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Une nouvelle édition de François Villon par Jacqueline Cerquiglini-Toulet

FrancoisVillon1FrancoisVillon2Villon enfin accède au prestige de la collection de la Pléiade, grâce à la fort belle édition de Jacqueline Cerquiglini-Toulet, en collaboration avec Laëtitia Tabard. Outre une préface et de substantielles notices et notes, l’édition présente les documents juridiques les plus importants concernant la « carrière »  du poète mauvais garçon, ainsi qu’un dossier très fourni des « Lectures de Villon » qui documente la réception de l’œuvre par les poètes et écrivains français de Clément Marot au XVIe s. à Pierre Michon au XXIe s.  Y apparaît l’importance et la pérennité de Villon, dès les premières apparitions de son œuvre : il est bien charnière incontournable de la tradition littéraire française.

La présentation du texte obéit à ce que les typographes appellent la “belle page” (le recto à droite portant les pages impaires) : en page de gauche figure la traduction de l’éditrice et, en page de droite, le texte authentique en sa langue du XVe s. sur lequel   l’œil du lecteur est attiré en premier. L’éditrice fait donc confiance à ses contemporains en leur proposant de lire d’abord le moyen français de Villon, et ensuite seulement de s’aider de sa traduction : elle fait le pari que le lecteur du XXIe s. prendra conscience que la langue de Villon est , à peu de différences près, tout aussi bien la sienne. Les principes qui sous-tendent la traduction sont tout à fait de bonne règle : Mme Cerquiglini-Toulet n’a pas visé à un rendu « poétique », mais à l’exactitude. Elle a voulu éviter tout aussi bien le faux antique en bannissant les archaïsmes, que l’actualisation de l’œuvre par des « clins d’œil au monde contemporain » (p. LXVII).

Débarrassons-nous tout d’abord des quelques réserves que pourraient susciter cette nouvelle édition, réserves nullement rédhibitoires qui ne remettent en cause ni la qualité du travail ni les très nombreuses interprétations innovantes que propose Mme Cerquiglini-Toulet. Je regrette l’absence d’un lexique de la langue de Villon, ainsi que celle d’un index des noms propres et des thèmes villonniens. En l’état, tous les renseignements nécessaires figurent dans la préface, les notices et les notes, mais les rassembler sous forme d’index eût augmenté l’utilité de l’édition comme instrument de travail. On peut aussi regretter que les éditions Gallimard n’aient pas jugé nécessaire d’acquérir les droits des traductions des lectures non-francophones de Villon (Gallimard, encore un effort…):  les « Lectures de Villon » enferment le poète dans une tradition nationale franco-française : pour prendre quelques exemples, mériteraient de figurer dans cette anthologie le poème d’Ossip Mandelstam[1], l’opéra d’Ezra Pound (tous deux mentionnés dans l’édition), un extrait du texte de Robert Louis Stevenson (A lodging for the night, a story of François Villon, 1902), un autre de la lecture de Wydham Lewis (François Villon, 1928), les échos villonniens chez Paul Celan, etc. : une nombreuse descendance internationale prouve que la poésie de Villon dépasse les limites de ses propres frontières.

Ces réserves ne sont que détails, car Mme Cerquiglini-Toulet apporte aux études villoniennes une très importante contribution, qui est claire dès la préface. Elle n’a point sacrifié au genre académique, compassé et ennuyeux d’une introduction classique en trois points (« le contexte historique et littéraire, la vie, l’œuvre »). Dès les premières lignes, le lecteur se trouve engagé dans un travail d’interprétation qui joint une profonde et vivante érudition à une finesse d’écoute poétique remarquable. De fait, la préface ouvre d’innombrables clés pour la compréhension de la poétique complexe et raffinée de Villon en suivant tour à tour des écholalies relevant de la musique du texte, les virtuosités formelles (par exemple l’acrostiche du nom « propre » FRANÇOIS VILLON) et, sur le plan sémantique,  les thèmes que le poète entremêle avec dextérité.

Mme Cerquiglini-Toulet note que l’ « un des paradoxes de Villon est qu’il n’est pas un anonyme » (p. IX). Non pas qu’il n’ait pas été précédé ou accompagné par des auteurs vernaculaires dont nous connaissons bien le visage biographique (Guillaume de Machaut et Charles d’Orléans, son contemporain et ami, viennent à l’esprit). Mais pour la première fois, en toute certitude, le contenu même de la poésie se « détypifie », quitte le domaine de l’abstraction rhétorique, et devient autobiographique. C’est ce fait qui a permis à de nombreux commentateurs, probablement proies d’une illusion post-romantique rétrospective, de faire constamment de Villon le premier poète « moderne ». En particulier, on relève souvent sa « sincérité » (critère obligé du romantisme), sans se douter que la sinceritas fut, très longtemps une recette rhétorique relevant du genus subtile. Il se pourrait toutefois qu’il ne s’agisse pas seulement d’une illusion, car les poètes ont l’habitude d’anticiper le devenir de la vie de l’imaginaire avec parfois des siècles d’avance (ainsi la Chanson de Roland constitue-t-elle l’état-nation France avec prophétisme). Villon serait alors, dans ce sens, le premier poète de la modernité. Au demeurant, la préfacière n’aborde pas la question en ces termes ; Mme Cerquiglini-Toulet voit dans l’obscurité de soi à soi le signe même de la contemporanéité de Villon : il est indéchiffrable à lui-même comme nous le sommes à nous-mêmes : « Lyrique, moderne, ces termes sont souvent employés par Villon, à bon ou à mauvais escient. Au-delà de leur valeur d’étiquettes laudatives, disent-ils quelque chose de sa poésie ? Oui, ils signent notre rencontre avec le poète, ce que l’on reconnaît en soi de François Villon, cette incompréhension de soi : « Je coignois tout fors que moy mesmes » (Ballade des menus propos). (p. XVI)

Ce « constat de signature », inédit jusqu’alors dans la tradition littéraire médiévale,  débouche dans la Préface sur une analyse soigneuse des patronymes de Villon (François de Montcorbier, Michel Mouton) qui prend en fourchette l’œuvre et les documents d’archives. On voit que Mme Cerquiglini-Toulet, par un coup de force discret que j’approuve sans réserves, résout ainsi la question centrale du commentaire villonien, celle du rapport entre la vie et l’œuvre, pour montrer qu’ils ne forment qu’une seule scène, en bande de Moebius, où l’exigence poétique et les avatars du destin tressent des rapports inextricables. La « quête du moi » (p. XVI) se fait aussi bien dans l’œuvre que dans la vie : « Villon est le nom d’une figure multiforme, d’un poète qui a choisi d’habiter ce nom, François Villon, de le réaliser, d’en faire un nom parlant. » (p. XXIII) Et, dans cette habitation du nom, comme chez Proust, tous les moments de la vie deviennent signifiants, qu’ils soient grandioses, menus, désespérés, heureux ou ignobles : « Le portrait de Villon en chimère est soutenu par le caractère hybride de son nom. Nous sommes à la fois face à un nom d’apparence patronymique, François de Montcorbier et à un nom de poète, choisi : Villon. Dans les deux cas, ces noms rencontrent des éléments de la biographie, créant des coïncidences, des échos. » (p. XIX)

Dans le cours de cette réinterprétation, nous sommes introduits à « une esthétique de la digression revendiquée, de la pièce, du fragmentaire » (p. XXXIV) qui anticipe aussi bien Jacques le fataliste que Nietzsche.

Le poète crée une « poésie de mouvement » (p. XXXII) : « Villon laisse entrer l’air dans sa poésie. Il écrit une poésie de grand vent emportée par un mouvement, une dynamique de la ligne et du geste » (p. XXXIII). C’est tout l’art de Jacqueline Cerquiglini-Toulet que de marquer les stations de ce devenir poétique, et que je laisse au lecteur de cette remarquable édition le plaisir de découvrir dans ses détails et sa force.

grosse

 

 

 

 

 

 

 

 

[1] A François Villon

Face au siècle loup-garou et aux lâches

j’élève la protestation du poème

avec la douceur de mes mains

avec la soie rouge des mots

avec ce qu’il faut de tendresse

et de légèreté

pour toucher le cœur de mes frères !

Frères humains qui après nous vivez ,

c’est la plus belle complainte

du poète vagabond

qui n’oublie jamais les étoiles.

Cette plongée dans les ténèbres

je la dédie aux Vivants

aux roses devenues couronne

aux mots neufs du poème

qui dorment dans un brin de paille…