Mondes africains

Jugurtha au regard d’Henri Cachin-Kréa dans Le Séisme

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Roselyne Baffet écrivait au sujet de la pièce théâtrale du poète et journaliste Algérien, Henri Cachin-Kréa, intitulé Le Séisme (), ce qui suit :

« Le Séisme de Kréa, apparait comme étant une arme de lutte. Elle est une référence à ce qu’on pourrait appeler un théatre « révolutionnaire ». Réduite à sa plus simple expression théâtrale, cette pièce n’a pas été jouée et n’a de théatre que le non. » (1).

Loin de commenter un tel jugement de valeur, il y a lieu de relever la mention que donnant Henri Cachin-Kréa (1933-2000) à son texte dramatique, de « tragédie ». Cette « imitation d’une action de caractère élevé et complète » (Aristote). La pièce peut être assimilée à ce

Principe anthropologique et philosophique que l’on retrouve dans d’autres formes artistique, si ce n’est l’existence humaine même, cet impossible « tâche de peindre en révolution et en séisme cet intermède patriarcal », comme le notait Jean Giraudoux. C’est bien cette étymologie du « secouer » qui, au figuré, renvoie à des bouleversements entre un titre objectal comme énoncé aléatoire, totalement étranger au texte qui suit, et le personnage de Jugurtha, un individu visuel dont l’univers référentiel est celui de l’Histoire. Il est aussi une onomastique (un système des noms propres) qui désigne dans la langue amazigh, « celui qui est le plus grand d’entre vous ».

Avec un Prologue, deux Épisodes et un Exode, le texte dramatique de Cachin-Kréa, nous plonge dans l’ethnodrame,

« Ce phénomène originaire qui est à la fois religion et drame (et) est à l’origine du théatre et de la religion populaire de bien des peuples » (2),

Où treize (13) personnages évoluent le long des 78 pages. Pour ce qui est de la fable, les choses sont un peu plus complexes devant une narration composite.

À l’exposition de la pièce, partie qui précède la première entrée du Chœur, la Voix, en scène 1 (S1) expose le phénomène naturel dans un discours scientifique en l’illustrant d’exemples de séismes qui ont eu lieu de par le monde, à l’époque de la rédaction du texte, de la Calabre (Italie) jusqu’au séisme prémonitoire d’Orléansville (Chlef, Algérie) un certain 9 septembre 1954.

Toujours à la Scène 1, le Coryphée intervient derrière un écran blanc, en faisant une lecture d’un spectacle dont la raison et la déraison de l’homme semble être le thème du texte dramatique. C’est l’histoire des trois ou quatre générations dont la situation n’a guère changé. En S2, il sera question de campagne guerrière romaine contre les « barbares », commandé par Jugurtha et sa livraison, après une trahison, à Sylla qui le conduit comme prisonnier an Consul à Rome afin d’être exécuter.

Le dialogue qui est compris entre deux chants du Chœur (à l’Épisode) est subdivisé en deux parties avec huit scènes. Il est une écriture triturée, comme élastifiée entre deux générations, dispersées dans l’analepsie (flash-back) produisant un temps théâtral qui renonce à la linéarité et à l’objectivité. Quatre personnages interviennent en S1 et S2, en un elles-retour où l’apparition-disparition du masque de Jugurtha à l’écran, fige et ramène les personnages sur scène.

Le personnage Vieil Homme présente la situation d’un espace interdit « les rues nous sont interdits », « la moindre impasse est parcouru par les policiers » ou encore « la catastrophe sans précédent s’est abattue sur notre ville », en intervenant 24 fois en direction de la Vieille Femme, 29 fois envers le Jeune Homme, 23 fois en direction de la Jeune Femme, 10 fois vers le public et 3 fois seulement face aux soldats. Ce personnage majeur annonce dès la première phrase, un climat de guerre régnant dans une ville touché par le séisme et épargnant une campagne qui s’éveille par la prise des armés et le révolte.

Que pouvons-nous retenir de cette configuration dramatique, entre un passé mythique où l’objet « masque » fait figure d’une mémoire collective qui se regarde comme image, et une actualité tragique qui

« Enfermé les habitants des villages dans les cavernes et éventré les femmes et les vieillards » (Le Séisme, p.40).

Le tout en étroite relation avec la position même de Cachin-Kréa, vis-à-vis « d’un peuple à qui on a voulu couper la langue, dont on a voulu fracasser la nature », selon Jean Amrouche.

Qu’interroge-t-on dans un texte qui concerne une pratique dramatique qui s’ouvre sur diverses sources culturelles ? Un enseignement interculturel, ne conforterait-il pas une production théâtrale qui s’intégrait dans une tendance artistique, où l’écriture retrace diverses influences culturelles ou ethniques.

 

Théâtralité interculturelle

L’épaisseur de signes et de sensations à partir de l’argument écrit, comme l’entendait Roland Barthes, dans Essai critiques (1964), est cette théâtralité qui, « submerge le texte sous la plénitude de son langage extérieur », une perception œcuménique où les paramètres culturels sont nombreux et que leur confrontation obéit à tout un jeu de simulation et de stratégies cachées. Mais que recouvre le préfix inter ? Un chassé-croisé ? Un métissage ou un dialogue de sourds et d’indifférents ?

Il y a lieu d’établir des cadres et des cas de figures de l’interculturalité, allant de la simple citation de la culture étrangère « à son assimilation pure et simple de l’étrangeté absolu à la familiarité parfaite », Patrice Pavis, Dictionnaire du théatre, Paris, Dunod, 1996.

Au-delà d’une théorie en bonne et due forme, la théorie des transferts culturels se borne à observer quelques grands mécanismes, notamment :

  • Identification des éléments formels et mathématiques étranger dans la mise en scène ;
  • Le choix d’une forme pour recevoir les matériaux et les traditions étrangères ;
  • Enfin, la représentation théâtrale de la culture : mimétique par imitation ou comme accomplissement à une action culturelle.

À travers cette visée de la question théâtrale, l’expérience dramatique en Amérique latine forme une tendance bien spécifique de la mise en scène en s’efforçant d’examiner l’être humain dans ses rapports à la nature et à la culture, et qui élargit la notion de théâtre aux pratiques culturelles et spectaculaires (Cultural performance).

Pour Gordon Craig, « le masque est la tête idéale du théâtre ». Le masque est l’emblème ou l’archétype de la théâtralité, signifiant par- là que pour lui seul le masque en tant qu’artifice pure, forme plastique créée, afin de dépasser l’instabilité, la frivolité et la trivialité des expressions quotidiennes du visage et manifester la figure spirituelle une et éternelle, forgée par la fiction du poète dramatique.

Dans Le Séisme, le Prologue et à travers les S5, S6 et S7, dévoile le masque de Jugurtha « derrière l’écran » en « projection du masque de Jugurtha » (p.29) ou encore, lorsqu’une Voix récite « pendant que l’écran est illuminé au rouge vif » (p.30) et que la musique rappelant le séisme naturel, résonne dans la salle. Si le masque est lié au sacré dans les sociétés anciennes, il représente aussi un moment où l’homme qui s’en revêt, se retrouve en contact avec des forces extérieures à lui et qu’il « incarne » ou qu’il reçoit. Pour l’exemple de Jugurtha, le masque apparaissant/disparaissant se fait le véhicule de forces où derrière une figure, disparait la personnalité psychologique le rôle social qui accumule toutes les grandes forces psychiques,

« Le Numide s’y rend également, entouré de la plupart de ses familiers, sans armes, comme il avait été convenu. Un signal est donné et il est assailli de tous côtés par l’embuscade. Tous ses amis furent massacrés. Lui-même, chargé de chaines, est livré à Sylla, qui le conduisit au Consul » (Le Séisme, p.32).

Une figure totalisante du héros mythique qui dépasse, la conscience déchirée par les contrastes. Trahit par ses siens, il dérive du statut de personnage de l’Histoire et d’un passé ancestrale à un archétype vital à cause de sa valeur unificatrice et totalisante et permet d’établir un pont entre le Passé et le Présent, sans lequel il résulterait « un état de conscience déraciné» (3).

C’est à travers cette « poétique du masque » que Cachin-Kréa fait, défait et refait sans cesse la réalité visible du visage et du corps. Le visage est ainsi nécessairement le lieu paradoxal de la plus grande force et de la plus grande vulnérabilité de l’être humain.

Sur un plan didactique, la dimension interculturelle du texte de l’auteur de Djamel (1961), est à situer dans une perspective éthonoscénologique, ce néologisme forgé par J.-M. Pradier (4), pour élargir l’étude du théâtre dans « Les différences culturels, des pratiques et des comportements humains spectaculaires organisés – PCHSO » (5). Ethnologie et anthropologie culturelle interviennent avec souplesse à des objets qui ne soient, ni des métaphores, comme la théâtralité de la vie sociale ou du quotidien, ni les domaines ouverts sur l’infini comme le sont parfois les performances de tous ordres : jeux, sports, cérémonies, rites, etc.

Ce qu’il y a lieu aussi de préciser au sujet de ce texte dramatique est cette tragédie, celle d’une nation qui se développe dans un flash-back à deux temps, mais aussi à deux tons. Le ton du Vieil Homme et celui de l’Ancêtre, qui n’est qu’un « dieu-masque » tout comme Dionysos. Autour de ce dernier, il y a lieu de préciser que le dieu barbu, chevelu et couronné de lierre, dont le regard provoque la transe extatique ou le délire joyeux, bref, métamorphose l’homme en l’immergeant dans le divin hellénique.

Le « sommeil automatique » qui « dura des siècles » (p.34) et le rêve qui n’est que « la grossière moquerie de la réalité » (p.37). Dans ce souvenir d’une ville endormie sous « la menace du feu » (p.36), le tremblement de la terre résonnera dans « les tympans comme le pressentiment démesuré des combats » (p.36). L’univers chaotique que décrivent les dialogues des quatre principaux protagonistes se précise par l’introduction de l’auteur, relié, dans le texte, par une Voix :

« Convenez que la terre s’émut dans le même temps que le peuple surgissait de la torpeur caractérisée en laquelle en l’avait plongé irrévocablement selon le vœu des forbans, convenez que les séismes se ressentent des mêmes causes qu’ils soient humains ou telluriques » (p.54).

Dans ce pays étrange où les soldats A et B, à peine débarqués que la terre se met à trembler et que « les pierres mêmes ruminent des menaces » (p.56). Henri Cachin-Kréa assemble la force de l’imaginaire poétique entre archétypes et images primordiales (notant que le débat sur ces questions, entre Gilbert Durand et Jean Burgos, est demeuré inachevé). À vouloir asseoir une grille de lecture aliénante sur un texte, certes rédiger dans la langue de Voltaire, nous réduirons toute sa sensibilité et son objectivité à un sémantisme de surface telles ces lectures « lansoniennes », de l’ère des humanités !

Le tragique, comme image d’une aliénation sociale

En Exode, la Coryphée évoque Jugurtha, l’éternel justicier, surgissant pour mettre fin à l’inquiétude aux milieux des cités et des champs, d’un pays maudit. Le courage du peuple est évoqué au sein d’un feu purificateur. Le Vieille Homme et la Vieille Femme interviennent afin d’annoncer la prise de conscience du peuple, pour que le Vieil Homme décide, après un rituel de lavement des morts et qui sont transportés par le 1er Soldat et le Jeune Homme, de rejoindre « les compagnons » de son fils, ses filles et sa femme assassinés, tout en demandant à la Vieille Femme de prendre soin de l’Enfant.

Le Chœur achève le dénouement de la pièce, en faisant un contact sur un pays « creuset d’hommes de toutes origines de toutes destination poétiques ». Se heurtant au « cliquetis de feu en rythme sourd du sang » le dramaturge s’invente une écriture où le tragique étoffe l’ensemble du texte pour que l’image de l’aliénation sociale transposée devienne l’image même du complexe tragique. Le conflit dramatique est une représentation du collectif, la vie est un bien perdu, nous sommes morts et nous ne le savions pas, car le corps de Jugurtha (tel d’Hernani) sonne toujours au moment où nous pensons ressaisir ce que nous possédons.

Pour Cachin-Kréa, le tragique est jeté sur un masque d’un héros emprunté à l’univers patriarcal et féodal que détruit la monarchie centralisatrice. Pour en donner une dernière image et la rendre permanente, le dramaturge théâtralise un système social et ce jouie de son effacement, en mettant l’accent sur l’imposture qui consiste à projeter dans le passé la conception occidentale du « moi », telle que l’élaborait la philosophie kantienne.

Que faut-il, alors, déterminé dans ce support pédagogique dans l’enseignement d’un module, tel la littérature maghrébine et du tiers-monde en 2eme année de licence de français ? Une question fondamentale : le théâtre d’Henri Cachin-Kréa, se dérobe de la conception classique du tragique grec, pour s’installer dans la cérémonie interprétée comme un drame, au sens que Politzer, donnait à ce mot : un développement actif limité dans le temps et l’espace, un segment significatif de l’expérience commune, dont les éléments enchainés les uns aux autres réalisant ou représentent un acte collectif.

Le Séisme est une fête mythique, une représentation d’action comme le sont les fêtes traditionnelles des groupes archaïques. La représentation des personnages symboliques ou allégoriques qui incarnent, désignent ou veulent manifester la cohérence du groupe en exaltant l’unanimité et la frontière entre le théâtre et la vie sociale passe donc, par la sublimation des conflits réels : la cérémonie dramatique est une cérémonie sociale différée, suspendue. L’art dramatique de Cachin-Kréa sait qu’il s’épanouit en marge de la vie réelle, comme le concevait le sociologue des arts, Claude Duvignaud.

 

 

Note

  • Roselyne Baffet, Tradition et contestation dans le théâtre algérien, Paris, L’Harmattan, 1982, p. 50-51.
  • Mars, in Revue de psychologie des peuples, 1962, N° 1, p.21.
  • G. Jung et Ch. Kérény, Introduction à l’essence de la mythologie, Paris, Payot, 1968. P. 25.
  • M. Pradier, « Ethnoscénologie : La profondeur des émergences », in revue Internationale de l’imaginaire, N° 5, 1996.
  • M. Pradier, « Biologique et sémiologique », in revue Degrés, N° 42/43, été-autonome, 1985.