnent la force physique, sont ainsi livrés à la brutalité de leur propre désir et à la vengeance des femmes.

(5) Au seuil de la mort, elle lie ainsi dans son discours, deux castrations, celle de Jaume qu’elle vient de pratiquer, et celle à laquelle elle a assisté du jeune Afonso, son : « compagnon de jeu pour lequel elle s’était prise d’affection ». Afonso : « au cours d’une tourada, avait eu les glandes des génitoires écrasées » sous les yeux de la jeune demoiselle d’Alcobaça qui l’avait, alors, « étreint contre son sein » quand peu après le barbier avait dû opérer le jeune garçon à vif. (LF, pp. 14-15).