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Une Enfance d’Outremer, textes réunis par Leïla Sebbar

La vie passe, on a des aventures,

on oublie. Mais l’odeur reste, elle

ressort parfois, au moment où on

s’y attend le moins, et avec elles

reviennent les souvenirs, la

longueur du temps de l’enfance,

du temps de la guerre.

Jean-Marie Le Clézio, Ourania, Paris, Gallimard, p. 15.

Une Enfance d’Outremer, tel est l’horizon que se donne l’ouvrage, préfacé par Leila Sebbar, qui réunit pour la première fois des histoires d’enfance de seize plumes francophones aussi bien masculines que féminines. Comment vit-on l’enfance dans des espaces aussi divers que Antananarivo, Oudja au Maroc, Haïti, l’île Maurice, Djibouti, le Togo, Alindao en République Centrafricaine, la Tunisie ou l’Algérie… ? De la Caraïbe au Maghreb et jusqu’à l’Afrique subsaharienne, tous ces écrivains, témoins innocents et lucides, partagent – en français – leurs expériences enfantines de la fin des années 40 aux années 60. Famille, origines, esclavage, école, rues, gestes, réactions, émotions, comment un enfant de quatre, cinq ans et plus ressent-il tout cela ? Voilà les thématiques que recouvre la sélection de ces récits venus d’ailleurs.

Au départ, l’enfance rêvée d’Helé Béji, qui se dissipe avec le réalisme de l’âge, nous emporte dans la magie vécue de cet territoire enchanté, cet âge paradisiaque : C’était, l’époque où je faisais le plus beau rêve de ma vie : la nuit, je rêvais que je volais, que je me transportais dans les airs avec une merveilleuse assurance. C’était l’extase ! N’est-ce pas là la position de l’écrivain sur ce merveilleux perdu qu’elle essaie de revivre à rebours par le biais de la mémoire, des souvenirs et de l’imaginaire ? Cette image de l’enfance est conservée jusqu’au moment où la romancière a la sensation d’avoir « perdu le secret de ce charme irréel, de ce déclic onirique ».

Nous sommes d’avis que Maïssa Bey est une « enfant colonisée ». Elevée dans un village des hauts plateaux algériens, l’écrivain y évoque son enfance sous forme dialoguée avec elle-même, à la façon de Sarraute, en se forçant à mettre sur scène les images de soi-même, de ses parents, de la guerre. Par son regard, sa perception d’enfant, elle replonge dans l’histoire algérienne, essayant d’imaginer l’effet de la privation de liberté, de la « différence » entre Français et Arabes. A cela s’ajoutent la mort de son père et ses oncles décédés en 1957, suite à des sévices infligés par la main du colon. Comme avant-goût de son style pudique, suggérant l’émotion sans jamais s’y attarder, cet extrait : D’autres mots encore : torture, exécution, mort. Et plus tard encore, martyre. Mais par-dessus tout, absence.

Même lieu, même époque, Leila Sebbar met en exergue son identité ambiguë d’enfant née dans l’Algérie de 1962, ne se voyant ni française ni arabe mais peut-être juive par son nom et ses traits physiques. Elle engage un questionnement sur son malaise sociolinguistique s’exprimant par la langue de son père et la géographie du pays.

Cet esprit de guerre est vif également dans  « Confitures et bobos », où Aziz Chouaki déroule un à un les clichés de son enfance : l’absence du père, les conséquences de la guerre, la place des contes de Perrault, le moment de la circoncision et la « découverte de la télé, en noir et blanc, chez des voisins pieds-noirs » ; s’y pose explicitement le problème de l’immigration avec tout ce qu’il entraîne.

Aux yeux de l’écrivain Roland Brival dont l’enfance se situe en Martinique tout comme dans « Le signe du destin » de Guy Cabort-Masson, les premières évocations de l’enfance sont associées à Venise. Le carnaval de Venise et le motif du masque accentuent l’identité raciale et sexuelle. La perplexité de Brival face à la ligne de couleur y est manifeste : Je suis une sorte d’hybride, le plus « réussi » de la famille. Une manière de caméléon, dont les yeux clairs sont l’objet de sa fierté secrète. Pour Guy Cabort-Masson, l’enfance tient toute dans la boîte à souvenirs de l’école où la réussite est synonyme d’ascension sociale : Grâce à l’école, j’étais définitivement sorti de l’insécurité coloniale. Je montais définitivement dans le camp des civilisés, de ceux qui possèdent chez soi, en toute propriété privée, ce que j’appelais le discriminant, c’est-à-dire l’électricité, l’eau courante et les W-C.

Emmanuel Dongala, dans « L’enfant de l’instituteur », retrace ses premières années dans l’école coloniale en Afrique Equatoriale française, avec la présence d’un père instruit – avec mon père, c’était un monde tout à fait différent, celui des livres –  et à la fois responsable d’apporter au peuple des Pygmées l’instruction universelle.

Enfant, Kossi Effoui n’inventait pas d’histoires, pour paraphraser le titre de son récit.  L’écrivain togolais retrace ainsi une enfance tendre et silencieuse qui prend des ailes à partir de la mort brutale de sa sœur :

Et c’est là que, moi aussi, j’ai commencé à dessiner dans ma tête toutes sortes de personnages, des hommes et des femmes qui ressemblaient à mon père crayonnant, à ma mère dans le rôle de prestidigitateur palpant le vide, à ma sœur Sophie que je pouvais continuer à faire grandir, des personnages qui avaient tous en commun d’avoir déjà épuisé toutes les prières, prêts à tout moment à empoigner, sans le secours d’aucune foi, cette douleur que je me fatiguerai à essayer de décrire dans une tentative de livre. P. 99.

C’est au début des années 1960 que Patrick Erouart-Siad passe son enfance à Djibouti, seul avec sa mère. Après des scènes d’humiliation de Patrick par ses camarades de classe, apparaît son père blanc de retour en Algérie. Il se rappelle encore ce soir-là, endormi puis réveillé par les chuchotements d’une famille encore plus élargie. La présence du père assurera d’ores et déjà l’équilibre de la famille que le jeune Patrick Erouart-Siad recherchait si longtemps.

Avec « Les galants de Lydie », Marie-Thérèse Humbert nous plonge dans les histoires amoureuses et les rendez-vous de leur bonne hésitant délicieusement entre deux hommes à Port-Louis. Cette ville qui représente au début de l’arrivée de la famille un cauchemar pour Marie-Thérèse, finit petit à petit, à travers cette évocation de la femme par la petite fille, par fasciner l’enfant.

A la différence des autres, le cadre de l’enfance de Yannick Lahens est Haïti. Pauvreté, mort, violence arrachent l’enfance d’un coup, par grands lambeaux. L’écriture poétique de l’écrivain fait ressentir la force imaginative de l’enfant pour tenter d’échapper à la réalité : La lune fait de grandes taches blanches presque laiteuses. Je suis seule. Enfin. Seule à respirer sous cette lune.

Considérant rétrospectivement son enfance, Fouad Laroui nous emporte avec lui au Maroc. Enfant sage qui ne posait jamais de questions, il se lie d’amitié avec le nain de leur jardin et découvre ainsi le nom des mots. Inlassablement curieux de la richesse de la langue, Fouad Laroui enfant ne s’est, depuis, jamais arrêté d’écrire.

« Les papillons noirs » de Gisèle Pineau revisitent les topos de l’exil, de la mémoire et de l’identité. La photographie, expérience banale et nouvelle à chaque fois, y joue le rôle déclencheur de la mémoire. Ainsi retrouve-t-elle le sentiment d’être une petite Gisèle entre la France et la Guadeloupe – l’île papillon – la tête pleine d’histoires qu’elle ne comprenait qu’à moitié.

Raharimanana, se remémorant son premier amour Anja, situe son enfance au moment de la Révolution meurtrière qu’a connue son pays, en 1975. « Cela me traverse l’esprit, me déchire » dit-il en sentant fortement la solitude de jadis,  le maître-tyran à l’école, sans essayer d’expliquer les événements  par peur de détruire l’image d’une enfance silencieuse et innocente. Mais quand Raharimanana comprend que Anja et ses parents sont morts, celui-ci cesse d’être un enfant et tous les détails et les explications de son pays enfantin lui reviennent.

Véronique Tadjo, née d’un père haut fonctionnaire d’origine ivoirienne et d’une mère peintre-sculpteur situe ses souvenirs d’enfance dans un quartier d’Abidjan, qui donne au récit son titre « Adjamé, quartier Saint-Michel ». C’est l’époque avant l’indépendance où tous aspiraient à une nouvelle vie :

« Le pays changeait. La nouvelle bourgeoisie devenait de plus en plus riche, exigeante, avide de pouvoir et de confort matériel…On parlait de « miracle ivoirien ». Abidjan était la « perle des lagunes », p. 208. Et puis sont venus les années Houphouët-Boigny où  le pays étouffait sous la corruption et la mauvaise gouvernance. La mère de la petite Véronique n’était plus là pour connaître le climat catastrophique du pays avec les yeux déçus de son mari…

Ces facettes contrastées que nous livrent des écrivains de générations et de cultures différentes de leur univers d’enfants empruntent à plusieurs pays, plusieurs continents même. Que l’enfance y soit subsumée par la joie, la colère, la peur, l’enchantement, la violence, l’inconnu, l’innocence ou le rêve, ces récits d’outremer nous livrent un régal de couleurs, de sons, d’histoires qui confirme une nouvelle fois s’il en était besoin le grand atout de la francophonie : sa diversité, son chatoiement. Ce livre me semble de première importance pour ceux qui cherchent à mieux comprendre le processus de la création, le rapport entre le passé et le présent. Car les enfants que ces écrivains étaient déterminent à l’évidence ce qu’ils sont aujourd’hui.

Les paroles d’Alain Mabanckou en témoignent :

« Je reste persuadé que nous devenons écrivains parce qu’il y a en nous cet « appel » de l’enfance, ces voix lointaines que nous n’écoutons que lorsque nous sommes devenus des adultes, ces images fluorescentes d’une libellule qui se pose sur une fleur, ce sentiment que le temps ne s’écoule pas, que la mort nous arrache nos êtres les plus chers, et surtout cette certitude que les vieux sont nés vieux et que les enfants demeureront éternellement des enfants… » p. 10-11