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L’acmé et le kairos : Édouard Glissant, philosophe par Alexandre Leupin

 L’acmé et le kairos : Édouard Glissant, philosophe par Alexandre Leupin 

Compte rendu de : Alexandre Leupin, Édouard Glissant, philosophe. Héraclite et Hegel dans le Tout-Monde, Éditions Hermann, 2016.

Par Loïc Céry (Édouard Glissant.fr)

http://www.edouardglissant.fr/crleupin2016.pdf

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Pour appréhender un ouvrage tel que celui que vient de publier Alexandre Leupin autour de la philosophie d’Édouard Glissant il faut je crois, être à même de considérer ce que représente un tournant dans l’itinéraire que dessine au fil des années le commentaire accumulé au sujet d’un auteur important et à l’endroit de l’intelligibilité de son oeuvre. Sans y voir l’espace d’un « progrès » linéaire ou se réclamer d’une sorte de vision téléologique de la critique, il est néanmoins légitime d’y concevoir l’exercice d’une acuité qui progressivement s’accroît et qui, moyennant bien des scories, des balbutiements, des apports divers, des réajustements aussi et des éclats soudains, s’impose un jour ou l’autre comme une évidence compte tenu de l’excellence d’une étude qui émerge enfin, dont on sait qu’elle fera date par sa précision et par son ampleur, et qui en fin de compte représente un bond déterminant dans la compréhension de l’auteur concerné. Le commentaire, ou plutôt l’éclairage de l’oeuvre au sens où pouvait l’entendre Jacques Rivière, ainsi advenu à la faveur de toute une évolution, marque dès lors les bornes de cette intelligibilité de l’oeuvre qui fait le prix d’une lecture inédite par sa profondeur et, comme l’aurait dit Glissant, valable pour tous. Virtuellement, le moment d’émergence d’un éclairage de cet acabit, il se peut qu’on l’attende longtemps, et quelle que puisse être la satisfaction devant les approches ponctuelles proposées çà et là, il se peut donc que demeure longtemps autour d’une oeuvre fondamentale, la frustration de tout un chacun, devant l’absente de tous bouquets – ce commentaire éclairé et éclairant qui jamais n’abolit le contact direct avec son objet, mais du moins permet d’en considérer les enjeux. Et puis, pour ne rien arranger à cette frustration devant la critique décisive qui ne vient pas (et on devient impatient, et on devient nerveux), ne voilà-t-il pas que l’oeuvre qu’on admire tant, en dehors de très justes accents disséminés dans la critique, se retrouve alors même qu’on ne s’y attendait pas, livrée aux analyses les plus hasardeuses, aux monographies les moins inspirées et des plus dérisoires, bref, à tout ce fatras que sécrète un tout petit monde comme le foie sécrète la bile. Et tel vous dira qu’il a trouvé le lieu et la formule, et telle vous dévoilera toute la vilenie de l’écrivain admiré, quand tel autre convoquera une gloire prédestinée pour vous dire qu’il fut l’élu, le messie adoubé par le grand homme de son vivant, s’auto-gratifiant l’imprimature éditoriale de ses propres errements. Avant donc l’avènement de cette étude cruciale qui devient mythique à force d’être espérée, le moment d’attente sera aussi un moment de danger pour la diffusion même de l’oeuvre, et sans en faire là encore une loi d’airain, il est toujours observable que dans la décennie qui suit le décès d’un très grand créateur, ce danger très concret du n’importe-quoi se manifeste aussi dans les commentaires suscités et les passions avivées, phénomène qui est du reste proportionnel à l’amplitude des champs que touche l’oeuvre considérée.

Il faut croire que cinq ans après la mort d’Édouard Glissant, les « études glissantiennes » en sont à ce moment tripartite en quelque façon, marqué à la fois par la multiplication et la dissémination des travaux – parmi lesquels l’attention doit se porter sur des apports essentiels et des thèses de premier plan, avec avant tout celles de Catherine Delpech-Hellsten et de Raphaël Lauro [1] –, par ce danger évoqué et très réel d’une dérive du commentaire, mais aussi par l’avènement aujourd’hui avéré d’un « point d’équilibre », seul susceptible de susciter l’étude tant attendue, de nature à renouveler les approches. À propos d’Édouard Glissant, ce renouvellement ne peut s’effectuer d’ailleurs qu’en vertu d’un corpus déjà important du commentaire littéraire de l’oeuvre, dans lequel quelques noms essentiels ont émergé au fil du temps, parmi lesquels entre autres (la liste n’étant pas exhaustive) ceux de Bernadette Cailler, J. Michael Dash, Celia Britton, Romuald Fonkoua, Jacques Coursil, Jean-Pol Madou ou Dominique Chancé. Pour reprendre à propos de ce livre si stimulant des catégories signifiantes et idoines issues de la philosophique grecque, le présent compte rendu s’attachera à montrer dans quelle mesure l’ouvrage d’Alexandre Leupin représente à la fois l’acmé au sens d’apogée et de surtension, de cet itinéraire du commentaire établi autour de l’oeuvre d’Édouard Glissant et notamment à propos de sa pensée prise en compte en tant que telle, et le kairos au sens de moment décisif et de point de bascule, de ce que peut et pourra être à l’avenir une étude attentive et intelligente de cette oeuvre. Car oui, le parti-pris (qui est ma conviction profonde devant ce grand livre) sera ici de montrer combien dans ce commentaire attaché à Glissant, il y aura désormais un avant et un après ce geste critique crucial entre tous d’Alexandre Leupin, geste en effet inédit dans son ampleur (car on n’avait encore jamais redéfini à ce point l’appréhension de la pensée de l’écrivain dans son ensemble) et déterminant dans ses options critiques (celles d’une indépendance marquée de l’analyse). Ce sera donc sur pièces en quelque sorte, à la faveur en tout cas d’une présentation raisonnée fondée sur l’ouvrage lui-même, qu’on pourra vérifier le bien-fondé d’un enthousiasme prononcé et justifié qui pourra être celui de tout lecteur de Glissant, devant une telle réussite. Il s’agira surtout de montrer tout le prix de cette lecture, désormais indispensable à l’approche d’une pensée réputée à tort pour sa complexité. La longueur de ce compte rendu est justifiée par l’enjeu colossal que représente la publication auquel il s’attache, tout comme les nombreuses citations qu’il en propose ont pour seul objet d’insister sur l’urgence, pour tout « glissantien » présent où à venir, de se précipiter sur cet essai.

Mais ne nous y trompons pas : cette étude n’est ni un tour de force, ni un exercice de bravoure, elle n’est conçue pour épater aucune galerie que ce soit, et encore moins pour tourner en rond. Cet ouvrage est avant tout motivé et porté par une lecture de très haut vol qui engage son auteur, dans l’épaisseur d’un compagnonnage de pensée en vertu duquel Alexandre Leupin, qui fut le collègue d’Édouard Glissant à l’Université de Louisiane, avait pu mener avec lui des entretiens exigeants publiés en 2008 chez Gallimard sous le titre d’Entretiens de Baton Rouge. C’est ce dialogue, cette écoute aiguë et à la fois cette attention obstinée aux articulations de l’oeuvre de Glissant qui ont conduit Alexandre Leupin à remettre tout à plat plusieurs années après, à propos d’une des pensées les plus marquantes de notre modernité, ayant confusément le sentiment que son substrat et sa substance demeuraient encore incompris aujourd’hui. Un exégète éminent, qui est aussi le maître des études sur Saint-John Perse, me dit un jour qu’il avait conduit ses analyses avant tout pour lui-même, à savoir pour comprendre l’oeuvre du poète, pour résoudre pour lui-même des problèmes qu’elle lui posait et en saisir le fonctionnement. Et c’est très exactement ce qui fait le prix de l’ouvrage de Leupin, et sa rareté : à une époque marquée par l’universel bavardage autour de la littérature, par la désinvolture d’analyses superficielles et mimant parfois jusqu’au ridicule les arguments d’autorité, c’est avant tout cette sincérité de l’étude menée ici qui frappe, je dirais son « authenticité », si ce mot n’était pas si galvaudé, en ce sens que s’y joue (on le comprend dès les premières pages), plus qu’une simple analyse distanciée, qu’une dissection digne de ces discours jargonnants si fréquents parce qu’ils ne sont pas animés par la vraie curiosité de la compréhension et de l’éclairage. Aussi, l’humilité ici n’est pas feinte, rien n’est feint d’ailleurs, ni l’indépendance étonnante des analyses, ni la démarche d’ensemble, qui fait de ce geste critique une sorte de maïeutique glissantienne à la faveur de laquelle l’auteur de l’étude a lui-même été conduit à une mutation personnelle, une réforme très concrète de ses schèmes et de ses habitudes de pensée :

« Dans la mesure où je suis avant tout universitaire, il m’a fallu écrire contre moi-même (contre ma manière d’être et de penser) : mettre la sourdine à mon esprit de système, et me débarrasser d’un regard tourné uniquement vers le passé, qui tenait la rationalité du concept comme mesure unique et suprême de toute interprétation. Édouard Glissant m’a donné la liberté d’écrire au-delà de moi-même : la littérature et la poésie sont “première nécessité”, au-delà des savoirs, des systèmes et des universels, et en avant de toute connaissance. Pour écrire ce livre, j’ai dû me défaire et me refaire. » [2]

De cet engagement personnel dans l’écriture de l’essai critique, quelques grands avantages très concrets découlent pour le lecteur, à l’avenant de cet authentique désir de compréhension qui est en jeu ici. L’un des plus prégnants : la vertigineuse érudition dont il est fait usage dans ces pages, et qui n’est jamais l’objet d’une virtuosité d’apparat, est mobilisée pour l’explication, selon un ressort didactique au sens positif du terme. C’est en somme une pédagogie inestimable de la pensée de Glissant qui s’engage dès l’amorce du propos, en une clarté qui manie avec une aisance familière les catégories de l’histoire de la philosophie occidentale et des systèmes philosophiques, des Présocratiques à Gilles Deleuze. Une pédagogie certes, mais fondée sur une toute nouvelle approche, caractérisée par son extrême minutie, et toute entière consacrée à la philosophie de Glissant, considérée dans l’importance de ses enjeux :

« Glissant doit être lu non pas seulement comme un très grand écrivain, mais comme celui qui aura renouvelé de fond en comble, à l’orée du XXIe siècle, les très anciennes questions de la philosophie, en revenant à sa figure première, que pratiquèrent Héraclite et Parménide et que bannit Platon : la poésie. » [3]

 

D’ailleurs, à la base comme au sommet de l’édifice critique qu’il construit, l’ouvrage de Leupin est de ceux qui ne laissent pas le lecteur et les autres commentateurs seuls devant leur propre et continuelle stupéfaction (qui dépasse à vrai dire la simple admiration) devant cette importance et cette ampleur à proprement parler sidérantes de la pensée et de l’oeuvre d’Édouard Glissant. Et en effet, s’il se trouve qu’on se soit dit à soi-même, confronté à cette ampleur, quelques années seulement après son achèvement qui est elle-même ouverture, que oui, pour de bon, on tient là quelque chose dont on ne parvient pas à trouver d’équivalent, s’il se trouve aussi que se disant cela même, on se soit ravisé en se disant qu’il s’agit certainement d’un effet grossissant de fascination admirative… on est forcément rassuré de constater combien un critique exigeant est lui-même contraint de prendre la mesure de cette ampleur, et combien son constat est précieux, s’appuyant sur une argumentation rigoureuse qui motive l’ensemble de son propos. Pour ouvrir ce compte rendu, rien de mieux par conséquent que de citer trois moments clés de ce constat « objectif » pourrait-on dire, puisqu’il s’appuie sur tout un argumentaire développé pas à pas ; trois citations liminaires qui doivent permettre aussi de mettre en exergue tout le prix d’une analyse renouvelée de ce dont il est question, quand on lit Glissant et qu’on comprend peu à peu sa pensée – dans les cas évoqués, il s’agit de souligner qu’il revisite toute la tradition philosophique, pour finalement la dépasser en de nouvelles propositions entièrement inédites :

« Il est très peu de penseurs qui ont accompli la relève d’une tradition occidentale (il faudrait dire “européenne” pour éviter les confusions) trois fois millénaire, relève qui nous la fait saisir d’un regard neuf et nous délie de la pesanteur parfois ronronnante des contraintes culturelles accumulées au cours des siècles. Glissant remet en jeu la tradition “occidentale” de façon active, à la fois à partir d’elle-même et de son dehors, en refusant la passivité d’une transmission fidèle, mais immobiliste. » [4]

« […] je n’hésite pas à ranger Glissant du côté des plus grands penseurs de tous les temps et de toutes les géographies : à vrai dire, c’est la seule “catégorie” qui convienne à la gigantesque ambition, partiellement réalisée, certainement en devenir, de toute son oeuvre. » [5]

« La pensée d’Édouard Glissant est une radicale transmutation de toute la pensée et de toute la culture humaine ; elle est un envol au-delà, méticuleusement réfléchi et pesé, de ce qui a été interrogé depuis l’origine de la pensée jusqu’à nos jours […] » [6]

Voilà qui place en effet tout commentateur d’un tel monument de la pensée, devant sa responsabilité fondamentale. Car si on n’est pas en mesure d’argumenter ce constat certes intimidant mais incontestable, il vaut mieux ne rien en dire, si on n’est pas à même de comprendre réellement comment fonctionne cette pensée et ce qui fonde son originalité, en dehors des poncifs qui se sont multipliés à son endroit, mieux vaut en effet se taire. Aussi, le propos de Leupin s’adosse à un radical recentrage de la lecture de Glissant, au sens d’un réel aggiornamento dont il faut souligner l’importance, avant d’en arriver au coeur de cette quête philosophique inédite en soi qui devra permettre de nouvelles extensions. À vrai dire, cette lecture effectuée par Alexandre Leupin, par sa hauteur de vue et sa très haute tenue, devrait immuniser contre tout abaissement du regard, parce qu’il est de ces très rares éclairages qui invitent à se hisser, pour soi et devant l’oeuvre.

Recentrage et redéploiement de la lecture d’Édouard Glissant 

Le tournant que représente cet ouvrage n’est pas un tournant doucereux ou complaisant, il ne plaira peut-être pas aux pusillanimes, quand il ravira ceux qui conçoivent la nécessité impérieuse de redéfinir l’approche que nous avons de l’oeuvre et de la pensée de Glissant, et de l’importance de cette nouvelle méthodologie au regard des enjeux que représentent pour tous sa lecture éclairée et la mesure de ses impacts (c’est en partie ce qui fonde les trois premiers chapitres de l’ouvrage). Je dois avouer que, partageant au mot près l’ensemble de cette critique et de cette aspiration à un nouveau regard – l’ayant déjà énoncée çà et là et ne me lassant pas de le faire –, je considère là une synthèse de la plus haute importance. Et ce faisant, il faut comme Alexandre Leupin, se garder de tout esprit polémique dans ce domaine, car il est question ici de bien autre chose que de mises en cause : il est question d’une redéfinition indispensable des modalités de l’approche, qui passe nécessairement par un bilan. Il s’agit donc d’un tournant combattif et qui n’hésite pas à fustiger cette sorte d’immobilisme du commentaire porté sur l’oeuvre, quand il se contente d’appliquer à cette pensée hors normes les schèmes traditionnels d’une herméneutique littéraire finalement incapable de saisir dans cette oeuvre le vif et la substance d’une pensée :

« Il y a peut-être déhiscence du savoir universitaire quand il s’applique à l’oeuvre de Glissant, malgré les très riches aperçus que ce discours a déjà produits sur son oeuvre : toujours tourné vers un passé qu’il inventorie, ce savoir produit certes des aperçus indispensables. Mais que peut-il faire pour embrasser une pensée dynamique, toute de devenir, qui entend sortir de la bibliothèque pour embrasser le monde ? Que peut-il faire d’un objet qui n’est pas de savoir (ou de savoir-faire) littéraire, mais de connaissance, notions que Glissant distingue toujours ? » [7]

 

Une incapacité, par conséquent, de l’analyse strictement « littéraire », à saisir cette pensée et dire ses multiples aspects, et d’où la tentation que l’on connaît tant, de cette glose mimétique, de ce que Leupin nomme le « psittacisme adulateur » si fréquent à propos de Glissant, toute cette critique qui remplace la clairvoyance de l’analyse par une interminable, très répétitive et très lassante logorrhée thuriféraire :

« Dès lors, il n’y a pas à répéter Glissant dans un psittacisme adulateur, mais de le comprendre et de le considérer de manière critique. Les réserves de Glissant quant aux systèmes et à la raison face à l’imaginaire, pour être valides, doivent être repensées de part en part : elles ne doivent pas être reprises par une lecture mimétique. Il ne suffit pas à l’interprétation de “citer” une critique (de l’Occident, de l’identité, de l’être, de l’universel, etc.) pour devenir à son tour critique : il lui faut en évaluer le poids, en dessiner l’archéologie, faire en sorte que le jugement devienne organique à son savoir. » [8]

 

Prenons-y bien garde : il y a là, à proprement parler, un réel aggiornamento, comme j’en énonçais l’hypothèse plus haut. Car l’approche de Glissant qu’on connaît aujourd’hui, à laquelle on s’est peu à peu familiarisé, habitué, et finalement résigné, est surtout faite de cette réitération laudative assommante, surtout quand elle cherche à dissimuler une incurie critique, une impuissance à énoncer une lecture approfondie. Ce commentaire, aussi proliférant que le lierre sur l’arbre [9], pourrait se définir pour la critique comme ce qu’est l’étouffe-chrétien à la pâtisserie : dans un enrobage si exagéré de révérence, il s’agit en effet de se répéter ad nauseam, muant la périphrase en discours critique. J’admire, donc je comprends semble être à ce titre le credo de ce courant révérencieux, quand il ne procède au mieux que d’un tapage éminemment statique. Et c’est ici qu’on peut d’ailleurs en revenir à un mouvement général qui peut concerner tout oeuvre d’importance (sans en faire une mécanique systématique) : avant que n’advienne le moment où l’on se pose les bonnes questions et en toute indépendance devant une oeuvre, cette phénoménologie très immobiliste de l’adulation bégayante étend son empire à la seule évocation de l’auteur concerné, en une rhétorique qui confine soit à la niaiserie, soit à la falsification. Et pour Glissant, l’exercice de cette immobilité stérile trouve dans l’imposant dispositif conceptuel de l’écrivain un réservoir sans fin où puiser allègrement sans nullement éclairer et sans même comprendre : on vous parlera promptement et d’abondance de la Relation, du Tout-Monde, de la pensée archipélique ou de toute autre notion en fait complexe, en reprenant un certain nombre de clichés sur la rencontre de l’Autre, l’imaginaire, etc., sans être même soupçonné de fadaises, allant dans le sens très attendu de cette sorte de « moraline » si caractéristique de l’époque, comme désignait Nietzsche ce flot ininterrompu de bonne conscience qui n’a cessé de s’accroître depuis qu’il en faisait le constat. Envers un penseur d’un tel degré de subtilité comme le fut Glissant, tout cela, tout cet usage goguenard et décomplexé du simplisme le plus trivial, tout cela donc s’appelle je crois, une trahison. C’est effectivement ce à quoi conduit ce mouvement irrépressible, à savoir la réduction de l’oeuvre, à force de simplifications, à une suite indigeste de « slogans » et de « mots d’ordre », ce qui est d’ailleurs contraire à l’esprit même de Glissant, et qui mène à cette lecture idéologique que récuse Alexandre Leupin, parmi les impasses qu’il pointe au fil des pages cruciales de ce recentrage si salvateur. Légitimant son étude du lien de Glissant à la tradition philosophique, il dit :

« Cerner son rapport à la tradition philosophique occidentale n’est, en dernière analyse, qu’un moyen de mettre en évidence sa différence irrécupérable. Mais la seule façon de percevoir l’originalité de la contribution glissantienne à la pensée et à son histoire – c’est dire de la lire vraiment –, c’est de la mesurer à l’aune de la tradition “occidentale”. Soustraire l’oeuvre de ce socle, c’est la réduire à des slogans et des mots d’ordre, c’est asservir cette pensée à des enjeux qui lui sont étrangers ou indifférents : nul, plus que Glissant, n’a été attentif aux ravages que produisait la pensée lorsqu’elle se convertissait en idéologie. » [10]

 

Ce devenir assez fatal du « psittacisme adulateur » en lecture idéologique est à ce titre dénoncé par Alexandre Leupin, comme pour être conjuré, quand il récuse tour à tour une désertion fondamentale de la critique et pire, son adoption de grilles de lecture biaisées et irrecevables, menant à cette vaste manipulation de la pensée de Glissant, son « instrumentalisation », pour reprendre un terme à la mode, à des fins purement idéologiques.

La désertion, fondamentalement viciée dès le départ, consiste pour le discours critique, à considérer la pensée de Glissant en dehors de ses attaches et de ses inspirations, et en faire une sorte de création ex nihilo hors sol, alors même qu’elle fourmille de références reformulées et néanmoins cachées, d’inspirations dynamiques parcourues dans le sens d’un constant dépassement recherché :

« […] la précipitation vers le sens est pour certains interprètes le signe que la pensée de Glissant naît de nulle part, qu’elle est inaugurale, surgie toute armée d’une table rase. Rien n’est plus faux : elle se nourrit d’une anthropologie philosophique concrète dont les sources se trouvent souvent en Occident ; il fallait donc les exhumer, en partie selon les règles du savoir universitaire, aux fins de déterminer son originalité par rapport à toute tradition, en gardant constamment à l’esprit que la finalité de l’interprétation est de connaissance, non de savoir : une culture, même immense, ne garantit pas la compréhension.

Prendre les propositions glissantiennes comme autant de certitudes ex nihilo, c’est réduire à la fois le questionnement qu’elles méritent et minorer leur importance. La table rase critique aplatit la profondeur historique de cette pensée en une étendue achronique : or, faut-il le rappeler, Glissant s’est voulu avant tout penseur de et dans l’histoire. » [11]

C’est dire combien ce refus (ou plus exactement cette paresse : ne négligeons pas l’acédie coupable des exégètes), cette désertion devant cette indispensable « archéologie » de la pensée de Glissant est l’adjuvant objectif de la réduction caricaturale de l’oeuvre. Et sur ce point, Leupin relevant le pari si revigorant et si déterminant de cette archéologie-là (la menant effectivement sur le terrain de la philosophie : lisez son livre, vous verrez), a des mots lumineux à propos de l’opération, qui n’est pas pistage des sources et qui, si on y renonce, laisse la place à la réduction en question :

« Il faut d’abord faire l’archéologie de sa pensée et des influences qui ont présidé à la formation de Glissant ; non inventaire des “sources”, qui jamais n’explique une pensée, mais cheminement actif, qui prend soit la forme d’un retour, soit celle d’une projection dans le futur, soit celle d’une lecture du monde présent. Sans cette relecture, la pensée critique de Glissant n’en serait pas une : elle s’exercerait sur des moulins à vent, construits pour les besoins d’une démonstration, elle s’aveuglerait sur ce qu’elle remet en cause, elle resterait au niveau d’un bavardage intellectuel, d’une divagation essentiellement “littéraire”, sans poids ni emprise. Révéler l’arrière-plan sur lequel s’édifie la relecture glissantienne, c’est assurer sa validité.

L’archéologie est indispensable ; nous ne pouvons nous contenter de faire commencer Glissant à Glissant, même si, à bien des égards, son dire est inaugural par son originalité. Mesurer son apport, c’est le faire dialoguer avec ceux qui l’ont précédé. Si Glissant commence à Glissant, ce qui est l’un des travers fréquents de la littérature secondaire qui lui est consacrée, le risque est grand de transformer la méditation philosophique en mots d’ordre, l’avancée en absolu et en universel, le Tout-Monde en totalitarisme auquel rien n’échapperait. Lire Glissant, ce n’est pas anamorphoser ses propositions en impositions, la Relation s’y refuse absolument et toujours.

Commencer à Glissant seul, en l’assaisonnant d’une pincée d’histoire, d’un peu de sociologie, d’une larme d’idéologie, revient à effacer une profondeur historique et philosophique, faire table rase d’un contexte qui donne sa densité aux vérités inouïes de l’oeuvre […].

Il n’est pas d’inédit qui vaille sans répétition de ce qui lui précède, et il n’est de tradition qui vaille sans relecture à partir de ce qu’elle a engendré. » [12]

 

Il faut le dire, le souligner encore et encore, il y a là quelque chose de fondamental pour l’approche de Glissant, et pour l’approche de toute grande pensée que ce soit. Quand la critique n’est pas capable de s’élever au niveau de cette archéologie de la pensée, elle est vouée non seulement au psittacisme dénoncé par Leupin, mais de surcroît, à de fausses perspectives. Avant même de déboucher sur une réduction idéologique de l’oeuvre, cette absence de clairvoyance sur ce que naguère Colette Camelin avait nommé le « carénage » de l’oeuvre (à propos de la poésie de Saint-John Perse, dont son Éclat des contraires représente à peu de choses près pour les études persiennes, ce que l’ouvrage de Leupin représente pour le commentaire de Glissant) est porteur de perspectives faussées, négligeant les modèles et n’étant pas à même de déterminer l’originalité. Voyant partout de l’inédit, la tentation est grande, quand on a pas fait l’effort de se hisser au niveau de la culture de Glissant (chose impossible en soi, mais qu’il faut néanmoins tenter), de voir dans toutes les propositions de l’oeuvre la force des oracles, cette création en effet sui generis qui n’est pas la création ou la pensée, qui ne sont quant à elles réellement compréhensibles, qu’en vertu de cette force de l’absorption de modèles existants, puis sur le terreau de leur reformulation, se continuant en puissance de novation. Si on n’a pas compris cela, ou si on refuse de le comprendre et d’en explorer les aspects, non seulement on n’est pas en mesure de considérer là où se situent les apports de l’oeuvre « originale » dans le sens fort du terme (en l’occurrence, des propositions effectivement inouïes de Glissant), mais on sera bien en mal d’articuler autre chose que de la platitude ou de la périphrase (choses qui peuvent toujours être agencées avec soin ou calcul, certes, et même publié moyennant la complaisance des éditeurs). Vis-à-vis de la pensée de Glissant, cette paresse d’une archéologie absente du discours critique est donc en effet une désertion, dans le sens de renoncement coupable, menant aux impasses et à toutes les « instrumentalisations ». Et revenons-en à la culture immense à laquelle s’adosse la pensée de Glissant (culture comprise non au sens des références, mais de modèles très divers intégrés dans le plus infime détail) : tant pis si aujourd’hui, à force d’abaissement et de restriction, nous sommes bien malhabiles devant un propos qui manie une si vaste et si précise connaissance dans des registres innombrables (ce qui fait de Glissant aux yeux de Leupin, un « polymathe »), nous voilà bien invités si nous voulons comprendre ce qu’il énonce, à gravir ce « savoir illimité » :

« Parlant du monde, et de la poésie dans le monde et dans l’histoire, Édouard Glissant est un polymathe qui réclame de son lecteur un savoir illimité, qui déborde la critique dite “littéraire”. Le rapport de l’oeuvre à son dehors doit être pris en compte, que celui-ci passe par le monde réel ou par de nombreuses traditions poétiques et culturelles. » [13]

 

En plein XXe siècle, Glissant appartient à cette catégorie très restreinte de créateurs qui font usage en effet d’un savoir encyclopédique (pour ne pas dire « universel ») – un club fermé de « polymathes » dans lequel on pourrait évoquer Malraux, Saint-John Perse ou Borgès, à la différence notable qu’en ce qui concerne Glissant, le recours à cette archéologie de la pensée est indispensable pour en saisir les enjeux, alors que pour ces illustres pairs, cette archéologie vient en surcroît, toujours signifiante. De cette exigence soumise au lecteur, découle bien évidemment une exigence encore accrue face au commentateur, qui devra s’efforcer de déceler sous la splendide rhapsodie14 d’une pensée qui « coule de source » – de ce fleuve très héraclitéen –, les modèles avec lesquels elle entretient un dialogue dynamique et créateur, et Leupin enfonce encore le clou sur ce motif si prégnant du dialogue, quand il se défend d’enfermer Glissant dans un inventaire d’influences anciennes (car oui, on entend déjà les contestations mal venues) :

« On dira que j’entends revenir aux vieilles lunes de la légitimité, des territoires et des filiations (y compris intellectuels), en bref tout ce que Glissant critique. Il n’en est rien : il faut démontrer que l’oeuvre de Glissant est construite dans un dialogue vivant avec des dits très anciens, qui reviennent par leur présence renouvelée hanter notre contemporanéité. Il s’agit de voir comment Glissant transforme le passé culturel pour le projeter dans l’avenir, non le réduire à une quelconque tradition. » [15]

Je me souviens de ce que m’avait dit Édouard Glissant à propos de l’ouvrage sur Saint-John Perse qu’il préparait dans ses dernières années (rappelons que l’écrivain aura écrit jusqu’au bout, sans interruption) et qui n’a pu voir le jour : « Il n’y aura pas une seule note de bas de page », m’avait-il précisé. Toute béquille rhétorique, relevant d’un savoir universitaire sclérosé, était le contre-modèle de son écriture et quand il se livra si brillamment à l’herméneutique de Faulkner avec son monumental Faulkner, Mississippi, ce fut en effet tout le contraire d’une contribution de « critique littéraire » assommante et consommée, laborieuse et de courte vue comme il en pullule. Dès lors, l’effort à effectuer de la part du critique pour connaître les modèles avec lesquels ce dialogue se mène, sera d’attention, de culture et d’intuition – les vertus qui furent celles de l’écrivain lui-même devant le savoir.

Cette désertion devant la nécessaire archéologie de la pensée induit par ailleurs selon Leupin une négation de ce qu’est l’oeuvre de Glissant elle-même, à savoir une proposition ouverte à son dehors, et jamais close sur elle-même ou emprisonnée « dans sa propre consomption », comme disait l’écrivain à propos de la nature tropicale. D’où la nécessité pour le discours critique, de considérer la parole de Glissant en relation étroite avec son dehors, et ne pas produire une critique tautologique : « Lire Glissant par Glissant, ce sera donc ne pas faire de l’oeuvre un miroir d’elle-même, mais la considérer comme une ouverture sur le cosmos ou le chaosmos. » [16] Cette sorte d’éthique de la lecture en ouverture revient aussi à considérer l’oeuvre de Glissant comme l’inverse d’un autotélisme ou d’une clôture, quand il s’agit au contraire d’un inachèvement constant, d’une « incomplétude » en marche : « L’oeuvre est ainsi toujours inachevée, et cette incomplétude est une positivité désirante qui pousse à écrire et à récrire (à ressasser pour produire du neuf) : telle est son immense vitalité » [17].

 

L’adoption de grilles interprétatives biaisées est donc l’autre grand écueil fustigé par Alexandre Leupin, dans le regard porté sur l’oeuvre de Glissant. Aussi, avec une véhémence non frelatée et mille fois salutaire, il bat en brèche le constant recours à l’analyse politique et notamment le rattachement de cette pensée au postcolonialisme, qui relève ni plus ni moins que d’une supercherie :

« […] une analyse “politique” ne sera jamais à la hauteur de l’objet Glissant ; par exemple, Glissant récuse formellement, sans que nombre de ses interprètes s’en soient apparemment rendu compte, les interprétations qui relèvent du poscolonialisme. Refuser le postcolonialisme n’est nullement une manière mécanique de reconduire les méfaits des colonialistes. » [18]

Et d’évoquer en effet cette mise au point on ne peut plus claire de Glissant lui-même dans ses entretiens avec Lise Gauvin, L’imaginaire des langues :

« Je ne me sens pas un postocolonialiste, parce que je suis dans une histoire qui ne s’arrête pas. L’histoire de la Caraïbe, ce n’est pas une histoire figée. Il n’y a pas une période postcolonialiste de l’histoire de la Caraïbe, et même des Amériques. Il y a un discontinuum qui pèse encore sur nous. Si on appelle postolonialisme le fait où l’on peut réfléchir sur un phénomène passé qui s’appellerait le colonialisme, je dis que ce n’est pas vrai. Nous sommes encore en période colonialiste, mais c’est un colonialisme qui a pris une autre forme. C’est un colonialisme des grandes multinationales. Un pays colonisateur n’a plus besoin d’en occuper un autre pour le coloniser. Il y a quelque chose de récapitulatif, de synthétique et de conclusif dans le terme “postcolonialisme” que je récuse. » [19]

Cette mise au point a le mérite d’être citée à point nommé par Alexandre Leupin, quand il s’agit de prendre les distances nécessaires avec cette classification hasardeuse, avec ce rattachement aussi absurde que calculé aux fameuses « postcolonial studies » : meilleur hommage à rendre à cette sorte de splendide indifférence dont témoigna Glissant pour les étiquettes universitaires et leurs prurits taxinomiques, lui qui pourtant effectua l’essentiel de sa carrière universitaire aux États-Unis, où sévissent ces appellations arbitraires béatement reprises en France – de la french theory qui en ravit plus d’un aux queer studies qui en fascine plus d’un autre – sans que personne ou presque ne se soucie de la validité de ces classifications ou de ces théorisations souvent oiseuses conçues pour alimenter une bibliométrie forcenée. Glissant quant à lui, n’avait cure de ces catégories artificielles, et son rejet de la pertinence même de ce « postcolonialisme » auto-proclamé que pourtant tout le monde a dans la bouche ou sous la plume, a quelque chose de revigorant, qui devait être rappelé. Dans le sillage de ce rappel, Alexandre Leupin pointe également l’inanité du classement parmi les « études francophones », la francophonie ayant constitué pour Glissant un modèle repoussoir, « symbole idéologique de l’effort de la France de maintenir sa place dans le jeu des relations internationales » et « prolongement d’un passé dont il faut garder mémoire, non pas pour s’enfermer dans la démangeaison du ressentiment, mais pour en extraire de nouvelles possibilité créatrices », citant à l’appui des extraits révélateurs de l’Introduction à une poétique du Divers, de L’imaginaire des langues et d’Une nouvelle région du monde. Et les « études postmodernes » ne sont pas en reste de ce vaste refus des récupérations et des discours étriqués : il rappelle que dans L’imaginaire des langues ou dans Poétique de la Relation, Glissant critique une sorte de vision de la continuité qui est à l’opposé de la situation antillaise marquée par le discontinu historique : « Cette critique de la continuité que restaure le postmodernisme s’étend à la théorie postcoloniale, quand elle est une redite qui s’assure d’une continuité et qui fait ainsi barre à l’émergence de l’inouï » [20].

Plus généralement encore, il est assez rafraîchissant de sentir Alexandre Leupin souvent agacé par ces clichés tenaces, ces étiquettes faciles, accolées au nom de Glissant par les tenants d’une lecture idéologique : ainsi, le terme de « subversion », souvent attribué à l’oeuvre, horripile Leupin comme un moucheron dont il cherche à se débarrasser, mais qui revient à sa mémoire à intervalles réguliers – pour exemple :

« En ce sens, ce travail vise à la légitimation de Glissant comme l’un des grands penseurs de la philosophie dans son ensemble. Le dire “subversif”, “révolutionnaire” est un geste trop facile, si l’on n’a pas mesuré ce que Glissant transgresse. Une “subversion” ainsi conçue vide l’oeuvre de son plein-sens, a fortiori de tout sens, elle chute dans le pur verbalisme de la belle-âme. » [21]

Je n’aurai pas de mal à partager cet agacement réitéré, étant moi-même fréquemment atterré devant ces récupérations, au gré desquelles en effet le type de terme tel que « subversif » tient lieu de réflexe pavlovien, et tend à lire le Glissant qu’on souhaite, finalement assez proche d’un scoutisme de bon aloi, mais sophistiqué. Et le plus préoccupant, c’est que bon an mal an, on a pris l’habitude de ces récupérations idéologiques, si fréquentes que les vrais lecteurs (dénués d’oeillères) ou même les spécialistes ne voient pas la nécessité, le plus souvent, de répliquer à ces facilités amplifiées par la sphère médiatique. Soyons honnêtes, pour ne pas crier ici au procès d’intention : qui n’a jamais entendu présenter Glissant, de son vivant ou aujourd’hui comme « le disciple d’Aimé Césaire dont il fut l’élève, et du mouvement de la Négritude, avant de créer le concept d’antillanité et d’être tenu pour l’un des penseurs les plus subversifs de la décolonisation » ? Qui n’a jamais entendu une telle suite d’inepties, où pas une information n’est vraie ? Glissant lui-même d’ailleurs était lassé, de devoir constamment rappeler qu’il n’avait jamais été l’élève de Césaire et que son professeur de philosophie au Lycée Schoelcher avait été Aristide Maugée. Les spécialistes tombant sur ce genre de chose ont pu aussi rappeler pendant un temps que l’antillanité avait été un moment, dépassé par la notion de créolisation. Mais rien n’y fait… Ou qui n’a jamais entendu tel débat avec tel intellectuel médiatique en appelant à la mémoire de Glissant pour raviver le modèle multiculturel ? Il faut savoir stopper ces caricatures, non par la polémique, mais par l’éclairage intelligent, et c’est ce que fait Alexandre Leupin tout au long de son raisonnement. Alors oui, il est légitime d’être quelque peu soulagé quand on le lit dans ce registre, avec à l’appui comme toujours des citations si bien choisies de Glissant :

« Le relativisme culturel glissantien, dont la Relation est l’assise, diffère profondément du multiculturalisme. Celui-ci se fonde, se légitime et s’emprisonne dans une logique identitaire, prolongeant un renfermement : son essence est de ségrégation. Erreur ruineuse, qui est l’antinomie même de la créolisation. Édouard Glissant ne s’est pas privé de critiquer le multiculturalisme, prenant à tort ou à raison (en grande partie à tort, le semble-t-il) comme exemple les États-Unis, et l’opposant à la créolisation :

Une des particularités de la structure socioculturelle états-unienne, c’est précisément qu’il existe un multiculturalisme, mais sans créolisation, sans interférences profondes. Ces cultures ne se contaminent pas, elles sont absolument étanches les unes aux autres. Les États-Unis deviendront un grand pays de créolisation le jour où ces cultures pourront retentir les unes sur les autres, avec des résultantes inattendues. (Entretien avec Le Monde, 3 février 2011.)

La créolisation n’est donc pas hybridité, “melting-pot”, métissage, juxtaposition des cultures qui se tolèrent dans l’indifférence des cloisonnements et de l’absence de contact promu par un chacun pour soi ; ces représentations ne sont que passage et attente de quelque chose qui ne s’exprime pas, parce qu’au futur :

La pensée des créolisations : comme inexprimable du rapport des cultures entre elles, avec tant de prolongements inattendus, qui distinguent tant la créolisation de simples hybrides. Mais nous (soit ethnique, sociétal, culturel, continental ou archipélique) ne concevons pas d’abord ces inattendus, qui introduisent aux incertains de la Relation. Pourtant nous comprenons depuis longtemps déjà que la créolisation n’est ni l’évidence de cette hybridation seulement, ni le melting-pot, ni la mécanique des multiculturalismes. C’est processus, et non pas fixité. Il y a une alchimie de la créolisation, qui outrecroise les métissages, et quand même elle passe par eux. (Philosophie de la Relation, p. 64). » [22]

 

Au passage, l’auteur rappelle le refus catégorique qui fut celui de Glissant, de l’asservissement de l’écriture à la politique :

« La transparence du poétique aux positions idéologiques, aux problèmes sociaux ou politiques, en passant sous silence ce qui la fait littérature, et non pamphlet, manifeste ou étude sociologique [À l’exception du Discours antillais, et des pamphlets comme L’intraitable beauté du monde et de Quand les murs tombent, qui ont dans l’oeuvre un statut particulier], est, elle aussi, à l’exact envers de ce que Glissant projette : “L’écriture n’a pas pour fonction de précipiter le politique.” (Entretiens de Baton Rouge, p. 60) Ce refus de transitivité idéologique de l’écriture, fondamentalement anti-sartrien, entend éviter toute réduction de la littérature à la politique :

[…] Il me semblait que si l’on consacrait l’écriture au seul parachèvement d’une lutte populaire, de la lutte d’une communauté ou d’une nation, si, dans le travail d’écriture, on oubliait ce qu’il y a derrière les luttes, c’est-à-dire les assises les plus discrètes d’une culture, les opacités de l’être, les tremblements 13

du savoir, on n’accomplissait pas le travail de l’écrivain, mais celui, nécessaire tout autant, du pamphlétaire engagé ou du militant pressé d’obtenir des résultats. (Entretiens de Baton Rouge, p. 60)

Lire Glissant pour de bon comme le fait ici Leupin, c’est par conséquent contrer ces récupérations et l’extrême confusion qu’elles charrient et dans laquelle on voudrait entraîner ses écrits et leur réception, à partir de l’idée que l’on s’en fait, nonchalamment accoudé au comptoir du bistrot médiatique qui ne ferme jamais comme chacun sait.

Au frontispice de cette éthique de la lecture sur laquelle débouche cet examen attentif et non orienté, cette éthique dans laquelle je conçois comme un recentrage (au sens de réajustement) du regard, Alexandre Leupin milite finalement pour une approche débarrassée des nombreuses oeillères idéologiques qui empêchent à ce jour de distinguer l’essentiel de la pensée de Glissant. Il en appelle donc, à une lecture « hors étiquettes » :

« L’oeuvre n’est donc pas saisissable à partir de catégories préconçues qui l’enfermeraient dans des étiquettes inadéquates, qu’elles soient politiques, idéologiques ou critiques. Ni la francophonie, ni le postmodernisme, ni l’anticolonialisme ou le postocolonialisme ne sont en mesure d’éclairer les textes. Je n’entends pas engager ici de stériles polémiques, mais c’est un fait que Glissant refuse explicitement et partout ces catégories. D’abord parce qu’elles reconduisent un passé sans le transformer, qu’elles s’enferment dans le ressassement d’une négativité sans en extraire une affirmation poétique positive ; ensuite, parce que, sous une apparence subversive, elles reconduisent souvent une “mauvaise” filiation ; enfin et surtout, parce que dans leur fixité parfois passéiste, elles font l’impasse sur le futur, sur tout devenir dynamique, barrant ainsi le cheminement de l’imprévisible, qui est le désir fondamentale de tout ce qu’Édouard Glissant a écrit. Il faut lire Glissant hors étiquettes. » [23]

 

Une lecture recentrée, dénuée de toute idéologie en somme, et une méthode qui propose un nouveau déploiement de la lecture elle-même. J’ai dit son érudition utile et maîtrisée, il faut encore dire son extrême rigueur. Car on est frappé tout au long des analyses livrées ici, par le constant souci de décortiquer les catégories de la pensée glissantienne, leurs articulations internes, et le fonctionnement endogène des raisonnements. Quand je dis « décortiquer », il faudra pour en avoir le coeur net, se reporter concrètement à ces si nombreux recours à l’étymologie des notions, ou encore à cette attention affinée au maximum aux énonciations de Glissant, qui permet d’en déterminer la différenciation avec tel ou tel concept philosophique éprouvé. C’est d’ailleurs en cela que je ne vois, dans la critique glissantienne récente, qu’un seul équivalent de cette attention quasi-maniaque au détail du texte, au choix millimétré du mot idoine pratiqué par Glissant : c’est celui par lequel Catherine Delpech-Hellsten, dans sa thèse précitée, a réussi à concilier une lecture globale de l’oeuvre et de tous ses genres avec une lecture de détail qui ne laisse rien au hasard. Il faut voir dans la même démarche adoptée par Alexandre Leupin une conjonction, et j’aurai là encore l’intuition d’y concevoir le moment d’une critique où enfin, on s’autorise à lire pour de bon Glissant, et ne pas se contenter des quelques poncifs précités ou de généralités, même les plus signifiantes. Le lire, c’est-à-dire faire cas, qu’il s’agisse d’une énonciation littéraire ou d’une énonciation philosophique, de cette orfèvrerie du langage proprement invraisemblable dont fait montre à chaque ligne Glissant, dans son lexique, sa syntaxe, et jusqu’à sa ponctuation. En matière d’attention et d’une minutie de l’analyse qui puisse être digne de la minutie de l’objet étudié, ceux qui liront Alexandre Leupin seront ravis, comblés par le souci du détail dans les analyses livrées à propos des notions philosophiques de Glissant – et les exemples en l’occurrence seraient légions. Pour en convaincre tout un chacun, je voudrais reporter le lecteur instamment et avec quelque urgence, à l’un des sommets de cette minutie tant pratiquée dans l’ouvrage, je veux parler de ces pages 221 à 227 où l’auteur décortique en tout sens et en toute intelligibilité ce qu’il nomme le « logion » dont relève la si célèbre définition par Glissant, si maintes fois réitérée, de la notion de « Relation » (qui est la même que celle de « Tout-Monde »), dont Leupin rappelle la mention dans Philosophie de la Relation : « La Relation est ici entendue comme la somme « réalisée de toutes les différences du monde, sans qu’on puisse en excepter une seule. »24 Là-dessus, non pour s’adonner à quelque cuistrerie byzantine facile et superflue, mais pour faire ressortir le sens profond, d’ailleurs polysémique de la formule, Leupin va faire oeuvre à proprement parler de philologue, en montrant combien chaque syntagme de la formule se rattache à tout un arrière-plan conceptuel qui prend sens véritablement en faisant appel à l’histoire de la philosophie. Et la chose apparaît dès lors pour ce qu’elle est, à savoir non pas une formule cryptée pour le plaisir de la cryptologie, mais où « chaque mot est minutieusement pesé et s’adosse à une immense tradition philosophique et logique dans le but de la reconstruire de fond en comble. [25] » Résultat de l’opération de cet éclairage qu’on ne trouvera nulle part avant Leupin : on comprend combien, à l’image de ce « logion » si essentiel (rappelons que « Relation » et « Tout-Monde » sont les matrices notionnelles de l’oeuvre), tout dans le langage de Glissant relève de cette densité inouïe de la pensée, construite selon des modèles intégrés puis dépassés. Puis, cheminant encore, on comprend combien cette intelligence incessante d’un langage dense, porteur de sens et d’histoire de la pensée, s’applique non seulement à chaque formulation, mais aussi à l’oeuvre dans son intégralité. Et c’est en ce point que Leupin, filant cet aggiornamento méthodologique qu’il propose en fin de compte envers l’oeuvre, recommande après ces pages vertigineuses et compte tenu de l’aspect transgénérique de cette oeuvre :

« On peut appliquer le logion à l’oeuvre elle-même, c’est-à-dire l’élever au rang de théorie et de méthode d’interprétation du texte glissantien dans son ensemble : mise en relation par ressassement et amplification de l’oeuvre dans son ensemble, différences (et mixtion) des genres littéraires, quantité réalisée des publications dans leur matérialité signifiante, nécessité d’envisager l’oeuvre, toujours, de manière intégrale : tout dessine ici une façon de lecture applicable à Glissant lui-même. Les livres de l’oeuvre glissantienne sont bien la quantité réalisée des différences, se particularisant perpétuellement et dynamiquement par la répétition. Mais celle-ci [n’est] qu’un premier moment qui doit être surmonté : le ressassement s’enroule sur soi en emportant le Tout-Monde dans sa dynamique. On reproche souvent à Glissant de ne pas donner d’ “exemples” de sa philosophie, qui resterait alors une abstraction ; mais les livres eux-mêmes sont les “exemples” de la pensée, outre qu’ils sont littéralement, partout et toujours, encemensés de détails qui concrétisent le raisonnement (rocher du Diamant, caverne de Lascaux, cabane de la naissance, etc. » [26]

Il faudrait sans doute surligner chaque terme de ce qui est dit là, et qui est si porteur d’une nouvelle manière de concevoir la lecture de l’oeuvre. Y domine en effet cette nécessité d’un regard « intégral », conforme à l’une des caractéristiques basiques de son fonctionnement propre, cette donnée transgénérique que ne manque de rappeler Leupin au début comme au terme de son propos quand il parle de cet aspect et de profonde unité de l’oeuvre qu’il dénote :

« En 1958, La Lézarde obéissait encore aux conventions permettant de la classer dans le genre du roman, mais, de plus en plus, Glissant pratique l’écriture de la grande mixtion et entremêle les genres, de sorte que les livres qu’il produira deviendront inclassables. De fait, l’oeuvre, par cet aspect transgénérique quasiment inédit dans la tradition, fait appel à de nouveaux lecteurs […]. » [27]

 

« Au-delà des formes et des genres, une unité des sens, des contenus, des thèmes circule avec cohérence d’un livre à l’autre quelle que soit sa forme. » [28]

C’est encore cette question de l’unité de l’oeuvre que constate Leupin, devant à la fois l’homogénéité, la cohérence et l’unité des écrits, au-delà même de l’achèvement de l’oeuvre en 2011 : « L’oeuvre n’est qu’un fragment d’une intention poétique qui ne saurait s’achever. » [29] D’où encore l’adoption fréquente dans l’ouvrage, de la figure de la bande de Moebius, pour qualifier cet enroulement à la fois unitaire et tourbillonnant de la pensée, ou encore cette attention toujours présente aux nombreux « chiasmes » dont relèvent plusieurs formulations de Glissant, et dont celui de la démesure est le plus connu.

Cette attention décuplée au texte de Glissant comme lieu de haute précision de l’énonciation d’une pensée amène Alexandre Leupin à mettre en valeur l’autre face de l’extrême minutie de l’écrit (qui doit être envisagée donc avec le même soin), à savoir celle qui touche l’organisation même de l’oeuvre et qu’il nomme en reprenant l’apparent oxymore de Glissant lui-même quand il parle de « système non systématique ». Et voilà encore, typiquement, un exemple chimiquement pur de ce qui ne peut apparaître que si on consent à se dégager des clichés complaisants, en vertu desquels on ne cesse de répéter que Glissant avait en horreur l’esprit de système. Certes, et il y a là un truisme qui ne vaut pas la peine qu’on s’y attarde. Mais remarquez combien ce truisme lui-même, quand il ne s’accompagne pas d’un examen précis de l’oeuvre en tant que telle, et de son organisation interne, conduit à une cécité étonnante devant la tension qui habite Glissant, entre cette critique en effet virulente de l’esprit de système, et la nécessité de décliner sa propre pensée selon un système labile et « non systématique ». Apparent paradoxe, mais dont il faut bien faire le constat devant l’impeccable rigueur et la solide cohérence du corpus notionnel de Glissant, constat qu’effectue Alexandre Leupin en épousant l’éminente subtilité de cette systématicité non sclérosée, ouverte et inachevée, en une page si primordiale qu’elle devrait désormais être citée par tous ceux qui entendent aborder le projet glissantien dans son enveloppe organisationnelle :

« L’ensemble de l’oeuvre glissantienne est cohérent d’un bout à l’autre. Ce qui signifie que Glissant est l’un des écrivains les plus systématiques qui soient, si fort que soit le soupçon qu’il porte incessamment sur l’esprit de système. L’oxymore du “système non systématique” cité plus haut indique clairement une volonté d’homogénéité : il a toujours système, organisation, cohérence, ordonnancement, unité chez lui, fussent-ils ceux d’un chaos. Si l’on traite le système non systématique comme un simple paradoxe rhétorique, c’est-à-dire, selon l’étumologie grecque du mot, un énoncé “à côté” (para) de l’ “opinion ou du savoir communs” (doxa), on trivialise la pensée de Glissant en oblitérant sa dimension essentielle.

Il faut comprendre la systématicité de l’oeuvre – elle n’est pas close sur elle-même, comme les sommes aristotélicienne ou thomiste –, comme ouverte, imprévisible et non achevable : ainsi elle s’inscrit à la fois dans la tradition philosophique occidentale et l’outrepasse […].

Il y a bien système unifié, summa, chez Glissant sans lequel sa pensée, et ce livre qui vise à l’éclairer, n’aurait aucun sens. Au contraire d’un système philosophique, qui expulse hors de soi les contradictions que peuvent lui apporter le monde, le système glissantien est ouvert sur les contestations que lui apporte le monde, voire le Tout-Monde, contestations qu’il ne prétend ni prévoir ni régir. Le système, dès lors qu’il est débouté de sa puissance surmoïque, cesse d’être systématique ; il n’a pour conséquent pas valeur de loi absolue et figée, il reste ouvert à sa propre transgression, que le cheminement imprévu du monde et de la parole qu’il façonne.

Dès lors que l’on s’attache à déchiffrer la cohésion systémique de l’oeuvre, elle apparaît comme parfaitement “claire”, contrairement au reproche d’obscurité qui lui a été souvent adressé. En effet, il y a une volonté méthodique et un dessein, poursuivis avec acharnement : rien n’est laissé au hasard, tout est calculé avec minutie. Cette unité et cette cohérence du projet se plient au multiple et au divers pour rassembler ces derniers en Relation. » [30]

 

Le degré de précision de cette analyse est proprement confondant, tant la mise au point qui est faite là est soucieuse de bien situer l’espace vrai occupé par ce « système non systématique », espace qui permet de constater sans ambages le caractère profondément cohérent, profondément unitaire et profondément méthodique du système glissantien. C’est là un aspect qui est encore à ce jour au devant de la critique, tant on n’a pas encore su tirer partie dans l’analyse (à l’exception de la thèse précitée, qui se fonde sur ce prédicat), de ce tout unitaire et surtout vivant. Tout est dit ici, tout ceci est capital, j’y insiste. J’y ajouterai pour ma part que cet aspect de système régit également la relation entre les genres, les liens entre ces différentes instances de l’écrit étant également régis par ce qui fonde la systématicité qui est dite ici. Cet aspect vient d’ailleurs confirmer l’idée d’un projet global et singulièrement « exploratoire ». J’aurai pour ma part l’occasion d’y revenir ailleurs, m’appuyant dorénavant sur cette analyse établie dans l’ouvrage.

C’est donc à la faveur du redéploiement inédit de la lecture de Glissant qui s’accomplit ici qu’est exposé cet aspect systémique. Et c’est encore grâce à ce déploiement nouveau qu’Alexandre Leupin, d’un bout à l’autre de son examen des soubassements philosophiques de l’oeuvre, est à même de mettre en exergue une autre caractéristique fondamentale, qui n’est plus d’ordre organisationnel, mais qui intéresse la nature même de la démarche de Glissant. Une caractéristique là encore essentielle (je ne peux que réitérer ce type de surlignage rhétorique au risque de lasser, mais l’objet du propos le nécessite), selon laquelle Glissant ne construit pas un savoir absolu (à la différence de Hegel, on y reviendra largement), mais une connaissance ouverte et dynamique. La distinction, qui parcourt l’ensemble de l’essai est centrale pour la formulation même des éléments philosophiques portés par Glissant, comme pour l’ensemble de sa pensée. Poursuivre l’élaboration patiente d’une connaissance n’a en fait rien de commun avec la prétention à édifier un savoir :

« À suivre Glisant, il faut donc faire une distinction essentielle, non seulement entre “pensée commune” et “pensée savante” (Entretiens de Baton Rouge, p. 151), mais surtout entre “savoir”, quel qu’il soit, historique, philosophique, linguistique, critique, et “connaissance”, mot qui fait écho à l’Art poétique de Claudel. La connaissance – le sens du savoir, le sens de la vérité –, telle est la mise du discours glissantien : “Aussi la théorie de la Relation ne saurait-elle constituer science, c’est-à-dire généraliser par statuts et définitions de rôles discriminés. Elle n’est pas sur ; seulement connaissable. » (Le Discours antillais, p. 251) Cela suppose de substituer au concept abstrait dont il dépend des notions fondées en intuition, en imaginaire et en matérialité. » [31]

 

La référence à Claudel à ce propos est tout à fait justifiée (le Claudel de l’Art poétique en effet, qui y va de ses fréquents jeux très signifiants sur la « co-naissance » et le « co-naître »). Et certes, on sait combien Claudel demeure une référence majeure pour Glissant, surtout en ce qui concerne l’Art poétique justement, mais aussi Connaissance de l’est et les Cinq grandes odes. Mais, sans vouloir prêcher de parti pris, je voudrais également rappeler tout de même ceci : quand Glissant commence à publier, paraît (en 1957) le grand poème lyrique de Saint-John Perse, Amers (le plus long de la poésie moderne, avec la Prose du Transsibérien de Cendrars) ; or l’un des (très nombreux) enjeux de ce chef-d’oeuvre absolu (qui ne devait pas être l’un des lieux « persiens » élus par Glissant, qui préférait comme on le sait la première partie de la production de Perse, Éloges et Anabase, qu’il trouvait moins « rhétoriques » que Vents et Amers) est justement de fonder la quête de la poésie dans le champ de la connaissance, au détriment de la fixité du savoir (tout comme Vents publié en 1946). On sait l’importance considérable de Perse dans la pensée et la création de Glissant, il n’est pas le lieu ici d’entrer dans les détails de cet enjeu-là, nous y avions consacré un colloque en 2012 dont les actes paraîtront prochainement. Je regrette au passage que ce rapport à Perse n’ait pas été suffisamment pris en compte par Alexandre Leupin dans ses analyses – et on sait pourtant que la « redécouverte », l’exploration créatrice et poétique des Présocratiques, tient une place centrale dans la poésie de Saint-John Perse (j’y reviendrai plus loin). Mais bref, plus important est de noter pour l’heure cette thématique déterminante d’Amers, de la prédilection du poète pour la connaissance (avec ses accents chamaniques), plutôt que du savoir. De toute manière, c’est un continuum qui, en l’occurrence, lie Claudel et Perse. Mais tout de même, Glissant dans sa réflexion sur la connaissance, n’a pas pu manquer d’être frappé lors de la publication d’Amers en plusieurs partie dans la nouvelle NRF, par ce credo essentiel qui fonde la clausule du chant 6 de la première section de l’ « Invocation » d’Amers :

Et vous, qu’êtes-vous donc ? ô Sages ! pour nous réprimander, ô Sages ? Si la fortune de mer nourrit encore, en sa saison, un grand poème hors de raison, m’en refuserez-vous l’accès ? Terre de ma seigneurie, et que j’y entre, moi ! n’ayant nulle honte à mon plaisir… « Ah ! qu’un Scribe s’approche et je lui dicterai… » Et qui donc, né de l’homme, se tiendrait sans offense aux côtés de ma joie ? 

– Ceux-là qui, de naissance, tiennent leur connaissance au-dessus du savoir. [32]

 

Je suis pour ma part persuadé que cette fondation du poétique sur la connaissance, « au-dessus du savoir », cette prééminence donc, partagée par le poète par sa nature même, a marqué Glissant dans sa réflexion alors en cours, sur ses choix de création et d’élaboration notionnelle. Dans ces sortes de prolégomènes menés par Leupin dans les premières pages de l’ouvrage, cette distinction entre connaissance et savoir permet aussi de dire tout ce dont le propos de Glissant est éloigné, et notamment les vieilles claustrations catégorielles des savoirs institués en positivités rigides inhérents au discours universitaire (ce qui est en effet très important pour considérer le rapport à la philosophie détaillé plus loin dans l’ouvrage) :

« Excepté Le Discours antillais, l’oeuvre entière pourrait être lue comme une contestation du discours de l’Université, pétri de distinctions et de spécialisations : séparation du sujet et de l’objet, du Moi et des autres, de l’auteur et de l’oeuvre, de la forme et de la substance ; ghettoïsation en littératures et langues nationales et en genre littéraire ; opposition entre philosophie et poésie ; cacophonies des méthodes et des théories, primauté du concept sur l’expérience, opposition idéologique entre l’Occident et ses Autres. La pensée glissantienne récuse ces ségrégations. Tout doit être intégré dans l’unicité du poétique, l’oeuvre doit construire le sujet autant que le sujet l’écrit, et rejoindre ainsi la pensée de Montaigne dans ses Essais : “Je n’ai pas plus fait mon livre que mon livre m’a fait, livre consubstantiel à son auteur, d’une occupation propre, membre de ma vie ; non d’une occupation et fin tierce et étrangère comme tous autres livres.” » [33]

Ce décloisonnement si montaignien lui-même des savoirs réclamé par Glissant dans l’optique de l’établissement de la connaissance motive d’ailleurs chez le critique l’adoption, pour son examen même, d’une pluridisciplinarité dont on ne dira jamais assez l’importance pour une lecture correcte de Glissant. Cela dit, moyennant un angle différent, mais surtout une divergence d’appellation qui ne change rien au fond, j’aurais tendance pour ma part à attacher tout le prix de cette lecture à une perspective « intérieure », quand Alexandre Leupin quant à lui a tendance à y attribuer le défaut d’une intention d’ « explication de texte » [34]. Pour autant, dégager l’approche critique de toutes ces surdéterminations qu’on a dites, c’est en fin de compte pratiquer une lecture « de l’intérieur » de l’oeuvre, ce qui ne veut pas dire négliger ses extériorités intrinsèques, mais refuser des grilles de lectures extérieures préétablies. En ce qui me concerne en tout cas j’interprète tout le mérite de la lecture proposée par Alexandre Leupin à l’adoption de cette lecture de l’intérieur qui n’a rien à faire avec une de texte simpliste et rébarbative.

Quoi qu’il en soit, le reproche attendu qu’on pourrait naturellement adresser à l’étude repose sur le paradoxe qu’il pourrait y avoir à se réclamer d’une approche « intégrale » en effet indispensable, et la limitation décidée ici, à la sphère philosophique. Mais l’auteur explique le bien-fondé de cette restriction de la meilleure manière : « Je sais la contradiction que présente mon choix de la philosophie avant tout : mais on ne peut parler de l’illimité qu’en le limitant. » [35] Voici en effet la meilleure légitimation du choix de ce champ philosophique, ou de tout champ en général : l’oeuvre est si étendue et draine en soi tant d’enjeux, que la meilleure façon d’éviter le regard surplombant qui serait non seulement dérisoire mais aussi inefficace, est de choisir un angle précis. Et le choix fait ici de la philosophie permet en effet de circonscrire « l’illimité en le limitant », ce qui donne du reste tout son poids à cette évaluation renouvelée et inédite des enjeux philosophiques de l’oeuvre, évaluation à laquelle je voudrais en venir maintenant.

Philosophie et poétique : Héraclite, Hegel… et les autres 

Ce qui fonde la spécificité et le caractère inédit de ce décryptage philosophique de Glissant qu’entreprend Alexandre Leupin, c’est qu’il ne se contente pas d’évoquer de vagues liens, avec les Présocratiques ou Hegel (qui sont en effet les deux pôles de son attention), mais qu’il permet de concevoir dans le plus infime détail, dans quelle mesure ces imprégnations sont constitutives d’une philosophie originale, et c’est ce sur quoi je voudrais m’attarder ici.

En circonscrivant le champ même de cette philosophie au gré de cette notion de dialogue avec la tradition qu’on a évoquée plus haut (et qui s’oppose donc à la vision de l’émergence ex nihilo), l’auteur, fidèle à sa recherche des définitions claires, a ces développements fondamentaux qui fondent et légitiment l’ensemble de son investigation :

« Mais qu’est-ce qu’un philosophe ? D’abord, c’est quelqu’un qui s’inscrit dans un dialogue ou une dialectique avec les philosophes de l’histoire de la philosophie, telle qu’elle a commencé en Grèce et telle qu’elle se prolonge aujourd’hui. Le philosophe, c’est celui qui discute ou palabre avec ses prédécesseurs : c’est Socrate / Platon commettant un parricide à l’égard de Parménide, c’est Platon contredit par Aristote, et ainsi de suite jusqu’à Nietzsche et Deleuze. La philosophie est une affaire d’inscription et de désinscription dans une filiation vieille de deux millénaires et demi. Être philosophe, c’est en partie répéter, ressasser, comme l’a fait Glissant. On ne devient pas philosophe en ayant une ou des idées, si brillante et originales soient-elles, mais en dialoguant avec la philosophie, depuis son origine en Grèce, que ce soit pour s’insérer dans une tradition ou la contester. Ensuite, un philosophe, depuis Héraclite, construit un système de pensée cohérent. En troisième lieu, après Héraclite et depuis Platon, un philosophe est celui qui soumet cet édifice à une évaluation qui confirme ou infirme ses prémisses. Quatrièmement, un véritable philosophe, comme un poète ou un écrivain, mais de manière différente, pèse ses mots, et ne se livre pas au bavardage de l’Intellectuel (ce que Hegel appelait la “conversation”). Et enfin, un philosophe (et non un historien de la philosophie, quoique la distinction soit quelque peu artificielle, puisque tous les philosophes relisent leurs prédécesseurs) construit un édifice de pensée original ; c’est-à-dire que peu ou prou, il prend ses distances d’avec la filiation de ses aînés en disputant avec et contre eux. Édouard Glissant répond à tous ces critères. » [36]

« Il s’agit d’évaluer en quoi la philosophie de Glissant n’est pas un chapitre ajouté à une “histoire de la philosophie”, à une tradition établie, mais qu’elle est une contribution d’une hardiesse et d’une originalité sans précédent à la philosophie même, qui fait que, dans sa rigueur, elle excède la tradition occidentale de la pensée. […] Plutôt que de subversion ou de contestation mécaniques, l’oeuvre de Glissant est de reconnaissance, aux multiples sens de ce terme : revisitation de pensées très anciennes qui ne manque pas de les brusquer par une connaissance renouvelée, réaffirmation de la validité de ces pensées, reconnaissance (même implicite) d’une dette spirituelle, et enfin, voie vers une nouvelle manière de connaître. […] Le dépassement des héritages se fait d’abord par une relecture soigneuse, attentive, éveillée, des traditions philosophiques ou littéraires, ensuite par leur incorporation quasi organique à l’oeuvre. Celle-ci est alors non la subversion des traditions, mais leur mise en relation : “Mais je ne récuse pas, j’établis en corrélation.” (L’intention poétique, p. 42) Toute pensée, tout art est mis en rapport avec son Autre. […]

Il faut se prévenir contre l’illusion que Glissant fait dans le vague, le “flou artistique”, que sa pensée est dépourvue des assises philosophiques qui assurent sa consistance, sa cohérence et sa vérité : quand il parle de la tradition philosophique, il en a une idée claire et précise ; quand il avance des propositions qui renouvellent ou subvertissent cette tradition, il le fait avec autant d’exactitude, en en pesant la redite ou le dérèglement mot par mot, avec une singulière minutie. Édouard Glissant est philosophe. » [37]

 

Et c’est en effet la construction de cette philosophie originale, par le dialogue élu entre tous avec les Présocratiques (et notamment Héraclite) et Hegel, que scrute Leupin, dans un examen qui avance lui aussi à la manière d’une dialectique (et on y reviendra plus loin, car il est en effet souhaitable, compte tenu de cet aspect dialectique, d’en attendre la clôture pour en évaluer la validité même).

Pour en rendre compte, je prendrai soin de distinguer l’éclairage héraclitéen de l’éclairage hégélien, menés pourtant de front tout au long de la suite elle-même éclairante des chapitres de l’ouvrage. Souvent évoquée, mais seulement par allusions ou tâtonnements, l’empreinte présocratique de la pensée glissantienne est ici analysée dans sa densité propre, avec toutes les solides références qu’elle nécessite et en tirant les conséquences précises de cette inspiration pour l’énonciation philosophique originale dont il est question. Le rattachement de Glissant aux présocratiques (essentiellement Héraclite et Parménide) et aux sophistes (Gorgias, Protagoras) est avant tout présentée comme l’un des foyers de cette pensée glissantienne marquée par un non rationalisme qui allie toujours le philosophique au poétique [38] :

« Attribuer l’étiquette de philosophe à Glissant serait l’inscrire dans [la] tradition rationnelle, et lui demander compte de ses raisons. Mais une lecture même superficielle montre instantanément qu’il n’entend nullement être l’émule de Socrate, de Platon et d’Aristote. Au contraire, au fil de l’oeuvre, la raison comme absolu est récusée. Le discours glissantien serait-il prisonnier de l’irrationalisme d’une para- ou a- philosophie ?

Ce serait oublier que Socrate conteste, plus, réduit au silence une tradition, celle des sophistes et des présocratiques, dont la vision philosophique est fondée sur une rationalité différente de l’enchaînement logique des raisons, et dont le contenu diffère : le monde pour les présocratiques, la politique pour les sophistes. L’ancienne rationalité des fondateurs de la philosophie en Grèce (Héraclite, Gorgias, Protagoras) ne sépare pas le sujet de l’objet, la pensée et le monde, la poésie de la philosophie et de la politique, et ne clôt nul système de pensée dans une fixité éternelle : le “système” présocratique est ouvert sur le devenir et le moment approprié de l’intervention philosophique (le kairos des sophistes), lui aussi ouvert sur le futur. C’est dans cette tradition présocratique, en addition à Hegel, qu’Édouard Glissant ira puiser ses outils se pensée. C’est au regard de cette tradition, qui donne poids égal au philosophique qu’au poétique, qu’il faut le mesurer pour décider si la dénomination de philosophie lui convient. La rationalité glissantienne existe bel et bien ; mais, en dernière analyse, elle prend sa source, non dans quelque logique que ce soit, mais dans un imaginaire poétique dont il affirme partout la précellence de principe. La pensée ne réfute pas la rationalité philosophique, mais la tisse, la (mé)tisse et la mâtine de l’imaginaire et du cosmique. » [39]

 

Voilà qui, en peu de mot, pose et met en perspective très exactement de quoi il est question quant à cette inspiration présocratique de Glissant. Et d’emblée, l’auteur précise que c’est à l’aune de cette inspiration-là que l’écrivain fonde son « système non systématique » et la fusion si cruciale chez lui, du philosophique et du poétique, perdue depuis Platon et son bannissement des poètes de la cité :

« Le système non systématique de Glissant rend compte de ses raisons en remontant à un avant-Socrate, un avant-Aristote, et en ouvrant un après-Hegel, pour ouvrir la cohérence philosophique au monde et au poétique en renouvelant la lecture des sophistes et des présocratiques. » [40]

Leupin reviendra souvent sur cette essentielle symbiose du poétique et du philosophique héritée des présocratiques et remise à l’honneur par Glissant, conformément à ce qu’il en dit d’entrée de jeu :

« Mais Glissant a aujourd’hui très peu de contemporains qui soient ses pairs, qui manient avec tant de virtuosité les genres où il a déployé son inspiration. Il est l’un des rares modernes à avoir articulé le poétique et le philosophique sans nécessairement les tenir pour contradictoires, et à l’avoir fait avec un talent de poète qui se manifeste à la fois dans les traités et dans les entretiens très nombreux qu’il a donnés. L’ensemble de l’oeuvre est ainsi une créolisation entre philosophie et poésie, une mise en relation poétique de deux imaginaires et deux savoirs conçus depuis Platon comme distincts, voire opposés. » [41]

En avançant dans la présentation de cet héritage, l’auteur a le mérite de bien retracer la problématique de cette dichotomie entre les « présocratiques » et le platonisme socratique, en rappelant que sur le terrain de l’histoire des idées, dans l’histoire de la philosophie donc telle qu’elle est enseignée depuis en somme la scholastique, ce qui a prédominé, et à quoi nous devons même l’appellation de « présocratiques », repose sur une massive relégation de la tradition des sophistes et des présocratiques, et même à sa condamnation ou sa caricature par Socrate, Platon et Aristote :

« Socrate fait du sophiste un marchand de mots vides de sens, qui commercialise un savoir sans fondement. Ainsi, le dialogue platonicien intitulé Le Sophiste est une caricature polémique qui réduit de véritables philosophes à des négociants de rhétorique. La charge de Socrate s’étend à Héraclite et à Parménide, qui sont, avec les sophistes, les “maîtres de la Grèce”, selon le mot de Hegel. [“Les sophistes ont été les maîtres de la Grèce. C’est par eux que la philosophie est venue à l’existence” (G.W.F. Hegel, Leçons sur l’histoire de la philosophie ? Paris, Vrin, 2000, t. II, p. 244.)] Dès Platon, Héraclite n’est plus compris, sinon selon l’extrême mobilisme du devenir que Cratyle a hérité du présocratique. Aristote rejette Héraclite “l’Obscur” au nom de la transparence dans La Rhétorique (Γ 5, 1407 b, 11) ; il le dépouille de son “droit à l’opacité” pour le congédier de la philosophie proprement entendue par la clarté de la raison et de la logique. Plus encore, pour Aristote, Héraclite est obscur parce qu’il est opaque à “lui-même” : “Et peut-être qu’en interrogeant Héraclite lui-même dans ce sens, on l’eût réduit à confesser qu’il n’est jamais possible que des propositions contradictoires soient vraies, en même temps, pour les mêmes choses ; en effet, c’est pour n’avoir pas bien compris ce qu’il voulait dire qu’Héraclite a professé cette opinion.” (Métaphysique, K 5, 1062 a, 31 ; je souligne.) Glissant tranche cette dispute millénaire, en optant contre la transparence du système logico-philosophique aristotélicien. » [42]

 

On peut néanmoins peut-être regretter qu’Alexandre Leupin n’ait pas accompagné ce constat (« Glissant tranche cette dispute millénaire ») d’une contextualisation qui loin de diminuer ce rôle de Glissant, serait susceptible d’en saisir aussi une partie des ressorts et des racines. Je veux parler de ce qui, sans constituer un courant en soi, détermine un phénomène fondamental de la poésie du XXe siècle, et qui est justement cette redécouverte des présocratiques, par le détour effectué par Heidegger notamment. Car au moins deux poètes de première importance (et dont on connaît surtout, je le rappelle parce qu’il le faut, l’importance du premier pour Glissant), Saint-John Perse et René Char, sont difficilement compréhensibles si on néglige cette empreinte présocratique qui, pour une bonne part, doit beaucoup à la lecture de Heidegger (avec qui Char dialogua directement comme on le sait43). Ce rapprochement, que je crois déterminant (surtout qu’il concerne les mêmes préoccupations métaphysiques, ce rapport de l’être aux étants, chaque poète optant d’ailleurs pour des registres différents, ce qui est on ne peut plus révélateur), pourrait conduire à concevoir dans cette relecture glissantienne des présocratiques, une communauté signifiante de préoccupation, qui est certainement de l’ordre d’une quête des racines archaïques du verbe poétique et de la pensée, motivée par un certain rapport (conflictuel) à la modernité. Il en va de même à propos de l’attention à l’élémentaire.

Mais ceci ne diminue en rien l’ « archéologie présocratique » que mène ici avec rigueur Alexandre Leupin, et qui le conduit à effectuer une sorte de panorama précis qui permet de se repérer, dans la suite de l’analyse qu’il livre autour de cette inspiration-là :

« L’affinité de la pensée glissantienne avec la sophistique et le présocratisme est partout manifeste : Gorgias, comme Glissant, a contesté la connaissance de l’Être ; Parménide, comme Glissant, et contre Aristote qui le critiqua, a remis en cause les déterminations de l’Un ; “L’Un qui n’est pas n’a de détermination sous aucun rapport.” (Pa rménide, 164 b) ; Cratyle a fusionné le nom et la chose, le sujet et l’objet, pressentant le poème primordial de Glissant. […] Ce sont des pensées primordiales et poétiques d’avant la coupure socratique que Glissant entreprend de désenfouir, dans un ressassement qui n’est pas redite : “La répétition n’est pas un inutile doublement.” (Philosophie de la Relation, p. 62) » [44]

 

Et quand Leupin mentionne à propos des sophistes, notamment de Protagoras, « le refus du dépeçage de la connaissance par la spécialisation des disciplines » [45], on ne peut s’empêcher de voir le parallèle avec la passion de la transdisciplinarité chez Glissant (parlons plus exactement de sa passion pour ce qu’il nommait la « transversalité »), qu’elle soit conceptualisée dans Le Discours antillais ou menée dans toute l’oeuvre. La conception de la connaissance tout aussi bien que la pratique du verbe poétique font de ces « insoumis de la philosophie que sont les sophistes », « une source capitale » de la pensée de Glissant [46].

C’est la précision de ce « socle » en quelque sorte du constat de cette empreinte présocratique qui permet à l’auteur de mener cette investigation concernant les racines (dialogiques) des conceptions métaphysiques de Glissant avec cette si ancienne primauté. Ce faisant, il en vient avant tout à considérer la différence considérable avec Héraclite, dont la conception de la totalité se résout dans l’Un, alors que pour Glissant, il s’agit plutôt du multiple, du Divers et surtout des étants plutôt que l’Être : « Glissant transmute une totalité de l’Être, conceptuellement unifiée et par cela figée, en une totalité des étants en perpétuel devenir, qui ne se fixe jamais dans le rassemblement de l’un et de l’être. » [47]

C’est sur ce point, et je tiens à le souligner, que se manifeste encore l’un des sommets de l’intelligence de cette lecture, à savoir que pour traiter avec la précision requise cette question fondamentale entre toutes de l’être et des étants chez Glissant, avec l’arrière-plan présocratique, Alexandre Leupin emprunte à Barbara Cassin [48] l’une de ses notions essentielles, celle de l’ « ontique », pour différencier le discours de Glissant sur ce point de l’ontologie. Et ceci non seulement est important en soi quant à l’approche de la problématique, mais cela permet par ailleurs une grande précision à propos du positionnement de Glissant. Outre même l’aperçu érudit de l’histoire de la métaphysique49 (aperçu surtout utile, indispensable), ce passage par l’ontique permet de rallier cette pensée métaphysique héritée d’Héraclite et de Parménide, avec l’attention à l’élémentaire, si présente dans l’univers glissantien :

« Dès lors, pour distinguer, on doit dire de la philosophie glissantienne qu’elle est une ontique, non seulement un discours sur l’étant, mais un espace où les choses elles-mêmes (les étants) parlent : laves, fleuves, rochers, oiseaux, arbres, éléments, chez Glissant, signifient pour murmurer à notre oreille leur connaissance. La dimension discursive (ou logique) de l’ontologie fusionne, à l’origine (Lascaux, les présocratiques) et à terme (l’innommable imprédictible de la relation) avec ce sont elle parle, les étants » [50]

 

Et ce faisant, Leupin a une lecture admirative (et on le comprend) devant l’épaisseur de sens toute empreinte de cette « ontique », des premières pages il est vrai assez vertigineuses de Philosophie de la Relation. C’est d’ailleurs l’ensemble de la pensée de Glissant qu’il envisage selon cette prééminence des étants sur l’être, et là-dessus l’énumération effectuée ici a quelque chose d’imparable :

« On se rappelle le logion qui définit la Relation, dont le contenu est “la quantité réalisée de tous les étants”, et non de tous les êtres. À partir de ce biffage de l’être, surgissent les étants, et tous les motifs de la pensée glissantienne s’éclairent et deviennent cohérents, y compris les uns avec les autres : l’étendue (on est tenté d’écrire étant-due) contre la profondeur, le tremblement poétique contre la fixité rationnelle, l’archipel contre le continent, le rhizome contre la racine et l’identité, l’errance contre l’enracinement ou l’habitation (qui est l’un des sens importants du mot être chez Heidegger), le devenir (l’utopie) contre l’immobilisme, le phénomène, la perception, l’étant contre la raison, tous ces choix relèvent d’une pensée qui refuse la malédiction socratique ou platonicienne, la séparation de la connaissance poétique et de la connaissance rationnelle, ancrée dans la rationalité de l’être, le congédiement de l’étant comme secondaire (“oripeau”) de l’Être. » [51]

Au passage, notons que Leupin montre le rôle déterminant de Jean Wahl, qui fut rappelons-le le directeur de recherche de Glissant en 1953, dans les inspirations mêmes de cette pensée métaphysique, lui qui dans Vers la fin de l’ontologie, dressa un plaidoyer vibrant pour les sophistes et fit le choix de l’étant. Cette lecture permet en outre à Alexandre Leupin de différencier soigneusement le rapport de Glissant à ces « présocratiques » qu’il ne faut surtout pas considérer comme un bloc uniforme sur le terrain métaphysique52 ; il montre ainsi comment Glissant parvient à transcender par la Relation l’impensé du « non être » par Parménide :

« Il ne s’agit pas que d’un retour : tout comme le devenir héraclitéen ou nietzschéen, contre l’être et pour l’étant, la Relation est aussi tout entière tendue vers un futur imprédictible, cette fois contre Parménide, pour lequel le non-être n’était rien, parce qu’impensable : “C’est pourquoi la Relation désassemble aussi la pensée du non-être. […] Le non-être de la relation serait son accomplissement impossible.” (Poétique de la Relation, p. 201)

Le non-être retrouve ici la fonction essentielle qu’il avait dans la pensée d’Héraclite, ou (sous la forme de la négativité) chez Hegel ; contre Parménide, il n’est pas non-sens, il n’est pas antinomie radicalement impensable de l’Être, il est le devenir des étants, avec cette différence que pour Héraclite l’Être (et non l’étant se confond avec le devenir. » [53]

La métaphysique héraciltéenne en revanche semble correspondre de manière privilégiée au programme glissantien, notamment du point de vue de l’ « union des contraires »54 qu’elle promeut. Et si le recours aux présocratiques en général représente pour Glissant une sorte de désaffiliation aux enfermements classiques générés par la philosophie platonicienne, le recours à Héraclite quant à lui est de l’ordre d’une libération en somme, en ravivant ce qui était à la base même de la pensée grecque, en son moment d’émergence :

« Le retour philosophique de Glissant au mythe, au poème primordial, à Parménide et Héraclite avant Socrate, Platon et Aristote vaut donc pour un congédiement de la philosophie comme discours du maître, voire un bannissement ou un parricide en retour […]. Le retour de Glissant à Héraclite doit donc se lire comme retour à une maîtrise non-dominante, une domination non-maîtrisante (puisqu’elle ne saurait en aucune façon déterminer l’imprévisibilité du devenir) que la Grèce a créées, puis oubliées ou refoulées, et qu’il faut raviver […]. » [55]

C’est du reste cette notion de « devenir » qui permet selon Leupin à Glissant de dépasser même Héraclite et le projet philosophique en général – c’est là l’une des pages laudatives de l’auteur, mais en l’occurrence comme toujours, s’appuyant sur un raisonnement difficilement contestable :

« Le devenir glissantien s’adosse à cette unité originelle, mais c’est pour la faire éclater (rationnellement, j’y insiste) dans un imprédictible, qui produit à l’infini du Divers, du Multiple, du Non-universel, du Tout et dont la seule figure unifiant est la Relation ; figure “paradoxale”, puisque le devenir s’ouvre (logiquement) sur une forme ultime qui ne saurait avoir figure déterminée. L’Outre-Hegel est aussi un Outre-Héraclite : Glissant en tant que philosophe ouvre des voies nouvelles à la pensée, avec une hardiesse et une sûreté qui dépassent celles de Nietzsche, de Derrida et de Deleuze. Affirmation qui paraîtra peut-être insensée, mais dont le bien-fondé, je l’espère, est confirmé par l’ensemble de ma lecture. » [56]

Et on serait bien en mal de contester cette affirmation, qui se vérifie ô combien à la lumière de l’argumentaire présenté par le critique. Désormais assorti de tout un raisonnement sur l’ « ontique », replacé dans son contexte d’histoire de la pensée, le rapprochement de Glissant aux présocratiques tient dans ces pages une présentation sinon exhaustive, du moins complète quant aux enjeux qu’il induit.

L’éclairage hégélien occupe quant à lui une dynamique tout à fait particulière dans l’examen effectué par Alexandre Leupin. Si les traces présocratiques de la philosophie de Glissant avaient déjà été abordées çà et là (quoiqu’imparfaitement et jamais avec la profondeur que j’ai suggérée précédemment), son empreinte hégélienne n’avait été, en dehors de quelques allusions éparses, que très peu prise en compte, en tout cas pas de manière suffisamment étayée. C’est pourquoi les analyses de fond qu’on trouvera dans ce livre sont à ce propos de première importance. Il faut néanmoins lire Leupin dans la longueur de son examen pour évaluer cette analyse dans le détail, car à mon sens elle est parfois plus problématique, mais je m’empresse de le préciser, dans un sens précis sur un point que j’aborderai en dernier lieu, et dans un sens marginal par ailleurs. Il ne faut pas voir là une réserve, mais un débat que je crois bon de relever, dans le droit fil de cette disputatio dont l’auteur montre par ailleurs l’importance dans la relation elle aussi dynamique à laquelle nous invite la pensée de Glissant.

Avant d’en venir au détail de cet éclairage relatif à l’importance de Hegel, je voudrais, en mentionnant l’introduction de cet aspect dans l’ouvrage, essayer de pointer, sans malice aucune, là où dès le départ à mon sens, le vers peu menacer le fruit :

« Ainsi, Édouard Glissant a médité et a intégré la tradition philosophique occidentale, d’Héraclite et de Parménide à Deleuze. Cependant, quand on lui demandait quel était le philosophe le plus important, la réponse fusait instantanée et sans hésitation : “Hegel !”

Dès lors qu’on déchiffre l’oeuvre, en regard de la philosophie hégélienne, l’ombre du philosophe de Berlin apparaît partout ; son ombre, parce qu’il est rare que le discours théorique de Glissant fonctionne selon le modèle citationnel de l’Université, avec son appareil de références explicites. Dans les essais, tout est allusif, sous-entendu, implicite, soumis à la vision et aux métaphores. » [57]

 

Il ne faut pas donc y voir malice je le répète, juste un tour rhétorique signifiant, mais j’aurais tendance à prendre Leupin sur ce point au mot et faire l’hypothèse qu’en dehors des apports considérables de sa lecture hégélienne de Glissant compte tenu de son caractère inédit et attentif, il peut parfois se prendre lui-même au piège d’une lecture forcée et, fort de cette déclaration enthousiaste de Glissant, voir l’ombre de Hegel en effet partout (puisque c’est bien d’ombre qu’il s’agit). Non que sa présence effective, en tant que modèle d’inspiration (et on verra selon quelle modalité, elle-même très « dialectique ») puisse être contestée, mais il me semble que parfois Leupin croit débusquer Hegel là où il n’est pas – et ce sera là, plus loin, l’objet de ma contestation personnelle marginale devant ce que je crois être un effet d’optique.

Mais avant donc de susciter ce débat-là, il faut souligner ce que cette lecture hégélienne a de primordial. Le premier point revient à cette question de symbiose du poétique et du philosophique, qui a été abordée plus haut. L’auteur montre combien la lecture de Hegel (lui-même re-découvreur des présocratiques, rappelons-le) aura conforté Glissant dans ce sens, surtout quand Jean Wahl en aura été l’intercesseur, lui qui fut un illustre commentateur de Hegel. Là-dessus, on ne peut que le suivre, quand il souligne l’importance du Hegel de l’Esthétique pour Glissant :

« Une lecture même cursive de l’Esthétique montre la dette que la pensée de Glissant entretient envers Hegel : pour l’un comme pour l’autre, la poésie est constitutive et homologue à la pensée ; le premier moment de la philosophie est un poème. » [58]

Il est significatif et plus que rassurant que dès ce stade initial du constat des conjonctions, Leupin ait le souci de souligner les différences radicales d’approches, et par exemple sur ce point de la primauté du poétique, il note bien :

« Chez Hegel, l’art progresse par étapes de la révélation initiale à la fin philosophique. Chez Glissant, cette idée de progrès de l’art est absurde ; le poème est entendu quels que soient le temps et le lieu où il a pris origine, il revient parler dans notre présent : il est pour toujours et simultanément notre passé, notre présent et notre futur. » [59]

 

Il note après quoi l’omniprésence de la référence à la poésie et sa prééminence chez Hegel, que ce soit dans l’Esthétique ou dans la Phénoménologie de l’Esprit et note à juste titre : « Que l’on compare l’imaginaire hégélien de la genèse à l’ouverture de la Philosophie de la Relation ; la similitude est manifeste ». Et cela est vrai : Glissant enracine dans sa lecture de Hegel une bonne partie de sa pensée de la précellence du poétique – sans d’ailleurs qu’on doive en faire la seule référence dans ce champ, car ce serait une erreur.

L’autre grand axe de cette lecture hégélienne réside dans le décryptage de la commune tension vers la totalité qui anime Hegel et Glissant. La distinction est bien faite, dans cette tension, entre la visée d’un « savoir absolu » par Hegel, et la lente construction d’une connaissance caractérisée par sa labilité et son ouverture, chez Glissant60 (une totalité de l’Histoire chez Hegel et une totalité du Divers chez Glissant – on y reviendra plus loin). Mais cette commune tension renforce aussi la mise en place de ce système « non systématique » glissantien, et c’est en ce point que la démonstration de Leupin est la plus convaincante et la plus importante (surtout quand elle rejoint des intuitions qu’on aurait pu en avoir, mais qui ici son rigoureusement étayées), à propos de l’adoption par Glissant in fine du « fonctionnement » de la dialectique :

« La pensée et l’écriture de Glissant [sont] d’abord de continuité dialectique (intégration entre l’homme et son lieu, entre thèse et antithèse, entre l’Occident et son Autre, entre l’histoire écrite des maîtres et celle, abolie et réinventée, des esclaves, mixtion fusionnelle de digenèses, des peuples, des genres littéraires et de leurs mondes, union du poétique et du cosmique. » [61]

C’est en effet en tout lieu de cette oeuvre et en tout pan de cette pensée que l’imprégnation de la dialectique se fait sentir, et l’un des mérites importants de l’argumentation de Leupin est de montrer l’inspiration hégélienne de cette imprégnation-là. Mais de surcroît, l’analyse devient réellement déterminante à propos de cette inspiration quand l’auteur montre combien à partir de là, Glissant va fonder une « nouvelle dialectique » (le terme est utilisé par lui-même dans les Entretiens de Baton Rouge [62]). Au passage, Alexandre Leupin nous gratifie d’une mise en perspective éminemment profitable et substantielle, de la notion même de dialectique dans l’histoire de la philosophie et chez Hegel (avouons que ce ne sont pas là les pages les plus primesautières de l’ouvrage, mais qui sont néanmoins indispensables). Ce qui compte ici, c’est non seulement la démonstration, d’ailleurs aisée à faire tant le constat en est patent, de la modalité dialectique de la pensée de Glissant, mais aussi par conséquent, ce qui peut faire taire toute inquiétude qu’on aurait pu avoir jusque-là quant à une éventuelle survalorisation de Hegel dans le fond même : il faut attendre en effet les pages 210 et 211 de l’ouvrage, à ce titre réglé comme une horlogerie de haute précision (l’horlogerie suisse a cette réputation qui n’est pas usurpée), pour comprendre que tous les rapprochements faits jusqu’alors concourent à montrer combien « en modifiant les termes de la dynamique dialectique, Glissant conserve sa forme (le “processus”), mais en transforme entièrement le sens. » [63] Leupin montre en effet dans quelle mesure pour construire sa propre dialectique, Glissant « outrepasse l’ontologie de Hegel pour voguer vers une ontique »64 – c’est donc le même dépassement de l’ontologie, de cette « pensée de l’Un » commune aux présocratiques et à Hegel qui permet à Glissant (par le même biais de l’ « ontique » déjà évoqué pour les présocratiques) d’édifier sa « nouvelle dialectique ». Et pourquoi ne pas l’avouer, c’est un peu un soulagement à partir de là, de lire sous la plume de l’auteur que Glissant, dans ce contexte, peut être considéré comme « anti-hégélien »65 Car cette conservation de la « forme » au détriment du « contenu » de la dialectique hégélienne, change absolument tout dans cet examen et lui donne tout son sens : Leupin insiste sur la radicalité de cette contestation du contenu de la dialectique, l’Un étant donc fustigé, l’Être premier se trouvant substitué par les étants, et l’identité étant repensée par le Divers. Et, avançant encore, il constate comment ce dépassement opéré par le remplacement du « savoir absolu » hégélien par la Relation, aboutit à cette fondation de la « dialectique glissantienne », résumée par le triptyque « Le différent – La Relation – Le Tout-Monde », et ces mentions sont donc capitales dans l’exposé qui nous est proposé ici :

« Dès lors, le rapport de Glissant à Hegel, et plus généralement à toute culture qui a précédé l’intervention glissantienne, ressortit à l’Aufhebung : la dialectique est conservée, mais les termes en sont relevés par une substitution première. Changement dont il faut souligner la radicalité : la pensée de la pluralité des Histoires (des cultures, des arts) ne vise plus la vérité du savoir absolu, mais la mise en relation des différences pleines du monde (des étants). […]

Nous voici en mesure de proposer le contenu de la dialectique glissantienne, qui est à la fois une radicalisation de celle de Hegel et son dépassement au-delà de l’être et du savoir absolu :

Le différent – La Relation – Le Tout-Monde

La première caractéristique de cette nouvelle ternarité est que les termes en sont commutables : il n’y a ici ni linéarité temporelle ni privilège d’élément premier, tout à l’opposé de la dialectique hégélienne. […] La dialectique des différences qu’est la Relation glissantienne rompt avec Hegel. » [66]

Et fidèle à lui-même et pour le bienfait de notre lucidité face à cette profonde commutation, Leupin nous rappelle plus loin qu’il ne s’agit pas de percevoir là une « subversion », mais la proposition d’une « positivité nouvelle ». Encore plus précisément, encore plus fondamentalement (je rappelle qu’à l’image de son objet, Leupin se montre lui-même ici fin dialecticien dans l’étendue même de son examen), Leupin montre l’importance quasiment révolutionnaire de cette mutation, résidant dans ce dépassement de la dialectique hégélienne pour fonder cette dialectique des différences et de la Relation, à savoir un dépassement finalement de l’unicité de la philosophie (occidentale) pour rejoindre le Divers des philosophies :

« Il y a en vérité, dans le dépassement de la linéarité-unité hégélienne, les prolégomènes d’une révolution fondamentale de la pensée : si on suit Glissant dans le non-linéaire, le multiple, le divers, alors il y a, c’est entendu, non seulement des poétiques plurielles, mais DES philosophies et non LA Philosophie. » [67]

 

Et de prendre référence dans cette vision de la philosophie des Batoutos. Cette clairvoyance devant les conséquences en effet colossales de cette mutation, de ce refus du « binarisme » et des « bifidités constitutives » comme il le dit encore [68], permet plus tard à Leupin de constater par ailleurs comment ce dépassement de la dialectique hégélienne mène également au dépassement de ce refus du devenir qui est consubstantielle au Hegel des Principes de la philosophie du droit (cité p. 320), Glissant rejetant cette « clôture hégélienne » et épousant le devenir héraclitéen :

« Par rapport à cet oukase de Hegel, Glissant est en position d’hérétique radical. Il n’est pas “fils de son temps” en ce que sa pensée, bien qu’historique, refuse les déterminations de l’histoire. Le monde qu’il image et imagine n’est pas une opinion inconsistante et indéterminée, puisqu’il prend en compte “la quantité réalisée de toutes les différences, sans exception aucune”. Et surtout, par un retour au devenir héraclitéen, qui est sans limites, une figure de l’infini dans tous les sens, à la fois comme In-fini (inachevé) et illimité dans ses virtualités, Glissant rouvre le champ du possible au-delà de la clôture hégélienne, dont la validité ne s’appliquait, comme il l’a vu et comme Hegel lui-même l’écrit, qu’à l’Occident européen. » [69]

L’analyse est donc, n’en doutons pas un seul instant, aussi colossale et déterminante qu’elle l’est pour la question des présocratiques, et c’est dans cet aboutissement lui-même qu’il convient d’en évaluer l’importance.

Mais j’ai parlé plus haut de « soulagement » à propos de cette pointe affinée et finale du commentaire concernant l’empreinte hégélienne de Glissant ; c’est bien que, comme je l’annonçais au début de cette partie de la recension, en amont de cette reconnaissance d’un plein dépassement de la dialectique hégélienne, certaines choses peuvent gêner, et en tout cas me gênent. Je m’en voudrais d’auto-censurer le présent compte rendu, de l’amputer volontairement de ces remarques, parce que je les crois encore une fois recevables au regard des apports considérables que j’ai soulignés et même surlignés. Ainsi, je voudrais avant tout matérialiser cette allusion faite précédemment, d’une ombre hégélienne parfois trompeuse, allusion qu’il convient pour le moins d’étayer pour éviter le procès d’intention. À vrai dire, cette fausse ombre (en tout cas je la crois telle), qui constituera mon objection de surface avant d’en venir au fond, se manifeste assez souvent dans le premier temps de cette investigation hégélienne. Les exemples en la matière sont assez nombreux et ne prêtent pas réellement à conséquence, traduisant à mon sens surtout une sorte de tropisme du rapprochement forcé. Je citerais, à l’avenant de cette sorte de réflexe, l’évocation de Hegel à propos de La Terre le feu l’eau et les vents – Anthologie de la poésie du Tout-Monde, et je cite : « Hégelienne par son ambition et son inspiration, l’anthologie du Tout-Monde se retourne contre Hegel » [70]. Alors là, je dois avouer que j’ai beau prendre en compte le motif du « canon » littéraire qu’il s’agirait pour Glissant d’illustrer, je ne comprends pas ce que Hegel vient faire dans l’ambition ou l’inspiration de cette anthologie, et par où on pourrait l’en rapprocher. L’exemple est à mon avis assez révélateur d’une logique d’entonnoir dans laquelle il pourrait être tentant de faire entrer tout geste glissantien dans… un canon hégélien justement, car à vrai dire cette anthologie, dans son ambition et son inspiration, devrait plutôt être rapprochée de quelques avatars connus du genre même de l’anthologie au XXe siècle. Ainsi, sans y voir une manière de « contrer » systématiquement ce que constitua par exemple pour la négritude l’Anthologie de la nouvelle poésie nègre et malgache de langue française de Senghor préfacée par Sartre (« Orphée noir ») de 1948, je serais tenté d’y voir pour le moins un pendant, illustrant avec une virtuosité peu commune la présence du Tout-Monde dans les littératures du monde entier et de tous les temps. J’évoquerais aussi en ce sens l’un des modèles sinon de référence, tout du moins d’inspiration (même paradoxale, même en visée de différenciation ou de dépassement) qu’est le Trésor de la poésie universelle de Roger Caillois et Jean-Clarence Lambert édité chez Gallimard en 1958 (réalisation émanant de l’UNESCO, à l’époque où Caillois en fut l’un des responsables). En tout cas, c’est dans ce sens que j’irais si je devais en évoquer les enjeux mais certainement pas dans le sens d’une ambition hégélienne, dont je ne m’explique pas l’évocation. Quand je lis encore que « La Terre le Feu l’Eau et les Vents partage avec l’Esthétique hégélienne une même ambition de totalisation, mais leur finalité diverge » [71], j’ai tendance encore une fois à m’enfoncer dans la perplexité. Et dans ce grand moment de perplexité, très solitaire et quelque peu inquiet, je suis soulagé par le souvenir des pages remarquables que consacre Leupin à l’inspiration bachelardienne de l’anthologie du Tout-Monde, au-delà même de son titre.

Autre exemple, parmi les plus représentatifs, et je m’empresse de le rappeler, des plus véniels, de cette « lecture hégélienne forcée » (comme j’en baptisais les occurrences sur les notes frénétiques que je prenais lors de la lecture mille fois passionnante du livre) : le moment où, p. 183 et suivantes, Alexandre Leupin évoque l’étude herméneutique de Faulkner par Glissant (Faulkner, Mississippi) comme étant conditionnée, en quelque sorte, par les catégories hégéliennes : « Faulkner échappe donc à la prose : dans Faulkner, Mississippi, il n’est pas rattaché au genre romanesque, mais à ceux que Hegel et Glissant considèrent, outre la poésie, comme capables d’absolu […] » [72] Et là encore, j’ai du mal à faire entrer Faulkner, Mississippi dans l’entonnoir hégélien. Que dire encore des pages consacrées au refus des Belles-Lettres et du bavardage de l’Intellectuel, ou même (plus important) de celles qui se penchent sur la primauté du poétique ? Il faudrait en dire que certainement, si l’empreinte hégélienne ne saurait y être niée, il conviendrait tout au plus de la considérer dans un faisceau d’influences qui ont conduit Glissant, en plein existentialisme, en plein anticolonialisme, et en pleine occurrence de la quantité d’-ismes dont fut porteur le XXe siècle intellectuel avec l’abondance que l’on sait, à réfléchir à un positionnement autre (disons « différé ») vis-à-vis de la question de l’engagement – et non pas selon le modèle unilatéral et obsessionnel de Hegel. Il faudrait aussi considérer un corpus plus vaste et signifiant pour encadrer et nourrir cette question du poétique (j’ai évoqué plus haut la rareté des allusions à l’histoire de la poésie moderne, pourtant décisive pour comprendre les options esthétiques et intellectuelles de Glissant).

Cela dit, tout bien considéré, une logique d’entonnoir dans un exposé aussi déterminant qui parvient à aller au fond des choses (mais « y a-t-il un fond des choses ? » dirait Bergson) à propos de ce que je nomme l’empreinte hégélienne (et j’insiste encore sur le caractère inédit de cet examen), ne saurait être conçu objectivement, pour autre chose qu’un épiphénomène, quelque chose de très insignifiant. Certes. Mais quand cette logique-là s’accompagne d’une minoration de toute autre nature, je dois dire que ma remarque volontaire mue en réelle réserve, sans nuire à la considération laudative adéquate que je porte sur l’ensemble. Cette réserve qui est en fait double et que je tiens à exposer concerne le regard porté par Alexandre Leupin sur une part non négligeable (et qui n’a surtout pas été négligée par Glissant lui-même, là est l’essentiel) de la dialectique de l’Histoire de Hegel, part en effet importante et qui ne peut que gêner les hégéliens, les portant à une phraséologie de relativisation qui me pose problème et qui pose problème à bien d’autres que moi. Cette part, c’est celle du discours indéfendable et profondément raciste (je le souligne et l’assume) qui anime l’illustre philosophe allemand, à propos de l’Afrique et de l’homme noir resté en état d’enfance face au cours de l’Histoire, englué dans un monde anhistorique et encore proche de l’état de nature et de la plus haute sauvagerie. C’est le Hegel de La Raison dans l’Histoire, celui qui ne mérite pas d’être vilipendé comme s’en contentent ses sectateurs, mais d’être lu, compris, contextualisé et pris au sérieux, non dans les contorsions de ses affidés qui échangent à bon compte l’idolâtrie contre la lucidité et la lecture, mais dans un examen le plus objectif que possible de ses considérations. Aussi, traitant spécialement de cette question dans une publication à paraître, je n’aurais pas ici l’espace suffisant et adéquat pour argumenter, textes à l’appui, sur cette question. Mais dans le cas du présent ouvrage, il est utile de contester sur ce point deux erreurs factuelles : ainsi, je ne crois pas tout d’abord qu’on puisse dire comme Alexandre Leupin, que « La critique, à vrai dire, a fait dès longtemps justice de ces procès d’intention »73 qui seraient fait artificiellement à Hegel. Je ne me prononcerais pas sur les trois études données en référence, de Peter-Anton von Arnim, de Benoît Okolo Okonda et de Susan Buck-Morss (dire que ces études me paraissent au mieux dirigées et de nature à établir des alibis à propos du positionnement de Hegel face à la révolution haïtienne, serait de nature polémique si cela ne s’appuyait sur une démonstration précise, je m’en garderai donc), je dirais en revanche que les pages consacrées par Karl Popper à la question, pages essentielles et fondatrices, ne sauraient être révoquées avec la rapidité dont témoigne Leupin à leur sujet (Glissant fut un lecteur de Karl Popper). Le premier fait à contester repose donc sur la continuation de ce débat de fond à propos du regard porté par Hegel sur l’Afrique, débat substantiel qui est loin d’être clos – en dépit des récupérations d’un marionnettiste de la parole politique qui mit dans la bouche de Sarkozy, alors président de la République française de visite au Sénégal, les mots que l’on sait à propos de l’homme africain qui n’était pas assez rentré dans l’Histoire (en une inspiration hégélienne patente, malgré l’attribution à Césaire de la brillante formule par ledit marionnettiste – Césaire qui en fin de compte lui-même critiquait dans sa citation cette idée lamentable).

L’autre erreur factuelle repose sur une citation sélective de la position de Glissant par rapport à cette position de Hegel à propos de l’Afrique (position qui elle-même gagnerait à être rappelée dans sa longueur, quand elle est évoquée – p. 84 – dans ses mots les moins spectaculaires d’ailleurs mobilisés par Glissant lui-même), et cela même pose plus de problèmes encore. Car Leupin cite effectivement le texte de L’intention poétique en sa page 38, déjà toute empreinte de grandeur, de prise de distance hautaine et déterminée :

« Et si je veux comprendre mon état au monde, je vois que ce n’est pas pour le malicieux plaisir de contredire Hegel, ni pour prendre sur lui une naïve revanche, que je tends à fouiller mon histoire : il faut que je rattrape à l’instant ces énormes étendues de silence où mon histoire s’est égarée. » [74]

 

En retenant l’aspect non revanchard (qui est en effet prégnant chez Glissant), il n’attire pas l’attention sur ces « énormes étendues de silence » promues par Hegel lui-même quand il rejette l’Afrique à l’insignifiance historique. Il ne cite pas non plus ce qui précède tout juste ce passage conclusif, à la page antérieure dans L’intention poétique, à savoir ceci qui porte sur Hegel et toutes les lectures occidentales de l’Histoire du monde :

« Exaspérante ici l’ignorance, qui confine à ces schémas occidentaux. Engoncé dans cette histoire, j’aspire à connaître tant de naissances que vécurent les peuples. Je me contente du misérable survol. Quelle mise entre parenthèses de l’histoire (des Histoires) de l’homme. De vrai toute histoire (et par conséquent toute Raison de l’Histoire conçue projetée dans elle) a décidément été exclusion des autres : c’est ce qui me console d’avoir été par Hegel exclu du mouvement historique. “Ce que nous comprenons en somme sous le nom d’Afrique, c’est un monde anhistorique non développé, entièrement prisonnier de l’esprit naturel et dont la place se trouve encore au seuil de l’histoire universelle.” En quoi la Raison totalisatrice fut moins poétique, perspicace, que le tolérant relativisme montaignien. L’investigation hégélienne du monde, si bellement systématique et si profitable aux méthodologies occidentales, achoppe souvent aux détails où l’intérêt de Montaigne tout dru s’exerce. Hegel est ainsi lui-même par moments prisonnier de la parenthèse où il enferme (malgré cet encore de la dernière proposition) l’Africain.

Car si à mon tour j’examine l’Occident, je vois que décidément il n’a cessé de concevoir le monde comme solitude d’abord et comme imposition ensuite – de l’Occident. (Pour quoi la relégation conceptuelle de l’Afrique loin de “l’histoire universelle” sera accompagnée et suivie d’une réelle mise entre parenthèses de l’histoire africaine ; le non-développement constaté sera systématisé en sous-développement profitable ; et le Nègre, considéré par Hegel comme être de l’innocence, sera fait par Gobineau être de l’impulsion et par le colon être de l’indolence : les plus grandioses vues de la Raison, impérative et non relationnelle, se dégradent insensiblement dans cette solitude que j’ai dite.) » [75]

Si je ne m’abuse, il y a dans ces lignes, qui précèdent juste la conclusion très élevée et qui regarde vers l’avenir que cite Leupin (unilatéralement), il y a donc ici la plus cinglante dénonciation qui puisse se concevoir de la vision hégélienne de l’Afrique… Je me contenterai donc de relire le plus soigneusement que possible, voulant être attentif comme le fait par ailleurs Alexandre Leupin dans bien des pages de ses analyses, au détail de l’agencement syntaxique où ici rien n’est laissé au hasard – j’aurai donc la faiblesse de me livrer à cette bonne vieille explication de texte qui parfois a du bon, même au risque de la périphrase. Voyez d’abord cette exaspération devant l’ « ignorance » dont relèvent tous les « schémas occidentaux » de l’Histoire universelle ; relisez cette dénonciation de la « mise entre parenthèses » « des Histoires » indexées de majuscule, à l’inverse de la pratique habituelle de l’écrivain ; cette « Raison de l’Histoire » hégélienne pointée là, exemple prodigieux d’exclusion du monde non-européen ; cette désignation de l’emprisonnement de l’Africain dans cette mise entre parenthèses-là. Mais surtout (et il suffisait juste donc de citer ce haut de la page 38 pour le comprendre, sans se contenter de la conclusion qui déjà regarde le présent), voyez ce continuum dressé impitoyablement par Glissant entre ce discours dialectique de l’Histoire qui exclut l’Afrique, et la légitimation de l’entreprise coloniale : « Pour quoi la relégation conceptuelle de l’Afrique loin de “l’histoire universelle” sera accompagnée et suivie d’une réelle mise entre parenthèses de l’histoire africaine » (je souligne). Comprenons cette seconde et « réelle mise entre parenthèses » comme l’exécution, par la colonisation, de la première mise entre parenthèses, toute conceptuelle celle-là (cette « relégation conceptuelle » forgée par Hegel). Et voyez combien il poursuit la dénonciation véhémente dont il s’agit ici, de ce continuum entre une pensée de l’Histoire et la pleine légitimation de l’exploitation de tout un continent, au motif du constat initial de son non-développement : « le non-développement constaté sera systématisé en sous-développement profitable ». Et voyez surtout, surlignez au besoin, oui, relisez et surlignez, lisez à haute voix si besoin est : « et le Nègre, considéré par Hegel comme être de l’innocence, sera fait par Gobineau être de l’impulsion et par le colon être de l’indolence » (je souligne). Quand donc je lis dans l’ouvrage d’Alexandre Leupin, page 85 : « Pas trace non plus, chez Glissant, des accusations de racisme et de totalitarisme qu’ont promues Karl Popper et les nouveaux philosophes contre le philosophe allemand », je dois avouer que j’ai du mal à comprendre : car dans le passage précité, cinglant, terrible, définitif, Édouard Glissant ne dresse-t-il pas très concrètement un même continuum entre la caricature infantilisante de l’Africain par G.W.F. Hegel et la contribution fondatrice du pseudo-comte Joseph Arthur de Gobineau au racisme dit scientifique ? Glissant conclut même, pour ceux qui n’auraient pas bien compris, ou qui ne voudraient décidément pas comprendre : « les plus grandioses vues de la Raison, impérative et non relationnelle, se dégradent insensiblement dans cette solitude que j’ai dite ». La « solitude » dite ici expliquée juste quelques lignes auparavant, c’est bien l’européocentrisme, socle du colonialisme et de l’ « imposition » de l’Occident. Pas de trace des « accusations de racisme » à l’encontre de Hegel, chez Glissant, donc ? Il suffit de le lire, il faut le lire ici dans son entièreté, et se rappeler que Glissant n’a jamais minoré les préjugés racistes même chez les références dont il se servait, ni ceux de Hegel, ni ceux de Faulkner ou de Saint-John Perse, dont la « violente franchise » de la parole du fils de colon d’Éloges est rappelée dans un de ses textes fameux. Mais je dirais qu’ici, Hegel se voit gratifié à vrai dire, d’un coefficient supplémentaire que celui du simple préjugé : il est tenu, non en une accusation gratuite, mais en un constat fondé sur une lecture objective de La Raison dans l’Histoire, pour être à la base même de cette vision inégalitaire consubstantielle du racisme le plus criant porté par Gobineau ou secondé par un courant de la première génération des anthropologues, à l’image de Léo Frobenius tant cité par Senghor et Césaire. Dans cette dénonciation argumentée et contextualisée, il ne faut pas minorer la véhémence qui est celle de Glissant, qui sait combien cette origine dialectique de la légitimation du colonialisme fondera pour longtemps dans les consciences occidentales la vision de l’Afrique et de l’homme noir, grand enfant à civiliser. C’est cette vision tant implantée dans les psychologies occidentales (parce qu’on minore le poids même inconscient de cette philosophie de l’histoire dans les psychés, aussi bien que nous sommes redevables dans notre vision du monde, des hommes de la Renaissance, de l’héritage judéo-chrétien et de la philosophie gréco-latine) que pointe ici Glissant, comme l’avait pointée avant lui la génération de la Négritude. Il ne faut donc pas nier ce coefficient particulier restitué ici à Hegel par Glissant au regard de cette relégation faisant le lit en ce XIXe siècle, de la légitimation de la colonisation de l’Afrique, de cette mission civilisatrice de l’Occident à l’endroit du continent où « nous voyons l’homme dans un état de barbarie et de sauvagerie qui l’empêche encore de faire partie intégrante de la civilisation » [76], selon les termes de l’auguste père de la phénoménologie de l’Histoire. Il n’y a pas chez Hegel, à proprement parler, qu’une relégation de l’Afrique à l’anhistorique, il consacre au titre de la philosophie de l’Histoire le jugement de valeur le plus méprisant qui puisse se trouver, juste avant l’émergence des doctrines racialistes : « Celui qui veut connaître les manifestations épouvantables de la nature humaine peut les trouver en Afrique. » nous dit encore le docte philosophe [77], ajoutant entre autres analyses de l’homme africain :

« Ce qui caractérise en effet les nègres, c’est précisément que leur conscience n’est pas parvenue à la contemplation d’une quelconque objectivité solide, comme par exemple Dieu, la loi, à laquelle puisse adhérer la volonté de l’homme, et par laquelle il puisse parvenir à l’intuition de sa propre essence. […] L’homme, en Afrique, c’est l’homme dans son immédiateté. L’homme en tant qu’homme s’oppose à la nature et c’est ainsi qu’il devient homme. Mai, en tant qu’il se distingue seulement de la nature, il n’en est qu’au premier stade, et est dominé par les passions. C’est un homme à l’état brut. Pour tout le temps pendant lequel il nous est donné d’observer l’homme africain, nous le voyons dans l’état de sauvagerie et de barbarie, et aujourd’hui encore il est resté tel. Le nègre représente l’homme naturel dans toute sa barbarie et son absence de discipline. Pour le comprendre, nous devons abandonner toutes nos façons de voir européennes. Nous ne devons penser ni à un Dieu spirituel ni à une loi morale ; nous devons faire abstraction de tout esprit de respect et de moralité, de tout ce qui s’appelle sentiment, si nous voulons saisir sa nature. Tout cela, en effet, manque à l’homme qui en est au stade de l’immédiateté : on ne peut rien trouver dans son caractère qui s’accorde à l’humain. C’est précisément pour cette raison que nous ne pouvons vraiment nous identifier, par le sentiment, à sa nature, de la même façon que nous ne pouvons nous identifier à celle d’un chien […]. » [78]

J’en passe, et croyez-moi ce n’est pas là pour forclore la question, qui méritera encore d’autres perspectives et des citations bien plus vastes, la section « L’Afrique du chapitre II de La Raison dans l’Histoire livrant à l’avenant une suite impressionnante. Je rappelle en dernier lieu que selon G.W.F. Hegel, « le fait de dévorer des hommes correspond au principe africain », que « ce qui détermine le caractère des nègres est l’absence de frein » [79] et que selon lui « l’esclavage a contribué à éveiller un plus grand sens de l’humanité chez les nègres » [80]. Oui, car voyez-vous, l’esclavage « ne doit pas exister », mais cette « injustice » ne peut être conçue que pour l’homme qui serait d’abord parvenu à « la maturité nécessaire », dont sont dénués les Africains, tout comme ils sont dénués de la moindre loi morale. Alors oui, on peut toujours gloser, ratiociner à l’infini, demeure pour qui veut lire, que tout ceci a été écrit dans La Raison dans l’Histoire, tout ceci est à la disposition de n’importe qui aurait le souci de vérifier par lui-même les écrits de Hegel, sans se fier aux synthèses qui en sont livrées çà et là.

 

Et pour encore une fois prendre Alexandre Leupin au mot, quand il évoque les jours où il parlait à Glissant de son admiration pour Racine ou qu’il lui fit écouter la Canzone en ré mineur de Bach et qu’il précise :

« Malgré sa préférence pour la littérature baroque, malgré ses jugements sur la “tradition occidentale”, il approuvait avec ravissement et Racine et Bach. Cette bienveillance, cet accueil, bien entendu, doivent être étendus au maître philosophe, Hegel : ce n’est pas parce qu’il a oublié l’Afrique qu’il ne faut pas le lire »

Je redis, en écho à cela, qu’il faut, suivant le modèle de Glissant, impérativement lire et relire Hegel, et même ces pages pour le moins lamentables qu’il consacra à l’Afrique, qu’il n’oublia nullement, mais qu’il méprisa souverainement et méthodiquement (« sauvagement » ?) Il faut laisser aux hégéliens lucides ou béats le soin de s’arranger de cette présence au coeur de la dialectique de l’Histoire, de cette verrue-là ; on peut voir tout au moins dans cette surdité ou cette cécité face à ce que Glissant dénonce bel et bien ici, le pendant du refus têtu, si persistant et si suspect de voir ce qui, dans l’idéalisme allemand, correspond bien à cette face sombre des Lumières si bien révélée par Louis Sala-Molins, dont Glissant fut également un lecteur assidu, rappelons-le. Il n’est point besoin en tout cas d’édulcorer Glissant sur ce point en ne citant qu’une partie du texte de L’intention poétique, ou en ne citant pas du tout l’autre mise au point sur la persistance et la longévité de cette part sombre de La Raison dans l’Histoire, qui figure aux pages 132 et 133 du Discours antillais :

« “Là où se joignent les histoires des peuples, hier réputés sans histoire, finit l’Histoire.” (Avec un grand H.) L’histoire est un fantasme fortement opératoire de l’Occident, contemporain précisément du temps où il était seul à “faire” l’histoire du monde. Si Hegel a rejeté les peuples africains dans l’anhistorique, les peuples amérindiens dans le pré-historique, pour réserver l’Histoire aux seuls peuples européens, il semble que ce n’est pas parce que ces peuples africains ou américains “sont entrés dans l’Histoire” qu’on peut penser aujourd’hui qu’une telle conception hiérarchisée de la “marche à l’Histoire” est caduque. » [81]

Il nomme par la suite la perpétuation par le marxisme du même matérialisme historique conditionné par une « Histoire linéaire et hiérarchisée ». Mais que ce soit donc dans L’intention poétique ou dans Le Discours antillais, Hegel est, dans l’analyse de la dialectique, désigné à juste titre comme l’un des porteurs de ces idéologies de l’Histoire autocentrée préparant et soutenant le projet colonial.

J’ai parlé plus haut d’une « double réserve », et cette lecture lacunaire du regard porté par Glissant sur la dialectique hégélienne de l’Histoire, en est le premier versant. L’autre versant, qui en découle et qui en déborde aussi, renforce un peu plus la vivacité de la réserve en question. J’ai la faiblesse d’y voir une exception notable faite par Alexandre Leupin à cette critique qu’il formule pourtant lui-même de la lecture idéologique de la pensée de Glissant, car à plusieurs moments, c’est ainsi que je conçois une lecture biaisée de cet ordre, effectuée à propos de la question de la vision glissantienne de l’histoire de l’esclavage (c’est parce que s’y entremêle la mention de Hegel que je l’évoque dans le sillage de ce qui précède). Tout commence pourtant sur les meilleures auspices, puisque dans le sillage de ses considérations liminaires sur l’importance de ne pas lire Glissant avec un oeil idéologique, il consacre à très juste titre un passage incontestable au refus chez Glissant du discours victimaire, un passage dans lequel néanmoins on sent poindre une sorte de marotte qui sera régulièrement convoquée dans l’ouvrage, parlant d’emblée de la « Rupture rafraîchissante d’avec les sempiternelles complaintes émises par des universitaires privilégiés ou des écrivains à succès, donnant voix à des victimes réelles ou imaginaires, passées ou présentes, avec lesquelles ils n’ont que très peu en commun » [82]. Oui, on sent poindre là, au sein même d’une juste mention du « refus de la victimologie » chez Glissant, comme ce que je conçois en tout cas comme un glissement justement d’ordre idéologique. Si on y est attentif, on voit l’agacement ressurgir à intervalles assez réguliers. Et puis, hélas, la confusion est alors possible et intervient en deux temps, sur le fondement d’une confusion d’ailleurs avec la notion de « devoir de mémoire », que conteste Glissant si on le lit attentivement à ce sujet. L’auteur parle tout de même p. 179 d’ « un devoir de mémoire, d’une nécessité qui, pour Édouard Glissant dépasse de loin le ressassement d’un grief immense et justifié ou d’une demande de compensation », puis p. 184 récuse une « élégie revancharde et passéiste ». Cette réitération elle-même me paraît hautement suspecte, car ce n’est pas parce que Glissant s’opposa en effet aux réflexes victimaires qu’il faut simplifier, allusivement d’ailleurs son positionnement à propos de la question des réparations, positionnement beaucoup moins tranché qu’on veut bien le croire et qui mérite, textes à l’appui, les mises en perspectives les plus prudentes. Car si Glissant s’opposa à la « victimologie », il faut surtout rappeler qu’il énonça en 2007 dans Mémoires des esclavages et dans bien d’autres textes un parole non binaire à ce sujet, résistant à toutes sortes de manifestations idéologiques de ces années-là et encore en cours, à partir desquelles n’a cessé de se manifester particulièrement un révisionnisme larvé autour de l’approche de la traite négrière. Et s’il est vrai, on peut en attester citation à l’appui, que l’esprit revanchard n’a rien à voir avec Glissant, il n’a surtout jamais simplifié cette question sur un terrain idéologique en insistant sur une attitude passéiste qui serait en l’espèce, la seule chose à mettre en cause.

Pourtant, j’ai bien peur que la réitération de ces allusions-là, où je décèle surtout une certaine confusion, ne se mêle à une vision idéologique qu’on a tout à fait le droit d’avoir mais qu’il n’est en revanche pas recevable d’attribuer à Édouard Glissant. Ainsi, le second temps de cette problématique repose bien, je le crains, sur une vision donnée, qui ne se devine pas seulement qu’en regard des allusions en question. Ainsi peut-on lire, p. 214 un argumentaire plus construit, porteur de controverses, où l’on retrouve Hegel – décidément omniprésent :

« Cependant, comme chez Hegel, la négativité agissante donne toujours lieu à une réponse affirmative qui la relève. Ainsi en va-t-il, par exemple, de la colonisation et de ses suites (Glissant défait ici tout l’appareillage idéologique des études postcoloniales, où les conséquences de l’intervention coloniale sont toujours catastrophiques et donnent l’occasion aux belles-âmes d’entonner la complainte répétitive du ressentiment, de la revanche et du lamento) : “L’intervention coloniale de l’Occident, découvertes et conquêtes, a si évidemment permis et facilité (malgré l’intention initiale de son entreprise et malgré ses volontés de séparer, de poser frontières) le ralliement du Tout-Monde, que nous pouvons supposer qu’elle est en partie à la source de l’apparition des littératures de la Relation.” (Philosophie de la Relation, p. 43) » [83]

 

Le problème, sérieux, c’est que sans pour autant être une de ces « belles-âmes » prompte à « entonner la complainte répétitive du ressentiment » ou à exposer l’ « élégie revancharde et passéiste », on peut avoir la faiblesse de voir là une singulière simplification du positionnement de Glissant sur la question de la colonisation, qui est l’un des socles de sa réflexion. Ainsi, ni la question de la traite ni celle de l’esclavage ne sauraient être pour lui passées par pertes et profits d’un vaste processus au gré duquel il conviendrait de se féliciter de l’apparition du Tout-Monde. Cela s’appelle une simplification, pour le moins. Car le croire serait un errement, le faire croire, une manipulation, et ce n’est pas ce que fait ici Leupin ; tout au plus, supputer que Glissant verrait, dans cette citation choisie de Philosophie de la Relation, un peu de ces « aspects positifs de la colonisation » dont la reconnaissance fut naguère demandée par des députés français, reviendrait non seulement à pervertir sa pensée sur le terrain du fait colonial mais au surplus, lui attribuer une intention moralisatrice qu’elle n’a pas. Du reste, Leupin distingue lui-même cet aspect [84], c’est pourquoi on comprend mal pourquoi il se laisse aller à quelques moments (rares mais réguliers) à ce type de considérations qui ne relève plus de la lecture de Glissant en tant que telle. Il faut rappeler qu’Édouard Glissant a non seulement édifié dans l’ensemble de son oeuvre une exploration inédite de la catastrophe historique qu’a constitué la traite négrière, qu’il a pensé ce qui est sorti de cette catastrophe historique comme un fait et non un exploit à savoir la fondation de nouvelles identités, mais a aussi réclamé en 1998 au regard de l’esclavage colonial la reconnaissance de l’imputation de crime contre l’humanité, avérée en 2001. Rien là d’esprit de revanche ou de lamento [85], aucune récrimination passéiste, mais la claire affirmation jusqu’au bout du parcours, de ce qui constitua l’un des combats essentiels de son itinéraire d’intellectuel. Les confusions ou réductions de parti-pris autour de cette question, ne peuvent que desservir une lecture rigoureuse de ce qu’il a écrit à ce propos, qui est dense dans son étendue et son ampleur et qui mérite certainement une mise en perspective prochaine.

Pour fermer le ban de ces réserves réelles mais minoritaires, je voudrais mentionner ce qui n’est plus une réserve mais un simple regret : que les empreintes présocratique et hégélienne soit les seuls axes privilégiés de cet Édouard Glissant, philosophe. Regret renforcé par l’extrême justesse des considérations de Leupin sur la trace patente de Nietzsche dans les soubassements philosophiques de Glissant, mais que l’on aimerait, pour cette qualité même et compte tenu de l’importance considérable de cette trace, voir davantage développée. L’autre grand absent de cet examen, et dont la trace n’a jamais été réellement mentionnée à ce que je sache dans les études glissantiennes : celle de Bergson, qui demeure l’un des grands impensés de l’inspiration philosophique de Glissant et dont pourtant, je le crois fermement, la présence est manifeste non seulement dans la notion glissantienne de temps mais aussi dans sa formulation d’une pensée intuitive (aspect pourtant évoqué dans l’ouvrage).

J’avais dit d’entrée de jeu que cet ouvrage d’Alexandre Leupin marque à la fois l’acmé du commentaire et de l’éclairage de l’oeuvre d’Édouard Glissant (et j’espère en avoir donné un aperçu), mais qu’elle en constitue également le kairos et c’est par ce motif que je voudrais achever ce compte rendu. Car le propos pourrait être autrement plus long, si l’on devait mentionner l’ensemble des analyses décisives faites dans ce grand livre, qu’il s’agisse de la notion d’ « universel inclusif » ou des pages fascinantes sur le « devenir » glissantien. Il faut encore dire ce qui n’a pas été précisé ici, à savoir les qualités d’écriture de l’essai : la langue que manie Leupin est non seulement claire, mais encore précise et particulièrement élégante, ce qui rend la lecture du livre plus qu’agréable et qui est un atout indéniable quand on veut parler d’un écrivain de la trempe d’Édouard Glissant.

À propos du kairos donc, je voudrais ajouter pour terminer, deux choses qui me paraissent essentielles. Tout d’abord, cet essai appartient à la catégorie rarissime des approches critiques dont la longévité est à venir en cela même que, conformément à son aspect de tournant, l’ouvrage ne manquera pas de fournir un instrument sûr à toutes les études à venir concernant Glissant, qu’elles portent sur sa pensée ou son écriture. Et c’est d’ailleurs encore en cela que la vie de cet essai est à venir, car ce que l’on pourrait penser comme sa restriction au départ s’avère finalement un atout dans son déroulement comme dans sa finalisation, d’un simple point de vue méthodologique (« on ne peut parler de l’illimité qu’en le limitant »). Outre ce point de méthodologie, l’avenir de l’ouvrage réside encore dans les indispensables compléments qui sauront être apportés à cette démonstration concernant le « système non systématique » que constitue la pensée glissantienne, au regard du fonctionnement transgénérique de l’oeuvre : dans tant de domaines, on aura à coeur de montrer comment les propositions philosophiques s’incarnent dans une polyphonie des représentations, à travers les différents genres littéraires que pratiqua l’écrivain. S’il est dit, comme accroche à cet ouvrage, que Glissant ne fut pas « seulement » un grand écrivain, il pourra être passionnant de vérifier combien l’approche actuelle, affinée, des grands axes de sa pensée trouvent une incarnation étonnante dans l’oeuvre « littéraire », si tant est qu’on puisse concevoir une telle dichotomie chez lui (en fait non, le tourbillon et la bande moebienne rattraperont toujours celui qui le prétend). Et s’il ne fut donc pas « seulement » un grand écrivain, il le fut éminemment, en vertu d’entrelacs incessants entre une pensée et ses représentations, ses voies d’exploration et les motifs d’en-allées d’un poète irréductible. C’est seulement en vertu de ces extensions que doit susciter cet ouvrage, que pourra réellement être pratiquée cette « lecture intégrale » qu’il vise, comme un idéal en marche du commentaire. Et le kairos, c’est cela même pour l’éclairage d’une oeuvre : le point de bascule comme cela a été dit, au gré duquel les études à venir peuvent prendre un nouvel essor, en une acuité peut-être encore inédite.

Il est un autre aspect du kairos par lequel je voudrais clôturer mon propos, et qui a partie liée avec cette caractéristique « engagée » au sens fort du terme de cette lecture – engagée dans le sens non pas idéologique, mais authentiquement personnel. À plusieurs reprises, sous la plume d’Alexandre Leupin, se réitère une certaine amertume, qui vient rappeler qu’à l’origine de ce décryptage passionnant, il y eut la fréquentation assidue d’Édouard Glissant, notamment dans les années de Louisiane de l’écrivain – et cette amertume, c’est celle de cet interlocuteur qui dit avoir compris « trop tard », après le décès de Glissant, les aspects qu’il a étudiés au gré d’un regard renouvelé, encouragé par les dialogues menés quelques années auparavant avec l’écrivain. C’est d’ailleurs sur cette amertume même que s’ouvre l’ouvrage, à propos d’un texte écrit par Glissant à son attention en 2002 :

« Je déchiffre aujourd’hui, trop tard, dans ce texte qui m’est adressé personnellement, une objurgation amène, ferme et délicate, à ne pas me laisser enfermer dans le concept et le système : c’est-à-dire à remettre en question ma formation et ma pensée. Exigence redoutable, à laquelle j’ai essayé de faire écho ici même. » [86]

 

Dans le sillage de la mention du don de ce texte, Alexandre Leupin atteste également d’un autre don de la part de Sylvie Glissant, à qui l’ouvrage est dédié :

« Je me permets de mentionner un autre don, le plus beau sans doute : un tableau peint par Sylvie Glissant, où surgit sur fond blanc un haïku, variante du poème “Lindos” (Poèmes complets, p. 370) – la variante de “se plie” à “soupire”, fait du poème un hapax qui donne un accent singulier au don :

“La terre ondule, noircit

Aux pieds du sourcier, soupire

Le prophète d’images trébuche

Les palets bleus sont enfin nus.” » [87]

Plus loin, reviendra encore ce motif du « trop tard », cette amertume cette fois à propos d’une remarque portant sur le statut de la théorie et sur Deleuze :

« […] une théorie n’est consistante qu’à s’amputer d’une relation à un quelconque réel qu’elle exclut et n’envisage pas. C’est contre cette troncature indispensable de la constitution d’un système ou d’une théorie qu’a toujours écrit et pensé Glissant.

À la parution de la Poétique de la Relation, Glissant m’avait confié que Gilles Deleuze lui avait dit que nul n’avait tenté une telle entreprise : appréciation qui rencontra alors mon scepticisme, mais qui prend tout son poids quand on sait la profonde culture philosophique et littéraire de Deleuze, et qui se confirme quand on lit l’oeuvre glissantienne selon la grille de la philosophie. Il ne s’agissait pas pour Édouard d’une vanterie destinée à rassurer son incertitude, mais d’une injonction à le lire tel qu’il était : ce qui arriva malheureusement pour moi trop tard. » [88]

 

Et dans le dernier tiers du livre :

« Édouard et moi nous (nous) disputions fréquemment, avec une passion et une véhémence qui parfois allait trop loin ; […] [Puis] tout s’apaisait, le dialogue et l’échange renaissaient. Un passage de La Cohée du Lamentin a illuminé pour moi vingt ans après, vingt ans trop tard, le sens de ces éclats […] » [89]

Cette fréquence du « trop tard » est bien là. Mais Alexandre Leupin se trompe : cet essai critique représente, pour les lecteurs présents et à venir de Glissant, bel et bien le kairos que j’ai dit. Or le kairos n’intervient jamais « trop tard » ni « trop tôt » : il est ce moment décisif, qui se produit à « point nommé », le moment venu, survenu, advenu et décisif qui marque le partage du temps, en tout cas au regard de l’immortalité potentielle de l’oeuvre « au-delà de la mort physique du corps : par l’oeuvre et la vie qu’elle connaîtra dans les multiples lectures que, désormais, elle ne cessera de faire naître, pendant des siècles »90 C’est aussi ce que décide et rend possible le kairos : la vie de l’oeuvre dans le devenir de tous et dans l’esprit de chacun.

Loïc Céry

 

1 Parmis les travaux récents, ces dernières années ont été en effet marquées par deux thèses cruciales, celle de Catherine Delpech-Hellsten qui renouvelle considérablement l’approche à la fois littéraire et intellectuelle de l’oeuvre d’Édouard Glissant (j’aurai l’occasion de revenir plus loin sur les apports de cette thèse : La poétique d’Édouard Glissant : errance et démesure, Université de Toulouse, 2014) et celle de Raphaël Lauro, attachée à une lecture double de la pensée et de la poésie glisantiennes (Édouard Glissant, penseur du monde, poète de la terre, Université de Paris X-Nanterre, 2015).

2 Alexandre Leupin, Édouard Glissant, philosophe. Héraclite et Hegel dans le Tout-Monde, Hermann, 2016, p. 22-23.

3 Ibid., 4e de couv.

4 Ibid., p. 36.

5 Ibid., p. 323.

6 Ibid., p. 337.

7 Ibid., p. 18.

8 Ibid.

9 Pour qualifier cette prolifération du commentaire herméneutique sur le vif de l’oeuvre, George Steiner avait usé de cette image très juste : « L’arbre se meurt sous le poids d’un lierre avide » (Réelles présences. Les arts du sens, Paris, Gallimard, 1991).

10 Alexandre Leupin, op. cit., p. 53-54.

11 Ibid., p. 16.

12 Ibid., p. 67-68. Je souligne.

13 Ibid., p. 54.

14 Pour utiliser moi-même une métaphore musicale que je crois justifiée à propos de l’oeuvre de Glissant dans une publication à paraître, j’aime beaucoup le terme de « symphonie rhapsodique » utilisé par Alexandre Leupin, p. 41.

15 Ibid., p. 68-69.

16 Ibid., p. 51.

17 Ibid.

18 Ibid., p. 23.

19 Édouard Glissant, L’imaginaire des langues. Entretiens avec Lise Gauvin (1991-2009), Paris, Gallimard, 2010, p. 64-65 – cité par Alexandre Leupin, op. cit., p. 26.

20 Alexandre Leupin, ibid., p. 25.

21 Ibid., p. 68.

22 Ibid., p. 34-35

23 Ibid., p. 34.

24 Édouard Glissant, Philosophie de la Relation, Paris, Gallimard, 2009, p. 42 – cité par Alexandre Leupin, op. cit., p. 221.

25 Alexandre Leupin, op. cit., p. 223.

26 Ibid., p. 227.

27 Ibid., p. 17.

28 Ibid., p. 310.

29 Ibid., p. 315.

30 Ibid., p. 52-53.

31 Ibid., p. 15-16.

32 Saint-John Perse, Amers, Paris, NRF, 1957, Bibliothèque de la Pléiade, 1972, p. 268.

33 Ibid., p. 19.

34 Voir ce qu’il en dit p. 43.

35 Ibid., p. 23.

36 Ibid., p. 66.

37 Ibid., p. 69 à 71.

38 Une thèse a été consacrée à ces deux versants de l’oeuvre de Glissant : Manuel Norvat, Le chant du Divers. Introduction à la philopoétique d’Édouard Glissant, Paris, L’Harmattan, 2015.

39 Ibid., p. 63.

40 Ibid., p. 64.

41 Ibid., p. 70-71.

42 Ibid., p. 91.

43 Sur cette empreinte présocratique chez René Char, on se reportera à l’indépassable étude de Paul Veyne, René Char en ses poèmes (Paris, Gallimard, 1990). Pour tout ce qui touche aux nombreux soubassements philosophique, je renverrai à la toute aussi indépassable étude de Colette Camelin dont il a déjà été question plus haut, Éclat des contraires. La poétique de Saint-John Perse, Paris, Éditions du CNRS, 1998.

44 Alexandre Leupin, op. cit., p. 93-94.

45 Ibid., p. 92.

46 Ibid., p. 93.

47 Ibid., p. 101.

48 Voir la traduction et le commentaire de Parménide par de Barbara Cassin : Sur la nature ou sur l’étant. La langue de l’être ? Paris, Seuil, « Points Essais », 1998.

49 Cf. ibid., p. 245 sq. 

50 Ibid., p. 247.

51 Ibid., p. 255.

52 Dans l’approche des présocratiques qui est celle de Glissant, Leupin rappelle « combien la géographie de la pensée présocratique est archipélique et décentrée » (Ibid., p. 316).

53 Ibid., p. 255-256.

54 Ibid., p. 317.

55 Ibid., p. 325.

56 Ibid., p. 326.

57 Ibid., p. 55.

58 Ibid., p. 58.

59 Ibid., p. 114.

60 Cf. ibid., p. 100 sq. 

61 Ibid., p. 145.

62 Cf. ibid., p. 295.

63 Ibid., p. 211.

64 Ibid.

65 Ibid.

66 Ibid., p. 212-213.

67 Ibid., p. 214-215.

68 Cf. ibid., p. 215-216.

69 Ibid., p. 320.

70 Ibid., p. 171.

71 Ibid., p. 176.

72 Ibid., p. 186.

73 Ibid., p. 84. 32

74 Édouard Glissant, L’intention poétique, Paris, Seuil, 1969 / Gallimard, 1997, p. 38 – cité par Alexandre Leupin, op. cit., p. 84.

75 Édouard Glissant, L’intention poétique, op. cit., p. 37-38.

76 G.W.F. Hegel, La Raison dans l’Histoire, Paris, UGE, coll. 10/18, trad. K. Papaioannou, 1965, p. 247.

77 Ibid., p. 269.

78 Ibid., p. 251.

79 Ibid., p. 268.

80 Ibid., p. 259.

81 Édouard Glissant, Le Discours antillais, Paris, Le Seuil, 1981, p. 132.

82 Alexandre Leupin, op. cit., p. 29-30.

83 Alexandre Leupin, op. cit., p. 214.

84 Cf. ibid., p. 240-241. Voir aussi ce qu’il dit p. 152-153 : « Tout darwinisme culturel, en tant qu’il suppose un continuum évolutionniste dans le “progrès” des civilisations est débusqué et délogé par Glissant. »

85 « Assez de lamentos ! » est un texte du Traité du Tout-Monde qu’il faut lier à toute une… dialectique et à tout un dispositif de représentation.

86 Ibid., p. 11-12.

87 Ibid., p. 11.

88 Ibid., p. 65.

89 Ibid., p. 203.

90 Ibid., p. 341.

© Édouard Glissant.fr (Édouard Glissant, une pensée archipélique, site officiel d’Édouard Glissant, www.edouardglissant.fr). Url du compte rendu : http://www.edouardglissant.fr/crleupin2016.pdf