Mondes africains

Communication politique et traduction des langues nationales africaines : l’exemple de la discorde mooré / français au Burkina Faso

Résumé : Pour favoriser l’émergence d’une culture démocratique en Afrique, la communication politique est d’une importance capitale. Rien ne la remplacera dans sa fonction d’éducatrice et d’éclaireuse. Se posent alors deux problèmes intimement liés :  d’abord, comment traduire principes et règles du jeu démocratique, du véhicule de la langue officielle démocratiquement minoritaire, aux langues nationales, culturellement majoritaires ? Ensuite, dans la persistance de la dichotomie tradition/modernité, n’y a-t-il pas le risque de voir la modernité se traditionnaliser, par simples coquetterie ou bravade ou, soi-disant, pour honorer le principe d’identité culturelle ? Concrètement, la communication politique en Afrique, comme l’exemple du rapport mooré/français au Burkina Faso le montre, se contente de traductions, ce qui signifie par moments, de trahisons. Elle montre qu’elle est capable de convertir le contenu de son message en indices de solutions au développement sociopolitique, puis de valoriser les biens de communication qu’elle produit en vue de provoquer l’émergence d’une culture démocratique. Mais pour l’heure, rien de tout cela ne s’impose de façon évidente, ni de manière pertinente ne constitue une solution à l’émergence d’une démocratie de masse.

Introduction    

La problématique de la communication politique dans ses multiples relations avec la démocratie en Afrique se fonde sur le postulat de la nécessité de la démocratie pour les peuples, ainsi que l’a montré Jean-François Revel dans Le regain démocratique, (1992). Celui-ci estime que seule l’appropriation des principes démocratiques par la majorité des citoyens peut permettre à la démocratie de durer ; simultanément, c’est quand la démocratie dure qu’elle a des chances de mettre au monde, des citoyens démocrates. Or, pour le cas de l’Afrique, la majorité des hommes n’ont pas accès aux textes et principes fondamentaux véhiculés par la langue dite officielle de leur pays, encore moins à la base historique, philosophique et culturelle sur laquelle la démocratie fut fondée. Cette majorité officieuse se contente de traductions, d’interprétations et de commentaires plus ou moins travestis par les fièvres des campagnes politiques. Alors, jusqu’où et comment la communication politique peut-elle assumer sa fonction éducatrice en Afrique ? A travers l’étude du cas de la discorde mooré/français, on veut comprendre comment la mentalité mooaga procède à la restructuration de sa résistance face à la lente émergence d’une culture démocratique.

  1. Le problème

Quand la révolution guinéenne était encore sur ses grands chevaux, le Président Sékou Touré faisait la différence entre langue de culture et langue de communication.[1][2] Cette distinction témoigne d’une difficulté que connaît toute l’Afrique culturelle. L’idée de Sékou Touré était que le Guinéen, ou l’Africain tout court, devait se cultiver en sa langue maternelle (fidélité à l’identité culturelle) et communiquer les richesses de cette culture particulière aux autres peuples par le français, l’arabe ou l’anglais (ouverture au monde). Ce faisant, le guide guinéen suspend le rapport problématique de la langue dite officielle et des langues nationales à une dichotomie : d’une part, on se cultive en bambara ou en sosso; et d’autre part, on communique la culture bambara ou sosso en français ou anglais. Ce bilinguisme dans la formation intellectuelle ne conduit-il pas à un bicéphalisme dans la pratique communicationnelle ? Autrement dit : la communication politique peut-elle se défendre, et jusqu’où, d’être une contamination culturelle ?  En effet, quand il s’agira d’un message à vocation essentiellement nationale, deux attitudes sont généralement adoptées : soit on s’appuie sur l’autorité de la langue dite officielle, même si elle n’est comprise que par une minorité – Sékou Touré lui-même empruntait ce raccourci : entre 00 heure et 4 heures du matin, à l’époque, Radio Conakry et la Révolution guinéenne haranguaient le peuple en français – soit on s’entoure de traducteurs qui auront du mal à faire coïncider contenu et forme de la communication politique. Quels risques prennent ceux-ci dans la traduction, la conversion et la valorisation du discours politique en langues nationales ? A partir de cette communication politique marquée d’amateurisme et d’improvisation, à quoi peut-on s’attendre quant à l’émergence d’une culture démocratique en Afrique ?

  1. Traduction, conversion, valorisation

La traduction du mooré au français et du français au mooré – pour continuer avec l’exemple que je connais le mieux – peut tuer une idée, une image, tout un procédé médiatique. Toute langue est bâtie sur son architectonique propre et le transfert de mots n’assure jamais le transfert du sens, c’est-à-dire des idées, des images et de leur interprétation, encore moins du transfert du cognitif, de l’émotif et de l’affectif.  Maints communicateurs cherchent alors leur salut dans du « franc – mooré[3] ». Une phrase comme : « Tônd datame ti yâmb appuyer tônd projet wâ [4]», ou des néologismes tels : « Tônd merçame »[5]ne peuvent que faire rire les populations, surtout celles qui n’ont jamais rien parlé d’autre que la langue mooré.  Et l’expérience montre que le rire est toujours une sanction à double tranchant : il peut signifier qu’on en redemande, ou qu’on s’en moque, l’orateur avec. Les transpositions, comme celle qui consistent à appeler un ministre, un préfet ou le président de la République lui-même « Naaba » (chef) sont des trahisons : ramener sans cesse le nouveau dans les formes linguistiques de l’ancien est une  conspiration mentale contre la nouveauté. Affirmer de la sorte l’autorité de l’ancien sur le nouveau est un signe de résistance à l’innovation.  La rupture dans les faits devrait se faire voir, en tout premier lieu, par la rupture dans le langage, les signes et les symboles.

Un autre exemple : « Drapeau » en mooré se traduit par  « tâ-kaoré »[6] ou « tap-kaoré » d’après les variantes régionales. Dans tous les cas, selon l’étymologie du mot, il se compose, premièrement, de « tâmpo : arc, »  et deuxièmement, de « kaoré » qui signifie mettre fin, à partir du verbe « kaoge :  casser. » Traditionnellement, on brandit le « tâkaoré » pour dire que la guerre est finie. « Tâkaoré » au sens propre se traduirait en français par « armistice », ce qui rappelle fort bien le passé au cours duquel des ethnies voisines ont eu à se servir de ce « tâ-kaoré » au sens propre. Pour être sûr d’avoir oublié le passé, ne faut-il pas essayer de transformer le langage qui nous le rappelle ? Aujourd’hui, il est en effet de souveraine importance de faire voir, à travers notre moderne drapeau, quelque chose comme le signe suprême de notre unité nationale. Il ne serait donc pas juste de continuer à dire à nos populations mooré phones que drapeau = tâkaoré,  sans aucune précaution. Toute langue est une création continuée, et l’heure est peut-être venue de continuer nos langues nationales en les recréant, pour qu’elles expriment les nouvelles cultures dans leur émergence.

 

Mais le tout n’est pas de traduire. Même si l’on franchissait cette étape avec brio, il resterait à convertir le texte ou le message ainsi traduit en véritable produit de  communication, celui-ci étant ou devant être un objet conceptuel fini dont on devrait pouvoir mesurer l’impact sur le public cible. Deux écueils sont alors à éviter, par exemple, pour celui qui voudrait ainsi convertir  le mot français politique en mooré.

1er écueil : A traduire littéralement « politique » par « naam[7] », on s’expose à présenter le nouveau chef suprême sorti des urnes en Moogo Naaba, empereur des Moosé depuis des siècles. Et quand on dira au Moaaga que son nouveau « Naaba[8] » démocratiquement élu ne se mêle pas de rendre justice au nom du principe de la séparation des pouvoirs en démocratie, il ne comprendra alors rien de rien à ce pouvoir; car, ce qui a toujours  fait le suc même du pouvoir d’un chef traditionnel moaaga, c’est son droit à juger, donc à gracier, punir, condamner, inquiéter et à se faire indemniser par ceux qui sentent venir le danger . Dans l’exercice de cette fonction, c’est la droiture du chef qui montrera qu’il est digne du droit promulgué par ses pères. Aujourd’hui, entre traductions, transformations et trahisons, il arrive que le « Naaba » démocratiquement élu profite de la pénombre des similitudes linguistiques pour assassiner la démocratie au cri de : « c’est notre culture ».

2ème écueil : garder le mot français « politique » dans le discours mooré. Ce choix  à lui seul tuerait la communication en la confinant à une tricherie organisée. En effet, l’esprit populaire a déjà traduit ce mot « politique » en bon mooré à l’aide d’un jeu de mots, par « polique ». Ce qui signifie, mot à mot : « les ténèbres du ventre ». Autrement dit, hypocrisie, mensonge.

Pour être crédible, le communicateur parlant de politique aux populations mooré phones devrait commencer par se méfier du mot lui-même et s’appliquer à le convertir en concept pertinent de communication, c’est-à-dire à exposer le sens et l’efficacité de ce nouveau type de pouvoir. Il peut y parvenir en montrant à ces populations, à l’aide de leurs propres proverbes, maximes, dictons, contes, … comment la démocratie peut résoudre aujourd’hui leurs problèmes socioéconomiques, culturels, relationnels… Le mot pour le dire viendra du génie inépuisable des peuples.

Cela exige du communicateur, qu’il domine non seulement les méthodes de production de sa science, mais qu’il soit aussi capable de puiser, dans le fond culturel, historique, littéraire, psychologique et sociologique des populations en présence, la trame de sa communication. Maints pays africains sont encore malheureusement à un tournant de leur histoire où certains de leurs brillants citoyens ne pourront jamais siéger à l’Assemblée Nationale parce qu’ils seraient descendants de telle caste ou de telle autre. Si le communicateur a pris le soin de bien maîtriser les données socioculturelles et historiques d’une contrée, il peut alors s’en servir pour essayer de niveler des problèmes qui, normalement, ne devraient plus se poser aujourd’hui à ces pays. La conversion d’un texte traduit en produit de communication est donc une étape très importante dans le processus de création d’une communication politique efficace.

Il reste à valoriser ce que l’on a traduit et converti. Cela, d’abord, signifie que l’on devrait mettre le prix qu’il faut pour obtenir le produit fini. Ce qui, objectivement, n’est pas à la portée de tout demandeur de communication politique; car, pour bien faire, au Burkina par exemple, il faudrait  que chacun s’attache le service de 65+1 communicateurs; c’est-à-dire un communicateur par langue nationale plus un seul en la langue officielle; à moins que l’on ne consente à supporter les critiques de « colonisateur intra muros.» Valoriser, c’est aussi avoir gain de cause auprès du public. Les gens peuvent dire : « il a bien parlé ». Mais si ce parler n’induit rien au niveau de leur intention de vote, la communication n’est pas valorisée. Ici, c’est le côté idéaliste de la communication qu’il faut soigner, dans le sens de Macluhan qui dit : « La communication, c’est le message. » C’est à force d’entendre des communications politiques qui n’ont rien à voir avec le Vrai ou le Bien, que des Moosé ont fini par traduire « politique » par « polique », une tournure capable de   dégoûter un mooré phone  traditionaliste de la politique et des politiciens.

Par où l’examen de la traduction, de la conversion et de la valorisation des langues aboutit à un dilemme : ou bien le candidat dispose d’assez d’argent pour se faire confectionner autant de  modules de communication que de groupes ethniques, ce qui n’est pas probable; ou bien il se  voit traiter de régionaliste, et ses jours de candidat crédible sont politiquement comptés. Ou bien on continue, en Afrique,  avec l’amateurisme et l’improvisation en communication politique.  Le problème sous-jacent à la superposition  des langues nationales et de la langue officielle est bien perceptible, c’est celui de la dichotomie tradition/modernité.

3. La persistance de la dichotomie tradition/modernité

La tradition s’oppose à la modernité comme le frein s’oppose à l’action, la mémoire à l’imagination, le risque de la liberté à la sécurité du bonheur. La loi de la force féodale ou patriarcale contraint l’homme et la société à ne s’exprimer que dans des limites précises. La tradition nous laisse une institution qu’il faut encore explorer et décrire, c’est l’institution d’une humanité limite.

La transgression de cette limite instituée inaugure la modernité où le savoir, le pouvoir et l’avoir n’ont plus de limite. Le risque de la liberté remplace alors la propension au bonheur tranquille ; l’imagination, productrice d’images inédites supplante la mémoire, garante des identités culturelles.

La persistance de la dichotomie tradition/modernité manifeste donc un refus profond des valeurs et principes démocratiques et de la culture qui les spécifie. Il est vrai que la Modernité n’a pas encore convaincu tout le monde que ce que nous apprenons vaut mieux que ce que nous oublions.

 

En conclusion : de cette réticence structurelle, déduisons trois conséquences conjoncturelles :

  • La dévalorisation du jeu démocratique que d’aucuns, en milieu traditionnel, prendraient volontiers pour un jeu d’enfants. Si nous nous référons, encore une fois, à l’exemple des traditions mooré, nous voyons que la communication politique dans les États précoloniaux avait  deux niveaux[9] :

Un niveau populaire accessible à tout le monde ; et comme ce qui est aussi populaire ne peut s’empêcher d’être vulgaire, on dit d’une telle communication où se rencontrent vulgarité, obscénité, manque de sérieux, enfantillage, … qu’elle appartient au « langage des chaussures » ; ce langage étant synonyme de propos cancaniers que des passants adressent à ceux qu’ils rencontrent et qui n’engagent réellement rien ni personne. Il y a des communications intitulées « politiques » qui méritent d’être rangées dans ce casier.

Un niveau initiatique qui participe, en tant que communication politique ou religieuse codifiée, au maintien des normes sociales et au gouvernement de la cité. C’est à ce moment que, par exemple, le communicateur traditionnel n’a pas droit à l’erreur. S’il se trompe, on le tue (ô douce censure, où étais-tu ?). C’est pourquoi le Moogo Naaba ne parlait jamais en public. Quelqu’un d’autre le faisait à sa place, pour à sa place être envoyé à trépas s’il se trompait.

Quand la communication politique moderne s’applique à se « traditionnaliser » pour se valoriser (port de grands boubous ou de bonnets, usage de proverbes, dons, gestes… dont on ignore royalement la symbolique, par exemple), en réalité, elle se dévalorise. Elle montre, par son impertinence même, qu’elle ne dépasse pas la sphère traditionnelle de la communication vulgaire où presque tout est permis, y compris le mensonge, le dénigrement, le reniement et la bouffonnerie. Donc, une des conséquences de l’impertinence de la communication politique, c’est la dévalorisation même du jeu démocratique.

  • Le repli tactique du citoyen vers ses valeurs ethniques – Si la démocratie n’est que cela – une entreprise frauduleuse organisée par des gens pas sérieux – on comprend que le citoyen ne se sente pas toujours en sécurité et que, par conséquent, il trouve des subterfuges pour garder un contact serré avec sa base ethnique. Ce contact lui assure sécurité psychologique, reconnaissance sociale et, éventuellement, un appui politique. On peut comprendre que derrière la floraison des nouvelles fêtes au Burkina (fête des masques, festival des caïmans, massacre des poulets, célébration de la patate, carnaval dodo…) il y a de la communication démocratique, mais aussi de la contamination politique. Certains des intellectuels ou hommes politiques qui ont reculé, soi-disant pour mieux sauter, ont par la suite montré que toute mission était accomplie une fois qu’ils ont fini de reculer.
  • La conséquence la plus négativement déterminante de l’impertinence de la communication politique en Afrique, c’est de toujours renvoyer la manifestation d’une démocratie de masse à plus tard. Évidemment, si le jeu démocratique en vient à faire douter du bien-fondé du socle étatique lui-même ; si l’ethnie, avec tout ce qui la constitue comme croyances, interdits et sécurité, est plus rassurante que le système de tricheries démocratique, l’homme ou la femme préférera toujours « un tiens» à deux « tu l’auras. » En cela, c’est la formation et l’émergence d’une culture démocratique qui se trouvent renvoyées aux calendes… africaines.

 

BIBLIOGRAPHIE

 

  1. ALBOUY (Serge) – Marketing et communication politique – Ed. L’Harmattan, Paris? 1994
  2. BALLE (Francis) – Médias et sociétés Montchrestien, Paris, 2003
  3. CONQUET (André) – Comment faire un exposé, Ed. Le Centurion, Paris – 1980
  4. DE VABRES (Jacques Donnedieu) – Vent d’espoir sur la démocratie – Ed. J-C Godefroy, Paris, 1989.
  5. HOUNGNIKPO (Mathurin C.) – L’illusion démocratique – Ed. L’Harmattan, Paris, 2004.
  6. LAMIZET (Bernard) – Communication politique, Institut d’Etudes politiques de Lyon, 2002-2003.
  7. MAAREK (Philippe J.) – Communication et marketing de l’homme politique,   Litec, 1992.
  8. NZOUANKEU (Jean-Mariel) – Pour la démocratie pluraliste dans le tiers monde, Annuaire du Tiers-monde, tome IX, Ed. Fernand Nathan, Paris,
  9. REVEL (Jean-François) – Le regain démocratique, Ed. Fayard, Paris, 1992.
  10. SANGO (Karim) – Réflexions sur la liberté de la presse et des médias en Afrique : le cas du Burkina – Université de Ouagadougou – UFR/SJP, communication, document  imprimé à Ouagadougou.
  11. TODD (Gitlin) – « Réponse à Dominique Wolton » dans Le monde des débats, août 1999.

 

[1] Mooré , langue des Moossé au Burkina Faso

[2]  Maurice Jeanjean, Sékou Touré, un totalitarisme africain – L’Harmattan, Paris 2004, pages 104 et suivantes.

[3] Expression hybride formée du français et du mooré, comme on dirait « franglais ».

[4] Nous voulons que vous appuyiez notre projet.

[5] Nous disons merci.

[6] Cf.  Moore Dictionary

[7] Pouvoir

[8] Chef, roi.

[9]  Pacéré TitingaLe langage des tam-tams et des masques en Afrique,

    Ed. L’Harmattan Paris, 1991, P. 68 et suivantes