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Un monde meilleur ? Pour une nouvelle approche de la mondialisation par Jacques Brasseul

Jacques Brasseul, Un monde meilleur ? Pour une nouvelle approche de la mondialisation, Paris : Armand Colin, 2005, 336 p.

Après les traités, remarquablement organisés et documentés, publiés chez le même éditeur (1), Jacques Brasseul abandonne l’univers relativement confortable de l’histoire des faits économiques et sociaux et se plonge dans l’un des sujets les plus polémiques d’aujourd’hui : la mondialisation. Il ne faut pas moins que la vaste érudition de l’auteur pour débrouiller l’écheveau des arguments contraires. Face à la complexité du sujet, il a choisi de le décomposer en huit sous-thèmes qui constituent autant de chapitres. À côté des chapitres attendus (comme ceux consacrés au commerce, aux firmes ou à la finance), on trouve des chapitres moins convenus, sous la plume d’un économiste (écologie, gouvernance, guerre). Les deux chapitres restants traitent respectivement de la démographie et des aspects techniques et culturels. On le voit, l’ambition est grande, à la mesure d’une question qui ne l’est pas moins.

Deux observations générales ressortent de la lecture de cet ouvrage. D’abord, le souci d’ouvrir au maximum le champ de l’analyse est parfaitement légitime. La mondialisation n’est pas qu’un phénomène économique et ne doit pas être réduite à cela. D’autant que J.B. a toutes les qualifications requises pour sortir du point de vue étroit de l’économiste. La deuxième observation exprime une déception, ou plutôt une demi-déception car elle était prévisible : il n’y a pas de réponse simple à un problème compliqué. On peut gager que si les partisans de la mondialisation seront confortés par la lecture de ce livre, ses adversaires n’abandonneront pas pour autant leurs convictions. Car une analyse scientifique, et donc honnête, comme celle à laquelle se livre J.B. ne saurait dissimuler les côtés sombres de la réalité étudiée – qui par définition ne saurait être ni tout à fait blanche ni tout à fait noire. À partir du moment où l’on admet que la mondialisation telle qu’elle se déroule depuis un demi-siècle présente des inconvénients, à côté d’indéniables avantages, l’équation personnelle devient déterminante. Ceux qui valorisent surtout les inconvénients se poseront en adversaires de la mondialisation. Inutile de préciser que J.B., comme l’immense majorité des économistes appartient au camp des défenseurs de la mondialisation. Avec des arguments puissants, au premier rang desquels, bien sûr, la croissance rapide des nouveaux pays industriels (2) et la poursuite (sur un rythme certes différent) de celle des « vieux pays », avec la perspective d’une égalisation par le haut des niveaux de vie au plan mondial.

Il arrive parfois, cependant, que l’auteur abandonne la position de l’observateur impartial et affiche ses préférences. Ainsi, dans le chapitre sur le commerce J.B. reprend-il à son compte un « vibrant plaidoyer » pour le libre-échange tiré de The Economist qui commence ainsi : « L’analyse du commerce a montré depuis deux siècles, depuis Smith et Ricardo, que le libre-échange est bénéfique à n’importe quel pays, même si ce pays le pratique seul, de façon unilatérale, même si les autres conservent un marché protégé, fermé à ses exportations. Si une nation abaisse ou élimine seule ces droits de douane à l’importation, les bénéfices principaux vont, non pas aux pays étrangers ou à leurs firmes exportatrices, MAIS À SES HABITANTS. Les consommateurs nationaux obtiennent des produits de meilleure qualité et meilleur marché, les producteurs nationaux sont obligés, par la concurrence, à devenir plus efficaces, plus productifs, et donc à adopter les meilleures technologies. Abaisser les tarifs extérieurs communs présente le même genre d’intérêt pour un pays que, par exemple, construire un réseau routier de qualité… » (p. 26-27). On ne saurait être plus clair. Le libre-échange profite doublement aux consommateurs : parce qu’ils bénéficient des produits disponibles au meilleur prix sur le marché mondial et parce que les producteurs nationaux, aiguillonnés par la concurrence, sont contraints d’offrir un meilleur rapport qualité-prix. Nulle mention, dans ce tableau, des inconvénients éventuels lorsque les producteurs locaux, malgré tous leurs efforts, ne parviennent pas à rester compétitifs. Considérant les conséquences présentes de la mondialisation, l’auteur reconnaît que les délocalisations entraînent des pertes d’emplois, mais c’est pour ajouter que « les craintes de désindustrialisation semblent largement exagérées. Plus les pays émergents exporteront, plus ils développeront leurs importations ; aucun pays ne peut se permettre un excédent structurel durable, faute de gaspiller ses ressources » (p. 31). Quant à la menace que pourrait représenter la Chine pour l’économie des pays riches, J.B. appelle à la « relativiser ». Ici comme ailleurs, la position défendue par J.B. a le mérite de la clarté. On ne peut cependant s’empêcher de penser qu’il aurait pu, sur ce point, pousser davantage ses analyses. Que pense-t-il, par exemple de l’excédent structurel chinois vis-à-vis des Etats-Unis (3), des conséquences à terme sur le cours du dollar et sur l’économie mondiale ? Quel rapport (similitude ou différence) avec l’excédent structurel de certains pays pétroliers. Que faut-il penser par ailleurs des délocalisations des activités de service, ou des centres de recherche des multinationales ? On aurait aimé également que la relation entre libre-échange et croissance fût étudiée d’une manière plus systématique puisque certains historiens croient voir une relation inverse entre les deux.

La multiplication du nombre des États est une conséquence inattendue de la mondialisation, bien mise en évidence par J.B. dans le chapitre intitulé « Gouvernance ». Alberto Alesina et d’autres auteurs, comme Enrico Spolaore ont présenté une analyse intéressante du phénomène. Selon les économistes de cette école, la création des États dépend d’un arbitrage entre les avantages liés à la taille (économies d’échelle) et les coûts (principalement psychologiques) de l’hétérogénéité sociale, tous deux normalement croissants avec la taille du pays) (4). Néanmoins les effets de dimension positifs voient leur importance se réduire avec le degré d’ouverture économique. À la limite, lorsque le libre-échange s’est répandu partout, le marché potentiel de toute entreprise est le marché mondial et la taille de l’économie nationale n’importe plus. La tendance naturelle des humains à former des ensembles culturellement homogènes, donc de taille plutôt restreinte, peut alors s’épanouir sans entrave. D’autant que l’appartenance d’un petit pays à une union régionale permet de partager les coûts des services publics lorsque ces derniers sont porteurs d’économies d’échelle.

Dans le même chapitre J.B. établit une relation entre l’économie capitaliste de marché (qui ne se confond évidemment pas avec la mondialisation) et la démocratie : « La démocratie n’a pu s’installer que dans les économies capitalistes de marché, et nulle part ailleurs » (p. 48). La proximité entre l’individualisme, « l’esprit utilitaire », le capitalisme et la démocratie a été maintes fois soulignée. On n’en est pas encore là dans l’ordre international. J.B. rappelle à ce propos que la Chine a été admise à l’OMC sans qu’on exige d’elle des progrès en matière des droits de l’homme.  Il remarque néanmoins que les progrès des technologies de l’information rendent de plus en plus difficile le contrôle de la circulation des idées, ce qui jette un doute sur les perspectives de survie à terme des dictatures de tout poil.

La bonne doctrine libérale n’exclut en aucune manière la fonction régulatrice du politique. Au plan international, celle-ci peut être le fait d’un sous-ensemble régional (comme l’U.E), d’une organisation à vocation mondiale (comme l’ONU) ou d’une puissance hégémonique. L’existence d’un « hégémon » repose sur un ensemble de facteurs indissolublement liés : c’est parce qu’ils sont le premier marché mondial que les États-Unis ont pu fixer leurs conditions pour l’adhésion de la Chine à l’OMC, mais c’est parce qu’ils disposent de la première armée du monde qu’ils peuvent interdire à la Chine d’envahir Taïwan. Une question demeure posée : quel est l’impact de la mondialisation (au sens de la multiplication des échanges de marchandises et de capitaux) sur le mode de régulation économique à l’échelle mondiale ? J.B. brosse un tableau dans lequel la gouvernance mondiale semble toujours en retard par rapport aux exigences d’un marché bien ordonné. Même lorsqu’une institution internationale est chargée d’empêcher les dysfonctionnements majeurs dans un domaine particulier, comme le FMI, elle ne remplit pas correctement sa mission (voir p. 110).

Cette vision plutôt pessimiste dans le domaine économique n’est pas contredite par le dernier chapitre consacré à la violence internationale. Certes, J.B. semble prendre plutôt parti pour Fukuyama (« 1. la prospérité amène la démocratie ; 2. La démocratie amène la paix ; 3. Le commerce international encourage la démocratie et la paix », p. 290) que pour Huntington, suivant lequel les conflits continueront à se développer, non pour des motifs économiques ou même idéologiques, mais entre des civilisations attachées à des valeurs incompatibles entre elles. Il n’en prend pas moins très au sérieux les risques que présente l’islamisme radical et conclue que la raréfaction des guerres entre nations n’empêchera pas que le monde ne devienne « plus dangereux » (p. 298) à l’avenir.

Tout ce qui précède n’empêche pas que la tonalité dominante du livre soit marquée par l’optimisme. Pour J.B., en effet, si la mondialisation ne saurait être en aucune manière une panacée, et si des reculs temporaires sont toujours possibles, elle est une étape dans le mouvement général de l’humanité caractérisé par le progrès. Plus encore que les échanges de richesses matérielles, c’est la circulation des idées, le brassage des cultures qui constituent un facteur essentiel d’amélioration pour le plus grand nombre. Ils relèguent, nous dit-il, « dans un passé incompréhensible les idéologies racistes meurtrières de la première partie du XXe siècle » (p. 234). Pour lui, c’est une évidence : « les faits montrent le progrès planétaire des idées » (p. 243).

Certes, l’enrichissement général, l’augmentation de la population mondiale présentent pour l’humanité des dangers dont on ne saurait négliger la gravité. Sans écarter totalement la perspective d’un effondrement de notre civilisation, J.B. considère néanmoins plus probable que, confrontée à l’urgence, l’humanité saura les trouver les solutions nécessaires dans son « ingéniosité », comme elle a su le faire au cours de son passé (p. 270).

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(1) Histoire des faits économiques et sociaux, tome 1 : De l’Antiquité à la révolution industrielle, 1997, 2001 ; tome 2 : De la révolution industrielle à la Première Guerre mondiale, 1998, 2004 ; tome 3 : De la Grande Guerre au 11 septembre, Armand Colin, 2003. Cf. les comptes-rendus dans cette revue (Région et Développement, n° 6, 1997 ; 11, 2000 ; 20, 2004).

(2) Rappelons que J.B. est également l’auteur d’un ouvrage de la collection « Cursus », Les Nouveaux Pays industrialisés (1993).

(3) Excédent de la Chine vis-à-vis des Etats-Unis : 160 milliards $ ; vis-à-vis de l’U.E. : 98 milliards $ (chiffres de 2004). Cette même année, l’Allemagne était le premier exportateur mondial devant la Chine et les Etats-Unis, la France se situant au 5ème rang.

(4) Voir en particulier le livre d’Alesina et Spolaore, The Size of Nations (MIT Press, 2003).