Créations

Le péché et la grâce

Lettre de la marquise de S*** à sa fille

Ma bonne,

francois_boucher_-_jeune_fille_au_bouquet_de_rosesPuisque vos noces sont annoncées, il est temps de m’entretenir avec vous de certains sujets dont l’honnêteté me commande de vous avertir. Je sais votre inclination pour la vie religieuse et la comprends d’autant mieux que je ne croyais point moi-même qu’il y eût meilleure vie que celle-là tant que je fus, comme vous, chez les dames du Saint-Esprit. Leur exemple édifiant, leur sérénité, la présence presque palpable de notre Seigneur en ce couvent, tout pousse une âme jeune et sensible à s’y confiner à l’écart des vanités et des péchés du monde. Cependant nous sommes femmes et donc soumises aux volontés d’un père ; le vôtre a résolu de vous sortir de la clôture et de vous trouver un époux. Pour s’être quelque peu compromis avec Monsieur le Prince, il a jugé de bonne politique de vous donner à M. d’Arpajon, lequel fut toujours résolument du Roi. Moins flatté par l’éclat de notre maison – qui n’en est pourtant pas dépourvue – mais la sienne nous vaut bien – que par celui de votre esprit et de votre beauté, Arpajon n’a pas cru devoir vous refuser.

Veuf de fraîche date, encore vert mais connu pour la sagesse de ses mœurs, je ne me hasarderai pas trop en avançant qu’il aura cherché en prenant une deuxième épouse à se prémunir contre le péché de chair auquel son ardeur aurait pu le conduire. À parler cru, vous aurez à satisfaire les envies de bas-ventre du comte d’Arpajon ! Les bonnes dames ont dû vous informer suffisamment sur les devoirs d’une épouse. Craignez donc le pire dans l’espoir que la réalité sera moins cruelle que ce à quoi vous vous attendrez. Écartez-vous comme on vous a montré et le comte ne tardera pas à finir son affaire. Dévot comme il est, vous ne sauriez craindre qu’il s’affranchisse beaucoup des prescriptions de notre Église. Les enfants viendront vite qui seront la meilleure des consolations. Et puis vous aurez un rang à tenir ; vous irez dans le monde. La cour est immodeste, le bruit des intrigues est partout ; cela vous effrayera au commencement, vous vous habituerez, cela finira par vous amuser. Vous aurez à cœur de briller, sinon pour vous, du moins pour l’honneur d’Arpajon. Vous prendrez goût aux beaux atours, vous affecterez de ne remarquer ni la jalousie des uns ni les hommages des autres. Vous saurez faire la coquette ; vos beaux yeux, votre bouche délicate, votre gorge sous la dentelle seront les armes pour mettre à vos genoux les plus fats avant que vous ne les terrassiez d’une épigramme. Vous jugerez qu’il est des divertissements moins vains ; au moins ceux-ci restent-ils innocents.

Vous savez déjà tout cela sans encore le connaître. Ce qu’il faut maintenant vous écrire vous surprendra davantage et vous aurez la bonne grâce de détruire ce billet après que l’avoir lu. Vous comprendrez pourquoi j’ai longtemps tergiversé avant de faire cet aveu ; vous m’en voudrez sans doute et peut-être, un jour, me pardonnerez ; mais vous avez l’âge où l’on peut apprendre une vérité à défaut de l’entendre.

Sachez d’abord que ce que l’on vous a enseigné de la manière dont se reproduit notre espèce n’est pas tout le vrai. Les devoirs qu’il convient de rendre à celui auquel vous serez jointe par les liens de notre sainte Église sont bien ceux qu’on vous a enseignés. Nonobstant ce, il se peut faire qu’une fois accoutumée vous y trouviez certaines satisfactions des sens. N’en soyez ni effrayée, ni mortifiée, la nature nous réserve parfois des plaisirs inattendus. Il y a plus ; ou pire selon que vous en jugerez. Le fardeau de la vertu est parfois bien lourd. Il y a en nous un appétit pour les jouissances que nous ignorons et dont nous ne sommes pas toujours le maître. Ce qu’un mari respectueux des convenances nous refuse, un autre nous l’offrira. Les tentations sont partout dans le monde ; même une honnête femme peut succomber aux charmes d’un bel esprit dans un corps bien tourné.

Tel est mon péché et mon tourment. Mon directeur de conscience qui est seul jusques ici à en connaître ne m’absoudra point tant que je ne saurai me résoudre à une sincère contrition. Or je voudrais me repentir mais ne puis condamner en moi-même une affection passée par quoi j’appris que le bonheur n’était pas seulement du ciel, qu’il pouvait également se trouver ici-bas. Ecartelée entre la représentation de ma faute et le sentiment de n’avoir rien fait d’autre que d’obéir à une loi de la nature, je m’en remets à la miséricorde de Celui qui nous a voulus simultanément âme et chair, tout en priant que les bonnes œuvres m’aideront à gagner une place Là-haut.

Le plus difficile, ma bonne, reste à confesser. J’aurais celé tout ceci si vous n’étiez pas directement concernée, mais vous êtes fine, peut-être avez-vous déjà deviné que le marquis n’est point votre père, même s’il n’en a personnellement jamais douté et ne vous a jamais marchandé son affection ? Sachez seulement que votre père suivant la nature, gentilhomme de haut lignage, mourut sur un champ de bataille, chargé d’honneur et de gloire. Contre les convenances de la société, contre les prescriptions de notre Église, contre la foi jurée au marquis, je cédai à un élan irrésistible et que je ne saurais sincèrement regretter puisque, s’il faut me redire, il m’apporta une félicité dont je n’aurais jamais soupçonné l’existence.

Je devine votre sévérité et c’est par crainte de l’affronter que j’ai préféré écrire. J’avancerai seulement ceci pour ma défense : Si je suis trop incertaine de mon salut et trop soucieuse du vôtre pour souhaiter vous voir emprunter un chemin aussi plein de péril que le mien, qui n’a connu les transports d’une passion partagée n’est pas la plus compétente pour en juger. Et laissez-moi ajouter cela : La femme n’est pas aussi différente de l’homme qu’on a pu vous le dire. Pourquoi celle qui a eu la révélation du plaisir, n’aurait-elle  pas le droit de le chercher tout comme un homme ?  Et encore ceci qui vous heurtera peut-être le plus : Vous êtes en de très bonnes mains chez les dames du Saint-Esprit ; nul ne saurait mettre leur probité en doute ; leur morale n’est pas que de mots, elles la vivent tous les jours. Nonobstant ce, les dames ne sont pas dans le siècle, leurs principes sont faits pour la clôture. Vous jugerez, le moment venu, quels accommodements il vous conviendra de ménager.

Enfin, je n’aurais point consenti à pareil aveu si je n’avais la meilleure raison d’espérer que mon péché ne soit aussi contraire aux commandements de notre Seigneur qu’on pourrait le craindre. Comment expliquer, sinon, que vous en soyez, ma bonne, le fruit, vous qui faites ma fierté comme celle du marquis, vous dont chacun vante les vertus et la beauté, vous qui apparaissez à tous les yeux comme la preuve vivante de Sa grâce ?

Je vous embrasse avec toute la tendresse d’une mère très aimante,

À F***, C*** marquise de S***, le 31 mai 1653.

P.C.C. D.D.