Mondes africains

Jean Mouhoub Amrouche, un Jugurtha qui renait de ses cendres

Jean El-Mouhoub (Muhuv, en Kabyle) Amrouche (JMA) est né le 13 février 1906 à Ighil-Ali, wilaya de Bejaia et décédé à paris, le 16 avril 1962. Le jour et le mois où disparaissait, en 1940, l’imam de l’Association des Oulémas Musulmans (Réformiste), Abdelhamid Ben-Badis. Une journée et un mois qui marquèrent, certainement, l’extinction des lumières pensives. De prime abord, il y a lieu de signaler que la date de naissance de JMA est selon l’extrait « pacte in qua » du Registre des Actes de naissance de la Commune mixte d’Akbou, délivré le 22 avril 1953, et numéroté 279 en l’an 1906.

JMA est né à huit heures du soir du 13, son père Belkacem Amrouche et sa mère Ouadi Fatima. Sur cet acte, nous relevons que JMA fut marié « suivant acte adressé au Consulat de France à Sousse (Tunisie), le 28/04/1937, avec Mlle Darribère Lucienne Joséphine Marguerite, divorcé avec la sus nommée, est c’est remarié à la nommée Molbert Suzanne Marie Virginie, le 31/07/1941 ».

 

L’itinéraire tunisien

Dans le parcours de JMA, nous relevons trois moments, bien déterminant. Le premier, marqué par un entrelacement chrétien/colonisé, qui ne peut toutefois faire l’économie d’un examen des effets de sa rencontre avec sa famille exilée, et les populations qui l’ont adopté.

Le second, une émancipation par la neutralisation des effets aliénants, en se réappropriant l’identitaire du soi. Enfin le troisième moment, celui de la neutralisation par le discours politique identitaire.

Le principe de la neutralisation, redondant dans ce qui précède, renvoi à une dynamique sociale vécue par JMA et qu’il avait lui-même traduit dans ses écrits de Tunisie, ses rencontres en France ou encore ses émissions radiophoniques à Tunis même. Une neutralisation qui ne trouva pas encore sa voie, vers la matrice organisationnelle de la contestation. Tout comme nous tenterons de recadrer l’homme, en étroit rapport avec les grands événements de l’histoire, nous essayerons de le repositionner dans sa légitimité, non en le resituant encore, dans une question ethnico-politique de l’appartenance, mais dans une réflexion de son tracé délibérément historique, en tant que moment de la lutte anticoloniale. Même si Mme Tassadit Yacine-Titouh ne s’intéresse à JMA, que dans l’allure de l’intellectuel colonisé, « mort dans la déchirure, en solitaire » (1), et ayant vécue entre deux univers, celui d’une représentation d’une patrie des origines (l’Algérie) et de celle de l’esprit (la France).

L’anthropologue des grandes écoles de France, poursuit son jugement de l’auteur des Cendres (1934), en concluant que

« La lutte que mène Jean Amrouche est étrangère à l’Algérie, elle concerne unique la France : la patrie de l’esprit, celle que l’auteur a élue parce qu’il s’est cru élu par elle. » (2), (p.228)

C’est certainement un hic bien particulier à certains de nos auteurs Algériens, marqué par un relativisme sclérosé par un intellectualisme, celui qui « révèle pour mieux dénoncer » (Michel Meyer). Le préjudice qu’ils portent à l’encontre de JMA est l’absence de réflexion sur la figure historique et de saisir la dimension politique de son parcours.

Sur le Journal Officiel de la République Française (3), nous lisons que Jean Amrouche faisait partie des élèves-officiers de réserve, au sein du 8e Régiment des Tirailleurs Tunisiens. Le Régiment en question était basé à Bizerte et avait pris part dans ce qui était nommé « la conquête du Maroc ».

Le passage tunisien de JMA été initié par son père Belkacem, qui travaillait dans la Société d’Exploitation des Chemins de Fer – Bône-Guelma – et Prolongements (BGP), une filiale de la Société Batignoles. L’univers des cheminots fut une réelle école de luttes syndicales dans une Tunisie en pleine configuration nationale entre 1920 et 1922.

La famille Amrouche habitant Rades, une banlieue sud de Tunis, qui vivait sous le choc, après qu’un tramway ait tué accidentellement un enfant à Bab-Saadoun le 8/2/1912. Un incident qui nourrit le sentiment contre toute forme de progrès technique venant de l’Européen, dans une société soumise au féodalisme et aux confréries religieuses, alliées du Bey de Tunisie.

JMA et sa famille ont vécus de dramatiques bouleversements qu’ont connus le pays et sa région. La colonisation italienne de la Lybie et la montée du fascisme, la révolte du grand Sud tunisien, les grèves sanglantes du bassin minier de Gafsa, les grèves des dockers de Tunis et de Bizerte et la répression qui s’en suit, ont fait que développer chez l’élève du Collège Alaoui (Tunis), un sentiment de dégout et d’amertume. Dans ce collège de garçons, le jeune Amrouche poursuivit ses études du premier et second cycle, sous la direction de M. Bec, de M. Ruth, à l’économat et M. Bernaudeau, comme surveillant général et les enseignements étaient basés sur les manuels destinés spécifiquement aux colonies d’Afrique du Nord, avec un encadrement français. Les enseignants de Lettres du jeune Amrouche s’appelaient Duret, Vertet, Piolle, Joffres et Bolleli. Même l’arabe était assuré par des français tels Alix, Bony et Germain. Chrétien ou pas, la formation des élèves au sein de ce prestigieux établissement était orientée vers le laïcisme, l’humanisme et la tolérance, dans un désordre colonial.

Certains auteurs algériens évoquent une déchirure chez JMA, déchirure sociale, sentimentale et spirituelle même que traversait le poète sous formes d’interrogations et questionnements d’ordre existentiel. Évoquer ces « déchirures », c’est aussi renforcer l’incompréhension de l’identitaire social et politique qui a traversé toute l’œuvre de JMA. Notamment à travers son cycle tunisien.

Le contact de JMA avec André Gide fut dans l’ordre de la circonstance historique. Gide, réduit au silence par l’administration Vichyste, se retourne à l’exil volontaire en Afrique du Nord. En avril 1943, recherchant un logement à Tunis, il prend contact avec Anne Heurgon, qui, à son tour, informe JMA du problème. Le poète demande à son ami Marcel Flory, professeur de mathématiques au collège Alaoui, d’héberger Gide chez lui.

La rencontre entre le jeune poète et le « contemporain capital » de la Métropole littéraire s’est établie grâce à cette femme qui fréquentait les Décades de Pontigny, où des écrivains de l’entre-deux-guerres se rencontraient chaque année et dissertaient sur des sujets littéraires et philosophiques. Gide fréquentait les rencontres des Décades et avait cette attitude de refuser aux femmes de participer aux débats. Mais la fille de Paul Desjardins ne désarme pas, elle décide de s’intégrer au cercle intellectuel, réuni dans l’abbaye de son père et c’est là qu’elle s’attire la faveur particulière d’André Maurois et de Charles du Bos.

En 1926, elle se maria à Jacques Heurgon, professeur à l’École française de Rome (1928-1930) et qui fréquentait les Décades de son maitre. En 1932, elle est à Alger où son mari obtint un poste de professeur de la langue et littérature latines à la faculté de la ville. À son domicile, de la rue Michelet, elle accueillait les plus prestigieux représentants des lettres françaises, notamment Saint-Exupéry et André Maurois qui deviennent des convives réguliers de la demeure des Heurgon.

À l’évènement du débarquement Allié en Afrique du Nord, André Maurois rejoint Alger, après son exil aux États-Unis, et cela comme officier de liaison pour le compte de De Gaulle. En débarquant à Tunis, André Gide aspirait principalement à sa sérénité, un sentiment qu’il le fait connaitre à Claude Mauriac dans une lettre qu’il le lui adresse le 17 avril 1942 :

« Je compte m’embarquer à la fin du mois pour la Tunisie, où travailler plus tranquillement que je ne puis faire ici, sans cesse dérangé par des importuns ».

En arrivant à Tunis, Gide charge Marcel Tournier, qui le loge dans sa librairie La Rose des sables, de le protéger des indiscrets et des admirateurs. Tournier témoigne :

    « Une de mes taches les plus délicates, c’était d’écarter de lui (…) les fâcheux, en particulier certains écrivains locaux qui m’inspiraient d’ailleurs une terreur égale à la sienne (…) ».

Il s’installera par la suite dans la ville d’été de son ami Théo Reymond, à Sidi-Bou-Saïd, où le cadre est agréablement exotique, paisible et détendu, afin de se retirer du monde.

JMA étudiant à l’ENS de Saint-Cloud (Paris) prend contact avec l’œuvre de Gide, qui devient pour lui un modèle littéraire :

« Un jour de février 1924 je découvre L’Immoraliste. Je ne saurais dire l’éclatement de ce livre en moi. C’était comme la fulguration de l’éclair. Qu’y trouvai-je que ceci : je vis ! Dès lors tout a changé. C’est de la que date ma seconde naissance : la découverte de ma propre vie » (Lettre de JMA à A. Gide, du 11/11/1928).

Cette rencontre avec le héros du second roman de Gide a certainement poussé JMA à éclore un bourgeon qui fut en lui, parmi d’autres. Éduquer dans le puritanisme, tout comme le personnage Michel, qui rejette la morale dominante, nourrie de valeurs religieuses en exaltant la liberté et l’individualisme. « Ce que l’on sent en soi de différent, c’est précisément ce que l’on possède de narre, ce qui fait à chacun sa valeur », s’écrit Michel, tout comme Ménalque, dans Les Nourritures terrestres, qui hais les gens à principes, revendiquant le droit à une existence affranchie de toute limite, nourrie d’expériences multiples, riche en sensations diverses.

JMA maintiendra un contact par lettre avec l’auteur de Voyage au Congo jusqu’à leur rencontre effective en 1942. Gide est tout juste séduit par ce porte-parole d’une communauté algérienne réduite au silence. Amrouche écrit à Gide, le 11/11/1928, où il cite un passage de l’Apocalypse de Saint-Jean,

« Dites, je ne suis qu’un enfant encore, « et pauvre et aveugle et nu » mais tant de force en moi demandé à sortir, la force de tout un peuple muet depuis des siècles ».

 Mais Gide demeure réticent, voyant en Amrouche un jeune ambitieux, à l’image de ce cercle de poètes, nouvellistes et romanciers d’une Afrique du Nord voulant égaler le Panthéon métropolitain.

Le 22 Juillet 1929, Gide écrivait à Amrouche, en ces termes :

« Votre erreur est de vous adresser à moi ; d’adresser à moi des pensées, des élans, des sentiments, qui ne peuvent trouver écho dans mon cœur. Cette sympathie que vous me témoignez, comment y resterai-je insensible ? »

Et de poursuivre :

« Mais persuadez-vous que si l’occasion vient d’une rencontre, nous n’aurons rien à nous dire ».

De 1933 à 1939, Gide n’écrira point à Amrouche. En se rapprochant des idées communistes, Gide voyait dans la foi catholique d’Amrouche, une aliénation supplémentaire qui s’ajoutait à la condition du colonisé. Mais le jeune poète méditerranéen, ne désespère nullement et trouve en l’occasion de la parution, au premier numéro de Mirages, d’un article qui dénonce ouvertement Gide, de complaisance avec l’idéologie soviétique, une occasion pour présenter à Gide les excuses de la direction de la revue, après que l’écrivain français n’est été vexé par le ton de l’article.

 

Prémisses de l’engagement

Devant la crise financière des Empires coloniaux (1928-1930) et la montée de l’Axe fasciste, JMA se réapproprie les modes d’expression dans un monde qui n’apparait plus ordonné au continent européen, comme étant « centre de gravité » (MBombe, 2013,p.9), par une référence au messianisme humaniste, à une chrétienté plus au moins exacerbée, au fait colonial. L’expérience de l’éducateur en humanités, de Bône (Algérie) à Sousse (Tunisie), pose chez JMA des interrogations sur le « processus traumatique d’aliénation symbolique et psychique » (4) [Christianisme et condition postcoloniale].

Ne peut-on pas observer, chez lui, l’expression de ce christianisme missionnaire dont la production de significations a constitués des tensions avec le fait colonial. JMA a été durement affecté et de manière plurielle et hétérogène, en tant que sujet colonisé et esprit presque en soumission à l’imitation du colonisateur.

Le 6 avril 1943, Amrouche écrit clairement qu’il se croit « capable d’assez grandes choses. Je voudrais essayer d’orienter la propagande française en Afrique du Nord » et qu’il est temps de « redresser courageusement tout cela ». Aussi vite dit, aussi vite entendue. Le général De Gaulle prend contact avec André Gide, et ce dernier demande à JMA, de mettre à l’œuvre la revue L’Arche, dont Robert Aron y participera activement. La présence d’Aron à Alger est un grand bouleversement idéologique. Il était considéré dans l’entre-deux-guerres comme l’un des représentants les plus en vue du mouvement personnaliste. Il dirigeait de 1933 à 1938, la revue Ordre nouveau et partageait les thèses des « non-conformistes » des années 1930. Il appelait à un bouleversement moral, économique et social du monde européen. Ses positions corporatistes et fédéralistes s’introduisirent dans la sphère politique et littéraire parisienne.

En juillet 1944, il fonde à Alger la Nef et publie chez l’éditeur Edmond Charlot, son livre Fraternité des Français. Mais l’esprit du doute, de la démesure, ont nettement crées un climat de suspicion entre les écrivains confirmés, de la Métropole et ceux de la colonie algérienne. JMA reconsidère toute l’importance de l’action culturelle en ces temps d’occupation et de division. Il ne se laissera guère intimider, ni par Saint-Exupéry, ni par celui qu’il estimait, jusque-là, comme son « maitre ». Amrouche voulait son projet : unifier L’Arche à une renaissante Nouvelle Revue Française. Il écrira à Gide afin de le rassurer, « Je sais vos scrupules à propos de la NRF.il n’entre nullement dans nos intentions de lui nuire. », tout en précisant, que la prestigieuse revue, « comme par le passé » a droit à l’admiration et à la gratitude de tout auteur ou lecteur.

JMA poursuit, en montrant à Gide sa crainte à l’égard de

« Certains esprits malins, sachant que vous – personnellement, et plus encore par ce que vous représentez pour nous – êtes notre appui le plus solide, n’aient essayé de porter le trouble dans votre âme. Néanmoins j’ai à cœur de vous rassurer. Il y aura place, je suis sûr, pour la grande NRF que vous ressusciterez et pour notre Arche, dans la France de demain. Je vous enverrai prochainement le projet de statuts, qui vous intéresse directement. Vous serez assez bon pour me dire votre sentiment. » 

Le projet d’Amrouche était d’unifier la voix littéraire et artistique de la France – toute la France – qui résiste au seul et unique ennemi conjoncturel et immédiat. Mais le vieux Gide s’emporta, une fois encore, à l’encontre de l’auteur d’un « Appel » pour une même revue de combat :

« Mais si j’y parlais de mon attitude à l’égard de la NRF, c’est que j’estime que je suis seul qualifié pour le faire, et que L’Arche, non plus que vous, n’a pas à son mêler. »

Un échange qui intervint alors que Paris, affaiblis culturellement, le rôle d’Alger fut de l’avant-garde du combat antifasciste sur les plans politique et militaire. JMA fut un pivot dynamique, à partir même de la Tunisie. En mars 1943, et dans le respect le plus total à la figure de l’ainé, Amrouche pris en charge le Journal de Gide, en le dactylographiant et c’est à sa lecture que le poète algérien, s’aperçoit que sa revue L’Arche n’est mentionnée que six fois et de manière furtive. JMA dira de cette exclusion volontaire, de la part de celui qu’il considérait comme un second père :

« Il ne pense jamais à moi, du moins quand il rédige son journal. Au reste ces pages ne le grandissent pas. Elles m’intéressent parce qu’elles sont de lui, par rapport à lui, uniquement ; en elles-mêmes sans intérêt ». (5)

Finalement, JMA, en se consacrant à la « vaillante vieillesse », comme il le qualifiait, il s’est délaissé lui-même et ses projets d’écritures.

Le 1er juillet 1946, Paul Guimard, journaliste à la Rediffusion de France (RDF), réuni autour de lui, lors d’un débat radiophonique de 25’ 26’’, MM. Ferhat Abbas, Kaddour Sator, du groupe parlementaire démocratique des Amis du Manifeste, Paul-Emile Viard, doyen de la faculté de droit d’Alger et député MRP d’Alger, Albert Camus, écrivain et enfin JMA, en qualité de directeur de L’Arche.

Le thème porte sur une question : Y a-t-il un problème algérien ? Faut-il aller vers l’assimilation ou l’émancipation de l’Algérie ? Des questions soulevées une année après le génocide du 8 mai 1945 et qui surviennent 8 ans avant la lutte armée de libération. Les participants après avoir définis la question du « problème algérien » et relevant une éventuelle responsabilité de Ferhat Abbas dans la situation de mai 1945 et cela aux accusations de la presse et de l’opinion coloniale, JMA, pause le questionnement qui suit, en réponse au doyen Viard :

« Est-il possible de demander, à quelle mesurent, M. Abbas, responsable ou nom responsable des événements du 8 mai 1945. Puis-je vous demandez, M. Viard, de préciser pour nos auditeurs, qu’elle est cette partie de la population algérienne qui tiens, M. Abbas de responsable des événements de mai ? »

Ferhat Abbas exposant à son tour sa vision des massacres, insistant sur le terme « événement », de mai 1945, tout en précisant sa position et demande qu’une commission d’enquête soit ouverte, en appelant à consolider l’amitié des musulmans et des français. Le leader des Amis du Manifeste et de la Liberté (AML), considère que l’Algérie a autant besoin de pain que de réformes de structures portant sur le plan politique. Définissant les problèmes politiques, il appelle à développer une politique allant vers la spécificité algérienne, à savoir le règlement urgent des questions colonial, féodal et politique.

Intervenant dans un esprit d’homme de lettre modérateur des opinions des uns et des autres. Amrouche ajoute à la 10e minute :

« Je suis d’accord avec Albert Camus, comme Ferhat Abbas, comme P. E. Viard, pour reconnaitre la primauté du problème politique, mais j’ai l’impression que le problème et encore plus profond, parce qu’il ne s’agit pas simplement d’un problème de structures, il s’agit aussi d’un problème qui porte sur la substance même de la vie algérienne. Je veux dire, un problème moral et ce malaise moral, constitue l’atmosphère même dans laquelle toute la discussion s’instaure et c’est ce malaise moral qui vicie, qui gauchie tous les problèmes, toutes les questions qui sont posés en terre algérienne. Et d’ailleurs, quiconque aborde avec un esprit non prévenu, l’Algérie après avoir quitté la France, s’aperçoit immédiatement que l’atmosphère humaine n’est plus la même. On n’y respire pas. L’atmosphère de l’égalité entre hommes que l’on respire tout naturellement en France. Et j’ajouterai que ceux qui ressente le plus douloureusement ce changement d’atmosphère humain même, ce sont les Algériens. Je veux dire les autochtone d’Algérie après avoir fait un séjour en France, là, ils goutent la liberté, l’égalité dans l’air même qu’ils retournent chez eux, dans leurs pays et bien, il en ait qui s’y sentent étrangers. Ils sont en quelques manières rejetais du corps social. »

Dans ce début, il y a lieu de relever l’importance de la rencontre, face-à-face, d’Amrouche et du leader Ferhat Abbas et l’imprégnation du premier par les idées et le programme du second. Pour F. Abbas, 116 ans de colonisation n’ont pas réduit l’Algérie à trois départements français et qu’une réforme politique demeure une priorité pour continuer le dialogue entre les deux nations. Pour Amrouche,

« Si l’on veut résumer cela, en termes simples, faut-il faire des Algériens, je veux dire des autochtones, des Français, ou faut-il les aidées à devenir de plus en plus Algériens. La question est là. »

La position de JMA, est d’autant plus claire. Il s’instaure au cœur du débat politique de l’époque. L’Association des Oulémas musulmans, sous l’emprise du cheikh Bachir Ibrahimi entre dans une phase de rapprochement avec les AML de Ferhat Abbas et d’un net éloignement du parti de Messali Hadj (le Parti du Peuple Algérien). N’est-ce pas que le 14 mars 1944 et dont les Statuts des AML visent à rendre populaire l’idée même d’une nation algérienne et la constitution d’une république algérienne autonome et fédérée dans une république française rénovée, anticoloniale et anti-impérialiste. Une énième expérience de F. Abbas qui le mènera, en avril 1946 à la création de l’Union Démocratique des Musulmans Algérienne (UDMA), abandonnant l’idée politique de l’assimilation et évoluant vers l’autonomie d’une nation au sein d’une Union française.

JMA demande s’il ne faut pas aider le Algériens, tout en suivant cette dénomination du qualificatif d’ « autonomie », subtil manière d’Amrouche d’éviter une confrontation idéologique de face, avec le discours de l’administration coloniale, à aller vers l’autonomie. Il explique qu’en Algérie l’éveil politique va mener inévitablement à l’éveil d’une conscience nationale, un mouvement inévitable, pour le poète et journaliste :

« Mon opinion personnelle est celle-ci, c’est que la personnalité algérienne complétement formée ou en voie de formation, les deux choses se valent. L’important est de constater qu’il y a actuellement en Algérie, l’éveil d’une conscience politique qui ouvre la voie vers la constitution d’une conscience nationale et c’est une chose qu’il est absolument impossible de nier. S’agit-il, maintenant, de favoriser le développement de cette conscience nationale ou faut-il stopper le mouvement. Je crois que c’est impossible, et c’est en ce sens que, bien que Algérien autochtone français, par conséquent, que je crois plus maintenant que l’assimilation soi possible et je me rallie à la thèse d’une personnalité algérienne, telle que le soutien Ferhat Abbas.

J’ajoute ceci, c’est que cette personnalité algérienne, ne doit pas être traduite d’une façon un peu grossière, par une revendication d’une indépendance politique de l’Algérie, ce n’est pas ce que revendique Ferhat Abbas, et sa position s’inspire de l’idée que la communauté française ou l’Union française doit-être définie comme une fédération de pays. Je ne dirai pas encore d’États, comme une fédération de pays et c’est dans le cadre de cette fédération que l’Algérie doit recevoir une large autonomie. »

L’approche amrouchienne du fait politique est d’autant plus discutable, mais nullement condamnable dans le climat idéologique de l’époque. C’est une Algérie d’après 8 mai 45, qu’il devient nécessaire de situer les propos politiques de JMA. L’adhésion de ce dernier au projet de Ferhat Abbas, fait de lui un énième écrivain Algérien qui lève haut la bannière de l’existence d’une nation, d’un peuple et d’une conscience qui s’affirme dans le contexte colonial.

JMA ne tarde pas à affirmer et affiner sa position d’acteur politique, à commencer par cette réponse qu’il adresse à son « compagnon » de la Libération, le général De Gaulle (ce dernier le considérait de même) :

« Je sais bien, écrit-il sous le titre de Il y a dix-huit millions de Jugurtha. Il est partout présent, partout insaisissable, il n’affirme jamais mieux qu’il est que lorsqu’il se dérobe. Il prend toujours le visage d’autrui, tout à coup les marques les mieux ajustés tombent, et nous voici affrontés au masque premier : le visage nu de Jugurtha ; inquiet, aigu, désespérant. C’est à lui que vous avez affaire : il y a dix-huit millions de Jugurtha, dans l’ile tourmentée qu’enveloppent la mer et le désert, qu’on appelle le Maghreb. »

Celui qui écrivait sur les colonnes de la revue Mirages (Tunis), « J’ai si longtemps cherché l’oubli de ma personne, … pour renaitre en autrui. », fut membre honoraire, pour l’année 1958, de la Ligue Internationale contre le Racisme et l’Antisémitisme (carte n° 1755) et lorsqu’on lui demandait s’il espérait que son « compagnon de la Résistance » le général De Gaulle accorderait l’indépendance à l’Algérie, il avait répondu :

« Non, je n’espère pas qu’il l’ »accordera », non ! J’espère que le général De Gaulle sera assez grand pour reconnaitre l’indépendance de l’Algérie. »

Propos qui figurent dans une interview, qu’il donnait à L’Express, sous le titre « la France comme mythe et comme réalités », qui paraît dans Le Monde du 11 janvier 1958 et dans laquelle il expose son opinion sur le général De Gaulle :

« Le général De Gaulle est actuellement non pas le seul à pouvoir comprendre, mais le seul à pouvoir admettre et à dire que les combattants de l’Armée de libération nationale algérienne sont des combattants qui luttent pour qu’on leur reconnaisse le droit d’avoir une patrie – leur patrie. »

En reconnaissant en De Gaulle « cette grande espérance » pour les Algériens et pour le monde arabe tout entier, il dira :

« Je dis qu’il est le seul aujourd’hui à être en état de restituer au peuple algérien l’honneur qu’on lui a arraché, et qu’à ce titre il est peut-être le seul qualifié pour prononcer les paroles qui dégèleront la situation politique en créant la confiance, alors que l’ensemble – pour ne pas dire la totalité – du personnel gouvernemental français est moralement disqualifié aux yeux des Algériens. »

En mentionnant M. Pflimlin comme celui qui représente expressément « la guerre totale faite au peuple algérien. »

En 1954 et après la dissolution du MTLD et le déclenchement de la lutte armée, François Mitterand, ministre de l’Intérieur disait : « L’Algérie, c’est la France ; des Flandres au Congo, une seule loi, une seule nation, un seul parlement… La seule négociation, c’est la guerre », les pouvoirs spéciaux, la décomposition des gouvernements français, les stratégies militaires visant à une recomposition sociale de l’Algérie et l’arrivée aux pouvoir de la petite-bourgeoisie nationaliste arabe, ne laisseront nullement indifférent JMA qui évoluera rapidement vers une position politique plus intégré organiquement.

L’engagement de JMA fut précoce. Dès le mois d’avril 1932, nous le trouvons associé au Congrès des Femmes Méditerranéennes qui se déroula à Constantine, sous la direction Mme Malaterre-Sellier. Présent lors des discussions en plénières, il interviendra en tant qu’étudiant et correspondant de presse, en insistant sur l’instruction des femmes qui doit être propagée, afin, dit-il « que le musulman trouve en sa femme une véritable compagne ». Un congrès d’ailleurs, qui mérite réflexion et étude autour notamment, de la participation des femmes nord-africaines et leurs interventions en contexte coloniale. C’est un engagement, certes, d’ordre civique dans une époque qui nourrit des prises de position politiques et un engagement militant au sein même d’un combat pour la libération algérienne.

Les années 1957-1958 retiennent l’attention de JMA avec une clarté de vues et une mobilisation tout azimut pour la cause nationale algérienne. En octobre 1957, JMA intervient sur les colonnes du Témoignage chrétien, à l’anthropologue Germaine Tillon, à la suite de sa publication d’un livret sur l’état de l’Algérie en 1957 (34 pages) et édité par l’Association Nationale des Anciennes Déportées et Internées de la Résistance (repris plus tard par les Éditions de Minuit). JMA qualifia l’auteure de « véritable génie de l’euphémisme » par rapport à ses arguments du maintien de la subordination politique de l’Algérie à la colonisation.

La prise de position de JMA à l’encontre de cette rescapée des camps de concentration nazis, la résistante et la figure de proue du Tribunal de Nuremberg, est une marque qui a son poids dans l’initiative politique du poète. Cet « Algérien de souche », comme il se qualifie lui-même, dénonce chez Tillon l’escamotage du problème politique dans la question de la revendication de l’indépendance. Il a été désabusé par l’argumentaire économique et financier qu’elle soulevait le long de son écrit en lui opposant son approche morale et politique, en étant mieux armé pour réfuter une argumentation économique, qu’il qualifie « d’arguments d’épiciers ». À sa parution, l’ouvrage en question a été qualifié par Robert Lacoste d’ « admirable » et par Jacques Soustelle, d’ouvrage absolument à lire. L’ethnologue ne faisait en fat, que refouler les problèmes politiques au rang des choses « abracadabrantes », comme le soulignait, le géopoliticien Yves Lacoste, dans un excellent article (6).

Conclusion :

Lors d’une rencontre-débat organisée par la revue Études Méditerranéennes (7), JMA rétorque à M. Yrissou de la société des Houillères du Sud-Oranais :

« (…) Pour les Algériens, à l’heure actuelle, pour reprendre l’expression désormais historique de Bourguiba « la dignité passe avant le pain ». Ils ont une idée qui n’est pas philosophique ; ils ont une idée vécue de ce qu’est la dignité de leur condition, elle n’est pas fondamentalement liée au niveau de vie. Je dirais même que la reconnaissance de cette dignité comme un absolu est la condition de l’accession à un niveau de vie meilleur. »

Enfin, c’est un Amrouche qui, évoluant dans l’expression poétique, se trouve en plein combat politique à travers une ligne conséquente et continue entre le dire et l’agir. Une question qui intéresse tous ceux qui considèrent que l’œuvre est un tracé de vie, de pensée et d’évènement faisant partie intégrante de son identité d’être sociale.

 

 

Note :

 

1 – Tassadit Yacine-Titouh, Chacal ou la ruse des dominés, Casbah éditions, Alger, 2014.

2 – Idem, p. 228.

3 – Journal Officiel de la République Française, Soixante et unième année –n° 72, du lundi 25 et mardi 28 Mars 1929.

4 – Xavier Gravend-Tirol et Nadia Yala-Kisukidi, Christianisme et condition coloniale. In revue ThéoRèmes, n° 4/2013.

5 – André Gide, Journal II. 1926-1950, Gallimard, Alger, 1997, cité in, « Alger, un foyer culturel pour les écrivains exilés de la France combattante (novembre 1942-aout 1944)» de Vincent Jaffreux, in revue Planete Litteratur. Journal of global litterary studies, 1/2014.

6 – Yves Lacoste, « Clochardisation » et colonisation. La cause de la misère du peuple Algérien, La Pensée, n°78, 03/1958.

7 – Études Méditerranéennes, n° 7, Printemps 1960.