Tribunes

La dissolution du pouvoir au XXIe siècle

Le refus de Donald Trump de reconnaître sa défaite à l’élection présidentielle américaine est symptomatique, à mon sens, d’un phénomène sans précédent théorisé par Moisés Naim, dans un ouvrage non encore (le sera-t-il un jour ?) traduit en français, paru en 2013 et intitulé The End of Power[i].

Cet intellectuel vénézuélien, classé souvent parmi les penseurs les plus influents de la planète, est un économiste, ayant eu une courte expérience politique en tant que ministre du Commerce et de l’Industrie dans son pays natal, avant de devenir dirigeant de la Banque mondiale de 1990-1992. Il a aussi mené une carrière académique et poursuit une carrière de journaliste, en publiant dans de prestigieux journaux du monde entier.

Dans un entretien accordé à « Philosophie magazine[ii] », il expose la thèse, profondément iconoclaste, qui structure son ouvrage. Selon lui, nous serions contemporains d’un événement considérable : contrairement à ce que l’on pourrait penser, le pouvoir, sous toutes ses formes, après avoir atteint son acmé au XXe siècle, entre aujourd’hui dans une phase radicale de dissolution – phénomène, s’il produit des effets globalement positifs, n’est pas sans susciter une certaine inquiétude relative à une possible dégradation des relations interétatiques, qui ouvrirait la porte à l’anarchie.

Moisès Naim commence par poser une définition du pouvoir simple mais suffisamment extensive pour s’appliquer à tous les champs de l’activité humaine : politique et militaire bien sûr, mais aussi économique et culturel, pour intégrer à côté du hard power (pouvoir de la coercition) des politologues, le soft power (pouvoir d’influence).

« Le pouvoir est la capacité de dicter ou d’empêcher les actions présentes ou futures d’autres groupes ou individus ». Cela s’applique à une institution, une organisation ou un individu, hier comme aujourd’hui.

Il insiste sur le fait qu’une telle formulation ne change pas fondamentalement la définition du pouvoir ; en revanche, ce qui se transforme c’est la manière dont il s’acquiert et s’exerce, et les raisons qui font qu’on le perd ou le gagne.

« Au XXIe siècle, le pouvoir devient plus facile à acquérir, plus difficile à conserver, plus facile à perdre », sans pour autant disparaître. À l’appui de son idée, il pointe le fait que « partout des petits acteurs venus de nulle part se montrent capables de balayer les géants », à l’instar de ce qui s’est produit dans le monde des échecs. Ce jeu, véritable métaphore de la puissance, pour Moisès Naim, voit l’émergence de grands maîtres issus d’horizons de plus en plus variés (tant sur le plan géographique que sur le plan social) remportant des titres de plus en plus précaires.

 

Le pouvoir devient plus facile à acquérir…

C’est ainsi que, naguère (avant l’élection présidentielle de 2017), en France, François Fillon dit Mister Nobody, nain dans les sondages, devient, à la surprise générale, le Polyphème de droite. Il ne profita pas longtemps de sa puissance ; elle lui fut rapidement et brutalement arrachée, ce qui favorisa l’arrivée au pouvoir du « petit acteur » que l’on sait.

Emmanuel Macron, puisqu’il faut le nommer, dont la relative virginité et le surgissement du néant ont été les principaux atouts, accède à la fonction présidentielle, grâce à une stratégie visant à reconfigurer le paysage politique en France. Elle était d’emblée lisible dans l’étiquette du mouvement ad hoc qu’il a créé. « En Marche » porte en effet, en plus des initiales de son fondateur, une injonction et un constat. Injonction exhortant les citoyens à se bouger pour réformer la France et la sortir du quasi-immobilisme dans lequel l’ont laissée les pouvoirs précédents. Constat de l’existence d’un processus fondamental. Quelque chose est en marche. C’est la forme progressive en anglais qui peut le mieux rendre cette idée. –ing. In progress. La mondialisation, bien sûr. Un processus que le leader d’En Marche perçoit, à tort ou à raison, comme irréversible. D’où sa décision, exhibant ainsi ses qualités d’adaptation, de ne pas le contrecarrer. Il s’agit, en conséquence, de se mettre dans les pas de la mondialisation, en essayant d’en adopter le rythme. En Marche, c’est avant tout cela : un mouvement (à entendre dans tous les sens du terme) qui mime Le Mouvement définissant notre époque, celui de la mondialisation – processus dont Moisès Naim souligne la complexité, laquelle exclut toute appréhension manichéenne.

Dès lors, on comprend mieux la stratégie d’Emmanuel Macron qui consiste à exploser les frontières séparant les partis traditionnels, en adoptant une position post-partisane. Pour cela phagocyter la gauche socialiste (plus ou moins consentante) et séduire (étymologiquement « seducere » c’est conduire à l’écart) la droite pour l’absorber, par la nomination par exemple d’un Premier ministre issu de ce camp, ouvrant là une véritable brèche dans la formation Les Républicains.

D’ailleurs le mot d’ordre choisi par les macronistes en vue des législatives de 2017, La République en Marche, n’a-t-il pas été une manœuvre destinée à brouiller l’identité du parti Les Républicains en l’absorbant symboliquement, par une violente métonymisation. La République surplombe et englobe évidemment Les Républicains. Manipuler la lettre pour atteindre l’être.

La stratégie macronienne a parfaitement fonctionné, qui donne à voir un paysage politique caractérisé par l’effacement des vieux partis d’idées et par un face à face entre un bloc indifférencié « ni à droite, ni à gauche » et/ou « à droite et à gauche » opposé à des formations extrémistes, à droite et à gauche, les vieux partis. Une telle configuration s’expliquerait par une logique de positionnement par rapport à la mondialisation : le bloc mobile central, attaché à un corpus d’idées explicitement libéral ou social-libéral marchant dans les pas de la mondialisation, les formations extrémistes s’opposant au cours de cette dernière.

La conquête du pouvoir par Emmanuel Macron, reposant sur l’éclatement des frontières entre les vieux partis, constitue une illustration typique d’un phénomène plus général observé par Moisès Naim, qui trouble l’image d’une réalité de plus en plus fuyante. Il s’agit de l’érosion des barrières qui jusque-là préservaient ce que l’essayiste nomme les « incumbents » (c’est-à-dire les « titulaires », ou encore les insiders, qui possèdent le pouvoir dans le système actuel et déploient une grande énergie pour tout verrouiller derrière eux), face aux offensives menées par les « candidates » (c’est-à-dire les outsiders, les aspirants, croyant en leur chance et déterminés à se faire une place au soleil). Nous y reviendrons.

Parmi ces outsiders ayant accédé au pouvoir politique, nous citerons ces autres figures déstabilisatrices que sont Duterte aux Philippines, Orban en Hongrie, Salvini en Italie, Bolsonaro au Brésil et bien sûr Donald Trump, qui nous intéresse plus particulièrement étant donné son attitude, pour le moins atypique, dans le contexte de l’élection présidentielle américaine.

 

« Nécrophilie politique »

Rappelons brièvement que le « candidate » Donald Trump, contre toute attente – sondagière, notamment – a remporté l’élection présidentielle américaine en battant un adversaire, à la stature internationale incontestable, Hilary Clinton. Il a préalablement délogé de la principale élection le géant de la politique américaine, le Grand Old Party, dont les puissants membres ne cachaient pas leur hostilité à son égard et étaient décidés à le bloquer et à faire élire Jeb Bush. Le fait qu’il se soit imposé au sein du puissant Parti républicain constituait déjà en soi une petite révolution.

 

L’une des raisons qui font qu’on perd ou gagne le pouvoir réside dans la fascination pour la « nécrophilie politique », c’est-à-dire la passion pour les idées mortes. Personne n’ignore que de telles idées sont inopérantes ; elles recèlent cependant un fort pouvoir d’attraction dans le contexte de notre époque dominé par de profondes mutations à tous les niveaux. L’auteur de The End of Power relie le phénomène qu’il décrit à ce qu’il identifie comme les trois révolutions et transformations « qui définissent notre temps », les 3 M (More, Mobility, Mentality) : la « révolution du Plus » apparaît dans la croissance économique et la croissance démographique par exemple ; la « révolution de la Mobilité » est manifeste dans l’explosion des échanges affectant les marchandises, les hommes, les capitaux et les informations). Ces deux événements engendrent une « révolution des Mentalités » marquée notamment par la faillite des certitudes et le fait que rien désormais n’est tenu pour acquis ; on ignore si les changements vont être bénéfiques ou s’ils constitueront des menaces pour l’avenir.

Cette indétermination occasionne des passions et émotions, objectivées sous le terme d’« affects » dans l’ordre des sciences sociales, lesquelles reconsidèrent positivement leur place et nature dans le jugement et l’action. Jean-Luc Mélenchon observe qu’« en politique, les affects sont de retour. Pendant des années, on disait « on », « le peuple », « la classe ouvrière », « le parti », « les masses ». Maintenant, on dit plus volontiers « je »[iii] ». Ce « retour des émotions » est plus particulièrement fréquent chez les populistes ; un Donald Trump ne connaît pratiquement que la 1ère personne.

Pierre Rosanvallon distingue 3 catégories différentes d’émotions, qui ont des conséquences politiques différentes : « […] les émotions de position (le sentiment d’abandon, d’être méprisé), les émotions d’intellection (la restauration d’une lisibilité du monde avec par exemple le développement d’une vision complotiste et le recours aux fake news) et les émotions d’action (le dégagisme). »[iv] Ce sont prioritairement les secondes qui sont exploitées par les mouvements populistes, relayant volontiers les théories conspirationnistes qui les alimentent. Les visions complotistes revêtent une fonction psychologique, dans la mesure où elles permettent de réduire la complexité d’un monde devenu opaque en proposant des réponses simples, relevant souvent de la nécrophilie politique, aux problèmes que chacun rencontre. Les idées zombinesques, agitées par les populistes, atténuent les peurs liées à l’incertitude, en procurant aux individus le confort intellectuel perdu. La politique, s’affranchissant du factuel, s’inscrit désormais dans un régime post-aléthique, dominé par l’affectuel ; et ce sont les idées mortes qui donnent expression aux affects des électeurs.

 

Un « grand et beau mur »

Ce qu’il est convenu d’appeler le mur de Trump est symptomatique à cet égard. Le 45e  président américain, lors de la campagne électorale de 2016, a promis l’érection d’un « grand et beau mur » entre les États-Unis et le Mexique pour arrêter ce qu’il a présenté comme un flux d’immigrants illégaux et de drogues à la frontière. Cette promesse a séduit une grande partie de son électorat alors que tout le monde sait que les murs n’ont jamais arrêté les migrants. D’ailleurs, l’efficacité de cette mesure, au terme de la mandature de son principal initiateur, est fortement remise en cause, certains migrants parvenant à escalader facilement le fameux mur, d’autres à en scier des parois ; quant aux trafiquants, ils semblent utiliser de plus en plus souvent des bateaux ou des tunnels souterrains pour passer des tonnes de marijuana en contrebande, principalement dans les régions de Californie et d’Arizona situées le long de la frontière. Mais qu’on ne s’y trompe pas, ce n’est pas la faisabilité de la mesure qui intéresse Donald Trump, d’ailleurs les 3000 kilomètres promis sont très loin d’être réalisés, en outre la plus grande partie de ce qui a été construit n’est pas du tout un mur en béton mais des clôtures en acier ; ce qui le préoccupe ce sont les effets pragmatiques de ses paroles. Il s’agit de produire des énoncés performatifs[v], c’est-à-dire une parole qui, selon la théorie d’Austin, ne dit pas quelque chose mais accomplit un acte. Ainsi Trump, déclarant que le mur est la solution au problème de l’immigration, accomplit au moment de son dire, l’effacement du problème. Cela est rendu possible par le fait qu’il donne à entendre ce que les gens ont envie d’entendre, en appliquant ce qu’il considère comme une légère exagération, une « truthful hyperbole ». Le « grand et beau mur » est une de ces hyperboles véridiques, dont il use et abuse. Dans un livre co-écrit avec le journaliste Dan Schwartz, Trump déclarait :

« I play to people‘s fantasies. People may not always think big of themselves, but they can still get very excited by those who do. That‘s why a little hyperbole never hurts. People want to believe that something is the biggest and the greatest and the most spectacular. I call it truthful hyperbole. It‘s an innocent form of exaggeration—and a very effective form of promotion.[vi]

Notons que c’est l’exercice de la performativité, qui lui a permis de s’affranchir de la vérité factuelle et de débiter plus de 5000 mensonges en quatre ans, qui a caractérisé sa gouvernance.

Mais le mur de Trump, dont la matérialité se révèle problématique, constitue, à mon sens,  une allégorie de la grande idée de Moisés Naím, que nous avons effleurée plus haut, selon laquelle la mondialisation se manifesterait, dans tous les domaines où les hommes entrent en interaction, par une dissolution des barrières que cherchent systématiquement à ériger les incumbents pour se protéger des assauts d’acteurs de plus en plus nombreux et de plus en plus habiles à contester toute prétention au monopole du pouvoir. Force est de constater que dans tous les domaines, les insiders échouent à barrer la route aux outsiders : dans le monde économique, aucune domination de marché n’est définitive ; dans la sphère politique, l’impuissance des gouvernants, de plus en plus confrontés à des événements difficiles à maîtriser – la crise covidique est exemplaire à cet égard – ne cesse d’être exhibée aux yeux de tous. Cet échec rend le pouvoir plus facile à acquérir et plus malaisé à exercer et à garder. Le mur de Trump, c’est la métaphore de la fin du pouvoir : les migrants qui réussissent à l’escalader ou à le contourner représentent l’action victorieuse des candidates sur les incumbents.

C’est dans ce cadre qu’il faut situer l’attitude du 45e président des USA. Alors que Joe Biden a été déclaré vainqueur de l’élection présidentielle aux États-Unis, Donald Trump se mure dans le déni en refusant obstinément d’accepter sa défaite et bloque tout le processus de transition qui se met habituellement en place entre deux administrations qui doivent se succéder. L’éditorialiste de USA Today  y voit « un niveau de dépravation et de narcissisme sans précédent pour un locataire de la Maison Blanche ». Mais l’approche morale n’épuise pas la signification de l’événement ; c’est la théorie de Moisès Naïm, me semble-t-il, qui permet d’en rendre compte plus justement, et notamment cette idée que le pouvoir, dans le contexte des profondes mutations caractérisant notre époque, devient de plus en plus difficile à conserver. Ce fait entre en tension avec la préoccupation cardinale des individus détenteurs de la puissance, qui est de la garder. C’est ce que fait Donald Trump en utilisant tous les moyens à sa disposition pour emmurer son pouvoir : actions judiciaires (rejetées les unes après les autres par les tribunaux) ; pressions directes sur les élus républicains dans les États clés pour qu’ils annulent la victoire de Biden, ignorant purement et simplement le résultat des urnes. Les agissements de l’actuel président des USA, en fait, mettent au grand jour, de façon hyperbolique, ce qui a normalement lieu dans les coulisses de la politique.

Finalement, le moment trumpien, apparaît comme l’hyperbole des tentatives désespérées des acteurs du pouvoir, confrontés à sa dissolution, pour le conserver dans l’état qui a marqué son apogée au siècle dernier.

[i]  The End of Power, Basic Books, 2013.

[ii] « Trump est à la politique ce que Netflix est au monde de la télé » in Philosophie magazine, n° 104, Novembre 2016.

[iii] Entretien in Philosophie Magazine, n° 124, octobre 2018.

[iv] Rosanvallon Pierre, Le Siècle du populisme, Seuil, 2020.

[v] Dans ses conférences de Harvard de 1955, publiées par la suite sous le titre How To Do Things With Words (1962), J. L. Austin établit une distinction entre les énoncés performatifs et les énoncés constatifs. Les premiers concernent un grand nombre d’énoncés qui ne décrivent, ne rapportent, ne constatent absolument rien et, auxquels par conséquent on ne peut attribuer une valeur de vérité. Leur énonciation est en fait l’exécution d’une action (le verbe anglais to perform signifie « accomplir ») .

[vi] Trump DJ, Schwartz Tony, Trump : The Art of the Deal, Random House, 1987.