Mondes africains

L’ECRITURE DE LA SEXUALITE DEBRIDEE ET IMPUDIQUE DANS LES TROIS DERNIERS ROMANS DE MONGO BETI.

L’ECRITURE DE LA SEXUALITE DEBRIDEE ET IMPUDIQUE DANS LES TROIS DERNIERS ROMANS

DE MONGO BETI.

AUTEUR :  JEAN BAPTISTE NTUENDEM

RESUME

La problématique de désintégration des mœurs est au centre de la littérature africaine francophone post coloniale d, où la représentation de la sexualité démesurée et impudique dans cette littérature. Désormais, nous découvrons chez les auteurs africains francophones une esthétique réaliste qui porte les stigmates d’une écriture du sexe violenté et déshonoré. Mongo Beti fait de la sexualité débridée un véritable matériau littéraire dans ses trois derniers romans.

 

Mots clés

Sexualité – prostitution –pédophilie –proxénétisme -déviances.

 

Abstract:

The issue of behavioral disintegration is at the centre of the francophone postcolonial African literature, thus the representation of excessive and shareless sexuality in this literature .Hence ,do we discover with francophone african authors a realistic aesthetic bearing the signs of a violented and dishonored writings on sex . Mongo Beti considers unbrided sexuality as a literary tool in his three last novels.

Key Words

Sexuality-prostitution –pedophyly-proxenetism-deviances

                                            

INTRODUCTION

Pédophilie, proxénétisme, prostitution, viol, cocuage, inceste, voilà des réseaux extrêmement déviants et impudiques dans lesquels les trois derniers romans de Mongo Beti promènent le lecteur. Images totalement perverties et suffisamment dévalorisantes de la femme africaine entraînée précocement vers une sexualité animalisante par des pédophiles professionnels immigrés et nationaux qui en font des impubères prodigues en fellation. Arrachées du berceau, élevées et entretenues dans ce monde souillé, devenues des véritables putes vulgaires et extrêmement nécessiteuses et cupides, les femmes africaines postcoloniales doivent se prostituer sans cesse pour survivre et nourrir leurs nombreuses familles. L’extrême indigence les pousse jusqu’au bout de l’intolérable lorsqu’elles tendent leurs petites culottes aux lépreux ou aux bigleux. Leurs appétits sexuels aiguisés de filles qui ont le “ feu au cul”, ajoutés à la fringale ambiante, finissent par faire d’elles des objets de plaisir et de commerce. L’image qui reste d’elles est alors celle des “ putes ” qui ont “ une paire de fesses et un trou où se soulager”. Elles se livrent à une chasse à l’amoureux blanc, grand fornicateur devant Dieu et les hommes, symbole de richesse, mais malheureusement égoïste, fugitif, irresponsable et instable. Tous ces prédateurs expatriés et locaux à la braguette légère découlissée peuvent ainsi s’autoriser de violer les femmes au besoin et comme les hommes d’Eglise, leur promettre la fertilité miraculeuse. Toutes ces femmes sont des putes et les hommes sont tous cocus. Elles ont toutes le sida. Notre réflexion sur la sexualité désordonnée représentée dans l’écriture mongobétienne s’appuiera sur des outils sociocritiques. Notre objectif est de montrer comment l’auteur met en texte la sexualité anarchique et en fait un véritable matériau littéraire dans l’Histoire du fou, Trop de soleil tue l’amour et Branle-bas en noir et blanc.

 

La problématique de la sexualité a toujours existé dans les littératures africaines. Elle a jadis été traitée avec beaucoup de pudeur. Le roman africain francophone postcolonial dévoile cependant une toute autre vision de la consommation du sexe dans nos sociétés africaines actuelles. Avec les trois derniers romans publiés après son retour d’exil, Mongo Beti inaugure l’écriture des sexualités désordonnées, licencieuses, interdites, débridées qui sont les conséquences mêmes des dysfonctionnements d’une société en perte de repères moraux et l’expression du mal-être d’une société d’Afrique noire francophone postcoloniale à la dérive. Les déviances sexuelles des jeunes filles, des femmes, des hommes de la société, des hommes politiques, des diplomates et des hommes d’Eglise, qu’il s’agisse de la pédophilie, du proxénétisme, de la prostitution, des viols ou de l’inceste, sont minutieusement étudiées et laissent constater une transposition romanesque de l’état de dépravation des mœurs sexuelles dans ces sociétés en pleine désintégration généralisée. Dans notre corpus, nous avons pu identifier bien des cas de sexualités transgressives considérées comme hors- normes, comme des formes de désordre, car Mongo Beti peint et dénonce des adultes qui ont des préférences sexuelles envers des enfants prépubertes ou en début de puberté ‘est ce qui fonde notre préoccupation pour la pédophilie dans notre corpus.

I : LA PEDOPHILIE

La pédophilie est définie comme : «  Une attirance ou préférence sexuelle d’un adulte envers les enfants prépubères ou en début de puberté. Un pédophile est une personne éprouvant ce type d’attirance »[1] .Mongo Beti nous installe dans un contexte sociopolitique et économique en véritable déliquescence où trente cinq ans de dictatures ont crée et accentué la perversion des mœurs, comme l’affirme le narrateur : «  … plus de trente-cinq ans de dictatures en tout genre ont forcément perverti les mœurs et déglingué les mentalités. » (Mongo Beti 1999 : 44) Dans ce contexte de fermentation et d’oppression, les Français ont apporté leurs touches particulières à la fissure de l’intégrité morale des populations extrêmement fragilisées par la faim et la pauvreté.

I-1 : La pédophilie des français

La pédophilie est une véritable source de plaisirs hystérifiés recherchés et financés par les occidentaux en l’occurrence les représentants de l’ancienne métropole. Parmi ces derniers, le lecteur identifie et classe en bonne position le très flou Georges Lamotte. Le portrait de ce dernier s’ébauche dans L’Histoire du fou en ces termes :

Vers minuit, l’officier dévoyé revint chez lui, accompagné d’un toubab gigantesque et baron qu’il venait de lever dans une gargote, par hasard apparemment, mais qui devait être un vieux complice, toujours disponible pour une mauvaise action, et en qui d’ailleurs le voyou reconnut un aventurier français excessivement porté sur les petites Africaines impubères prodigues de fellations répétées dans le petit monde des immigrés blancs. ( Mongo Beti 1994 : 40)

Georges est présenté ici comme un mondain noctambule amateur de jeunes impubères, aventurier qui soumet cette verte jeunesse noire à une déviance sexuelle qui consiste à exciter avec la bouche le sexe de l’homme. Malgré les maladies sexuellement transmissibles et le VIH/SIDA ambiants, Georges pratique des rapports sexuels non sécurisés avec des jeunes filles dont il est épris. Cette licence des rapports va d’ailleurs déboucher sur des maternités précoces, comme il l’avoue lui-même : «  -J’ai fait un enfant avec une Africaine, une très jeune fille de chez vous, presque une enfant elle-même, dont j’étais très épris. » (Mongo Beti 1999 : 223) A cette facette de son portrait amorcée dans Trop de soleil tue l’amour vient se coller cet autre morceau dans Branle-bas :

Eddie a pourtant rendez-vous avec son ami Georges, un toubab qui est venu échouer ici on n’a jamais très bien su comment, ce qui ne l’a pas empêché de tomber amoureux fou d’une Africaine, par laquelle il a été finalement éconduit bien qu’il lui ait donné un enfant. Le hasard tisse ses fils si bizarrement que c’est la même Africaine qui fut ensuite l’amie du journaliste Zamakwé… (Mongo Beti 2000 : 9)

Grâce aux hyperboles comme : «  excessivement porté sur les petites… », «  tomber amoureux fou », le narrateur présente un expatrié français en proie à la sensualité féminine africaine ; le sexe de la jeune fille impubère semble aussi enivrant, envahissant, et envoûtant, comme nous allons le voir tout le long de ces analyses, Mongo Beti fait un grand usage des hyperboles dans ses textes. Cette figure de style est définie par Henri Suhamy comme suit:

Figures d’exagération. (…) elles consistent à utiliser des termes excessifs et impropres comme génial, sublime, fantastique, ignoble, excrémentiel, parfois assortis d’adverbes comme complètement ou sauvagement… ( Suhamy 1988 : 102)

L’ emploi de cette image est l’ expression de l’ ivresse de la sensualité hors normes de Georges qui, après Bébète, sa première victime sexuelle, construit son palmarès avec une toute autre petite Africaine prise au berceau comme s’en indigne son ami Eddie en ces termes:

Dis donc, à propos de Nathalie, reprit Eddie, trop heureux de la diversion, j’ai flairé un truc nauséabond dans votre relation, qu’est-ce que c’est au juste ? Tu n’as quand même pas fait l’amour à cette gamine qui pouvait être ton arrière-petite-fille ? Mais tu es un horrible personnage .Tu les prends au berceau, tes partenaires ? A mon tour de te pointer mon index sur ton ventre et de t’apostropher comme un mal propre, vilain pédophile. (Mongo Beti : 295)

Georges apparaît comme un spécialiste des jeunes impubères, et le débridement de ses instincts libidineux s’exprime ici par le dépucelage des gamines. C’est d’ailleurs lui qui va tracer la destinée de prostituée à la petite Antoinette qui va faire de la prostitution une profession, car affirme-t-elle à Eddie : «  Tu ne peux pas me respecter, Eddie. Trop d’hommes m’ont vue nue, les jambes en l’air, je suis trop souillée, tu ne me respecteras jamais. » (Mongo Beti : 348) Ce libertinage sexuel et ces orgies sexuelles de Georges Lamotte ont attiré l’attention de Pierre Fandio qui fait cette réflexion :

Ses rapports avec Nathalie, la nièce de son complice dans le vice, “ une toute petite fille à qui on a volé son enfance” (Soleil, 222) relèvent soit de la pédophilie, soit du détournement des mineurs. De même, sa participation à des orgies sexuelles qu’organisent Ebenézer avec des femmes de toutes les races ne participe aucunement du statut officiel du “ loyal serviteur de la coopération franco africaine” (soleil, 212) défini par le directeur de l’ANDECONINI, les services secrets français. (Fandio 2001 : 12)

Georges Lamotte n’est d’ailleurs pas le seul expatrié à se livrer à cette abjection sexuelle et morale dans un continent naufragé. Le narrateur dévoile une très haute personnalité du monde diplomatique qui perd également son gouvernail moral : il s’agit de l’ambassadeur. Cette personnalité est dévalorisée par une métaphore gastronomique et par une hyperbole lorsque le narrateur le présente dans ce tableau sombre :

La plupart des rumeurs s’avèrent vite controversées. Il était alors partout question d’un ambassadeur toubab gourmand de toutes jeunes filles africaines, de préférence impubères, un pédophile authentique, un vrai pervers, un salaud, un criminel.  (Mongo Beti : 83)

Il s’agit pour ainsi dire d’une autorité rabaissée par une pesanteur charnelle : ses appétits sexuels pour toutes des gamines font de lui un “ criminel”. Cette dénonciation ouverte de deux personnalités françaises ouvre une brèche sur la polémique sur l’intégrité morale d’un “loyal serviteur de la coopération franco-africaine”et d’un diplomate français dans une “ République bananière” d’Afrique francophone post coloniale. En général, les Français n’ont pas bonne presse sous la plume corrosive de Mongo Beti qui les présente comme des champions de la fellation. Cette image sombre d’amateurs de la petite enfance se dessine sur ce tableau :

Parce qu’alors on saurait comment le tenir. Parce que, tu sais, il y en a, quand une petite Africaine leur a taillé une pipe, ils ne peuvent plus s’en passer, ça devient comme une drogue.  (Mongo Beti  1999 : 101)

L’auteur présente les Français comme étant d’une amoralité violente et d’une perversion sexuelle hystérique. Cette dévalorisation est analysée  par Jean Jacques Rousseau Tandia Mouafou qui affirme :

Les Français, sur le plan évaluatif sont dévalorisés vers le Mal à travers différentes isotopies : celle de la prédation ( …) de l’amoralité ( “ malotrus” (Mongo Beti, 1999 :48), “ vicieux”[ ibid : 63], “pédophile” [Mongo Beti, 2000 : 83], “ Pervers ” [ Ibid] (…) C’est tout naturellement qu’il faut s’en débarrasser comme un mal qu’on extirper d’un corps sain. (Tandia Mouafou 2007 : 7)

Mongo Beti, il faut le souligner davantage, a un penchant pour l’expression imagée. Sa peinture se dessine, comme nous l’avons vu plus haut, à l’aide des hyperboles, mais aussi par des comparaisons hyperboliques et des métaphores animales. Nous avons par exemple : «  Ca devient comme une drogue ». Il s’agit de la “ pipe”. Par ailleurs, dans une étude menée sur le jeu des regards chez cet écrivain qui sait allier l’humour à la satire, nous avons pu constater que :

Les Blancs sont peints comme des gens aux mœurs très légères. Leurs appétits du sexe des Africaines sont très aiguisés (…) sous la plume corrosive de Mongo Beti, la métaphore animale est appropriée pour les peindre et, Zam sait bien la marier lorsqu’il demande : «  Est-ce que tu faisais le coup à tous ces Orangs-Outangs velus qui te défonçaient dans toutes les largeurs avec leur gros zizi ?  (Ntuendem 2011 : 43)

Ici, l’image de l’humain se perd pour ainsi dire derrière celle de l’animal féroce aux instincts libidineux dévastateurs. L’animalisation se renforce davantage par cette hyperbole et cette comparaison :

Ah ! Ces toubabs ! Chez eux, ils prétendent ne pas vouloir de bamboulas, mais, à peine débarqués chez nous, les voilà qui se jettent sur nos bamboulines et autres bamboulinettes comme la misère sur le pauvre monde. (Mongo Beti 2000 :58)

Ici, nous avons l’hyperbole “ se jettent” et la comparaison contenue dans “ qui se jettent ( …) comme la misère… »  Plus loin, les hyperboles reviennent avec des diminutions excessives de la réalité :

Excuse-moi là de te couper. Un père de famille lui ? Je vais vomir. Un sale pourri, tu veux dire. Elle aurait pu être cent fois sa fille. Ils viennent ici avec leurs robes puantes et leur sale fric, ils tringlent nos gamines encore au berceau, les salauds…  (Mongo Beti 59)

Ici, nous avons les expressions telles que   “ être cent fois sa fille ” et “ nos gamines encore au berceau”. Ces hyperboles visent à montrer l’extrême petitesse des fillettes dont les Blancs raffolent et dont ils font des objets de plaisirs charnels, de manière éhontée. Cette pratique de la sexualité hors- normes n’est pas l’apanage des Blancs. Les textes de Mongo Beti montrent que le mal s’est propagé dans toutes les sphères sociales au point où les autochtones eux aussi en sont contaminés.

I-2- : Les autochtones pédophiles

Trop de soleil tue l’amour est un roman sur les décrépitudes de la société urbaine. Dans une construction elliptique dont l’auteur maîtrise les articulations syntaxiques, la peinture de la jeunesse dépravée apparaît clairement. Il s’agit d’une jeunesse scolarisée, mais livrée elle aussi à la pédophilie :

Chez nous le chef de l’Etat fait dans l’évasion des capitaux, ministres et hauts fonctionnaires dans l’import : export, curés et évêques, dans le maraboutisme, assureurs et banquiers dans l’extorsion de fonds, les écoliers dans la prostitution…  (Mongo Beti 1999 : 227)

La pédophilie est un phénomène qui s’est presque généralisé à une échelle industrielle, au point de devenir une pratique lucrative pour les petites filles et pour leurs familles. Une fois de plus, l’auteur l’exprime par une métaphore hyperbolique, celle de l’industrie, qui a par ailleurs une connotation économique :

Tu rigoles, c’est ça partout, mon vieux. Toutes les familles en sont là. C’est quasiment une industrie maintenant pour les petites filles, sinon comment se procurer toutes ces jolies choses dont elles raffolent, hein, les perruques, par exemple, c’est que, mine de rien, ça coûte cher, une perruque, mets-toi à leur place. (Mongo Beti : 249)

Parmi les nationaux versés dans cette forme d’exploitation sexuelle, nous avons identifié un personnage dont la dénomination renvoie à la culture musulmane, ce qui contrasterait avec la religion que pratiquent les Magida dans cette partie de l’Afrique francophone : l’islam. On le sait, l’islam prône une vie d’austérité absolue. Mais, dans ce monde où la morale et Dieu sont ignorés, tous les coups sont permis. Le Magida, auteur d’un acte de pédophilie sur la fille adolescente du policier Norbert, sera assassiné froidement par ce dernier en plein jour :

Norbert, l’homme à la stature de basketteur chicagoan, le flic amateur d’extras, son grand ami affecté naguère aux missions prétendues trop secrètes, venait de proprement exécuter un Magida pédophile, et en plein jour encore.  (Mongo Beti 2000 :57)

Toute la famille de ce flic semble être victime de la fatalité de ce fléau qui ronge toute la société juvénile. Zam, le journaliste téméraire, n’échappe pas à la déchéance morale, lui qu’on pouvait naïvement classer parmi les intellectuels les plus intègres dans cette République sans foi ni loi. Il présente une personnalité désintégrée malgré son héroïsme de journaliste politique engagé. On lui reconnaît sa résignation, son abdication, sa candeur, son manque de lucidité, son défaitisme, son éthylisme et son sombre passé d’irresponsable qui le poursuit à la fin de Trop de soleil tue l’amour. En effet, son présumé fils l’accuse d’avoir baisé sa mère, alors qu’elle était à peine pubère :

Vous, les fonctionnaires, quand vous venez dans les villages reculés de brousse, et que vous baisez les petites filles à peine pubères, est-ce que vous pensez aux conséquences ? Ma mère était une toute petite fille, tu l’as baisée comme une bête sans lui demander son avis, tu lui as fait un enfant. (Mongo Beti 1999 : 231)

Cette accusation révèle en effet trois chefs d’accusation à savoir : la pédophilie, car Zam, comme les congénères, baise «  Les petites filles à peine pubères ». Par ailleurs, il a fait de cette victime une fille mère : «  tu lui as fait un enfant », après l’avoir « baisée comme une bête ». Mongo Beti s’appuie toujours sur les images animales pour peindre ces hommes aux instincts de fauves qui ont une licence sexuelle irrationnelle et qui se livrent à cœur joie à des scènes orgiaques des pédophiles non réprimés. Ici, il use d’une comparaison : « baisée comme une bête ». Ces images fortes consacrent pour ainsi dire la déshumanisation et l’animalisation des hommes dans cette société en pleine décrépitude, car l’amour et le sexe y sont désacralisés.Cette désacralisation ne se limite pas à cette pratique qui veut que les hommes aient un appétit irrésistible pour le sexe de la petite fille. Nous avons pu également constater qu’il se pratique aussi une sorte d’activité sexuelle lucrative pour les adultes et déshonorante pour la jeune fille : le proxénétisme.

II-LE PROXENETISME DES AUTOCHTONES

Considéré comme pratique très avilissante qui porte gravement atteinte aux droits et à la dignité de l’Homme, le proxénétisme est défini comme étant «  Une activité illicite dans la majorité des pays consistant à tirer profit de la prostitution d’autrui ou à la favoriser. »[2]

Mongo Beti nous permet de parcourir un tableau social qui suscite bien d’interrogations. Car nous y découvrons avec force surprise un monde où la pratique du proxénétisme n’est plus l’apanage des seuls hommes. Une grande curiosité, les femmes et les mères de familles au-dessus de tout soupçon pratiquent et tirent grand profit du proxénétisme. Au premier plan de celles-ci, nous avons l’épouse du policier Norbert. C’est dire que cette pratique n’est pas l’exclusivité des familles complètement démunies :

Elle a conçu de se venger et, un jour, elle est venue en larmes auprès de son père et, à ses genoux, lui a révélé ce qu’elle n’avait pas osé consigner dans son cahier d’écolière, et que c’est leur propre mère qui organisait la prostitution de ses filles et en touchait les dividendes. C’est comme cela que le Bigleux a été mis en cause. (Mongo Beti 2000 : 253)

L’épouse de Norbert, elle-même dévergondée, a réussi à faire de ses filles impubertes des fauves redoutables dans la forêt blanche. Après Rebecca, c’est Nathalie qui a un tableau de chasse bien garni, comme le dévoile Eddie : «  –Ecoute ceci : elle a déjà je ne sais combien de Blancs à son tableau de chasse, à treize ans seulement, tu te rends compte ? » (Mongo Beti : 262) Parlant de l’univers chaotique peint par mongo Beti Khan Jooneed affirme :

Valeurs effondrées, communautés éclatées, relations mercantilisées, polices corrompues, filles livrées à la prostitution par leurs parents, meurtres, enlèvements et disparitions jamais résolues, trafics et contrebandes ou tous genres auxquels sont mêlés de vrai faux prêtres chrétiens, mallams musulmans et autres cardiologues ratés, le tout sous la férule d’un dictateur oiseau-de-passage qui fait boucler la capitale à chacun de ses départs et retours,pendant que les «  Africains “ du Toubabistan, c’est-à-dire les ” spécialistes “ de l’Afrique au sein du pouvoir français, mènent le bal et pillent le pays. (Khan 2010 : 2)

Autre femme qui exerce le trafic des jeunes filles en Europe surtout, c’est une femme dont le prénom et le nom patronymique ne sont pas révélés. Nous n’en retenons qu’un surnom : la sorcière. Il s’agit d’un personnage assez flou dont l’identité et le statut sont douteux : « Qui ça ? La femme qui a zigoué le petit-là ? Mon frère, c’est difficile, hein, Elle fait quoi ? Elle fait la religion, elle fait la politique comme son frère, elle fait des trafics, elle fait la prostitution en Europe.» (Mongo Beti : 243) Il s’agit d’une ravisseuse qui emploie des méthodes violentes pour soumettre des victimes et les placer dans les réseaux des esclaves du sexe comme le dévoile ces propos :

Elisabeth est prisonnière là-dedans, on ne sait pas ce que mijote contre elle la sorcière qui la retient. Peut-être qu’elle complote de la mettre dans une filière de prostitution, l’une de ses spécialités, c’est toi qui me l’as dit, et de l’expédier à l’étranger. (Mongo Beti : 272-273)

Le proxénétisme dans cette cité- poubelle est orchestré par une pièce maîtresse, une véritable plaque tournante incontournable : Grégoire le proxénète. Comme presque tous les personnages qui présentent des déséquilibres moraux caractérisés, Grégoire est en même temps un proxénète et un gigolo qui prête ses prouesses sexuelles à une vieille et riche rombière :

Vois-tu, ce Grégoire est un personnage exécrable et dangereux, irascible et indicatif d’ailleurs. Mais, a-t-on le choix de ses partenaires ici ? Longtemps, il a bouffé la vache enragée, il procurait des filles aux expatriés et ça ne marchait pas souvent, il était alors plus docile avec moi qu’un toutou (…) Je crois qu’il baise une vieille et riche rombière, qui lui tient la dragée haute.  (Mongo Beti : 222)

Si le proxénétisme implique qu’on tire profit de la prostitution d’autrui ou qu’on la favorise, la prostitution proprement dite implique un échange de relations sexuelles par des individus contre rémunération. Dans notre corpus, la prostitution est un véritable sujet littéraire dont l’écriture montre l’ampleur des dégâts sur l’intégrité morale de toutes les sphères sociales.

II : LA PROSTITUTION AMBIANTE

Toutes les couches sociales sont fortement embarquées dans la prostitution : le chef de l’Etat en personne, les grands dirigeants, les prêtres, les Blancs, les filles et les femmes…, bref, toute la société. La prostitution doit sa fertilité à un terreau sociopolitique et économique des plus chaotiques. Pour Vokeng Ngnintedem Merlain, c’est le triomphe même de la fraude, de l’insécurité et de la prostitution dans cette société: «  Trop de soleil tue l’amour est avant tout une diatribe de la société africaine post coloniale, une société dans laquelle triomphent la fraude, la prostitution et l’insécurité. » ( Vokeng Ngnintedem 2007 : 5)

L’écriture de la sexualité démesurée que nous analysons dans les derniers romans de Mongo Beti nous offre à lire des relations sexuelles avec des amants épisodiques et des partenaires d’une nuitée, dans une promiscuité urbaine invivable. Si nous nous attardons sur la plantureuse Bébète, nous constatons que l’auteur en a fait le symbole même de la femme dévergondée qui a fait de la prostitution un métier juteux. Elle est une femme issue des bas fonds bien qu’elle soit irrésistiblement séduisante :

Ici les étendues s’apparentent plutôt aux bidonvilles, les rues sont des sentes sinueuses serpentant entre les cahutes déjetées, qui retentissent des piaillements des nouveaux- nés et d’où s’évadent des odeurs de caca et de pisse, d’ordures ménagères, d’alcool au marché. Point d’éclairage public, point de guet, partant point de droit ni de sécurité.  (Mongo Beti 1999 : 49)

Bébète est une fille-mère qui est présentée tout le long de ses occurrences textuelles comme une sale petite pute. Les regards que son amant Zamakwé pose sur elle sont ceux d’un homme déçu par la mondanité dépravée de sa compagne. Il n’est presque aucun échange discursif où ne se laisse lire une violence verbale dévalorisante qui symbolise la désintégration de la vie du couple qui vit perpétuellement dans un climat conflictuel. Nous n’en voulons pour preuves que ces multiples passages où Zam revient sur cette déchéance morale de Bébète : «  – Tiens, tiens ! Alors, comme ça, quand tu me dis «  Sale pute », c’est parce que tu m’aimes ? S’insurgea t-elle, outrée tout à coup, jaillissant d’un silence dédaigneux. Tu aimes les putes maintenant ? C’est nouveau ça. Ce n’est pas ce que tu disais hier soir. Mais, bien sûr, tu as déjà oublié. Tu disais : « J’ai une sainte horreur des putes. Si j’avais su que tu étais une pute… Quand je songe au nombre de types qui te sont passés dessus… » “ (Mongo Beti : 16) Bébète rapporte-là   quelques propos injurieux de Zam.Nous constatons que sa déchéance morale est causée par la pauvreté, comme le lui rappelle ce dernier:

DVD, est-ce que c’est moi qui t’ai appelée cette fois ? Qu’est-ce que tu fous-là, sale petite pute ? Tu ne baises pas pour avoir des sous peut-être ? Si ce n’est pas ça une pute, tu vas me dire ce que c’est alors ? Tu es entrée hier soir je ne sais comment dans ma taule ; tu t’es fourrée dans mon plumard sans y être invitée – et pour cause. (Mongo Beti : 17)

Aux yeux de Zam, Bébète s’est tellement compromise qu’elle a fini par vulgariser son sexe : «  Il pensait néanmoins : «  Comme elle est vulgaire, une vraie pute ! Et comme je l’aime. Il faut croire que je suis très vulgaire moi-même. Pute ? » (Mongo Beti : 18) La vulgarité de cette débauchée est presque incurable car elle voltige d’un homme à un autre, malgré les reproches qu’on lui adresse : «  -Il me faut récupérer ma bonne femme, moi, s’écria Zam. Où est passée Bébète ? Ma femme ! Elisabeth… On se mit en quête de Bébète, qu’on retrouva au pied du pitre, en extase. » (Mongo Beti : 28)

Il s’agit, pour Zam, d’une dévergondée qui ne sait pas pourquoi une vraie femme fait l’amour. C’est dire que ce sentiment est complètement dénué de son contenu affectif au détriment de l’argent :

Sale petite pute, triple conne, va te faire foutre, cracha Zam. Qu’est-ce que tu espères ? Que je vais te traiter comme une reine ? Manquerait plus que ça. Une petite pute à quatre sous la passe, merde… une salope qui s’allonge vite fait pour un oui pour un non. Tu vas voir, un de ces quatre, je vais te forcer à me faire une pipe, quoique je n’aime pas ça. Peut-être que tu aimes, toi. Combien tu prendrais pour une pipe ? Tu sais pourquoi une vraie femme fait l’amour ?  (Mongo Beti : 91)

L’image de Bébète se construit définitivement comme celle d’une épave humaine, rituellement écrasée par de grands singes blancs : « Ton monde, ce sont les orangs- outangs fessus et velus, qui t’enjambaient comme une bille de bois. C’est ça qui t’excite… » (Mongo Beti : 136) Bébète est à coup sûr le symbole de la femme extrêmement démunie et fragilisée par la misère et la pauvreté. En effet, un regard sur le contexte socio-économique et politique qui prévaut s’avère nécessaire pour mieux comprendre cette exploitation commerciale du sexe. A ce sujet, Louis Bertin Amougou fait ce constat :

La littérature camerounaise des vingt dernières années se caractérise par la place de choix qu’elle accorde au décryptage des effets d’une récession économique dont les origines remontent au milieu des années 80 sur une population entièrement exsangue. Aussi bien les écrivains de la diaspora que ceux qui tentent de se faire un nom à l’intérieur semblent avoir fait de la narration des dysfonctionnements économiques de toutes sortes et de leur impact sur les masses défavorisées leur credo. (Amougou : 2012 : 16)

Le monde de Mongo Beti fourmille de jeunes filles, véritables bétails sexuels dont les rapports avec les Blancs nantis sont essentiellement érotisés pour de l’argent. Parmi ces créatures qui vivent de leur charme, Antoinette se distingue par les traits particuliers qui se dessinent de son portrait moral :

Antoinette, comme la plupart des filles dans la même situation, se montra d’une ponctualité irréprochable (…) Eddie lui parla le langage dont ils étaient, tous deux, coutumiers, sans pourtant lui imposer la fellation, qui était chez cet homme vulgaire la formalité préalable avec ce genre de nana. (Mongo Beti  2000 : 94)

Antoinette est une fille vulgaire comme son compagnon Eddie. Elle se livre à une pratique sexuelle peu recommandable comme l’insinue le narrateur qui emploie le terme : «  La fellation ». Cette pratique sexuelle qui consiste à exciter avec la bouche le sexe de l’homme est très ancrée dans les mœurs des populations ici. Dans l’univers bétien, la prostitution est généralisée à cause de l’indigence rampante et, la jeune fille et la pratique comme le seul espoir :

Le seul espoir de travail assuré en ville aujourd’hui pour une jeune fille du peuple, de 15 à 20 ans, c’est la prostitution. Celles, assez nombreuses au demeurant, qui ne s’y résignent pas reviennent au village. (Mongo Beti 1993 : 21)

Cette analyse de Mongo Beti dans son essai intitulé La France contre l’Afrique. Retour au Cameroun est frappante à plus d’un titre et trouve un écho dans cette réflexion de Wamba Rodolphine pour qui :

La prostitution, le métier le plus vieux du monde s’exerce davantage dans une société où le peuple, dans son immense majorité, ployait sous le poids de la misère. Les filles, très souvent unique espoir de leur famille, sont obligées de se livrer aux désirs charnels des hommes pour de l’argent (…) ce qui dénature toute liaison sentimentale en Afrique … (Wamba 2004 :173)

Toutes ces filles volages affamées qui représentent la source d’espoir pour la pitance familiale sont des robots à chercher les sous. Cette quête mécanique du pécule fait d’elles des espèces essentiellement infidèles et extrêmement cupides et insensibles à l’amour : «  Ne t’y fie pas trop, petit père. Nos garces, ici, c’est pas comme ailleurs. Amour, fidélité et tout ça, pas la peine, elles ne connaissent pas. Il y a que le fric qui les branche. » (Mongo Beti 1999 : 40) Les filles, ici, ont développé des comportements stéréotypés qui font d’elles des créatures difficiles à posséder et impropres à la tendresse :

Vous ne connaissez pas les filles de chez nous. Il leur faut simultanément deux ou même trois mecs : l’un, c’est le vieux, qui a des sous, comme vous, sans offense ; l’autre, c’est l’amant de cœur, comme vous dites chez vous autres-le troisième ? C’est le hasard des rencontres, la fantaisie, parce qu’elles ont toutes le feu au cul ; (…) Nos femmes, c’est ça : il leur faut à la fois le fric, l’amour et la fantaisie. (Mongo Beti : 102-103)

Sous la plume de Mongo Beti, il y a une vision hyperbolique constante de la réalité qui s’exprimer à travers un foisonnement des hyperboles :

Toute une vision du monde, en sept petits mots. C’est à faire pipi… Nous sommes tous des cocus, toutes les nanas sont des putes, et, à part moi, il n’ y a rien que des méchants, des moches, des bigleux, dans notre monde.  (Mongo Beti : 159)

L’auteur dénonce-là une généralisation de la licence des moeurs chez les femmes. Comme Bébète, toutes les femmes se prostituent pour survivre et nourrir toutes leurs familles :

Quinze ou vingt bouches qui comptent sur un unique cul, tu imagines ? Il suffit d’un vieillard qui râle, comme à l’agonie, et c’est la panique, et la Juliette vend sa fesse droite, puis la gauche pour quelques milliers de francs, parce qu’elle n’ose pas te demander des sous le lendemain d’en avoir déjà reçu de toi… (Mongo Beti : 160)

Autant les femmes se prostituent pour des raisons économiques autant elles ne représentent plus que des objets de soulagement sexuel pour les hommes :

En revanche, toi, tu es bien le voyou que je connais. Tu n’y comprends rien, parce que tu as toujours vu dans chaque femme une porte -une paire de fesses et un trou où le soulager, quoi (…) Voilà bien les femmes d’ici, mon petit père. Toutes des putes. Je t’avais dit vous me faites mourir de rire, vous autres ; les femmes c’est pas fait pour être aimées,oh là là, que d’histoires ! L’expérience quotidienne prouve que la femme est faite pour tout, pour être baisée peut-être, et encore, certainement pas pour être aimée. (Mongo Beti : 161-162)

Parlant de l’écriture de la sexualité, dans certains romans camerounais (Trop de soleil tue l’amour, Temps de chien) Louis Berlin Amougou pense après analyses faites qu’il s’agit d’une stratégie de libération, un exutoire dans cette société sans issue :

Dans le carnaval, on se rappelle la vie, comme le monde, est à l’envers ; les principes moraux, les tabous et les interdits sont suspendus, mis à côté ou entre parenthèses, et tout est permis. Le renversement de l’ordre établi et le défoulement général ont une valeur cathartique et libératrice. On comprend alors que le déboisement des instincts et l’usage forcené du langage grossier et vulgaire ne sont pas gratuits ou simplement provocateurs : ils sont porteurs de la signification des textes romanesques. Au-delà des grossièretés et obscénités, par-delà les considérations morales, les répugnances, les transgressions expressément outrancières et provocatrices, l’écriture carnavalesque, le discours charnel, la débauche textuelle sont à l’image de la débauche sociale, à l’image de cette société dégénérée où il n’y a plus de valeur qui tienne…  (Amougou 2012 :5)

Dans les derniers romans de Mongo Beti , l’auteur montre que tout le monde vit de la prostitution ou l’encourage : les jeunes filles comme Bébète, Antoinette, et surtout Rebecca qui se prostitue pour du pain : «  Tu apprends donc que ta petite Rebecca chérie, élevée dans la religion chrétienne rehaussée par notre tradition, offre son cul à tous les passants pour une bouchée de pain. » (Mongo Beti : 67)

Une comme Nathalie, bref, toutes les jeunes filles ont un régiment de partenaires sexuels : « Parce que vous croyez que ça gênait une fille d’ici ? Deux, cinq, dix en même temps, c’est la norme, mon cher. La femme d’un seul homme chez nous ? Une utopie absurde. » (Mongo Beti : 93) Toutes les femmes sont prostituées, qu’elles soient mariées comme l’épouse de Norbert ou qu’elles soient libres comme la rombière que couche Grégoire. Chez les hommes, nous repérons Zam le journaliste, son ami Eddie qui : «  Ce matin-là en ramenant sa partenaire d’une nuit dans blanche Mercedes comme d’habitude, Eddie se découvrit en proie à une angoisse diffuse.» (Mongo Beti : 111) Narcisse lui aussi est un amateur amoureux de la bonne chair, lui qui multiplie des partenaires sexuelles qui le propulsent dans des sphères plus élevées :

Narcisse, trop timoré, se plaisant sur tout dans la coulisse dont il était devenu un virtuose, fuyant instinctivement les yeux de la rampe, n’avait jamais osé sauter le pas. Il avait été l’amant de cœur de plusieurs femmes successivement, chaque changement de partenaire le propulsait toujours dans une sphère sociale et politique plus élevées. (Mongo Beti : 1994 :43)

L’abbé se mêle lui aussi à l’activité mondaine, et il veut surtout utiliser son pouvoir et son autorité spirituelle pour forniquer avec Elisabeth :

Mais, le lendemain, l’abbé Roger convoqua Elisabeth à la chapelle et, l’ayant attirée dans la pénombre derrière le confessionnal, il lui mit une fois de plus la main sous la jupe et, à travers la petite culotte, lui caressa le pubis. Après s’être laissé faire un bref instant sous l’effet de la surprise, Elisabeth, c’était plus fort qu’elle, se raidit soudain, croisa ses cuisses, repoussa sans ménagement la main de l’individu, rabattit sa jupe.  (Mongo Beti : 163-164)

Tout ici dévoile non seulement la condescendance et la ruse de l’abbé qui “ convoque” Elisabeth, mais aussi son manque de personnalité, car il est appelé «  Individu » par le narrateur. C’est une dénomination dévalorisante qui réduit l’homme d’Eglise à l’anonymat. Il se perd pour ainsi dire dans un vulgaire anonymat, c’est à tout prendre un homme de l’ombre qui attire la jeune fille dans «  la pénombre ». La résistance de la jeune fille est l’expression du refus de la fornication avec l’homme d’Eglise ; elle “se raidit”, “ croise ses cuisses“ repoussa…la main”, “ rabattit sa jupe”. Il s’agit là du champ lexical du rejet, du refus. Elisabeth n’ignore pas les interdits sociaux qui proscrivent l’accouplement avec les gens d’Eglise, comme le lui rappelle la mère supérieure : « –Attention, ma fille ! Regarde bien où tu mets les pieds. Quand une femme a couché avec un prêtre, elle devient maudite, aucun autre homme n’en voudra plus, et tu le savais ? » (Mongo Beti : 165) La vacuité et l’absurdité de l’argumentation de l’abbé montrent sa déchéance morale, car il prétend fertiliser les femmes miraculeusement :

Tu refuses donc ton bonheur ? Cracha enfin cet homme. Tu refuses tout. Quel genre de femme es-tu au juste ? Nous sommes des hommes puissants et riches, Grégoire et moi, tu aurais tout en te soumettant à l’un de nous deux, à moi de préférence, car c’est moi qui détiens la puissance divine. Quant –à ma semence, elle seule peut nourrir chez toi la voie de la fertilité… (Mongo Beti : 164)

Les Blancs, autrement appelés Toubabs, usent de leur pouvoir financier pour rafler la mise : «  C’est vrai que nos femmes se donnent facilement à un Blanc, sans tenir compte de son apparence physique, tout simplement parce qu’un Blanc, quel qu’il soit, est toujours supposé avoir de l’argent. » (Mongo Beti  1994 : 174 -175) Les dirigeants y vont avec leurs stratégies et des méthodes pas très orthodoxes :

Ils érigeaient des demeures somptueuses à leurs usages ou à celui de leurs familles, ils jetaient leur dévolu sur les femmes, les concubines, les favorites, les maîtresses de leurs adversaires, envoyaient ces derniers sur la paille humide de sinistres cachots s’ils regimbaient.  (Mongo Beti : 58-58)

Si l’abbé utilise son autorité spirituelle pour subjuguer ses proies, si les Toubabs utilisent de l’argent et le mythe de la peau blanche pour le faire, les dirigeants, eux, utilisent non seulement l’argent de la corruption, mais aussi la force et la violence. Le gouvernement lui aussi encourage cette grande malpropreté morale : «  Ouais ! Je confonds quoi ? Qui fait toutes les saloperies ici, ce n’est pas le gouvernement ? » (Mongo Beti 1999 :29) Toute cette corruption des mœurs sexuelles devenue un rituel quotidien est encouragée par le chef de l’Etat lui-même, lui qui prêche par l’exemple :

C’est seulement en s’unissant cette nuit-là à une femme inconnue comme il lui arrivait quotidiennement qu’il arrêta sa décision. Sa partenaire éphémère lui parut singulièrement crispée, froide, en un mot impropre à l’acte d’amour. (Mongo Beti 1994 : 147)

Menant une réflexion sur le sexe romanesque ou la problématique de l’écriture de la sexualité chez quelques écrivains africains de la nouvelle génération, Pierre N’da fait cette remarque très édifiante que l’on peut transposer dans la société que peint Mongo Beti :

Les scènes immondes d’orgies ou de copulation, données en spectacle public, sont des signes patents de la décadence de la société et de la dépravation des dirigeants africains qui foulent au pied les principes moraux et les règles de bienséance dont ils sont en principe les garants. (N’da 2011 : 14)

L’étude des pratiques travesties que nous avons dévoilées plus haut montre que ces licences sexuelles sont consenties par les intéressé(e)s ou par leurs tuteurs. A côté de ces modes d’exploitation du sexe, Mongo Beti aborde aussi les viols et l’inceste qui sont des pratiques essentiellement violentes, agressives (viols) et inconscientes (inceste).

III : LES VIOLS ET L’INCESTE AMBIANTS

Le dictionnaire universel définit le viol comme : «  Acte de violence par lequel une personne non consentante est contrainte à une pénétration sexuelle de quelque nature qu’elle soit » (Dictionnaire universel 1988 : 1274) L’inceste est défini comme : « Union entre parents ou alliés dont le mariage est interdit. » et : «  Relations sexuelles entre proches parents ou alliés. (En Afrique la notion d’inceste peut s’étendre à un cercle plus large de parents et d’alliés et inclure des situations autres que l’union sexuelle.) » (Dictionnaire universel : 608)

Mongo Beti nous installe dans un univers où la sexualité est régulièrement violentée et transgressée. L’auteur la décrit comme un rituel chez les accompagnateurs des femmes : «  C’est quasiment un usage traditionnel chez les accompagnateurs surtout de retour : ils violent systématiquement les femmes qu’ils ont escortées. » (Mongo Beti 2000 :306) La ritualisation des viols s’exprime par l’expression : «  un usage traditionnelle ». Il s’agit d’un acte accompli avec une certaine fréquence ici. Parlant de la dégradation de la vie sociale dans Trop de soleil tue l’amour, dégradation que nous pouvons étendre à tout notre corpus, Wamba Rodolphine écrit :

Trop de soleil… qui ne saurait se réduire à un roman sentimental, est plutôt un regard clair et lucide sur le quotidien d’une capitale africaine à la fin des années 1990. La dégradation de la vie sociale induit chez les principaux protagonistes une «  incroyable monotonie existentielle, […] une atmosphère irréelle » dont le narrateur sui se désigne souvent par nous se fait largement l’écho.  (Wamba 2004 : 169)

Les femmes subissent la tyrannie du viol non sans y opposer des velléités de défense : «  –Elle est fatiguée, hein, très fatiguée, c’est normal, oui. Toute la nuit, elle s’est battue, il y a un faux type qui voulait la couiller, hein. » L’auteur emploie volontiers le mot argotique pour exprimer l’acte sexuel « Couiller ». Le langage populaire et les mots argotiques sont largement employés dans les textes de Mongo Beti, ces autres particularités lexicales ont fait l’objet d’études spécifiques comme nous allons le montrer plus loin. Les auteurs de l’Inventaire des particularités lexicales du Français en Afrique définissent “ couiller” de la façon suivante : «  Avoir les relations sexuelles » (Inventaire des particularités lexicales du Français en Afrique 1988 : 94) La société que peint Mongo Beti n’est pas sans lois ni coutumes. Il existe des codes de conduites sexuelles qui sont violés malheureusement, volontairement ou non. Nous avons pu constater par exemple que la mère Supérieure rappelle un interdit à Elisabeth lorsqu’elle lui fait comprendre que coucher avec un prêtre c’est porter une malédiction. Ici, c’est Eddie qui rappelle que“ le clan, c’est la famille”. Il rappelle et actualise ainsi un code des usages sexuels dans leur société, code dont la transgression conduit à l’inceste :

Il y avait plusieurs circonstances, aggravantes dans le nouveau cas, qu’Eddie eut bien du mal à arracher à la prudence inattendue de ce père une nouvelle fois crucifié. Ce n’était pas un magida, le séducteur, mais un homme de leur propre clan. Ici les larmes de Norbert redoublèrent. Comme Eddie s’étonnait, Norbert sécha tout à coup ses grandes eaux et lui dit avec vivacité : -Tu le fais exprès ou quoi ? C’est un inceste ! Le clan, c’est la famille. Inceste ! Inceste !…  (Mongo Beti 2000 : 249)

Le retour d’exil de Mongo Beti dans son pays natal après trente-deux ans d’exil lui a permis de redécouvrir ce nouvel environnement avec en prime une reimprégnation des habitudes langagières en vigueur ici. Contrairement à ses précédents romans où l’écriture était faite dans une langue normée, ses derniers romans montrent une écriture libre qui traduit à suffisance l’état de déliquescence morale et le désordre sexuel généralisé qui rythment la monotonie du quotidien dans une République bananière.

 

IV : LA DEBAUCHE TEXTUELLE

Beaucoup de critiques sont d’avis que le sexe est devenu de nos jours un véritable matériau littéraire, un objet romanesque. Toutefois, comme il serait judicieux de le constater, dans les écrits antérieurs, la thématique du sexe ou de la sexualité était abordée et traitée avec pudeur. C’était certainement la peinture d’une société qui n’avait pas encore atteint le seuil du chaos moral comme de nos jours. La textualisation de la sexualité apparaît à bien d’égards comme une stratégie pour transformer la société. A ce sujet, Pierre N’DA affirme :

Il faut le reconnaître, le sexe, qu’on le veuille ou non, est devenu un matériau littéraire, un sujet romanesque comme un autre, même si la sexualité, depuis toujours, tient une place privilégiée dans tous les domaines de l’activité créatrice. Le roman du sexe ou l’écriture de la sexualité apparaît bien comme une stratégie d’écriture, une stratégie pour appréhender et affronter la réalité et pour transformer la société. (N’DA 2011 :7)

Une étude tabulaire de quelques isotopies permet non seulement d’apprécier l’immensité des réseaux lexicaux de la sexualité débridée et impudique qui structurent notre corpus, mais de se rendre compte de la variété et de la richesse du langage populaire mis à profit pour l’exprimer.

 

TABLEAU DES ISOTOPIES DE LA SEXUALITE DEBRIDEE

 

 

 

 

ISOTOPIES OCCURRENCES REFERENCES
LA SALETE « sale pute »

« les putes ça pue «

« petite pute à quatre sous la passe «

« sale petite pute »

TSA :16

TSA :16

TSA : 91

 

TSA :91

LES MŒURS LEGERES « pute »

« conasse », « triple salope », « poufiasse »

« saloperies »

« ont le feu au cul »

« passés dessus »

« toutes les nanas sont des putes »

« nos femmes se donnent facilement à un Blanc »

TSA :16

TSA :17

 

TSA :29

TSA :102

TSA :16

TSA :159

 

TSA :174/175

LA VIOLENCE SEXUELLE « se jettent sur nos bamboulinettes »

« détruit ma gamine »

« Orangs outangs fessus et velus »

« t’enjambent comme une bille de bois »

« te défonçaient dans toutes les largeurs avec leur gros zizi « tu l’as baisée comme une bête »

BB :44

 

TSA :102

TSA :136

 

TSA :136

 

TSA :137

 

TSA :235

LA SEXUALITE PRECOCE

ET LA PEDOPHILIE

« bamboulines,bamboulinettes »

« filles africaines impubères »

« une enfant elle-même »

« magida pédophile »

« tringlent une gamine encore au berceau »

« pédophile authentique »

« ce pédé de toubab »

« filles à peine pubères »

BB :44

BB :83/84

TSA :223

BB:57

BB:60

 

BB:83/84

BB:144

TSA :231

LA FELLATION « faire une pipe »

« taillé une pipe »

« impose la fellation »

TSA : 91

TSA : 101

BB :94

L’INFIDELITE « amant de cœur de plusieurs femmes »

« les concubines, les maitresses »

« partenaire éphémère »

 

« sa partenaire d’une nuit »

« nous sommes tous des cocus »

« offre son cul à tous les passants »

« Honteusement cocufié »

« Deux, cinq, dix en même temps, c’est la norme chez nous »

HF :43

 

HF :58/59

 

HF: 43

 

BB: 111

TS: 159

BB: 67

BB :78

BB :93

 

LA PROSTITUTION « mon fric »

« le fric les branche »

« billet de banque »

« Juliette vend sa fesse droite, puis la gauche pour quelques milliers de francs »

« sauf se prostituer »

« les concubines, les maitresses »

 

« partenaire éphémère »

« sa partenaire d’une nuit »

 

« nous sommes tous des cocus »

 

 

« offre son cul à tous les passants »

 

« honteusement cocufié »

« deux, cinq, dix en même temps, c’est la norme chez nous »

TSA : 17

TSA : 40

TSA : 40

TSA :160

 

 

TSA : 19

 

HF :58 /59

HF :43

 

BB: 111

 

TSA: 159

 

BB :67

 

 

BB:78

 

BB :93

LA FORNICATION « forniquer avec une rage mécanique »

« une paire de fesse et un trou où se soulager »

TSA : 161

 

BB. : 165

/ LE SIDA

 

 

« elle a le sida, et la phase terminale encore»

 

« vous connaissez une fille ici qui n’a pas de sida ? »

« avez-vous seulement prévu un préservatif ? »

BB : 123

 

 

BB : 123

 

BB : 123

Légende :

HF = HISTOIRE DU FOU

TSA =TROP DE SOLEIL TUE L’AMOUR

BB = BRANLE BAS EN NOIR ET BLANC

 

CONCLUSION

Dans ses trois derniers romans, Mongo Beti peint avec une certaine liberté de ton les déviances sexuelles masculines et surtout féminines. La sexualité débridée, qu’il s’agisse de la pédophilie, du proxénétisme, de la prostitution, du viol ou de l’inceste est minutieusement étudiée et comporte un double intérêt pour le lecteur contemporain : d’une part, une transposition romanesque de l’état d’avancement des explorations dans le domaine des pratiques sexuelles en Afrique francophone postcoloniale et, d’autre part une vision de l’approche sociologique de ces déviances, dans une société en plein délabrement économique et moral. L’auteur traite de l’attrait, de l’appétit et même de l’emprise du sexe et de la déchéance de la sexualité sous le couvert d’une approche sociologique. Ces rapports sexuels hors- normes traités comme intrigue romanesque permettent de déterminer les causes et les effets de tels comportements pervertis dans une République bananière. Sur une toile de fond sociale et politique très présente dans la trame romanesque, les références au monde ,aux actes charnels contre-nature et à toutes les sphères de la société jusqu’à la Présidence en passant par les Ambassades, les Ministères, les Eglises, les Journaux, les maisons de passe, les quartiers, les hôtels, les chambres et les rues entérinent ainsi la portée hautement satirique de l’œuvre, en donnant à voir comme clé de lecture une étude sociopolitique du Cameroun postcolonial, avec en prime un accent sur la période allant des années quatre-vingt. La sexualité débridée soulève ainsi un certain nombre de questions. Et la principale : Qu’est-ce qui serait véritablement à l’origine de ces types de libertinages sexuels ? A lire l’ensemble du corpus, il ne serait pas hasardeux d’attribuer les causes lointaines à la décolonisation manquée qui a créé et perpétué près de trente-cinq ans de dictatures : «  plus de trente-cinq ans de dictatures en tout genre ont forcément pervertis les mœurs et déglingué les mentalités. » (Mongo Beti 1999 :44) Cette dictature ambiante qui a aggravé la paupérisation en vrille montre bien que tous les détenteurs du pouvoir peuvent se comporter comme des renards libres dans un poulailler libre. La preuve, le chef de l’Etat est débauché ; ses Ministres arrachent les concubines et les maîtresses de leurs adversaires et usent de leur pouvoir pour les envoyer au cachot ; le gouvernement favorise les saloperies ; les Français pratiquent à souhait la pédophilie, le proxénétisme, la prostitution et la fellation ; les hommes d’Eglise usent de leur autorité pour exercer des attouchements sexuels… Avec les trois derniers romans de Mongo Beti, les déviances sexuelles prennent tout leur essor dans la littérature camerounaise car elles sont considérées comme les ferments de la déliquescence des mœurs et de la dissolution sociale. La sexualité débridée revêt alors un caractère non seulement polémique, mais aussi politique.

 

REFERENCES BIBLIOGRAPHIQUES

I-CORPUS

Mongo Beti. (1994), L’Histoire du fou, Paris, Julliard.

Mongo Beti. (1999), Trop de soleil tue l’amour, Paris, Julliard.

Mongo Beti.(2000), Branle-bas en noir et blanc, Paris, Julliard.

II-OUVRAGES ET REVUES CITES

Amougou, (L.B). (2012), « Alcools et exutoires dans Trop de soleil tue l’amour de Mongo Beti et Temps de chien de Patrice Nganang », Intel’ Actuel Numéro 11,2012.

Fandio, P.(2001) , « Trop de soleil tue l’amour et en attendant le vote des bêtes sauvages : deux extrêmes, un bilan des transitions démocratiques en Afrique. » , African Studies quaterley, n° 1[Online] URL http://Web.africa.ufl.edu/asq/v7c1a1.htm.

Khan, J. (2010), « Mongo Beti et le blues de l’Afrique naufragée », Samba, N°16-Juillet. Décembre 2010.

Mongo Beti . (1993), la France contre l’Afrique. Retour au Cameroun, Paris, la découverte.

N’DA, P. (2011), «  Le sexe romanesque ou la problématique de l’écriture de la sexualité chez quelques écrivains africains de la nouvelle génération. », Ethiopiques n°86-1er semestre 2011.

Ntuendem, J.B. (2011), Le Jeu des regards dans Agis d’un seul cœur de Claude-Njiké-Bergeret et Trop de soleil tue l’amour de Mongo Beti, Thèse de Master II.

Suhamy, H. (1988), Les Figures de Style, Paris, PUF.

Tandia Mouafou, J.J.R. (2007), «  A propos de l’expression de la violence dans les derniers romans de Mongo Beti. », Francophonia.Nùm.16 sinnes : 133-148.

Tandia Mouafou, J.J.R. (2009), « Enjeux esthético-idéologiques du stéréotype dans les derniers romans de Mongo Beti », cahiers de narratologie [En ligne] 17/2009, mis en ligne le 22 décembre 2009, consulté le 15 Janvier 2011. URL : http:// narratologie. Revues.org/1274.

Vokeng Ngnintedem, G-M. (2007), «  Folie post-coloniale et polar d’Afrique francophone », francofonia Nùm 16sines.

Wamba, R.S. (2004), « Trop de soleil tue l’amour : une expression du mal être de Mongo Beti », Chaos, absurdité, folie dans le roman africain et antillais contemporain, Présence francophone, n°63 :168 :187.

 

III-LES DICTIONNAIRES

  • Dictionnaire Universel 1995 Paris.
  • L’Inventaire des particularités lexicales du Français en Afrique noire 1988 Paris.

IV- WEBOGRAPHIE

http://fr.wikipedia.org/w/index.php?Tile=PédophilieFolddid=

http://fr.wiki^pedia.org/w/index.php?Tile8139948.ProxénétismeFolddid=80311390.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

[1] Voir : http://fr.wikipédia.org/w/index.php?title=Pédophilie@Olidi=8139948.

[2] http://fr.wikipedia.irg/w/index.php?title=Proxénétisme@oldid+803//390.