Scènes

Théâtre : « Abeilles » de Gilles Granouillet

Le théâtre comme on l’aime. Pourtant l’histoire peut paraître banale dès qu’on essaye de la résumer sans rien en dévoiler d’essentiel. Soit une famille : le père, la mère, le fils aîné dont le métier consiste à monter des éoliennes et la fille adolescente. Le père est lui-même fils d’immigré, peut-être d’Afrique du nord, il reste marqué en tout cas par une civilisation dans laquelle le pater familias demeure tout-puissant, un enfant ne doit pas lui répondre. Cependant ses propres enfants qui n’ont jamais connu que la France, ont d’autres mœurs. Le père, de surcroît, qui était maçon, ne travaille plus (au chômage, à la retraite ?), contrairement à la mère. Ce qui explique ses états d’âme, lesquels ne sont pas pour rien dans l’atmosphère qui pèse sur la famille, y compris sur le fils qui a quitté la maison. Tout cela se passant aujourd’hui, à l’heure des téléphones portables qui ont leur importance ici, à commencer par celui que le frère offre à la sœur en cadeau d’anniversaire, au grand dam du père qui n’aurait pas pu le payer.

La pièce débute en haut d’une falaise où se rencontrent le père et le fils. C’est là où il sera question des abeilles qui nichent dans la falaise et produisent un miel rare aux senteurs d’iode et de bruyère. Cependant, très vite, la réunion entre le père et le fils tourne mal. Ils se disputent, se bagarrent au bord du précipice.

On ne saurait en dire davantage au risque de déflorer les surprises d’une pièce fort bien construite. Encore que son atout soit tout autant dans la peinture des personnages, au premier chef le père et en second lieu la mère dont nous approfondissons la connaissance au fil des répliques.

La mise en scène de Magali Léris (directrice artistique du théâtre de Cachan) dégage l’imaginaire des spectateurs en misant sur la simplicité. Le précipice est représenté par le bord de scène, le décor se réduit à quelques accessoires (une table, deux chaises, des assiettes, un lustre, un sofa) déplacés par les comédiens, le plateau étant plongée à ces moments-là dans une demie-pénombre (une occasion de remarquer qu’un métier du théâtre, celui des accessoiristes et des ouvriers affectés aux changements de décor, s’éteint peu à peu). Pendant ces changements de décor, des inclusions en voix off qui n’ont d’autre utilité évidente que d’occuper les temps des changements de décor. Le lustre qui pend des cintres est mis en branle dans les périodes de climax. Le plancher de l’appartement, couvert de tapis orientaux (un indice qui confirme l’origine maghrébine du père), est dissimulé sous une toile blanche pendant la première scène censée se dérouler en plein-air.

La pièce, on l’a dit, est adroitement construite, et même si l’on croit deviner assez vite ce qu’il est advenu du fils, on n’en est pas certain jusqu’à proche de la fin. Les téléphones portables interviennent de manière récurrente, comme il en est de nos jours dans la vie de tout un chacun. Les comédiens ont justement investi leurs personnages, les hommes, le père (Eric Petitjean), écorché vif et le fils (Paul-Frédéric Manolis) doté d’une exceptionnelle aura, un comédien à suivre sans nul doute, comme la mère (Nanou Garcia) qui s’évertue à raccommoder cette famille qui part en morceaux. Une réserve, néanmoins, pour Carole Maurice qui interprète comme il convient l’adolescente capricieuse mais tombe dans le travers si fréquent parmi les dernières générations de comédiens français, de ne pas se soucier outre mesure de sa diction.

Les amateurs du théâtre de Lars Norén retrouveront dans Abeilles les relations conflictuelles qui peuvent s’instaurer au sein d’une famille mais avec moins de violence et davantage de tendresse qui surnage.

Une pièce de Gilles Granouillet. M.E.S Magali Léris. Avec Nanou Garcia, Eric Petitjean, Carole Maurice et Paul-Frédéric Manolis. Création son : Michel Maurer et Marie-Thérèse Grisenti. Création lumière et régie générale : Anne-Marie Guerrero. Coproduction théâtre Jacques Carat à Cachan, théâtre André Malraux à Chevilly-Larue Centre culturel de Norville.

Vu à Tropiques Atrium, scène nationale de Fort-de-France, le 16 mai 2019.