Mondes caribéens

Dans l’écriture d’Edouard Glissant

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Il écrivait la nuit. La nuit, disait-il, l’amenait à relation immédiate avec presque la totalité de l’existant, tout le possible, tout l’invisible. Sans doute, les nuits tropicales demeuraient-elles ses préférées. Elles sont chargées de vies sonores, de frémissements, d’inextricable aussi. Ce qui l’envahissait, durant ces créations nocturnes, étaient sans doute l’atmosphère des veillées antillaises, le cercle tremblé des flambeaux, les voix indémêlées des vieux conteurs de plantations et des chanteurs de Bèlè. Il est sûr que la peur — la peur sacrée que nourrit toute enfance, tout comme la peur initiatrice de ces veilles aux flambeaux — a dû nourrir sa perception du monde. Le monde avait surgi du souffle indéchiffrable que transmettaient les officiants. Il avait surgi en lui tout de suite en Tout-monde. Alors, il avait sans doute tenu à garder cette terreur initiale, ce ban de connaissance, cette soif mise en alerte, cet obscur abondant qui allait exiger les grands soleils de la conscience. Et donc, il écrivait la nuit. Si la lampe à pétrole a surplombé ses premières écritures, au-delà de ses nécessités, c’est sans doute parce qu’elle aussi chancelait autant que les flambeaux, créait de l’incertain, faisait parler les ombres, animait d’incertitude les résistances accueillantes du papier dessous l’emprise du geste. Donc, la nuit, la nuit, comme vecteur de lumière, et comme vecteur de Relation.

 

Ensuite, il y a la plume, l’encre et la plume, jamais de stylo-bille autant que je m’en souvienne, sans doute là-aussi, par ce biais de la plume, le rappel des soifs de connaissance sur les bancs de l’école, le souvenir invoqué d’une écriture d’enfant, qui se cherche, qui s’applique auprès des encriers de plomb, qui apprend à dompter la plume sergent-major. Sans doute aussi, le souvenir du crissement quasi imperceptible de cette plume filant les volutes de son encre, distribuant sa pensée, ses intuitions, ses fulgurances toujours plus vastes et que sa main tentait de deviner au vol. Et puis, cet amour du papier, pas seulement du papier, mais du cahier, avec autant que je m’en souvienne, ces couvertures rigides, ces reliures cartonnées, noires, qui figuraient le livre. Et puis, cette écriture serrée, économe de la place, stigmate d’une époque où la feuille était rare, le cahier introuvable et précieux, où il fallait optimiser l’espace, et puis sans doute le vœu de ne pas s’étaler mais de tramer les profondeurs, de fouiller les silences, d’organiser les cris, faire lever du sillon le plus dense une parole fondatrice. Je me souviens avoir entendu de lui que les premiers temps d’écriture, les plus intenses, s’étaient faits dans des espaces contraints, cahier posé sur les genoux, et que toujours il avait célébré cette gêne initiale, voulu retrouver ce vouloir empêché d’où il fallait tenter tous les élargissements. Du tremblé des flambeaux, il aura sans doute ramené le tremblement de la pensée, celui qui écarte les totalitarismes, la prison des systèmes, les explicitations voulues définitives, pour proposer l’ouvert d’une poétique des indéfinitions. Un poétique qui soutient l’étendue autant qu’elle baille en profondeur. Une poétique qui permet une vigilance de tout instant dans les sillons de l’incertain, les fastes de l’intuition, la solitude devenue solidaire. Des en-dehors de l’écriture, hors genres, hors linéarité, hors toute langue orgueilleuse, dans les langages nomades et sans accoutumances, il avait élu la mosaïque toujours vivante des archipels, nul besoin d’un océan qui fournirait le lien, mais l’œuvre en devenir, se cristallisant d’écriture en écriture, elle-même diffusée dans tous les genres possibles.

 

De la nuit primordiale, il aura ramené cette capacité à confronter intact le mystère du Tout-monde, et donc à supporter de ne pas définir ou de comprendre la nuit, à refuser de la fixer dans une interprétation si généreuse soit-elle, non, il préféra privilégier l’écoute, la perception participante, la spirale questionnante, toujours renouvelée, sur un arrière-fond de terreur antillaise, ou peut-être de ces désordres qu’animent les surgissements de la beauté. Sa main précédait la machine, la main c’est vrai confère une liaison organique aux phrases, rameute des idées qui restent libres, elles se tiennent par le mouvement de la main, la conscience de la main. L’unité étant là, dans l’emprise magnétique de la main, le chaos peut s’ouvrir, creuser, s’étendre, aller le vertical, pratiquer le détour, et tout cela en même temps. Et quand l’esprit confrontait à bouche bée les mystères, alors ce sont les traits, dessins et griffonnages, qui prenaient le relais, juste le geste libre qui dégage une forme, le gribouillis qui désacralise l’univers de la phrase, la forme à peine identifiée qui signale un quelque chose d’opaque, et cela transformait la page en une carte d’errance, elle devenait l’atlas d’un labourage têtu dans les gouffres génésiques, elle devenait la Trace d’une fréquentation constante de l’indicible.

 

Il avait sans doute ce soin de la feuille éprouvée qui témoigne de la lutte où se reliait le dissocié, se dissociait ce qui d’être relié brimait l’intense divination des choses. Chaque cahier s’alourdissait ainsi d’une charge d’informel autour de l’écriture demeurée sous conscience. Les à-côtés des lignes faisaient matière intransmissible qui soutenait la ciselure qu’opérait par la suite la machine. Chaque cahier devenait quelque chose qu’il transportait partout, et au plus près de lui. Chaque cahier faisait partie de lui comme dans une digenèse. Si la Genèse ancienne contracte parfois jusqu’à l’unicité, la digenèse diffracte les absolus, nous en protège infiniment. Ses manuscrits témoignent ainsi : d’une quête d’abord manuelle, consubstantielle du pays-Martinique, tellement chargée de nos nuits, de nos bruits, de nos lunes, que toute la terre martiniquaise s’exalte dans ce limon qui monte d’elle et nous offre tout ce qu’il faut pour féconder le monde – c’est un peu ce que je vois dans l’écriture d’Edouard Glissant.