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Daniel Cohen, “La prospérité du vice , une introduction (inquiète) à l’économie”

Prospérité du vice médiatique

Daniel Cohen, La prospérité du vice, une introduction (inquiète) à l’économie, Albin Michel, 282 p., 2009 ; réédition 2010 ; édition de poche LGF, avril 2011

Pour employer une boutade, on pourrait dire que le livre est à la fois original et intéressant ; le problème est que ce qui est intéressant n’est guère original, et ce qui est original n’est pas très intéressant. On apprend dans la quatrième de couverture que : « Jamais on n’avait retracé l’histoire de l’humanité et les incertitudes qui pèsent sur son destin avec une telle concision, un tel sens des formules et une telle érudition, délivrée avec tant de sobriété. » Eh bien ! On aurait pu s’arrêter après ‘érudition’, déjà ça aurait un bel éloge, mais non il fallait rajouter, de façon redondante d’ailleurs (on parle déjà de concision un peu plus haut) : « avec tant de sobriété ». On a l’impression de réécouter la vieille histoire du gars qui dit : « je suis beau, intelligent, brillant, audacieux, etc. …et très modeste ! »

Sur le fond maintenant, et toujours dans la 4ème, une affirmation tout à fait contestable : « Comment l’Occident … a-t-il pu finir sa course dans le suicide collectif des deux guerres mondiales ? » Ce n’est pas l’Occident qui s’est engagé dans ce suicide, mais une partie de l’Occident, l’Europe, et c’est bien pour ça qu’elle a laissé la place aux États-Unis, après s’être ainsi détruite. En plus, la course n’est pas finie, même pour l’Europe, l’Occident n’a nullement « fini sa course » en 1945. En témoigne la suite, le fait que l’Europe ait rebondi dans la croissance, l’intégration économique et la paix, depuis plus de 60 ans maintenant.

Daniel Cohen est un économiste médiatique, publiant régulièrement des livres grand public, invité par tous les médias. Pas une télé, pas une radio, pas un journal, sans voir apparaître notre auteur. C’est aussi un économiste professionnel réputé, professeur à Normale sup et à l’École d’économie de Paris, proche du PS et très critique des politiques économiques du gouvernement Fillon/Sarkozy. Il s’intéresse dans ce livre à l’histoire économique.

Dès la deuxième page, plusieurs affirmations posent problème. L’auteur conteste d’abord que le commerce international soit un facteur de paix. Thème repris dans la conclusion, p. 278 : « L’image d’Épinal d’une société pacifiée grâce aux vertus du “doux commerce” ne résiste pas à l’examen. L’éradication de la violence n’a nullement été provoquée par le développement économique ». Pourtant les guerres ont reculé globalement depuis un demi-siècle, alors que jamais le commerce international n’avait autant progressé, ni la croissance été aussi forte. Le cas de l’Europe, qui a ouvert ses frontières depuis la fin des années 1950, est un exemple difficile à écarter. Celui de la montée du protectionnisme et de l’isolement croissant des nations avant les deux guerres mondiales, a contrario, montre la même chose.

Une deuxième affirmation, sur le terrorisme, est également contestable. Il vaut la peine de citer le paragraphe entier :

« Ni la richesse ni même l’éducation ne rendent meilleur un homme qui est mauvais. Comme le dit Baudelot, elles lui offrent plutôt de nouvelles façons de le rester. Une étude très documentée a analysé l’origine sociale des auteurs d’attentats terroristes (définis comme des attentats visant des populations civiles à des fins politiques). Ils ne sont ni pauvres ni analphabètes. La plupart sont diplômés de l’enseignement supérieur, plusieurs d’entre eux sont milliardaires, tel le célèbre éditeur italien Feltrinelli, mort en 1972 en voulant dynamiter des pylônes électriques, près de Milan. »

Feltrinelli était un militant d’extrême gauche, mais le début du paragraphe fait penser à ces Saoudiens, tel Ben Laden, milliardaires en effet, qui financent ou organisent des attentats, ou encore ces islamistes éduqués qui en provoquent, comme ceux du onze septembre ou du métro à  Londres. Le cas de Feltrinelli est bizarrement cité, puisque Cohen parle à juste raison « d’attentats visant des populations civiles », or il s’agit ici de pylônes électriques ! Il semble que l’auteur ne veuille pas trop viser les islamistes, qui pourtant sont à l’origine de la plupart des attentats récents. Et dans le cas des islamistes, le facteur à prendre en considération est bien plus le fanatisme religieux, que l’éducation ou la richesse. Nombre des gens qui vont se faire exploser en Israël, à Bali, au Maroc, en Irak ou en Afghanistan, ne sont ni riches ni éduqués. Et on peut penser qu’ils sont plus fanatisés et endoctrinés, que simplement « mauvais ».

L’histoire économique occupe en fin de compte une assez faible place dans le livre : dès la page 80 on passe aux théories économiques, à l’histoire de la pensée (Smith, Marx, Keynes, etc.), résumée pour la nième fois pour le lecteur non averti, et avant la moitié de l’ouvrage on arrive aux Trente Glorieuses et à notre temps, ce qui permet à l’auteur de reprendre ses thèmes habituels, sur la mondialisation et ses effets, la société postindustrielle, la Chine, l’Inde, le rôle de l’immatériel, etc.

Le chapitre sur l’État-providence par exemple est caractéristique de cette approche. En quatre pages l’auteur fait le tour de la question, mais les sujets proprement historiques l’intéressent visiblement assez peu. Bismarck et Beveridge sont expédiés en trois paragraphes au début, le reste est consacré à une analyse des mécanismes de la santé et de sa protection dans les pays développés. Le tropisme théorique, analytique, de Cohen, son peu d’appétence pour l’histoire, pour les faits, se retrouve ainsi partout dans le livre. On ne peut guère s’en plaindre, après tout analyser et expliquer le présent a sans doute plus d’intérêt que raconter des faits anciens et fastidieux, mais pour un livre qui se présente comme une histoire économique (en tout cas c’est ainsi qu’il a été annoncé par les médias), on ressent quand même une certaine déception.

La promesse initiale d’une histoire originale de l’économie a donc fait long feu. Reste une analyse intéressante et des idées nouvelles, comme celle qui va à rebours de l’optimisme européen des six dernières décennies : les nouveaux pays émergents ne vont-ils pas répéter le destin tragique de l’Europe enfoncée dans sa « guerre civile » pendant la période 1914-1945 ? Interrogation qui explique le qualificatif « inquiet » du sous-titre du livre. Pourquoi pas ? Mais qui peut faire des prédictions ? Ce pessimisme n’est-il pas excessif, après tout l’histoire ne se répète pas, les hommes tiennent compte dans une certaine mesure de leurs erreurs. Par exemple, la paix de 1945 a eu des conséquences immensément positives (qu’on songe à l’Allemagne, au Japon, à l’Union européenne), et on a su tirer les leçons de la paix ratée de 1918-1919 et du terrible Traité de Versailles. Par ailleurs, on voit mal la Chine, toute occupée à sa croissance et ses problèmes internes, se lancer dans une aventure dont elle sait qu’elle sera la première à faire les frais, par les destructions immenses qu’on peut imaginer. Si les hommes de 1914 avaient perdu de vue ce qu’était une guerre longue et destructrice – à la suite de tous les conflits précédents : les guerres courtes de 1856 en Crimée, de 1866 entre l’Autriche et la Prusse, de 1870 entre la France et la Prusse –, on peut croire que l’avalanche de destructions de la période 1914-1945 est encore bien présente dans les esprits aujourd’hui ; il ne passe pas une semaine, pas un jour même, sans qu’elle ne soit évoquée.

L’auteur conclut son analyse de la révolution industrielle en déclarant qu’elle fut « sans gloire », puisque basée sur le charbon anglais, les terres découverte en Amérique et l’esclavage africain[1] (p. 81) : « Le miracle “prométhéen” aurait tourné court sans les réserves de charbon du sous-sol anglais, les terres américaines et les esclaves africains. La loi de Malthus est vaincue, mais sans gloire. »

Sans gloire, vraiment ? Les hommes du XVe au XVIIIe siècles nous ont tirés d’une misère immémoriale, et ce fut sans gloire… Étrange de juger ainsi, alors que nous profitons de la richesse créée par cette rupture fondamentale. Sortir de millénaires de pauvreté, de pénuries et de famines, rompre le piège malthusien, n’est-ce pas une réalisation extraordinaire, que nous devrions avoir la gratitude de louer, puisque nous en bénéficions tous les jours ? Les peuples qui ne sont pas passés par une révolution industrielle connaissent encore les affres de la misère, nous ne sommes pas différents d’eux, sauf que nous avons eu la chance d’être nés au bon endroit, là où nos ancêtres ont eu le génie d’opérer un tournant unique. Les historiens font preuve d’un peu plus d’humilité face à cet immense changement, à cette révolution économique, la deuxième de l’histoire des hommes. Les pionniers qui ont découvert les terres d’Amérique, qui ont fait les premiers tours du monde, lançant ainsi la mondialisation, étaient-ils sans gloire ? Les entrepreneurs qui ont inventé les procédés mécaniques nouveaux, les Abraham Darby, les Thomas Newcomen, les John Kay, les Richard Arkwright, les James Watt, les Samuel Crompton, les Richard Trevithick et autre George Stephenson, étaient-ils sans gloire, eux qui ont permis que nous ne soyons plus des paysans misérables labourant la terre pour des seigneurs et des privilégiés ?

Les chapitres sont très courts, 3 à 4 pages souvent, sans doute pour convenir au lecteur pressé. Les références émaillent le livre constamment, mais souvent de façon un peu rapide. Par exemple, page 18 : « Comme l’a montré l’économiste Richard Easterlin, en s’appuyant sur de nombreuses enquêtes, les sociétés riches ne sont pas plus heureuses que les sociétés pauvres. » On peut douter qu’Easterlin ait montré cela, tout simplement parce qu’on ne peut pas mesurer le bonheur. Il a tenté de défendre cette thèse, effectivement avec de nombreuses enquêtes, mais il s’agit d’une tentative vouée à l’échec, pour des raisons évidentes. On peut affirmer l’inverse, le bonheur a plus de chance de se rencontrer dans une société riche comme le Danemark ou la Nouvelle Zélande, que dans des sociétés livrées à la misère comme la Corée du Nord ou le Zimbabwe. Quelle mère ne préférera pas voir son enfant grandir, protégé et bien nourri, que livré à la maladie et la famine ?

L’auteur reprend la thèse de Gregory Clark sur la saleté plus grande des Européens qui leur aurait permis de prospérer davantage. Les Asiatiques, plus propres, avaient une mortalité moindre, et donc étaient coincés dans le piège malthusien. Plus nombreux, ils étaient plus pauvres. On est dans la simplification extrême, le mythe, qui peut dire quel était le degré comparé de propreté et d’hygiène des Européens ou des Asiatiques au XIIe siècle ? Le livre de Clark abonde de simplifications et de raccourcis hâtifs de ce type. Il compare par exemple l’efficacité des institutions au Moyen Âge et aujourd’hui, avec, selon lui, un avantage pour la première période « qui aurait eu tout pour satisfaire le FMI ou la Banque mondiale »[2], cela présente certes l’intérêt d’attirer l’attention, mais ce n’est guère sérieux.

Cohen développe l’idée que la division politique de l’Europe a causé son succès[3], il montre aussi l’aspect négatif de cette division, la rivalité entre États-nations et les guerres permanentes. Mais c’est oublier que les guerres d’une part ont bien souvent favorisé les innovations techniques, et d’autre part que les guerres permanentes ne sont nullement une particularité européenne. On a un peu l’impression à le lire que l’Asie, l’Afrique, les civilisations précolombiennes ou le monde musulman ne connaissaient pas de conflits…

D’autres affirmations péremptoires suivent : « La France était incomparablement plus heureuse durant les Trente Glorieuses qu’elle ne l’est aujourd’hui. » C’est là aussi tout à fait contestable, pour les mêmes raisons, l’impossibilité de mesurer le bonheur. Sans parler de la répression morale et sexuelle de l’époque, ce n’est pas pour rien qu’il y a eu Mai 68.

Le passage sur les Chinois qui avec un milliard de voitures à la place de vélos ruineraient la planète et l’écologie est un peu curieux : quand les Chinois auront un milliard de voitures, ces voitures ne seront plus les mêmes qu’aujourd’hui, elles seront infiniment moins polluantes, et peut-être plus du tout, comme l’évolution récente le montre. Qui peut croire que dans vingt ans, les modèles ne seront pas complètement révolutionnés ?

Douglass North[4] est cité (p. 42, 53, 178) mais son cadre théorique n’est guère utilisé. On note aussi quelques lourdeurs[5] et petites erreurs. Par exemple les Actes de Navigation ne sont pas des lois qui « instituent la propriété intellectuelle » (page 53, note 2), mais des lois protectionnistes visant à favoriser les navires et le transport maritime anglais par rapport à leurs concurrents, notamment hollandais à l’époque.

Le livre est un peu flou sur la population européenne, la grande peste et ses conséquences : « À la fin du XIVe, celle-ci est détruite de plus d’un tiers par rapport au maximum qu’elle avait atteint au début du siècle. Il faudra attendre le début du XIXe siècle pour qu’elle retrouve ce niveau. » (p. 59)

« …la population européenne retrouve, vers le milieu du XVIIe siècle, le niveau qui était le sien au début du XIVe. » (p. 60)

Deux affirmations contradictoires. C’est bien la deuxième qui est la plus proche de la réalité, la population européenne n’attendra pas bien sûr le XIXe pour revenir à son niveau de 1340 ! Elle le retrouve en fait dès le XVIe siècle, comme le montrent les données suivantes[6] :

Est. pop. Europe                        France                                    Grande-Bretagne

1200 61 millions                     1000       5 millions                             1086    1,1

1300 73                                  1328      15/20                                    1348   3,8

1350 51                                  1400      10                                         1400   2,1

1400 45 1600      18/20                                    1603   3,8/4,8

1450 60                                  1660      20                                         1670   5,6

1500 69                                  1700      21,5                                      1700   6,5

1550 78                                  1800      29,1                                      1800  11

1600 89                                  1900      38,5                                      1900  37

Daniel Cohen fait aussi un contresens dans sa traduction du titre du livre de Gregory Clark, page 61, il parle de « L’Adieu aux âmes », pour A Farewell to Alms. Le mot Alms est un faux-ami qui signifie en fait aumônes, aides. Le terme anglais pour âme est bien sûr différent, c’est soul. D’ailleurs la thèse de Clark rend son titre explicite, l’Adieu à l’aide (qui est aussi bien sûr un jeu de mot sur le célèbre roman d’Ernest Hemingway, A Farewell to Arms), du fait que Clark considère que les aides aux pays pauvres ne font que les maintenir dans leur pauvreté, d’où l’idée qu’il faudrait les abandonner : a farewell to alms.

Le chapitre sur « La quête impossible du bonheur » (p.150-156) reprend l’idée avancée dans l’introduction, il s’agit là d’un des plus contestables du livre. Même si Cohen s’appuie sur nombre d’études, cela ne devrait pas le rendre aussi affirmatif, car avec ce genre d’études on marche sur de la glace très fine, le bonheur étant par essence impossible à évaluer, comme on l’a dit. Il est difficile d’affirmer ceci : « il (le bonheur) dépend de son accroissement (du niveau des richesses), quel que soit le point de départ. » On n’en sait rien en fait, ce n’est qu’une hypothèse.

Dire également que « la consommation est comme une drogue … Le téléphone portable, l’accès à internet sont des objets qui deviennent indispensables … La consommation crée la dépendance. Le plaisir qu’elle procure est éphémère, etc. », est tout à fait contestable. On peut voir les choses autrement et de façon plus simple : le téléphone portable et internet sont simplement des progrès, qui n’ont rien « d’éphémères » dans l’utilité qu’ils apportent, des progrès incontestables et durables.

Quant à l’envie, comme explication de la-consommation-qui-ne-fait-pas-le-bonheur, là aussi on est dans l’hypothèse, et la généralisation. Cohen écrit par exemple ceci : « Savoir que son voisin dispose d’une télévision couleur donne envie d’en avoir une … Si on n’a pas les moyens de l’acheter, la haine de l’autre peut monter. » La haine de l’autre, n’exagérons rien a-t-on envie de dire, même si l’exemple de la télévision est symbolique. D’abord le prix des produits de ce genre (TV, ordinateurs, téléphones) a tellement baissé que tout le monde en a aujourd’hui, sauf ceux qui n’en veulent pas, mais pour d’autres raisons. Ensuite et surtout, quand on connaît le genre de vie urbaine où chacun ignore ce que fait et qui est son voisin de palier (condition pour vivre tranquille), les gens se moquent éperdument de savoir si le voisin a une télé couleur, un home cinéma, ou un téléphone portable en platine ! On est un peu dans l’excès des économistes de gauche qui ont toujours besoin de stigmatiser, et de façon totalement fausse, gratuite et artificielle dans ce cas, le comportement de leurs contemporains.

D’autre part, il y a un paradoxe à affirmer : « C’est l’amélioration de sa situation qui rend une société heureuse », lorsqu’on conteste la société de consommation, lorsqu’on prétend par ailleurs que les chasseurs-cueilleurs d’avant le néolithique vivaient mieux que les gens du siècle des Lumières, parce qu’ils avaient plus de calories tout en travaillant 2h par jour… Ce tableau idyllique, développé également par Clark, est d’abord très certainement faux. Personne ne sait rien des conditions réelles de vie des hommes de cette préhistoire. Ensuite et surtout, on ne peut vanter ces styles de vie de sociétés stagnantes, figées pendant des millénaires, et dire ensuite que ce sont les améliorations qui rendent une société heureuse.

Et toujours ce mythe, cette vision a-historique, sur les années d’après-guerre : « Les Français ont follement apprécié les Trente Glorieuses ». Non, c’est encore le travers qui consiste à magnifier le passé, les problèmes abondaient pendant les années 1950 et 1960, les conflits intérieurs, les guerres coloniales, la pauvreté, la répression morale et culturelle, la censure, etc. Sinon, encore une fois, ça n’aurait pas explosé en 1968.

Sur le mythe d’Épiméthée[7] aussi, et sur l’Occident « qui ne réalise qu’après coup ce qui lui arrive … L’Occident agit d’abord et comprend ensuite », ce n’est pas propre à la civilisation européenne, c’est propre à l’humanité. Comme si les autres civilisations, chinoise, indienne, musulmane, précolombienne aux Amériques, etc., avaient la faculté de comprendre à l’avance ce qui leur arrive… On tombe dans la pénible volonté des Occidentaux de toujours se battre la coulpe, de s’isoler comme plus pervers ou plus défaillants. L’autocritique est bonne, elle a fait justement la force de l’Europe occidentale, mais il est inutile d’aller trop loin, se flageller de façon excessive et porter toujours implicitement aux nues les autres, qui ont aussi leurs manques et leurs défauts.

Le chapitre sur Kondratiev et le suivant sont parsemés de raccourcis contestables : « La Seconde (Guerre mondiale) est engendrée par la crise de 1929 », « Vingt-cinq ans de croissance sont en moyenne suivis de vingt-cinq ans de crise », « Quelle est l’origine de cette corrélation entre guerre et prospérité ? », « C’est la croissance qui pousse à la guerre ».

− Tout d’abord Kondratiev relève des mouvements de prix, et pas de croissance ou de déclin de la production, bien qu’on ait souvent assimilé les deux.

− Ensuite, la Deuxième Guerre mondiale n’est pas seulement engendrée par la crise de 29, mais plus sûrement par le désastreux Traité de Versailles de 1919.

− Enfin et surtout, contrairement à ce qu’affirme Daniel Cohen, il n’y a aucune corrélation entre guerre et prospérité. Sinon il faudrait expliquer pourquoi la grande période de paix globale mondiale qui dure depuis 1945 (en comparaison de 1914-45), est aussi celle de la plus longue période de croissance que l’humanité ait jamais connue, et qui se poursuit en Chine depuis un quart de siècle. Il faudrait aussi expliquer pourquoi la longue dépression des années 1930 correspond à de multiples guerres, en Europe (Espagne), en Asie (Manchourie), en Afrique (Éthiopie), en Amérique (Chaco), pour finir dans l’apothéose guerrière de 1939. Affirmer notamment que « c’est la croissance qui pousse à la guerre » alors que la longue croissance depuis 1945 ne s’est accompagnée d’aucune guerre mondiale, ni de guerres en Europe (sauf les guerres des années 1990 en Yougoslavie), alors que l’Allemagne et le Japon sont depuis lors des démocraties pacifiques, est quand même un peu fort de café. C’est faire preuve d’un déni des réalités historiques récentes absolument étrange, faire l’impasse sur la paix en Europe, un des événements les plus importants du XXe siècle.

C’est Schumpeter[8] qui avait raison, les guerres sont dues au nationalisme plus qu’à des facteurs économiques. Les échanges accrus réduisent les oppositions nationalistes, de la même façon que le protectionnisme les avive, c’est bien la baisse du nationalisme en Europe, liée à la réussite du marché commun, qui explique la fin des guerres en Europe occidentale. Et à l’inverse, l’exacerbation des nationalismes, croate, serbe, albanais, et les tensions religieuses en ex-Yougoslavie expliquent les guerres récentes dans cette partie des Balkans. En outre, l’auteur ne parle jamais de certaines études[9] qui vont à l’encontre de sa vision pessimiste en montrant le recul global des guerres depuis un siècle.

À propos de la mondialisation, troisième partie du livre, l’auteur parle « du retour de l’Inde et de la Chine dans le jeu du capitalisme mondial » et de « leur retour à la table du capitalisme-monde ». Il serait plus approprié de parler de leur entrée dans le capitalisme, étant donné qu’à l’époque où l’Inde et la Chine dominaient la production mondiale, le capitalisme n’était guère connu, d’autres systèmes de production prévalaient.

La description de Kenneth Pomeranz (2000), citée par l’auteur, d’un « paradis du laisser-faire » et d’institutions favorables[10] en Asie avant l’arrivée des Européens entre en contradiction avec la description qu’en font de nombreux historiens comme Fernand Braudel, Paul Bairoch ou Eric Jones, plus en accord avec la notion de despotisme oriental de Marx et Engels, contestée par Cohen. Pomeranz est connu pour sa vision très biaisée sur la Chine, une vision sinocentrique, pendant de l’occidentalocentrisme tant critiqué, et il ne s’agit aucunement d’une « démonstration implacable » comme le dit Cohen.

Fernand Braudel parle par exemple (1987) de « la misère effroyable, constante contrepartie du luxe des vainqueurs, des splendeurs des palais et des fêtes de Delhi… Une politique systématique de terreur. La cruauté est quotidienne : incendies, exécutions sommaires, condamnations à la crucifixion ou au pal, caprices sanguinaires… » Dans ce contexte, aucune initiative n’est possible, l’Inde devient tout simplement « un enfer pour l’homme ordinaire » (Moreland, cité par Jones, 1981). Les villes n’existent pas en dehors du souverain ; Braudel (1979) rapporte ainsi qu’en 1663, lorsque le grand Moghol Aurangzeb quitte Delhi pour le Cachemire, toute la ville ou presque, des centaines de milliers de gens le suivent comme un seul homme, car ils ne sauraient survivre « sans ses grâces et ses générosités » !

Dès le premier grand empire en Chine, celui des Han, fondé par Qin Shi Huangdi en – 221 qui donne son nom au pays, le despotisme est établi, comme le rapporte l’historien Sima Qian[11] au siècle suivant : « Il ne donnait pas sa confiance aux ministres éprouvés et ne contractait pas de liens étroits avec les gens de valeur et le peuple. Il abandonna la ligne de conduite suivie par les rois et établit son pouvoir autocratique. Il interdit les écrits et les livres et rendit impitoyables les châtiments et les lois. Il fit de la tyrannie le fondement de l’empire. »

Le mode de production asiatique qui prévaut en Chine se caractérise dès lors par l’autorité puissante du pouvoir central au fil des dynasties successives qui tentent d’établir une pax sinica. La nécessité de construire et de coordonner de grands travaux hydrauliques a donné naissance à des sociétés constituées « de hordes de paysans dragonnés par des élites répressives » (Jones). Les villes n’ont pas d’indépendance, et « l’air de la Chine ne rend personne libre » (Elvin, cité par Bairoch, 1985).

La monopolisation du commerce par l’État, l’absence de protection des marchands, l’insécurité de la propriété[12], les pratiques de confiscation, les abus de l’autorité, les taxations excessives sont relatés par tous les observateurs. Jones (1981) rapporte que les poètes sous les Ming n’osaient même pas évoquer les calamités naturelles de peur qu’on y voie une critique de la tyrannie ; de même les hauts fonctionnaires et grands dignitaires prenaient la précaution de faire des adieux à leur famille tous les matins avant de se rendre au palais. Le lacet de soie est un procédé de gouvernement fréquent. Jones parle encore « d’organisations politiques qui auraient pu extraire du sang des pierres… » On retrouve cette situation ailleurs en Asie, comme aux Philippines, selon l’observation du corsaire-explorateur William Dampier (1652-1715), auteur en 1691 d’un Voyage autour du monde. Il note à Mindanao :

« La paresse de ces gens ne vient pas tant de leurs inclinations naturelles que de la sévérité de leur prince (un sultan islamique) qu’ils ont en terreur car il les traite de façon arbitraire, leur prenant tout ce qu’il peut, ce qui réduit leur activité, leur volonté de posséder quoi que ce soit, sauf ce qu’ils peuvent porter de la main à la bouche. » (cité par Jones, ibid.)

Sur les institutions (p. 212), il n’est pas tout à fait juste de dire que « les institutions efficaces (des marchés organisés et une justice impartiale) » sont « produits par l’État ». L’État est évidemment essentiel, et un État fort est indispensable, il doit faire respecter les lois, assurer la sécurité des échanges et protéger les contrats. Mais l’État n’est qu’un élément, extrêmement important certes, mais pas unique, beaucoup d’institutions dans l’analyse néoinstitutionnaliste[13] (North par exemple) ne sont pas liées à l’État, par exemple les mentalités, la culture, les comportements, le degré de confiance, l’éthique. Par ailleurs affirmer que la justice impartiale est « produite par l’État » est également contestable, une justice impartiale doit se libérer justement de l’influence de l’État, on sait bien que l’exécutif et le judiciaire doivent être séparés pour que la justice ne soit pas arbitraire.

Sur l’éducation, l’affirmation de Cohen est plus juste, mais incomplète : « le capital humain (santé, éducation) est produit par l’État. » L’État a bien sûr un rôle essentiel à jouer, mais la santé et l’éducation sont aussi le fait d’acteurs privés, les écoles ont longtemps émané d’individus, d’associations ou de groupes religieux. Aujourd’hui encore, les écoles privées participent à la formation, et les universités à travers le monde sont souvent privées : aux États-Unis – qui disposent du meilleur système universitaire existant – la plupart des plus renommées sont privées. Idem pour la santé où le rôle du secteur privé et des assurances privées est fondamental, la santé n’est pas produite par l’État seul.

L’auteur affirme que « le mariage démocratie et économie de marché n’est pas toujours brillant » (p. 209), prenant appui sur les exemples de minorités persécutées, parfois en butte à des massacres, dans des pays comme les Philippines ou l’Indonésie. Sans doute, mais d’une part on peut constater que la démocratie n’est pas fermement ancrée dans ces pays, et d’autre part que les minorités sont infiniment plus persécutées dans les pays non démocratiques, à économie de marché ou pas, l’Irak de Saddam Hussein avec les Kurdes gazés est un bon exemple, la Serbie de Milosevic et les massacres et expulsions de Kosovars en est un autre. D’ailleurs on ne voit pas très bien le but de l’exercice, faudrait-il supprimer la démocratie, ou l’économie de marché, ou les deux, pour que ça se passe mieux ? Ou bien existe-t-il une autre solution, une démocratie sans économie de marché, où tout irait bien également ? On est un peu dans le brouillard.

L’avance anglo-saxonne[14], notamment américaine, ne tient pas à des raisons de court terme, comme le dit l’auteur (rôle des universités, prééminence de la recherche, notamment militaire, p. 268), mais à des raisons de long terme. Il s’agit simplement de la conséquence du fait que la révolution industrielle est née en Angleterre et pas en France au XVIIIe siècle, que la Grande-Bretagne a triomphé dans le long conflit entre les deux pays (une deuxième guerre de cent ans au XVIIIe et au début du XIXe), et qu’enfin pour ces deux raisons les grandes colonies ou ex-colonies de peuplement ont été britanniques et anglophones (voir sur la domination anglo-saxonne des deux derniers siècles, et des tentatives d’explication de long terme, Bennett, 2007, Mead, 2006 ; Mead, 2007 ; Véliz, 1994).

Sur le réchauffement climatique (p. 228), Cohen procède par affirmations tranchées : l’ouragan Katrina en est par exemple la conséquence, la canicule de 2003 en est une manifestation, les sécheresses viennent également de là. Pour l’auteur, « la liste est longue des conséquences du réchauffement. » Certes, on pourrait en ajouter d’autres, comme un humoriste l’a d’ailleurs fait[15]. Sans aller jusque-là, on devrait se montrer au moins plus prudent. Rien ne prouve par exemple que Katrina soit lié au réchauffement climatique, les scientifiques n’ont jamais rien affirmé de tel, bien au contraire[16].

Les développements sur l’écologie utilisent notamment les travaux de Lester Brown qui considère (p. 227) que « le modèle économique occidental est inapplicable à une population de 1,45 milliard de Chinois (en 2030) » et annonce une anarchie « sans nom » en Inde, du fait du manque d’eau, avec une production de blé et de riz qui baissera (p. 231). Plus loin, p. 235 : « l’économie du jetable est sur une trajectoire frontale avec les limites géologiques de la planète ». Il est curieux de se référer à Lester Brown, auteur néomalthusien dont toutes les prévisions ont été démenties depuis une cinquantaine d’années, il a déjà annoncé une famine mondiale, des pénuries de toutes sortes, que la Chine ne pourrait pas se nourrir elle-même, etc[17].

La Chine est effectivement en train de rattraper le modèle occidental, mais elle ne consommera pas autant de matières premières, car en 2030 les techniques auront changé. Toutes les prévisions de ce type, depuis Malthus, Jevons ou le Club de Rome[18] se sont révélées complètement fausses, faute d’avoir tenu suffisamment compte du progrès technique.

Sur la pénurie de nourriture en Chine, Brown a été très critiqué par divers auteurs pour avoir utilisé des données erronées, n’avoir pas tenu compte des possibilités d’amélioration, d’avoir sous-estimé les disponibilités en terre, etc. (voir Alexandratos, 1996 ; Crook, Colby, 1996 ; Banque mondiale, 1997).

Les affirmations définitives se succèdent dans la suite du livre, souvent contestables, on peut en donner quelques exemples :

Traumatismes de la modernisation et guerres

Cohen considère que les guerres mondiales sont en partie les conséquences, dans le cas de l’Allemagne et du Japon, des traumatismes internes infligés par l’industrialisation, du refus de la modernité par une partie de la population : « Au Japon comme en Allemagne, un même ressentiment contre l’intrusion du monde moderne nourrit la montée des extrêmes et sera l’aliment de la Seconde Guerre mondiale. » (p. 218) « Bien avant les mollahs, Richard Wagner dénonce déjà “Paris, l’Europe et l’Occident” comme un monde “corrompu, commercial et frivole qu’on ne trouve pas encore dans notre Allemagne provinciale, si confortable avec son côté arriéré” » (p. 278).

L’idée n’est pas neuve, mais elle n’est pas juste pour autant. L’Allemagne de l’entre-deux-guerres tout d’abord avait dépassé depuis longtemps les affres de l’industrialisation, d’autres raisons ont conduit au conflit. Quant à la Première Guerre mondiale, la France avec sa volonté de revanche a autant de responsabilité que l’Allemagne. De toute façon celle-ci appartient pleinement à la même civilisation, celle de l’Europe, axée sur la recherche de l’efficacité.

Pour le Japon, les traumatismes ont pu effectivement être plus importants, à partir de l’ère Meiji le pays passe en quelques décennies du féodalisme au capitalisme industriel. Pourtant la période des plus grandes mutations laisse le Japon à l’écart de la Première Guerre mondiale, ce qui va à l’encontre de la thèse. Pour la deuxième, là aussi, les facteurs politiques, la montée du nationalisme militaire, sont bien plus importants.

Violence domestique et criminalité

Cohen prétend que la violence domestique a été plus forte au XIXe siècle qu’auparavant, parce que la criminalité générale baisse, du fait d’une répression plus efficace : « Tout au long du XIXe siècle, à mesure que sont cadenassées les atteintes aux personnes ou aux biens, la violence migre vers l’espace privé, celui de la violence conjugale. Les hommes, devenant moins agressifs entre eux, paraissent s’attaquer plus souvent à des femmes ou des enfants. » (p. 219). Cela paraît douteux, quelles données a-t-on sur la violence conjugale au XVIIIe ou au XVIIe siècle ? Comment peut-on constater une décrue ? On ne peut qu’être extrêmement sceptique devant de telles affirmations.

Démographie et télévision

Sur la démographie, Cohen affirme que les médias modernes jouent un rôle important dans la transition vers une natalité plus faible : « Le nombre de postes de télévision semble en effet un déterminant plus direct de la chute de la démographie que le niveau de revenu ou d’éducation. La transition démographique s’est produite plus vite dans un pays comme le Brésil, grand consommateur de telenovelas, qu’au Mexique où le planning familial a pourtant été plus important. » (p. 275)

L’explication ne vaut guère, c’est mal connaître les différences entre ces deux pays d’Amérique latine. Le Brésil est essentiellement un pays d’immigration, et notamment d’immigration européenne (surtout dans le sud industrialisé où la natalité a le plus vite baissé), il suit donc les mêmes schémas culturels que les autres pays occidentaux. Le Mexique est au contraire un pays où la frange européenne est restée limitée, du fait de la présence de grandes civilisations amérindiennes (qui n’existaient pas au Brésil), et le Mexique est donc un pays essentiellement indien et métissé, bien plus qu’au Brésil. Ce n’est pas la télévision ou la consommation de telenovelas qui peuvent servir de facteur explicatif. D’ailleurs les Mexicains ont autant de télés et consomment autant de séries.

Occidentalisation et modernisation

Page 278, Cohen parle « d’occidentalisation du monde » à propos de la généralisation de la révolution industrielle. En fait, il s’agit non pas d’une occidentalisation, mais d’une modernisation, chaque peuple conserve sa culture, bien différente de celle des Occidentaux, comme on le voit au Japon, en Corée du Sud, en Chine ou ailleurs. Lévi-Strauss avait bien vu cet aspect dans Race et Histoire (1952) lorsqu’il développe l’idée qu’il est illusoire de vouloir fixer une origine à la révolution industrielle :

« L’exemple de la révolution néolithique doit inspirer quelque modestie quant à la prééminence que l’homme occidental pourrait être tenté de revendiquer au profit d’une race, d’une région ou d’un pays. La révolution industrielle est née en Europe occidentale ; puis elle est apparue aux États-Unis, ensuite au Japon ; depuis 1917 elle s’accélère en Union soviétique, demain sans doute elle surgira ailleurs ; d’un demi-siècle à l’autre, elle brille d’un feu plus ou moins vif dans tel ou tel de ses centres. Que deviennent, à l’échelle des millénaires, les questions de priorité, dont nous tirons tant de vanité ?

À mille ou deux mille ans près, la révolution néolithique s’est déclenchée simultanément dans le bassin égéen, l’Égypte, le Proche-Orient, la vallée de l’Indus et la Chine… Il est probable que trois ou quatre petites vallées pourraient, dans ce concours, réclamer une priorité de quelques siècles. Qu’en savons-nous aujourd’hui ? Par contre, nous sommes certains que la question de priorité n’a pas d’importance, précisément parce que la simultanéité d’apparition des mêmes bouleversements technologiques, sur des territoires aussi vastes et dans des régions aussi écartées, montre bien qu’elle n’a pas dépendu du génie d’une race ou d’une culture, mais de conditions si générales qu’elles se situent en dehors de la conscience des hommes. Soyons donc assurés que, si la révolution industrielle n’était pas apparue d’abord en Europe occidentale et septentrionale, elle se serait manifestée un jour sur un autre point du globe. Et si, comme il est vraisemblable, elle doit s’étendre à l’ensemble de la terre habitée, chaque culture y introduira tant de contributions particulières que l’historien des futurs millénaires considérera légitimement comme futile la question de savoir qui peut, d’un ou de deux siècles, réclamer la priorité pour l’ensemble. »

Salaires des patrons

Pour l’auteur, un trait aberrant du capitalisme réside dans « les salaires des patrons, payés comme des rock stars ». On pourrait inverser la formule et trouver aberrant que les rock stars ou les stars du foot soient payés comme les patrons, et bien plus encore. Après tout, les seconds ont quand même un rôle plus important.

Daniel Cohen appelle en conclusion à une révolution à venir, troisième révolution après celle du néolithique et la révolution industrielle : « L’humanité doit accomplir un effort cognitif aussi immense que celui qui fut réalisé lors de la révolution néolithique ou de la révolution industrielle. » (p. 280) Cette idée est reprise dans en entretien au Figaro avec Matthieu Ricard[19] : « Les deux grandes révolutions de l’humanité, néolithique et industrielle, ont été précédées par des crises morales. Nous vivons peut-être aujourd’hui les prémices d’une révolution morale qui peut transformer le monde. »

Cette vision est assez naïve, l’humanité a connu deux révolutions économiques, la première il y a dix mille ans, l’invention de l’agriculture, la deuxième il y a 250 ans, la révolution technologique, connue sous le nom de révolution industrielle, qui est toujours en cours. Si une troisième arrive aussi vite, aussi près de la dernière, qui n’est même pas finie, tout ça va se télescoper… On ne peut avoir des révolutions économiques tous les deux siècles ! En fait, la révolution néolithique a mis des millénaires à se diffuser à travers le monde, et même si les choses vont plus vite aujourd’hui, du fait de la densité élevée des hommes et des techniques modernes de communication et de transport, il faudra encore des siècles avant que les effets de la révolution industrielle commencée vers 1760 soient épuisés.

Références bibliographiques

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[1] La révolution industrielle n’est pas basée sur l’esclavage africain, elle a lieu en Grande-Bretagne sur des ressorts internes, la révolution agricole, les institutions, le charbon, les innovations. L’existence de pénuries relatives en Angleterre, à la différence de la France, explique la recherche de procédés nouveaux, selon la thèse de Crouzet (1966), toujours largement acceptée. D’autres pays ont pratiqué l’esclavage, comme la France, l’Espagne, la Hollande, le Portugal, sans s’être le moins du monde industrialisés, sans parler du monde arabe, de l’Amérique latine ou du Sud des États-Unis. En outre, la Grande-Bretagne interdit la traite en 1807. Voir O’Brien, 1982, O’Brien et Engerman, 1991.

[2] Voir J. Brasseul, compte rendu du livre de Gregory Clark, A Farewell to Alms, A Brief Economic History of the World, Princeton University Press, 2007, dans la revue Région et Développement, n° 28, 2009.

[3] De nombreux auteurs ont soutenu cette thèse, le plus récent et le plus abouti étant David Cosandey (1997).

[4] Son nom est estropié à chaque fois, c’est Douglass North, et non Douglas.

[5] Notamment la répétition des termes ‘va’, ‘vont’, dans le récit du passé, à la place du présent, plus sobre. Par exemple, « Le retournement américain va enchaîner… », « La crise va être le premier ressort », « Un facteur aggravant va jouer. », « Les achats de voiture vont s’effondrer… », etc. Parfois trois fois, quatre fois par paragraphe. Comme il y a beaucoup de paragraphes et beaucoup de chapitres, ça fait quand même beaucoup de ‘va’.

[6] De M.K. Bennet, cité par Douglass North et Robert Thomas, The Rise of the Western World, Cambridge University Press, 1973, pages 71 et 103, et R. Woods, “Population Growth and Economic Change in the 18th and 19th Centuries”, dans P. Mathias et J. Davies éd., The First Industrial Revolution, Blackwell, 1989.

[7] Page 278, on apprend que l’épouse d’Epiméthée, Pandora, est donc la « belle-sœur » de Prométhée. Utiliser un terme prosaïque comme belle-sœur pour des personnages légendaires de la mythologie grecque a un côté un peu étrange.

[8] Voir Impérialisme et classes sociales, 1953 (rééd. Flammarion, 1999) : « Dans les sociétés modernes, il reste beaucoup moins d’énergie susceptible d’être dépensée sur les champs de bataille ou dans les péripéties de l’acquisition violente qu’au sein de n’importe quelle société précapitaliste. L’excédent d’énergie dont disposent les individus est investi avant tout dans la vie économique, où il engendre les personnalités compétitives du genre de celles du capitaine d’industrie ; sinon, il trouve à se dépenser dans les arts, les sciences et les luttes politiques ou sociales. Dans le monde dominé par les valeurs capitalistes, ce qui fut autrefois énergie combattante devient ardeur au travail. Dans un tel contexte, les guerres de conquête et de rapines, ou plus simplement toute politique étrangère un tant soit peu aventureuse, ne peuvent plus être perçues que comme des perturbations de la vie quotidienne ou comme des manquements exceptionnels à la poursuite des véritables fins de la société. »

[9] Voir le Human Security Report 2005, War and Peace in the 21st Century, Human Security Center, Oxford University Press, 2006.

[10] « Il n’est pas sûr que l’expropriation des marchands ait été plus fréquente ».

[11] Mémoires historiques, IIe siècle avant J.-C. Réédition Picquier poche, 2002.

[12] « La propriété n’est pas sûre : l’histoire entière de l’Asie est contenue dans cette seule phrase », W. Reade, cité par Eric Jones.

[13] New Institutional Economics, encore appelé institutionnalisme néoclassique parce qu’il s’agit d’une synthèse entre l’analyse institutionnaliste et l’analyse néoclassique.

[14] Illustrée entre autres par l’auteur avec le fait suivant : « 40 % des romans publiés sont des traductions : les trois quarts sont traduits de l’anglais. » p. 273.

[15] John Brignell, “Got a problem? Blame Global Warming!”, Spiked, 2 nov. 2006; voir aussi :  www.numberwatch.co.uk/warmlist.htm

[16] Les cyclones sont dus à la différence de température entre les pôles et les tropiques, le réchauffement climatique aurait tendance à réduire cette différence, donc annoncer que des cyclones de grande ampleur et dévastateurs comme Katrina sont la conséquence du réchauffement est sujet à caution.

[17] Voilà ce qu’il écrivait par exemple : « La demande croissante de nourriture, exacerbée par la croissance de la population et du niveau de vie, commence à surpasser la capacité de production des paysans et pêcheurs de la planète. Le résultat est une baisse des réserves de nourriture et des prix qui atteignent des sommets ». Lester Brown en 1973. « La croissance n’est pas près de reprendre dans le commerce international. » Lester Brown en 1984. « Je vois cette hausse [du prix des céréales en Chine] comme une indication, comme des secousses avant le tremblement de terre ». Lester Brown en 2003.

[18] Le Club de Rome prévoyait par exemple en 1972 que les réserves mondiales de zinc, d’étain, de cuivre, de pétrole et de gaz naturel seraient épuisées en 1992.

[19] Le Figaro, 28 novembre 2009. Dans le même article, Daniel Cohen affirme : « Dépassés par une richesse que nous n’avions pas prévue, nous sommes plus enclins à partager. C’est pendant les Trente Glorieuses que la France a instauré la Sécurité sociale. » En fait, la Sécurité sociale a été instaurée en pleine pénurie, en 1945-47, alors que personne n’imaginait qu’une longue période de croissance allait suivre. L’idée de protection universelle est même née en Angleterre pendant la guerre, avec le rapport Beveridge, comme l’auteur le rappelle d’ailleurs dans le livre, p. 141.