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Le multiculturel dans l’espace francophone

Quoi qu’on en pense ou on en ait pensé, le multiculturel, qui se décline dans les termes ethnie, différences, métissage, identité, n’est pas étranger à la pensée que l’on peut qualifier de française, tant elle semble inhérente à la France. Il y est même présent depuis des siècles. Certes, il est en partie occulté par le courant qui est issu ou que l’on dit issu de Montaigne, Descartes, Voltaire, Pascal, Diderot, Montesquieu ou de la déclaration des droits de l’homme et du citoyen, etc. La question que pose Rica dans les Lettres persanes : « comment peut-on être français ? » et l’absence de réponse à cette question illustrent l’indifférence de la pensée française à l’origine ou à l’identité. Pour Montesquieu, la question semble ne pas avoir de sens : on est homme avant d’être français ou persan. L’identité est un accident. Elle ne précède en rien l’essence, l’être, la nature de l’homme, ce qui fait qu’il est homme, qu’il soit persan ou français, homme ou femme, noir ou blanc.

La pensée, à laquelle différences, métissage, identité, multiculturel, ethnie sont étrangers, n’est pas figée dans une doctrine cohérente. Elle se présente sous la forme de fragments épars, non comme un tout : ce sont des traces plutôt qu’une doctrine sclérosée en idéologie, plutôt des affirmations de principe qu’un cocon chaud et moelleux. Désignée par les termes universel singulier, elle se résume ainsi : chacun porte en soi l’humaine condition, de sorte que chacun, bien qu’il soit unique, n’a que des semblables, femmes ou noirs ou Chinois ou « primitifs », uniques eux aussi. L’auteur de ces lignes, qui est sceptique de tempérament et par choix philosophique, se dirait volontiers adepte de cet universel singulier, si on le mettait en demeure d’exprimer ses préférences.

1. L’universel singulier

Identité
est un terme ambigu. En lui convergent deux notions. L’identité est le fait pour deux ou plus de deux réalités, personnes, entités, etc. d’être identiques, de se ressembler ou d’être équivalentes. Ce sens correspond à celui de l’indéfini latin idem. C’est ce sens qui fonde l’identité culturelle ou nationale ou les réflexes identitaires. Il en est ainsi dans la vision holiste du monde, des sociétés, des groupes humains, des civilisations. Les hommes qui sont dans cette culture ou qui expriment un « réflexe identitaire » non seulement sont supposés identiques (leur identité est celle du groupe, de la tribu, de la nation, de la « culture », etc.), mais encore sont enfermés, qu’ils le veuillent ou non, du berceau au tombeau, dans cette identité, sans possibilité de s’en libérer. L’identité culturelle est souvent frelatée, comme toute construction idéologique. Elle dénie à tout homme le droit d’avoir un destin : il est celui que les autres (la communauté, le groupe, le pouvoir, le tyran) ont décidé qu’il serait. Elle refuse la conception de l’homme comme être unique, sans pareil, unique comme une oeuvre d’art : un tableau de Van Gogh n’est pas identique à un autre tableau de Van Gogh ou à un tableau de Renoir, et qui n’a que des semblables, uniques comme lui.

Le deuxième sens d’identité est proche de celui de l’indéfini latin ipse : c’est être soi-même. Tout homme est singulier. Cette identité n’est pas donnée ou, ce qui est donné, ce sont quelques éléments (lieu et temps) à partir desquels l’identité se construit et surtout évolue. Il y a en chacun des invariants, qui font qu’il est lui-même, être unique et singulier, et des traits qui évoluent, changent, se transforment : nous ne sommes pas à quarante ans ce que nous étions à vingt ; je ne suis pas le lundi ce que je suis le dimanche. L’identité est plastique, comme une oeuvre d’art : je regarde un tableau de loin ou de très près, je ne vois pas la même chose.

2. L’universel singulier dans l’espace francophone

L’auteur de ces lignes ne croit pas à une exception française qui serait le signe de l’élection et dont le fondement tiendrait au fait que la France a longtemps cru être le vecteur de l’universel. L’universel singulier est exprimé par d’autres hommes que les Français et dans d’autres langues que le français. Il est même arrivé à des Français ou à des francophones de le critiquer ou de le rejeter : ainsi Berque, Gobineau, Maurras, de Bonald, Derrida, Glissant, etc. L’espace francophone, qui s’étend sur les cinq continents, est réputé être à l’image de la diversité du monde. Les moeurs, coutumes, croyances, « cultures » y sont si variées que cet espace a pu sembler propice à l’expression des identités, aux marquages ethniques, aux différences et que l’on a pu croire que l’universel singulier s’y effaçait sous le multiculturel, naturel pour ainsi dire. Il n’en est rien. Bien au contraire. Parmi les écrivains qui expriment leur attachement à l’universel singulier, citons la Tunisienne Hélé Béji, dans le Désenchantement national (Maspéro, 1982) et L’imposture culturelle (Stock, 1997), le Français et Libanais Amin Maalouf, Les identités meurtrières, 1998), la Française et Iranienne Chahdortt Djavann, Bas les voiles (Gallimard, 2003), Alain Finkielkraut, dont les parents sont originaires de Pologne, La Défaite de la pensée (Gallimard, 1984), le Français d’origine camerounaise Gaston Kelman, Je suis noir et je n’aime pas le manioc (Max Milo, 2003). C’est ce que je me propose de montrer ici.

3. Les identités collectives dans l’espace francophone

Le multiculturel implique que les identités priment sur l’universel singulier. C’est la thèse qu’exprime le penseur allemand Herder (1744-1803). Aux Lumières, il oppose le Volksgeist ou « génie du peuple ». Cette critique de l’universel singulier se fait dans le cadre de la francophonie. En effet, le Traité sur l’origine de la langue est une « dissertation » rédigée en 1770 à l’occasion du concours annuel de l’Académie de Berlin, une institution francophone, fondée par Frédéric I et développée par Frédéric II, qui se proclamait « disciple de Voltaire » et qui fut un grand écrivain français, « grand » par la quantité de ces écrits. Le sujet (« en supposant les hommes abandonnés à leurs facultés naturelles, sont-ils en état d’inventer le langage ? ») reprend les thèses que Condillac a énoncées dans l’Essai sur l’origine des connaissances humaines (1746). Condillac postule que la nature est une. Pour Herder, dans la nature, il n’y a que des différences. Le climat, l’eau, l’air, la nourriture, la boisson sont des facteurs de différenciation des langues. « Les mots eux-mêmes, sens et âme de la langue, quel champ infini de différences ». Creuset d’identité, la langue est « l’emblème de l’espèce », « le lien de la famille », « l’instrument de l’éducation », « le chant héroïque des actions des pères », « la voix venue de leurs tombes ». En elle se reflète comme dans un miroir l’être d’un peuple. Mérian, de l’Académie de Berlin, chargé de résumer le Traité, écrit : « L’inimitié s’enracinant de plus en plus (entre les peuples), on ne voulut plus rien avoir de commun avec des gens que l’on détestait, ni religion, ni rites nationaux, ni descendance commune, et principalement, on ne voulut plus parler la même langue ».

A la fin du XVIIIe siècle, le multiculturel est en place. En 1783, l’Académie de Berlin propose le sujet : « Qu’est-ce qui a rendu la langue française universelle ? Pourquoi mérite-t-elle cette prérogative ? Est-il à présumer qu’elle la conserve ? » Universel ne renvoie pas à la nature, mais au fait que le français, qui est supposé avoir des mérites, est parlé sur tout le continent. Alors que, pour Montaigne, l’universel n’est pas spécifique d’un pays, l’Académie de Berlin en fait un attribut, non de la nature ou de l’homme, mais de la langue et de la culture françaises. Elle est une marque du « génie français » (comme dit Senghor). Rivarol (De l’universalité de la langue française, in Oeuvres, tome 11, Slatkine Reprints, Genève, 1968) abonde dans ce sens. Pour Rivarol, la clarté est inhérente au français. « Ce qui n’est pas clair n’est pas français ; ce qui n’est pas clair est encore anglais, italien, grec ou latin ». Tel est le mérite qui fait de la langue française la langue universelle de l’Europe. Cette proposition a suscité de la part des défenseurs de l’universel singulier des réserves. Pour d’Alembert, aucune langue n’est claire en elle-même. Ce sont les hommes qui, en pensant, font la clarté. La clarté est un accident, pas une essence, elle est contingente, elle n’est pas nécessaire, et elle peut disparaître de la littérature, fût-elle écrite en français.

4. Le succès politique des identités collectives

La thèse de Herder forme la matrice d’où sont sortis le Volksgeist, le Kulturkampf, le pangermanisme. En France aussi, la thèse déborde en politique dès les années 1790. Deux députés jacobins, Barrère et l’Abbé Grégoire, prennent conscience qu’au moment où le français est la « langue universelle » de l’Europe, il est ignoré par un nombre de Français qui, selon l’Abbé Grégoire, oscille entre six et douze millions d’individus. Comment peut-on être citoyen, dépositaire de la souveraineté, si l’on ignore la langue dans laquelle la Loi est rédigée ? De fait, ils conçoivent une politique dont l’objectif est d’universaliser le français en France. Les arguments qu’ils avancent sont ceux de l’identité collective contenue dans la langue. Avant 1789, le français était la langue des cours, des réunions mondaines, des bonnes manières, du théâtre. Après 1789, il véhicule une identité nouvelle. « C’est la langue (…) qui la première a consacré les droits de l’homme et du citoyen, celle qui est chargée de transmettre au monde les plus sublimes pensées de liberté et les plus grandes spéculations de la politique ». A l’opposé, les patois véhiculent des identités rurales. La langue n’est plus en deçà de l’universel, comme chez Montaigne ou d’Alembert, elle se fond dans une identité.

Chez Barrère (« Rapport sur les idiomes », in de Certeau Michel, Une Politique de la langue, Gallimard, 1976), la thèse est toute politique. Des centaines de milliers de citoyens vivant près des frontières et parlant des langues étrangères, flamand, allemand, italien, génois, catalan, basque, n’adhèrent pas à la nouvelle identité. Ainsi, en Alsace, près de vingt mille paysans ont accueilli les armées étrangères en libérateurs et les ont suivies en Allemagne après la victoire de Valmy. Barère en conclut que « le pouvoir de l’identité du langage » est si fort qu’il prévaut sur « tout ce que les hommes ont de plus cher, le sol qui les a vus naître, les dieux pénates et les terres qu’ils avaient fertilisées ».

5. Le métissage des langues

Si toute langue est culture, les langues en contact sont des facteurs de multiculturel. Dans Questions de poétique comparée (1959, SEDES), Etiemble nomme babélien la langue hybride, formée d’anglo-américain et de français ou d’italien, d’allemand, d’espagnol. En France, la langue des Etats-Unis contamine le vocabulaire, la syntaxe, la morphologie du français, qui se mue en franglais. Dans « Bilinguisme au Liban, la rencontre de deux cultures » publié dans la revue Esprit (nov. 1962), Selim Abou avance la même thèse. Parlé et écrit par des étrangers, le français est transformé. « En sauvegardant la personnalité des individus et des nations dont elle devient l’instrument de culture, la langue française s’assimile, à son tour, des valeurs nouvelles, se donne des déterminations qui élargissent ses horizons et sa capacité d’intégration ». De nouveaux mots sont créés, de nouvelles formes syntaxiques apparaissent. Au début des années 1960, au moment où on exprime la nécessité de donner à la francophonie des institutions, l’avenir du français est au métissage. Mais des jugements opposés sont portés sur le franglais, le francarabe, le francafricain, le francoriental, le francréole, etc. Etiemble y est hostile. Dans la postface à la réédition de Parlez-vous franglais ? (Gallimard, 1991), il cite des extraits de L’Aliénation linguistique et La Guerre culturelle d’Henri Gobard (1976 et 1979) et de La Colonisation douce ou Feue la langue française ? de Dominique Noguez (1991), qui confirment ses inquiétudes : le franglais est la langue de colonisés. Parlant franglais, les Français deviennent des « nègres de Harlem ». A l’opposé, Abou et Senghor jugent le métissage bénéfique. Le français n’appartenant plus aux seuls Français, il peut exprimer des cultures différentes. Bien qu’il soit « un » dans ses postulats, le métissage est chargé de valeurs contraires.

6. L’inversion idéologique

En nov. 1962, les directeurs de la revue Esprit, Bourniquel et Domenach, pensent que l’universel et le national ne sont pas compatibles. Dans l’espace francophone, le français, « langue de culture » ou « véhicule de l’Europe classique » menacerait les langues vernaculaires. A peine les deux termes du conflit sont-ils posés qu’ils sont évacués, comme si le français avait gagné la partie. Senghor, dans « le français, langue de culture » (Esprit, nov. 1962), le confirme : « Nous, politiques noirs, nous, écrivains noirs, nous nous sentons (…) aussi libres à l’intérieur du français que de nos langues maternelles. Plus libres en vérité, puisque la liberté se mesure à la puissance de l’outil : à la force de création ». La contradiction se déplace et se loge au coeur même du français. Le contact entre les langues produit, non pas le métissage des langues africaines, mais le métissage du français. Senghor l’exprime : « La Négritude, l’Arabisme, c’est aussi vous, Français de l’Hexagone. Nos valeurs font battre, maintenant, les livres que vous lisez, la langue que vous parlez : le français, Soleil qui brille hors de l’Hexagone ».

La problématique d’Etiemble, celle de l’anglo-américain qui métisse le français, langue dominée, se déplace : les langues et les cultures dominées, celles des colonisés, métissent la langue et la culture dominante du colonisateur. Du français assimilateur, on glisse au français assimilé, non pas seulement comme le croient Etiemble, Gobard, Noguez, par l’anglo-américain, mais par les langues et les cultures francophones. Le français, langue « de culture », n’assimile plus rien, c’est-à-dire qu’il ne diffuse plus de culture, mais il est assimilé, à la fois par les dominants (USA) et les dominés du tiers monde.

7. Le paradigme culturaliste

La thèse du métissage linguistique est formulée au moment où la langue est censée exprimer une culture. « La langue est (…) une tradition, une culture, toute une hérédité s’exprimant au-delà des mots et signifiant plus qu’eux ». Cette conception est énoncée au début du XXe siècle par les anthropologues Whorf et Sapir et trouve son origine chez Herder et Von Humboldt. C’est le culturalisme : la langue est vision du monde et culture. Il sous-tend les thèses d’Etiemble, de Selim Abou ou de Senghor. Appliqué à la langue, le culturalisme est discutable. Bien que le français et le chinois ou le hopi soient irréductibles l’un à l’autre ou autres ou différents, rien n’empêche de traduire un texte français en chinois et inversement, ni de le comprendre. Bien que nous disions du soleil qu’il « se lève » ou qu’il « se couche », comme s’il était un esprit, nous ne croyons pas à la vision ptoléméenne du monde, à laquelle sont censées référer les deux métaphores figées du lever et du coucher du soleil.

Dans Esprit, le culturalisme est admis sans examen. Ainsi, la définition « la langue est (…) toute une hérédité qui s’exprime au-delà des mots et qui signifie plus qu’eux » est ambiguë : quel est cet « au-delà des mots » ? L’hérédité est une détermination. Peut-on se libérer d’une hérédité, fût-elle culturelle, et où l’inscrire ? Dans les gènes des locuteurs ? Le culturalisme, d’hypothèse à validité explicative qu’il était est devenu une idéologie ou une doxa. Il s’est mué en nature. La thèse du métissage (culturel et linguistique) et les débats sur la langue qu’elle suscite reposent sur des philosophies opposées. Dans l’une, la langue est culture ; dans l’autre, langue et culture sont dissociées et séparées.

8. Un nouvel universel

L’universel ne peut plus être fondé sur la nature, puisque tout est culture, que la nature humaine est une fiction, le droit naturel une ruse de la raison, grâce à laquelle la bourgeoisie opprime les prolétaires ou les colonisés qui deviennent l’Autre, à la fois irréductible et différent. Cet universel ne peut pas être la culture française, puisque toutes les cultures se valent. Le nouvel universel est un agrégat de cultures, un mélange ou métissage de langues et de cultures.

Claude Hagège, dans le français et les siècles (Odile Jacob, 1987) et Le souffle de la langue (Odile Jacob, 1992), redéfinit le concept d’universel. En 1987, dans Le français et les siècles, universel a deux sens. Le premier est relatif au nombre. « Aujourd’hui, (le français) connaît un degré d’universalité dont nul n’aurait jadis osé rêver, ni Rivarol, ni les maîtres de l’école de Jules Ferry, ni les colonisateurs sublimant la conquête en rêves de civilisation ». Universel se rapporte aussi aux valeurs que la langue est censée véhiculer. Le français est inséparable des droits de l’Homme. « Il importe que le français serve de véhicule à des oeuvres qui aient une vocation universelle ». Hagège, qui sait le soupçon qui pèse sur l’universel, y donne des valeurs variables. Une langue parlée par des peuples divers risque d’éclater en divers créoles. C’est ce qui menace l’anglo-américain. Une langue dominatrice détruit les langues dominées et suscite des oppositions très fortes, étant donné « l’attachement nationaliste des peuples les plus divers à leur langue comme lieu définissant leur personnalité politique et culturelle ». Ce qui autorise Hagège à affirmer l’impossibilité de la langue universelle, c’est que la langue est l’expression de l’identité culturelle d’un peuple. A aucun moment, il n’examine si cette thèse est fondée. Au cours de l’histoire, des peuples ont abandonné leur langue. L’identité, comme la langue, évolue sans cesse. Enfin, s’il existe une identité individuelle, il n’est pas sûr qu’il existe une identité collective autre que fantasmée ou imposée autoritairement par des régimes totalitaires.

De ce fait, une contradiction apparaît : le français langue universelle (largement diffusée dans le monde et véhicule de valeurs universelles) et la langue universelle comme illusion. Comment sortir de cette contradiction ? Par l’idéologie, comme toujours. Il y a deux langues universelles, l’une mauvaise, l’autre bonne. L’anglo-américain, qui est le dernier avatar de la langue universelle, est la mauvaise langue universelle, parce qu’elle est impérialiste. En revanche, le français, qui l’a précédé dans l’universalité, est une bonne langue universelle. Parce que c’est la langue que parle M. Hagège ? Non. Parce que le français est censé respecter les cultures et les langues avec lesquelles il est en contact. « Loin de supplanter les autres langues du monde, (le français) leur donne l’occasion d’être plus aimées encore de ceux qui s’en servent ».

La bonne langue universelle, dont le modèle est le français, n’est pas impérialiste, elle préserve les identités, elle est métisse ou métissée, elle crée des mots nouveaux, en les calquant sur des mots des langues africaines. « C’est une langue dont la vitalité se nourrit de celles auxquelles elle emprunte leur sève créatrice ». La problématique du babélien est renversée. De mauvaise, selon Etiemble, l’hybridation devient bonne. Le franglais détestable est supplanté par des langues métissées, honorables, aimables. La francophonie est belle, non pas parce que, selon Neagu Djuvara, elle est une voie d’accès à la culture, mais parce qu’elle est un « espace culturel où sont assumées les différences »..

Le culturalisme a la propriété d’embellir l’universel redéfini comme un agrégat de cultures hétérogènes et différentes.

9. La culture : problématique

Dans La Défaite de la pensée (Gallimard, 1987), Alain Finkielkraut distingue deux conceptions de la culture. Ou bien c’est la vie avec la pensée, ou bien la vie quotidienne ; ou bien la vie supérieure, ou bien les gestes élémentaires. Lévi-Strauss (Le Regard éloigné, Plon, 1985) la définit comme les « styles de vie particuliers, non transmissibles, saisissables sous forme de productions concrètes, techniques, moeurs, institutions, croyances ». Définie comme la vie avec la pensée, la culture est singulière ; définie comme la vie quotidienne, elle est plurielle : la culture ou les cultures. Le culturalisme ne nie pas la pensée, mais refuse de dire que la pensée organisée, réfléchie, écrite, critique est supérieure en quoi que ce soit à la vie quotidienne. Tout est culture. Shakespeare et l’infibulation se valent et sont également légitimes. L’opposition recouvre deux conceptions de l’homme. D’un côté, la culture, universelle ou supposée telle, valable pour tout homme, à quelque race, classe, religion, qu’il appartienne, et où qu’il vive. De l’autre, les cultures des groupes. La culture postule une nature humaine, un droit naturel, une humanité une, des semblables ; les cultures une humanité éclatée en groupes, en tribus, en communautés, exaltant leur identité spécifique et particulière. Ce sont les individus qui, en pensant, créent la culture ou accèdent à la culture, non les groupes ou les peuples. C’est Platon ou Socrate, pas les Grecs. La culture est un arrachement, un déracinement, une élévation. L’homme se libère de ce qui le détermine (race, clan, classe, croyances). A l’opposé, les cultures sont l’affaire des communautés. Elles enracinent, imposent une identité à la naissance, valorisent une appartenance à un groupe. Les deux conceptions sont situées à l’opposé l’une de l’autre. La culture accuse les cultures d’être des prisons, des déterminations, d’attenter aux libertés de l’individu ou au droit naturel de chacun de se forger un destin, etc. Les cultures accusent la culture d’impérialisme. Elle aurait été inventée à un moment donné de l’histoire par un peuple arrogant, qui, sous couvert d’émanciper les hommes, impose sa culture, pour mieux opprimer, asservir, coloniser. Elle dépossède les dominés de leur être, de leurs biens, de leurs terres. La contradiction touche de nombreux domaines. Elle apparaît dans les débats relatifs au tiers monde, au racisme, à la tolérance, aux « sciences » de l’homme, à la nation.

10. Une opposition culturelle

Ces deux conceptions opposées se développent dans des pays différents, la culture, en France, dans la Rome antique ou dans l’Athènes du Ve siècle ; les cultures, en Allemagne et dans les pays anglo-américains. Dans Pourquoi la Grèce ? (de Falois, 1992), Mme de Romilly montre que des écrivains athéniens au Ve siècle (Sophocle, Euripide, Thucidyde, etc.), en stylisant les personnages, en simplifiant les situations, se sont arrachés à leur culture pour atteindre l’universel, parlant à tous les hommes, qui qu’ils soient et où qu’ils vivent. C’est aussi ce vers quoi converge la thèse de R. Brague, dans L’Europe, la voie romaine (Critérion, 1992). Au contact des Grecs, les Romains ont pris conscience de la valeur universelle des oeuvres de Sophocle, Platon, Thucydide, Euripide. Ils ont appris le grec et ont assimilé la pensée de ces auteurs. La voie romaine est secondaire et extérieure : c’est chercher des références à l’extérieur de sa culture, non pas en soi, dans ses racines, mais ailleurs. Il en a été ainsi des écrivains, penseurs, philosophes, français, de Montaigne à Sartre, qui ont été pour des millions d’hommes vivant en Afrique, en Asie, en Europe, en Amérique ou en France même, ce que Sophocle, Euripide, Homère, Thucydide, Platon ont été pour les Romains de l’Antiquité, comme le montre l’historien roumain Neagu Djuvara (cité par Péroncel-Hugoz, « le français en Roumanie », Le Monde, 1991) : « L’engouement roumain pour la France est comparable à celui des Romains pour les Grecs dans l’Antiquité ». La francophonie est peut-être métissage, mais elle est surtout constituée par la relation de secondarité et d’extériorité. Cette voie francophone d’accès à l’universel, à la fois secondaire et extérieur, est niée par le culturalisme, en particulier dans l’espace francophone.

11. Les identités meurtrières

Selon Hélé Béji, l’identité culturelle a été utilisée par les pouvoirs totalitaires, pour enchaîner les peuples « libérés ». Dans le Désenchantement national, Hélé Béji l’analyse comme artificielle et appauvrie (aux peuples est offert un ersatz). L’Imposture culturelle, dont le titre révèle les intentions de l’auteur, est d’abord une satire de l’UNESCO, qui a fait de cette identité son credo.

« Les discours des experts ne nous seront pas non plus d’un grand secours, quand on songe que leurs paroles sont traduites dans toutes les langues pour finalement n’être lues dans aucune. Elles s’entendent dans les salles de conférence des grandes organisations internationales au travers de cette discussion chic et irrésolue de la diplomatie mondiale, immunisée contre la souffrance des peuples comme l’enfant morveux d’Afrique contre les piqûres d’insectes et les cailloux pointus sous la plante de ses pieds… Les esprits les plus lucides s’y abîment en une mélancolique et impuissante ironie, tant ces nouveaux temples de la culture moderne les ont métamorphosés en bureaucrates fourbus devenus ses plus authentiques esclaves ».

La hiérarchie des races chère à l’anthropologie physique a été remplacée par l’égale diversité des cultures. A l’origine, il s’agissait de démontrer l’éminente dignité de tous les hommes en valorisant la culture dans laquelle ils sont immergés, mais cette conception, en triomphant partout dans le monde, a fini par réduire les hommes à leur culture et à les dépouiller de leur universelle humanité.

« Rien n’est devenu plus ambigu et plus embrouillé que la conscience de sa culture. Signe incomparable de notre supériorité dans la hiérarchie des êtres vivants, « critère permettant de reconnaître et de définir la condition humaine » (Lévi-Strauss), la culture n’est aujourd’hui l’objet d’une quête d’identité que parce l’homme se sent secrètement orphelin de son humanité. (…) L’identité est richesse et beauté quand elle est objet de considération poétique, mais fléau et destruction quand elle sert une idéologie. Sa logique d’affirmation de soi poussée jusqu’à sa racine originelle va tendre à recréer cet état de nature sans foi ni loi, de guerre de tous contre tous où encore une fois triomphera la loi du plus fort contre la promesse d’une entente universelle. L’idéalisme culturel s’abîme tôt ou tard dans le réalisme sordide de la force ».

L’humanité se dissout dans l’appartenance imposée à une identité, toujours frelatée, manipulée, déformée, caricaturale. Les résultats en sont les haines, les affrontements sans fin, les violences, les intolérances, chacun affichant la supériorité de sa culture sur toutes les autres et cela dans tous les pays, en Occident comme dans les pays décolonisés :

« Loin de déboucher sur un véritable dialogue des cultures, le mouvement qui tend à instituer en principe général la stricte égalité entre les cultures popularise une dangereuse tyrannie des identités. La communication accrue, loin d’ouvrir chaque culture à l’autre, la rend plus narcissique. En même temps, l’universalité du principe culturel encourage toutes les revendications particulières ».

Sur ces ruines, émerge un ersatz de « culture » mondiale, faite d’images réductrices, de stéréotypes frustes, de feuilletons stupides, de communication, d’où toute pensée est chassée. C’est l’horreur moderne, selon Hélé Béji, pour qui la seule attitude « morale » possible est le retrait, afin de ne plus participer aux bruits du monde, la compassion pour les humbles ou l’intérêt porté à quelques choses simples, dont le paysage qu’offre à ses yeux, de sa terrasse, la casbah de Tunis.

12. Le totalitarisme des identités collectives

De 1920 à 1960, s’est épanoui en Egypte un vrai féminisme, libre, indépendant de l’Etat, qui a contribué à l’émancipation des femmes et suscité de grandes oeuvres : de Qassem Amin, Libérer les femmes (1895), de Mansour Fahmy, La condition des femmes dans l’islam (1913), de Doria Chafik, L’esclave sultane (1955), d’Out el Kouloub, Ramza (1961). Or, ce féminisme est méprisé par les défenseurs de l’identité culturelle. Dans l’Egypte, impérialisme et révolution (Gallimard, 1967), Jacques Berque étudie l’histoire politique, culturelle, sociale et économique de l’Egypte moderne, de 1882 à 1952. Comme il a compulsé la presse, il ne peut pas ne pas ignorer qu’a existé, dans la première moitié du XXe siècle, ce féminisme. De fait, il cite les noms de Hoda Charaoui, Mansour Fahmy, Qassem Amin, qu’il présente comme le théoricien de l’émancipation de la femme. Pourtant, il occulte les livres, les actions, les thèses. Berque mentionne le titre de deux oeuvres de Qassem Amin, Les Egyptiens et El marah el gadidah. Mais il ne signale pas ce livre si important qu’est Tahrir el marah. De Mansour Fahmy, il dit qu’il est un « fin lettré », mais il ne mentionne pas le titre de sa thèse, ni n’expose ses analyses. Il accorde moins d’importance aux thèses de Qassem Amin qu’aux idées des adversaires de l’émancipation des femmes, dont Talaat Harb, le banquier « nationaliste », qui s’opposait à ce que ses femmes sortissent du harem où elles vivaient recluses. Il n’évoque pas les activités de l’UFE en faveur de la cause des femmes, de la défense de la Palestine, de la création de la Ligue des Femmes arabes, ni la revue L’Egyptienne. Et surtout, il parle de Hoda Charaoui avec condescendance, faisant précéder son nom de l’appellatif méprisant « dame ». Il résume sa biographie en quatre phrases : « Elle naquit en 1879, fille de Sultan Pacha, ce président d’assemblée qui sut se dissocier à temps, et non sans bénéfice, du mouvement d’Orabi. Les enfants semblent avoir eu à coeur de purifier cette fortune d’origine suspecte. L’un d’eux se fit le bailleur de fonds de Talaat Harb. La fille devint l’héroïne de la revendication nationale et de l’émancipation féminine ». Selon Berque, « Dame Charaoui » a lutté, non pas pour donner aux femmes des droits qui leur étaient niés et une liberté qui leur était refusée, mais pour faire oublier l’origine de la fortune de son père et pour effacer sa trahison, ou prétendue telle, en faveur des Anglais.

Les féministes sont attachées à la démocratie que Nasser a abolie en 1952 et que Berque évoque avec mépris, alors que, dans les années 1920, cette démocratie a favorisé l’émancipation des femmes. « L’un des pièges de l’histoire politique en Egypte, de ce temps-là, c’est l’adoption zélée des formes de la démocratie occidentale ». Pour Berque, la démocratie est purement formelle, d’origine étrangère, exogène, introduite en Egypte par des zélateurs de l’Occident, et contraire à l’identité culturelle supposée arabe et islamique de l’Egypte.

Les orientalistes identitaires, dont Berque, valorisent la culture, non pas l’expérience qui nous arrache à nous-mêmes et à notre milieu, mais ce qui nous y attache et nous y enferme. Dans cette conception, l’individu n’existe que s’il appartient à une communauté ethnique et confessionnelle, arabo-islamique en l’occurrence, qui s’impose à lui. Il est pris dans cette culture, prisonnier des langages de sa communauté et condamné à les répéter. A l’opposé, Qassem Amin et Mansour Fahmy défendent des valeurs universelles, Qassem Amin, celles de l’islam, Mansour Fahmy celles du rationalisme critique. Quant à Taha Hussein et Out el Kouloub, ce sont des penseurs libéraux, qui conçoivent l’homme comme un individu, autonome, capable de décider par lui-même de son destin. Les féministes revendiquent des droits pour les femmes au nom de principes universels ; les orientalistes leur dénient ce droit au nom d’une identité culturelle fantasmée et fantasmatique. Dans le camp féministe, on trouve, à côté des penseurs libéraux et tolérants, les faibles, les femmes, les opprimés, les partisans d’une démocratie ouverte et d’un Etat de droit, qui croient dans la force de la loi. Dans l’autre camp, en face, les nationalistes côtoient les marxistes, les tiers-mondistes, les soi-disant anti-impérialistes, les islamistes, les fanatiques misogynes, les privilégiés, les partisans d’un Etat totalitaire et xénophobe, les défenseurs d’une conception anthropologique de la culture. Berque et les orientalistes ont choisi leur camp : non pas le premier, mais le second.

En Egypte, tout ce qui se rapporte à la langue, à la religion, à l’éducation, à la vie sociale, était abandonné aux communautés minoritaires. En échange, le pouvoir prélevait les impôts. Or, ce que racontent les romanciers Solé, Sinoué, Alia, c’est la tragédie qu’ont vécu les minorités, dont les grecs catholiques, qui ont participé à l’histoire de l’Egypte. Les Batrakani et les Falconeri, survivants des massacres de Damas de 1860 et réfugiés en Egypte, comptent parmi les acteurs de la « renaissance » arabe ou nahdah. Les grecs-catholiques ont cru dans l’instruction, ils ont voulu que leurs enfants suivent des études secondaires et supérieures, ils ont donné une véritable promotion à leurs filles et à leurs femmes, ils ont été les premiers à refuser l’apartheid sexuel qui caractérisait alors l’Egypte, ils ont créé des entreprises dans l’industrie, la médecine, la presse, la culture. Les auteurs du coup d’état de 1952 ont mis fin à cette expérience, en imposant une identité idéologique, en partie imaginaire, si on la rapporte à l’histoire millénaire de l’Egypte. Pour les grecs-catholiques, qui veulent rester fidèles à ce qu’ils sont ou sont devenus, c’est à nouveau l’exil, puisqu’ils ne peuvent plus être égyptiens et ne sont plus considérés comme tels et, ne voulant pas être traités en sujets de seconde zone ou dhimmis, ils en tirent les conséquences et se réfugient dans des pays où ils ne sont pas menacés dans leur être et leur vie.

13. la question politique

L’œuvre de Hélé Béji doit être méditée, entre autres raisons, parce qu’elle critique l’utilisation abusive d’un des thèmes les plus répandus dans le monde et qui, à ce titre, peut être dit universel – celui de l’identité culturelle – soit par des régimes totalitaires, soit par l’UNESCO, et en conséquence, la réduction de ce thème à un instrument soit de propagande, soit d’asservissement des peuples libérés. « Dans le discours officiel sur la culture, sur « l’authenticité », sur la tradition, le peuple est projeté sur un écran fantôme, exsangue, incarnation idéelle du peuple. (…) Tant qu’il s’agit de me défendre contre la présence physique de l’envahisseur, la force de mon identité m’éblouit et me rassure. Mais dès lors qu’à cet envahisseur se substitue l’identité elle-même, ou plutôt ma propre effigie (nationale) postée sur l’axe de l’autorité, et m’enveloppant de son regard, je ne devrais plus avoir en toute logique le droit de la contester » (in Le désenchantement national).

Hélé Béji se présente comme une « décolonisée » :

« Qui suis-je ? – Une « décolonisée », devrais-je répondre. Mais, à l’instant, cette réalité m’apparaît dans toute sa bizarrerie et son insignifiance, tant ce mot s’est usé en clameurs, en discours, en blâmes, en louanges, et en toutes sortes de chimères » (L’Imposture culturelle, ch. 3).

Elle réécrit, trente ans après qu’il a paru, le Portrait du colonisé d’Albert Memmi, qui a fait prendre conscience de la situation humiliante que vivaient les colonisés. Elle analyse les effets que la décolonisation a eus sur la conscience moderne, sur ce que  nous pensons, sentons, croyons. C’est une prise de conscience (elle est décolonisée, orientale, dépouillée d’elle-même dans son propre pays par un régime totalitaire, etc.) et une crise de conscience : cette conscience ne la satisfait pas. Dans la Tunisie des années 1960-70, l’Etat contrôle tout. Les libertés sont grignotées et supprimées. Des discours officiels ressassent le même thème de la contradiction à dépasser entre tradition et modernité. La presse ne dit rien d’autre que ce que le pouvoir lui ordonne de publier. Une identité culturelle est imposée à tous les citoyens. Les intellectuels totalement intégrés à l’appareil d’état ne font preuve d’esprit critique que lorsqu’ils se trouvent à l’étranger. Le terme désenchantement suppose un état antérieur d’enchantement (Marcel Gauchet, Le Désenchantement du Monde, Gallimard, 1991). Les libérations ont enchanté le monde. Les événements qui se sont déroulés en Tunisie, comme dans d’autres pays décolonisés, ont obligé les peuples à regarder la réalité en face.

« La décolonisation croyait s’appuyer sur trois postulations : le dépassement du concept de lutte des classes, la revendication de l’identité, l’aspiration à une synthèse entre la tradition et la modernité. Ces postulations se sont renversées. La lutte des classes a développé une violence rentrée inouïe, l’identité favorise l’intégration sociale centralisée, la synthèse a abouti à l’éclatement de tout et à la perte des significations ».

Hélé Béji refuse d’en rendre responsables l’Occident, le néocolonialisme ou l’impérialisme, etc. De ce point de vue, elle ne reprend pas à son compte l’habituel catéchisme marxiste tiers-mondiste. Ces causes sont résumées dans trois événements. C’est d’abord la répression sanglante, aveugle et violente des manifestations plus ou moins spontanées de rue en 1978, les Tunisiens ayant saisi le prétexte de l’augmentation des prix des denrées de première nécessité pour protester contre leur gouvernement. La répression aurait fait des centaines de morts. C’est aussi le chantage imposé en 1972 aux paysans tunisiens désireux de recevoir leur part de l’aide alimentaire envoyée par les pays du Nord pour éviter la disette qui menaçait les campagnes : ils auraient été contraints d’adhérer au parti unique en échange de semences et de nourriture, la presse présentant ces adhésions forcées comme la preuve de l’adhésion enthousiaste des masses à la politique du parti unique. C’est enfin la comparaison entre les textes et les discours de Bourguiba écrits ou prononcés dans les années de lutte (1930-40), textes vifs, intelligents, vivants, précis, qui disaient la vérité, et la langue de bois nulle, pure propagande imbécile, des discours officiels des années 1960-70…

Hélé Béji écrit en partie contre Memmi, elle écrit aussi contre Frantz Fanon, non pas l’auteur des Damnés de la terre, mais l’auteur de Sociologie de la Révolution. Pour Fanon, les décolonisés participeront à l’histoire du monde et accéderont à la démocratie, etc. grâce à la création d’un Etat national. Les thèses de Fanon sont aussi celles d’un militant bolchevique tatar, Sultan Galiev. Aux Bolcheviques, qui disaient que dans la société russe, il y avait des classes dominées, ouvriers et paysans, qu’il fallait émanciper, il répondait que, dans l’empire russe, il y avait des nations dominées, que l’ennemi de ces nations dominées n’était pas le bourgeois national, mais le colonisateur russe, et que ces nations devaient lutter pour s’émanciper.

« Il affirme la différence fondamentale et irréductible entre un Occident, où les opprimés constituent une classe, le prolétariat, et un Orient où les opprimés sont des nations, tout entières prolétaires, puisque subissant l’oppression. Et il conclura que l’émancipation de l’Orient ne pourra s’accomplir, à terme, que par la substitution, à l’oppression que lui impose l’Occident, toutes classes confondues, de la dictature des « nations » prolétaires d’Orient sur lui » (H. Carrère d’Encausse, Lénine, 1998, Plon).

L’ironie de l’histoire est que les léninistes et trotskistes occidentaux, tel Fanon à la fin des années 1950, ont repris à leur compte les thèses de ceux que Lénine et Trotski ont éliminés au début des années 1920, afin de reconstituer sous le nom d’Union Soviétique l’ancien empire colonial tsariste qui s’était délité à la chute du tsar.

14. L’inversion du relativisme

Au XVIIIe siècle, les philosophes des Lumières ont montré que les moeurs, les coutumes, les croyances – en bref l’homme – variaient d’une latitude à l’autre. Les climats sont divers, les hommes aussi. Ainsi, ils ont pu justifier la critique des dogmes imposés. Le relativisme moderne est tout autre : il ne cherche pas à saper les dogmes ; au contraire, il les consolide. Le tout se vaut qui le résume interdit tout examen. La critique de l’excision des fillettes ou de l’enfermement des femmes est interdite à tout homme, surtout s’il est occidental, sous le prétexte que la critique implique la supériorité des moeurs qui prévalent en Occident sur celles des Soudanais ou des Somaliens.

La critique de la colonisation, de la traite des noirs, de la constitution d’empires, de la violence faite aux faibles est juste, nécessaire, légitime. Quand l’Occident colonise, qu’il réduit des malheureux à l’esclavage, qu’il constitue des empires, qu’il fait violence aux faibles, il doit être combattu. Ce n’est pas de cela qu’il s’agit dans l’exaltation des identités. L’Occident est critiqué pour ce qu’il est, non pas pour ce qu’il fait ou a fait. Une identité lui est prédiquée, dans laquelle il est enfermé : une identité mauvaise ou diabolique, comme si, dans les délires identitaires, il avait pris la place que le juif occupait dans ces délires identitaires qui ont conduit ceux qui se croyaient des aryens dans l’abîme des crimes sans nom. L’ethnocentrisme consiste à juger l’Autre ou la culture dans laquelle l’Autre est intégré à partir de critères qui y sont étrangers et à plaquer sur autrui ce que l’on croit être soi-même. C’est l’attitude intellectuelle la plus détestable qui soit. De toutes les « cultures » qui font la variété du monde, celle qui prévaut en Occident – en particulier l’universel singulier – est la moins ethnocentrique qui soit, la seule qui sache se décentrer ou ait appris à le faire et à ne pas se croire au centre du monde. Or, c’est la seule qui soit accusée de l’être.

Le multiculturel n’est pas neutre. C’est un engagement à contre-courant. Il implique des choix idéologiques favorables aux ethnies, aux communautés, aux empires ou aux tribus et hostiles aux nations, favorables aux particularismes et hostiles à l’universalité, favorables aux traditions et hostiles aux inventions, favorables aux invariants et hostiles aux évolutions, favorables aux superstitions, croyances, fictions, imaginaires et hostiles à la raison, au progrès, à la science. Il y a trois ou quatre décennies, ces options auraient été jugées archaïques ou « réactionnaires ». Les intellectuels, les penseurs, les artistes s’en seraient détournés ou les auraient combattues. Qu’il en soit autrement aujourd’hui est l’indice du triomphe dans les sciences humaines et sociales de la pensée post-moderne et de la déconstruction qui y est associée, ainsi que l’effet indirect de l’effondrement dans le crime contre l’humanité des grandes utopies, dites à tort progressistes (le communisme et ses variantes socialistes, qu’elles soient françaises ou arabes, la foi dans la technique, le tiers-mondisme, l’anticolonialisme, les régimes issus des guerres de libération nationale ou des « indépendances »), qui ont nourri l’espérance des hommes pendant les deux premiers tiers du XXe siècle. Le progrès étant perçu comme suspect ou synonyme de menaces sur l’espèce humaine, ce contre quoi la modernité s’est construite au cours des XIXe s et XXe s’est alors sorti de l’oubli et valorisé. L’unité du genre humain formait l’horizon progressiste, on y a opposé la différence. La nation était la forme achevée de la démocratie moderne, on l’a dissoute dans les tribus ou les communautés ou on l’a diluée dans les empires. L’homme moderne se réalisait par la culture, on a fait de la culture le subterfuge par lequel la bourgeoisie cupide asservit les pauvres ou domine le tiers monde. En réalité, les changements touchent les contenus, pas les formes. C’était noir ou blanc, c’est blanc ou noir. Le Diable devient le bon Dieu, et réciproquement. Ce qui était affecté d’un – méprisant se voit soudain pourvu d’un beau +, et inversement. Le post moderne est aussi antimoderne. Ce qui est déconstruit fait place à son antonyme. La déconstruction n’échappe pas aux simplifications binaires, dont seuls le savoir et  la connaissance peuvent nous libérer.

Ce texte de présentation ne poursuit pas d’autre objectif.