Tribunes

Acédie ou brève philosophie du boudoir

François Boucher, Le sommeil interrompu, 1750

Enfoncé dans un siège en vieux cuir, un vieux fauteuil qui a traversé générations, je réfléchis. Et je me décourage. C’est que je n’ai plus guère de force pour m’encourager. Non que je sois à plaindre. Quand je me regarde je me désole, quand je me compare je me console : la formule serait, dit-on, de Talleyrand, l’homme au pied bot, l’évêque d’Autun qui a défroqué pendant le Révolution avant de devenir le ministre des Affaires étrangères de plusieurs régimes. Et certes, un homme tel que lui avait moins que quiconque le droit de gémir sur son sort : au-delà sa brillante carrière, il sut s’entourer des plus belles femmes du pays et bien que plus très vert paracheva sa vie amoureuse avec la très séduisante Dorothée de Courlande, sa belle-fille (non sans avoir été l’amant de la mère)[i]. A cette aune, le nombre réduit de mes conquêtes ne risque pas de me consoler.

Le libertinage, il est vrai, n’est plus ce qu’il était. Bien loin des galanteries des grands amoureux de jadis, on « s’éclate » de nos jours dans des boites échangistes. Dès lors, celui qui manque d’appétit pour la consommation du sexe en série, se trouve confronté à une carte du tendre fort rétrécie. Jadis, une femme de la noblesse ou de la bourgeoisie, délivrée des soucis de la maison et des enfants par ses domestiques, pouvait occuper ses plus belles années à poursuivre le plaisir. Et même un homme très occupé comme l’était Talleyrand ne manquait pas de temps pour jouir de la vie. Qui fait de même aujourd’hui ? Les femmes « bien » ont un métier, sont mariées, ont des enfants, ce qui ne leur laisse guère de temps pour courir les amants. Quant aux hommes, ils sont plus que jamais absorbés par leur travail. Si l’adultère se pratique toujours, il prend rarement ce caractère officiel qu’il pouvait avoir quand un rentier à la Balzac avait couramment deux ménages tout en étant le meilleur ami de l’amant de sa femme. Les cocotes ont disparu, les maisons closes ont fermé, s’il reste des grandes dames oisives, elles ne reçoivent plus en grand décolleté le cercle de leurs soupirants. On a de rapides « rapports » dans une chambre d’hôtel ou dans une alcôve, on se cache, on dissimule.

Bref, s’il existe une aristocratie du sexe, je ne l’ai jamais rencontrée. La véritable liberté sexuelle semble réservée, désormais, à la jeunesse qui profite de quelques années sans attaches. Du côté des adultes, il subsiste bien quelques males prédateurs – comme ces professeurs d’université particulièrement dévergondés qui puisent sans vergogne dans leur cheptel d’étudiantes, mais cela reste marginal et disparaîtra tout à fait si la répression féroce en vigueur outre-Atlantique s’instaure également chez nous. Ainsi faut-il admettre qu’il y a dans notre civilisation deux âges bien distincts pour faire l’amour. Liberté chez les jeunes adultes et les adolescents précoces, contrainte ensuite. Qui, faute des moyens indispensables, n’a pas profité à fond de la licence offerte à ses jeunes années n’aura guère d’occasions de se rattraper par la suite. Corseté dans les mille obligations d’un couple, après la trop brève lune de miel il ne lui reste plus qu’à changer les couches de bébé, supporter les caprices des ados et la mauvaise humeur du/de la conjoint/e. Seul recours socialement acceptable : la « polygamie consécutive » qui conduit à se mettre en quête d’un/e autre partenaire et à se lancer dans une nouvelle aventure (le père de famille, cet aventurier du monde moderne selon le bon Péguy), laquelle sera selon toutes probabilités tout aussi désastreuse que la précédente. Et ainsi de suite…

Mais l’amour dans tout ça ? Il existe bien, non ? On le dit, pourtant je ne crois pas l’avoir jamais rencontré. Oh, le désir, le besoin de l’autre jusqu’à s’en rendre malade, oui bien sûr, mais je ne vois guère d’amour dans cette addiction passagère. En tout cas pas celui des chrétiens pour qui aimer ce serait se donner. Rien de plus faux à cet égard que la formule trop brillante de Sacha Guitry : aimer c’est donner ce qu’on n’a pas à quelqu’un qui n’en veut pas. A en croire ma petite expérience, aimer c’est demander, demander toujours plus : je veux une compagne disponible quand j’en éprouve le besoin et qui me laisse en paix dans le cas contraire, qu’elle soit suffisamment représentative pour flatter mon égo, qu’elle soit toujours d’un humeur amène, qu’elle ne sollicite pas trop souvent ma bourse, enfin bien d’autres choses dont elle pourrait vous faire la liste. Quant à elle, elle veut de moi les mêmes choses que j’exige d’elle, sans davantage de chances d’être satisfaite. En ce sens Guitry n’a pas tout à fait tort, nous ne sommes pas en mesure d’offrir ce que l’on attend de nous.

Les clercs et les nonnes s’en tirent-ils mieux que le commun des mortels ? L’amour de Dieu comblerait-il mieux que celui de la chair ? A quelques exceptions près – il y a toujours des exceptions – ils ont eux aussi leurs périodes de doutes et d’abandon. C’est d’ailleurs à leur propos qu’on a forgé le terme « acédie ». Qui envierait le sort de celui ou celle qui a voué sa vie à un seul Être quand il se prend à douter d’être aimé/e en retour, ou, pire, lorsqu’il ou elle en vient à se demander si l’Être suprême auquel on a sacrifié sa vie ne serait pas une fiction ?

Il faut donc que l’amour soit aveugle ? En effet et c’est pour cela qu’il ne dure pas, car on ne saurait indéfiniment se bercer d’illusions. Vaut-il mieux dans ce cas renoncer tout à fait ? Le sage s’y résoudra sans doute, ainsi Socrate refusant les avances d’Alcibiade. Mais les Socrate sont rares ; les humains ordinaires se jettent les yeux fermés dans des intrigues, élaborent des stratégies dont le seul véritable but est de conduire jusqu’à leur lit la personne convoitée. Les économistes expliquent que nous sommes trop souvent victimes de l’illusion du court terme : c’est on ne peut plus vrai en matière amoureuse. Obnubilés par la récompense immédiate que nous espérons, nous faisons volontiers l’impasse sur les difficultés à venir. Et il faut croire que le jeu, malgré tout, en vaut la chandelle puisque nous recommençons tant et plus.

Néanmoins, la partie d’échec ne saurait durer éternellement. L’âge aidant, on en perd le goût, les inconvénients finissent par peser bien plus lourd que les bénéfices, la lame a usé le fourreau, on se calme, on apprend la patience, une forme de résignation, on renonce à trouver ailleurs ce que l’on a déjà chez soi. A défaut d’amour on a appris la tendresse. C’est du moins ce que chacun devrait se souhaiter, en priant de ne pas finir en vieillard acariâtre, comme il en existe tant, hélas !

La joie, un instant, a eu lieu
Il y a eu un moment de trêve
Où j’étais dans le corps de Dieu
Mais, depuis, les années sont brèves.
(Michel Houellebecq, Le Sens du combat)

[i] Pour mémoire « l’éloge » funèbre de Talleyrand par Victor Hugo : « Il était noble comme Machiavel, prêtre comme Gondi, défroqué comme Fouché, spirituel comme Voltaire et boiteux comme le diable. On pourrait dire que tout en lui boitait ; la noblesse qu’il avait faite servante de la république, la prêtrise qu’il avait traînée au Champ de Mars, puis jetée au ruisseau, le mariage qu’il avait rompu par vingt scandales et une séparation volontaire, l’esprit qu’il déshonorait par la bassesse ».