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Faïza Guène, Un homme, ça ne pleure pas

Dix ans après son best-seller international Kiffe Kiffe demain,traduit en 23 langues, l’écrivaine Faïza Guène suscite à nouveau l’intérêt médiatique, prétendant dans son dernier livre qu’ « un homme, ça ne pleure pas ». Née en France, élevée en banlieue parisienne, Faïza Guène, romancière française d’origine algérienne, situe cette fois-ci l’histoire de son dernier roman à Nice.

La matière narrative du roman est constituée par le jeune Mourad Chennoun, fils d’une famille algérienne, tiraillé entre ses deux sœurs et ses parents. Narrateur auto-diégétique, Mourad nous fait découvrir sa vie, suit minutieusement le parcours de ses deux sœurs, décode les dialogues de ses parents, observe et raconte les péripéties de toute sa famille.

Comme dans la plupart des romans ”beur”, on réalise que la famille ne suit pas le mouvement social dans lequel les trois enfants s’inscrivent. La façon dont elle vit et comprend le quotidien correspond en tous points à l’image traditionnelle du pays d’origine, nous faisant à la fois rire et pleurer. D’un côté, Abdelkader, le ”padre”, ancien cordonnier, analphabète, ferrailleur et brocanteur, apprend à son fils qu’un homme, ça ne pleure pas ; de l’autre, Djamila, la mère envahissante, « un vrai numéro de tragédienne » pour reprendre la formule de l’auteure, dont l’amour exagéré passe par la bouffe, étouffe et tue sans s’en apercevoir. Tous deux forment un couple uni, fous d’amour, incitant pourtant à réfléchir sur le rôle de la famille, les rapports conflictuels avec les enfants et le décalage des générations.

Les premiers virages arrivent avec Dounia, la fille aînée, traversant, dès les premières pages, une crise d’adolescence que ses parents refusent, ou mieux, n’arrivent pas à comprendre :

 

« Toute la planète était en état de choc, et nous aussi. Très loin de New York, se jouait une scène tout aussi dramatique, une catastrophe de grande envergure, un genre d’attentat familial. Dans le rôle des tours jumelles du World Trade Center, mes deux  parents, indestructibles en apparence. Et dans le rôle des 19 terroristes : Dounia[1]. »

 

Brillante élève, entourée d’amies françaises – perçues comme dangereuses selon ses parents – Dounia refuse la vie traditionnelle des siens, ainsi qu’un mariage arrangé. Elle se décide à quitter à jamais le cocon familial pour s’intégrer pleinement dans la vie sociale française et voler de ses propres ailes. Citons, à juste titre, les propos suivants :

 

« Où t’étais ? T’as vu l’heure ? Je vais t’apprendre, moi, à me respecter ! Tu crois que tu t’appelles Christine ? »

« Je crois que ma sœur a souvent eu envie de s’appeler Christine. »

« Aujourd’hui, à peu de choses près, elle s’appelle Christine. »

« C’est Julie qui a enclenché le processus psychologique de « Christianisation » de ma sœur. »

 

Cela pour dire que Dounia, ne pouvant plus suivre la voie médiocre que ses parents lui avaient tracée, se coupe définitivement de ses racines. Elle part et devient, en quelques années, une grande avocate, militante active de la vie politique française, la coqueluche de l’élite parisienne. C’est ainsi que le ”padre”, victime d’un AVC, hémiplégique, la découvre, dix ans plus tard, à la une du journal local où elle se présente sur la liste électorale de Peplinski.

La différence entre la fille aînée et ses parents se situe en définitive dans l’action : devenir un acteur à part entière de la société française :

 

« Ça m’intéressait de montrer des entités obligées de se construire dans la rupture, des personnages qui ne sont pas alimentés parce qu’ils sont débranchés de leur milieu d’origine.»[2]

 

Pour Mina, la cadette, la vie et l’avenir s’annoncent autrement. Elle adore les personnes âgées et travaille dans une maison de retraite, y épouse un aide-soignant, fait trois enfants et s’installe à deux rues de chez ses parents, qu’elle voit presque tous les jours. Elle suit la modeste trajectoire de sa famille, sans jamais poser de soucis à ses parents.

Parmi les membres de ce clan loufoque, Mourad est tiraillé entre deux sœurs diamétralement opposées et reste silencieux aux caprices de sa mère qui surgit à chaque problème de palpitations, de hausse de tension, d’hyperglycémie ou autre ”drame”.

Timide, sensible, indécis et observateur minutieux de son entourage, Mourad apprend, au début, à rester seul, pour s’isoler complètement à la fin. Cette vie solitaire le conduit inévitablement à lire. Il réussit le CAPES – échappant ainsi au cauchemar qu’il s’imagine de devenir un vieil obèse triste, poivre et sel. Il est envoyé en Seine-Saint-Denis pour enseigner. Réussira-t-il à concilier son héritage familial pesant et sa propre culture méditée depuis enfance ? Une autre vie, pleine d’aventures et d’histoires drôles, l’attend. Il sera confronté aux exigences sociales parisiennes, loin du cadre familial.

S’y ajoutent le cousin Moulad et la vieille bourgeoise millionnaire, Liliane, un couple paradoxal ; sans un sou, Moulad, « Arabe bas de gamme », pour reprendre les termes de Guène, alimente la flamme de l’amour chez Liliane qui semble trouver chez lui l’amour rejeté de son fils. Mourad, accueilli royalement dans leur immense appartement du XVIème arrondissement, décrit, d’un regard distancié mais profond, les relations amoureuses. Inquiet de son nouveau statut de professeur stagiaire à Montreuil, lors de la rentrée, Moulad n’oublie pas de raconter ses premiers jours d’enseignant, ses collègues, ses premières angoisses, ses efforts pour devenir une espèce de char d’assaut afin d’imposer son autorité en classe.

À travers ce trio de caractères et ses parents, Faïza Guène s’interroge, d’une écriture mûre, dense, réaliste et sensible, sur l’héritage familial et la question identitaire qui préoccupe tout jeune au sein de sa famille. Loin des clichés pesants, la romancière nous offre un beau roman mêlant rai, politique, émancipation et petites joutes verbales, explorant tous les aspects de la vie familiale. Jouant avec l’argot, des phrases en verve, elle traite de l’universalité de la famille. D’un langage oral, mêlant agréablement le parler maghrébin, vif et plein d’humour, et une ironie qui n’hésite pas à se retourner contre l’énonciateur, Faïza Guène réfléchit la société, les stéréotypes, la famille et ses imaginaires.

 

[1]            Un homme, ça ne pleure pas, Paris, Fayard, 2014, p. 27.

[2]http://www.marianne.net/Faiza-Guene-une-fille-qui-faitpleurer_a237723.html

 

Faïza Guène, Un homme, ça ne pleure pas, Paris, Fayard, 2014.

ISBN 2213655146