Publications

Édouard Glissant : “Les entretiens de Baton Rouge”, extrait 1

Édouard Glissant, avec Alexandre Leupin, Les entretiens de Baton Rouge, Paris : Éditions Gallimard, avril 2008, 168 p.

Sommaire
les-entretiens-de-baton-rouge

les-entretiens-de-baton-rouge1


Extrait 1 : pp. 51-54

Édouard Glissant : Quand je suis arrivé à Paris, j’ai eu deux sortes de fréquentations de nature schizophrénique, qui n’allaient pas ensemble, qui n’étaient pas conjointes. D’une part mes relations tout à fait naturelles avec mes camarades et amis antillais, martiniquais, guadeloupéens ou guyanais, faites de complicité, et la fréquentation de jeunes poètes et écrivains français comme Roger Giroux, Jean Laude, Henri Pichette, Maurice Roche, Jean Paris, Paul Meyer et Jacques Charpier. C’est à Paris aussi que j’ai connu Kateb Yacine et Tchicaya U’Tamsi : tous les excentrés se donnaient rendez-vous au Centre. Il me semble que j’ai rencontré les poètes français dont je parle ici par une sorte de nécessité que nous appellerons donc poétique. Je me souviens qu’à l’époque mes amis antillais, tous amis d’enfance, qui étaient assez gentils pour l’accepter, ne comprenaient pas très bien pourquoi je fréquentais aussi assidûment tous ces Français, parce qu’il n’y avait peut-être pas lieu de les fréquenter. Ce n’était pas du tout par racisme antiraciste, ni par rejet, c’était qu’ils ne comprenaient pas bien. Peut-être aussi qu’ils ne comprenaient pas ce que c’était pour moi que de vouloir être écrivain ou poète. Il y avait tant d’autres urgences.

Je me souviens que, plus tard, quand je me suis trouvé engagé dans des activités politiques, les camarades qui faisaient partie des mêmes mouvements demandaient à mon propos, avec une sollicitude étonnée :

« — Mais qu’est-ce qu’il fait ? » Il est écrivain, un poète.

« — Oui mais, à part ça ? Qu’est-ce qu’il fait ? »

Il est écrivain, disait Albert Béville, souriant avec bonté.

C’est en littérature Paul Niger, qui était l’un de mes plus chers amis.

« — Oui, mais à part ça, qu’est-ce qu’il fait ? »

Utilitarisme nécessaire à ceux qui tentent de survivre, et qui n’ont pas le temps.

Il y avait en moi une apparence de dédoublement : d’une part, une solidarité de situation avec mes amis antillais et, d’autre part, la solitude essentielle, l’individuation de l’acte de poésie, que je partageais pourtant avec ces poètes français, sans que nous ayons à le formuler.

Les fréquentant, je suis donc « entré » dans les milieux littéraires, français, parisiens, non pas pour y tracer de manière mondaine, mais pour participer à un travail qui se faisait à cette époque-là sur le plan de la littérature, d’une manière très active et très concrète, et très réelle et très profonde, comme par exemple le travail des Lettres Nouvelles autour de Maurice Nadeau et de Maurice Saillet. Mais Maurice Roche, Henri Pichette, Roger Giroux sont tous des marginaux. Non pas au sens anti-social, ou hippie, pas du tout : il s’agit de marginaux en ce sens que, poètes et écrivains fort divers, ils conçoivent tous que la poésie fonde sa propre dimension et sa propre recherche, son exigence, oui une exigence poémique absolue.

J’ai connu une joie réelle, à rencontrer ces écrivains-là, quel qu’ait été leur devenir, et le mien. Je pense, par exemple, que Giroux est un grand écrivain et poète de la littérature française contemporaine, mais il est inconnu. Maurice Roche est un très grand écrivain, mais son œuvre n’est pas reçue comme elle devrait l’être. Aucun de ces poètes ne se préoccupe de sa condition. Ce ne sont pas des hommes de marché ni de mode.

Cette sorte de schizophrénie chez moi n’en était pas une en réalité. Il n’y avait pas opposition entre mes fréquentations antillaises et françaises. Nous étions, antillais et français de cette génération-là, à la recherche d’une poétique nouvelle, c’est-à-dire d’un sens nouveau de la présence au monde. Je me souviens d’un texte d’Henri Pichette : “la littérature n’est belle que dans le lit du monde”. Il n’y avait là aucune rupture d’avec mon appartenance à l’univers antillais. Le vain dédoublement ne taraudait pas, il n’était qu’apparence. Il me semble même qu’il s’agrégeait en ce temps une manière de logique poétique, qui se continuait dans un sens et dans un autre : ici-là.